Troisième époque — La décadence
Les quatre penseurs dont il vient d’être question, Uriel da Costa, Léon Modena, Delmedigo et Simon Luzzato, avaient manifesté avec plus ou mains de vivacité leur hostilité contre le judaïsme de leur temps. Mais, malgré leur intelligence, leur savoir, leur talent oratoire, ils n’exercèrent que peu d’influence sur leurs contemporains et ne purent introduire la moindre modification dans le culte. Cette époque produisit, par contre, deux autres personnalités, de tendances, d’esprit et de caractère absolument opposés, dont l’une représentait en quelque sorte la raison et l’autre l’extravagance ; et qui portèrent tous deux au judaïsme des coups très sensibles. Le plus illustre des deux est Baruch Spinoza (né en Espagne en 1632 et
mort en 1677), qui fut peut-être l’esprit le plus remarquable de son
temps. Instruit dans Spinoza apprit de ce philosophe à recourir, pour la
recherche de la vérité, à la seule raison, sans tenir compte de tout ce qui
est conventionnel ou traditionnel. ;e principe de ne croire qu’à ce qui lui
fût démontré comme vrai par le raisonnement le poussa à rompre avec la
religion qu’il avait appris à aimer dès son enfance; il ne rejeta pas
seulement le judaïsme talmudique, mais dénia tout caractère divin de Les chefs de la communauté d’Amsterdam, si fiers de la haute intelligence du jeune Spinoza, furent profondément affligés des manifestations de sors incrédulité. Craignant qu’il ne se convertit au christianisme et ne tournât contre sa propre religion les merveilleuses facultés dont il était doué, il leur parut urgent de prendre des mesures de préservation. Cette désertion les attristait d’autant plus qu’ils voyaient encore toujours accourir d’Espagne et de Portugal des fugitifs qui abandonnaient de belles situations, risquaient leur fortune et leur vie pour pratiquer librement le judaïsme. D’autres, ne pouvant s’échapper de ces pays, se laissaient enfermer dans des cachots ou montaient sur des bûchers pour ne pas trahir la foi de leurs pères. A cette époque, en effet, les persécutions contre les
Marranes avaient repris avec une certaine violence dans plusieurs villes d’Espagne
et de Portugal. A Lisbonne, le marrane Manuel Fernando da Villa-Real, homme
d’État, écrivain politique et poète, qui avait dirigé pendant quelque temps
le consulat portugais à Paris, fut incarcéré par l’Inquisition, à, son retour
en Portugal, soumis à la torture et mis à mort (1er décembre 1652). A Cuença,
cinquante-sept chrétiens judaïsants
furent traînés en un seul jour à un autodafé ; dix furent brûlés ( Avant de rien entreprendre contre Spinoza, les rabbins firent une enquête minutieuse sur ses actes et ses idées. Une fois convaincus de son incrédulité, ils le firent comparaître devant eux et l’engagèrent à revenir de ses erreurs. Ils essayèrent d’abord de le ramener par l’indulgence. Mais Spinoza maintint avec fermeté le droit des libres recherches et persista dans sa résolution de conformer ses actes à ses idées. De crainte qu’il n’embrassât le christianisme, les rabbins et les administrateurs de la communauté n’osèrent pas encore le traiter avec rigueur. Ils lui offrirent, par l’intermédiaire de ses amis, une pension annuelle de 1000 ducats, à la seule condition qu’il n’attaquerait plus le judaïsme et qu’il se rendrait de temps à autre à la synagogue. Spinoza repoussa cette offre; l’hypocrisie répugnait à sa nature franche. Un fanatique conçut alors l’idée de l’assassiner ; il l’épia un soir, au sortir du théâtre, et tenta de le poignarder. Spinoza partit alors d’Amsterdam pour se rendre auprès d’un de ses amis qui, s’étant séparé de l’Église calviniste, était également en butte aux vexations de ses anciens coreligionnaires et s’était établi dans un village entre Amsterdam et Oudekerk. Quand les rabbins se furent convaincus que Spinoza ne se
réconcilierait pas avec Spinoza accueillit avec une calme indifférence la nouvelle de la sentence prononcée contre lui. Ils me condamnent, se contenta-t-il de dire, à ce que je voulais faire de mon plein gré. Il en résulta quand même des ennuis pour lui. Les représentants de la communauté portugaise demandèrent, en effet, aux autorités de la ville de le bannir à tout jamais d’Amsterdam. On dit que les théologiens, consultés par les magistrats, furent d’avis de lui interdire le séjour d’Amsterdam pendant quelques mois. Ce fut probablement cette intervention des autorités civiles qui engagea Spinoza à écrire un mémoire justificatif, où il déclarait qu’il n’avait transgressé aucune loi de l’État et qu’il usait de son droit strict en méditant sur la religion de ses aïeux et sur les religions en général et en faisant connaître le résultat de ses méditations. En rédigeant ce mémoire, Spinoza conçut l’idée d’examiner d’une façon complète la question de la liberté de penser, et il posa ainsi les fondements de ses œuvres immortelles. Dans la retraite où il s’enferma (1656-1664), et où il gagna sa vie à polir des verres de lunettes, il étudia la philosophie de Descartes et prépara son Traité théologico-politique. Avant tout, il voulait démontrer que la liberté de penser, loin de nuire à la religion ou à l’État, contribuait, au contraire, à les consolider. Pourtant, Spinoza admettait certains principes qui lui rendaient difficile la défense de la liberté de penser. Il comparait jusqu’à un certain point les hommes aux poissons de la mer et aux vers de la terre, qui n’ont pas de maître, et il ajoutait que les plus grands des poissons ont le droit non seulement d’avaler l’eau, mais aussi de dévorer les petits, puisqu’ils en ont le pouvoir. D’après lui, le droit de chacun s’étend jusqu’où s’étend sa puissance, le droit naturel ne reconnaissant ni justice, ni injustice, ni bien, ni mal, ni dévouement, ni violence. Comme cet état de nature a pour conséquence nécessaire l’état de guerre perpétuelle entre tous les êtres, les hommes se sont entendus tacitement pour renoncer à leur droit primitif et en armer la collectivité, l’État. L’État possède donc les droits de tous, parce qu’il possède la puissance de tous. Dans son propre intérêt, chacun doit obéissance absolue à l’État, même s’il reçoit l’ordre de commettre un meurtre, et la rébellion n’est pas seulement passible d’un châtiment, mais elle est contraire à la raison. Dans la doctrine de Spinoza, le pouvoir de l’État s’étend aussi bien sur les choses religieuses que sur les affaires civiles. Autrement, il serait loisible à chacun, sous prétexte de religion, de saper les fondements de l’État. Donc, l’État seul a le droit de décider ce qui est orthodoxe et ce qui est hérétique. Mais, dès que l’État est affaibli et devenu impuissant, on peut lui refuser obéissance et se soumettre au nouveau pouvoir. Après avoir ainsi accordé à l’État puissant le droit
d’être intolérant et autorisé la rébellion envers l’État affaibli, Spinoza
arrive presque à se prononcer contre le droit d’exprimer librement ses
opinions. Il déclare, en effet, ennemi de l’État quiconque parle conté lui ou
cherche à le faire haïr. Ce n’est que par un artifice de sophiste qu’il
réussit à sauver la liberté de lui, tout homme a reçu de la nature le droit
de raisonner librement et de juger librement, et c’est le seul droit qu’il ne
peut pas abandonner à l’État. Chacun doit pouvoir différer d’opinion avec
l’État, parler et enseigner en toute liberté, pourvu qu’il agisse avec
prudence et réflexion, sans colère et sans haine. C’est par cette faible
argumentation que Spinoza justifiait ses attaques contre le judaïsme et Par suite de son aversion pour le judaïsme, Spinoza émit avec
conviction des assertions erronées sur cette religion. D’après lui, les
livres saints auraient été altérés par de nombreuses fautes de copie, par des
interpolations et des modifications, et n’émaneraient pas, en réalité, des
auteurs auxquels ils sont attribués; ils auraient été réunis et mis en ordre
par Ezra, peut-être seulement après l’exil de Babylone. On ne possède plus
l’œuvre originale de Moïse, le Décalogue lui-même n’existe plus dans sa forme
primitive. Du reste, à en croire Spinoza, Moïse, les Prophètes et les autres
personnages de Spinoza aurait pu devenir un adversaire très dangereux pour le judaïsme. D’abord, grâce à sa remarquable vigueur d’argumentation, il fournit aux ennemis de cette religion les moyens de la combattre par le raisonnement. Ensuite, il reconnut à l’État et aux autorités le droit d’interdire la pratique du judaïsme et d’imposer une autre religion aux Juifs. Il justifiait, en quelque sorte, Ies persécutions de l’Inquisition contre les Marranes, puisque, selon lui, tout citoyen doit accepter la religion de son pays et qu’il est absurde de professer le judaïsme. Heureusement, Spinoza aimait trop la tranquillité pour chercher à faire école. L’idéal de l’existence, pour lui, était de vivre dans le calme et la paix. Aussi, quand le comte palatin Charles-Louis, le prince allemand le plus cultivé de son temps, offrit au Juif protestant, comme on se plaisait alors à appeler Spinoza, une chaire de philosophie à l’Université de Heidelberg, le philosophe hollandais déclina résolument cette offre. Il renia presque son propre enfant, le Traité théologico-politique, pour ne pas être troublé dans sa retraite. Comme on pouvait facilement le prévoir, ce dernier ouvrage souleva de violents orages. Les représentants de toutes les confessions s’élevèrent avec énergie contre ce livre scélérat qui nie toute Révélation. En dépit des démarches des plus influents amis de Spinoza, le Traité théologico-politique fut condamné par un décret des États généraux, et la vente en fut interdite ; on ne l’étudia naturellement qu’avec plus d’ardeur. Dans l’intérêt de son repos, Spinoza se décida alors à ne plus rien publier de ses oeuvres. Cette crainte de Spinoza d’être dérangé dans sa quiétude explique aussi pourquoi ses attaques contre le judaïsme n’émurent pas plus profondément les milieux juifs. A l’époque où Spinoza combattait ainsi la religion de ses aïeux, on trouvait parmi les Juifs portugais un grand nombre de lettrés et de savants. Il régnait alors dans la communauté d’Amsterdam et dans ses colonies une activité intellectuelle d’une remarquable fécondité et qui était entretenue, en grande partie, par des Marranes venus en Hollande pour chercher un refuge contre les menaces des tribunaux d’inquisition d’Espagne et de Portugal. C’étaient des philosophes, des médecins, des mathématiciens, des philologues, des poètes et même des poétesses. Plusieurs de ces fugitifs avaient traversé les plus singulières aventures. L’un d’eux, Fray Vicente de Rocamora (1601-1684), avait été moine à Valence et confesseur de l’infante Marie, qui devint ensuite impératrice d’Allemagne et ennemie déclarée des Juifs. Un jour, il s’enfuit d’Espagne, arriva à Amsterdam, où il se fit connaître sous le nom d’Isaac de Rocamora. A l’âge de quarante ans, il se mit à étudier la médecine, se maria et fut placé à la tête des institutions de bienfaisance juive. Cet ancien moine composa d’excellents vers latins et espagnols. Un autre Marrane, Enrique Enriquez de Paz, de Ségovie (né vers 1600 et mort après 1660), fut l’émule de Calderon. Entré très jeune dans l’armée, il se montra très brave, fut décoré de l’ordre de San Miguel et nommé capitaine. Ce soldat savait aussi manier la plume, et, sots son nom de poète d’Antonio Enriquez de Gomez, il écrivit une vingtaine de comédies, dont quelques-unes furent représentées avec succès au théâtre de Madrid et mises en parallèle avec celles de Calderon. Mais, ni sa vaillance militaire ni son talent d’écrivain ne purent le protéger contre l’Inquisition ; il chercha son salut dans la fuite. Pendant quelque temps, il résida en France, où sa Muse chanta Louis VIII, la reine, le puissant ministre Richelieu et d’autres personnages influents de la cour. Il composa aussi des élégies sur ses souffrances et sur la perte de sa patrie, qu’il continuait d’aimer comme un fils, bien que le fanatisme l’en eût chassé. En France, il vivait en chrétien, mais témoigna sa prédilection pour le judaïsme en célébrant en vers le martyre de Lope de Vera y Alarcon. A la fin, il se rendit également en Hollande, où il put pratiquer en toute sécurité le judaïsme ; il fut brûlé en effigie à Séville. Outre les nombreuses poésies profanes qu’il composa, Enriquez Gomez écrivit aussi un poème épique juif sur le juge Samson. Déjà avant lui, un poète espagnol, Miguel Silveyra, avait composé le poème des Macchabées, qui eut beaucoup de succès. Dans son Samson Nazareno ou Samson le Nazaréen, son héros, qui se vengea des Philistins au moment de mourir, exprime les sentiments qui agitaient son propre cœur. Il dit à Dieu : Je
meurs pour tes livres, pour ta religion, Pour
tes doctrines et tes saintes prescriptions, Pour
la nation que tu t’es choisie. Je
meurs pour tes sublimes vérités. Les deux Penso, le père et le fils, occupaient également
parmi les réfugiés marranes d’Amsterdam une place distinguée, l’un par ses
richesses et sa bienfaisance, l’autre par son talent poétique. Ce fut le
fils, Felice ou Joseph Penso, appelé aussi de Les poètes marranes de valeur moyenne étaient alors si nombreux à Amsterdam que l’un d’eux, Manuel de Belmonte (Isaac Nunès), put fonder une académie poétique. Les membres devaient y présenter leurs compositions, et les juges du concours étaient l’ancien confesseur Vicente de Rocamora et un autre Marrane qui versifiait facilement en latin, Isaac Gomez de Sosa. Un officier espagnol, promu chevalier, Nicolas de Oliver y Fullano, qui s’était enfui d’Espagne et était devenu, au service des Pays-Bas, un habile cartographe et cosmographe, fit aussi des vers latins et portugais ; il eut pour émule Joseph Semah Arias, autre officier, qui traduisit en espagnol l’ouvrage Contre Apion, où Josèphe réfute les calomnies répandues contre les Juifs. Parmi les poétesses marranes, la plus remarquable était la belle et spirituelle Isabelle Correa (Rebecca), qui composa diverses poésies et traduisit en beaux vers espagnols le drame italien Le fidèle pasteur, de Guarini. Enfin, dans une tout autre voie se distinguait le Marrane Thomas de Pinedo (1614-1679), du Portugal, qui avait été élevé dans un collège de Jésuites à Madrid. Pinedo, qui connaissait mieux l’antiquité classique que la littérature juive, se consacra à une spécialité scientifique qui n’était alors pas beaucoup cultivée en Espagne ; il étudia l’ancienne géographie. Devant les menaces de l’Inquisition, il s’enfuit d’Espagne et se fixa plus tard à Amsterdam, où il revint au judaïsme et publia son grand ouvrage géographique. A ce cercle cultivé appartenaient aussi deux savants qui
résidaient tour à tour à Hambourg et à Amsterdam, David Coen de Lara (né vers 1610 et mort en
1674), et Dionys Moussafia (né vers 1616 et mort en 1675), tous deux philosophes. Grâce à
leur connaissance du latin et du grec, ils purent expliquer bien des mots du
Talmud et rectifier quelques erreurs. David de Lara était également
prédicateur et auteur d’ouvrages de morale. Il entretint de fréquentes
relations avec le prédicateur hambourgeois Esdras Edzardus, qui manifestait
un zèle excessif pour la conversion des Juifs et répandit le bruit,
assurément faux, que peu de temps avant sa mort, de Lara se serait rapproché
du christianisme. Dionys ou Benjamin Moussefia, médecin et naturaliste, fut
au service de Christian IV, roi de Danemark, jusqu’à la mort de ce souverain.
Quoiqu’il eût étudié la philosophie et ne craignit pas de faire ses réserves
au sujet de certains passages de Balthazar Orobio de Castro (né vers 1620 et mort en 1687) était bien supérieur à la plupart des poètes et des savants dont il vient d’être fait mention. Originaire d’une famille marrane qui observait secrètement le jeune du jour de l’Expiation, il fut habitué à pratiquer à la fois le christianisme et le judaïsme. Doué d’un esprit net et précis, il étudia la vieille philosophie, telle qu’elle était encore enseignée dans les écoles espagnoles, et fut nommé professeur de métaphysique à l’université de Salamanque. A l’âge mûr, il s’occupa de médecine et acquit à Séville la réputation d’un habile praticien; il devint le médecin d’un duc de Medina-Celi et d’une autre famille noble très influente. Tout à coup sa sincérité de croyant chrétien devint suspecte à l’Inquisition. Il fut incarcéré sous l’inculpation de judaïser et resta enfermé pendant trois ans dans un sombre cachot. Au commencement de sa détention, il occupa son esprit à résoudre des subtilités philosophiques. Mais peu à peu il s’assombrit, se découragea, se demandant s’il était vraiment ce Don Balthazar Orobio qui se promenait dans les rues de Séville et jouissait d’une lacée aisance au milieu de sa famille. Il n’était pourtant pas encore au bout de ses souffrances. Un beau jour, l’Inquisition le fit sortir de prison pour le soumettre à la torture et essaya de lui arracher l’aveu qu’il observait réellement le judaïsme. Il supporta vaillamment les plus atroces supplices, fut ramené en prison et finalement condamné à porter pendant deux ans le san-benito et à quitter ensuite l’Espagne. Il se rendit à Toulouse, où il fut nommé professeur à l’école de médecine. Mais, ne pouvant se résoudre à dissimuler plus longtemps ses véritables croyances, il partit pour Amsterdam et professa ouvertement le judaïsme (vers 1666). Il se vengea de ses anciens persécuteurs en publiant contre le christianisme un livre de vive polémique, qu’un théologien hollandais, Van Limborch, crut devoir réfuter. Tous ces savants et ces poètes connaissaient les attaques de Spinoza contre le judaïsme et avaient probablement lu son Traité théologico-politique. Isaac Orobio avait même été en relations avec lui. Mais aucun d’eux ne se sentit ébranlé dans ses convictions par les arguments du philosophe hollandais. Au début, Orobio de Castro crut inutile de répondre aux objections faites par Spinoza contre le judaïsme. Hais plus tard, il craignit quand même qu’elles n’eussent des conséquences funestes pour la foi de ses coreligionnaires, et il se décida à les réfuter. A cette même époque, surgit en Orient un homme qui fut
bien plus dangereux pour le judaïsme que Spinoza et fit passer comme un vent
de folie sur les Juifs de tous les pays. Cet homme, qui excita un vrai délire
d’enthousiasme parmi ses coreligionnaires, qui fut presque adoré comme un
Dieu et a, aujourd’hui encore, des partisans secrets, s’appelait Sabbataï
Cevi (1626-1676)
et était né à Smyrne, dans une famille d’origine espagnole. Il n’avait en lui
rien d’extraordinaire et ne devait nullement l’action que, dès sa jeunesse,
il exerçait sur ses compagnons, à des facultés remarquables, mais à son
extérieur séduisant et à l’influence néfaste de Une autre circonstance vint encore favoriser l’ambition de
Sabbataï Cevi. Après l’avènement du sultan Ibrahim, la guerre éclata entre D’après les enseignements d’Isaac Louria, le but principal
de Chassé de Smyrne, Sabbataï Cevi inspira plus de confiance encore à ses partisans. La conception chrétienne d’un Messie devant souffrir avant de triompher définitivement avait pénétré chez les Juifs, et l’humiliation infligée à Sabbataï ne fit qu’augmenter son prestige et son autorité. Grâce aux ressources que sa famille mettait à sa disposition, il put voyager de ville en ville, se présentant partout avec une dignité d’attitude conforme à son rôle et recrutant de nombreux adhérents. A Constantinople, il se lia avec un prédicateur, Abraham Yakhini, pauvre diable, mais habile mystificateur, qui le confirma dans sa folie Cet imposteur remit à Sabbataï un document apocryphe, qu’il avait écrit lui-même en anciens caractères et qui annonçait Sabbataï comme Messie : Moi, Abraham, j’étais enfermé pendant quarante ans dans une caverne et j’étais étonné que le temps des miracles n’arrivât pas. J’entendis alors une voix qui me dit : Un fils naîtra en l’an 5386 de la création (1626), il s’appellera Sabbataï et domptera le grand dragon, il sera le vrai Messie et combattra sans armes. Ce rouleau, dont Sabbataï ne parait jamais avoir suspecté le caractère divin, servit plus tard à de nombreuses supercheries. De Constantinople il se rendit à Salonique, où il déploya
plus d’audace encore. Il y joua une de ces scènes qui impressionnaient
toujours fortement les cabalistes : il procéda à son mariage mystique avec Pourtant, Sabbataï ne séjourna pas longtemps au Caire. Vers 1663, il partit pour Jérusalem, où il espérait voir s’accomplir un miracle qui ferait éclater à tous les yeux le caractère divin de sa mission. A ce moment, la communauté de Jérusalem était pauvre et désorganisée. Déjà accablée sous le poids des extorsions d’argent et des vexations des autorités turques, elle déclina encore plus à la suite de l’immigration de nombreux fugitifs polonais que les persécutions avaient chassés de leur pays. Devant la misère croissante de la communauté, les notables partirent et la direction des Juifs de Jérusalem fut confiée à des cabalistes endurcis, aux plus zélés disciples de Louria et de Hayyim Vital. Quand Sabbataï Cevi arriva à Jérusalem, le terrain était donc tout préparé; les superstitions et la foi aux miracles y régnaient souverainement. Au commencement de son séjour, il se tint assez tranquille, se contentant de mener une vie de mortifications, de visiter fréquemment tes tombeaux des hommes pieux et d’évoquer leurs esprits. Mais là, comme ailleurs, son charme opéra, et de nombreux partisans se groupèrent autour de lui. Les circonstances aussi le favorisèrent. Les Turcs exigèrent des Juifs de Jérusalem une somme d’argent considérable, que la communauté appauvrie ne pouvait pas parer. Les malheureux mirent tout leur espoir dans la générosité du riche monnayeur Raphaël Chelebi, du Caire, et ils déléguèrent Sabbataï Cevi auprès de lui. Ravi de jouer le rôle de sauveur, Sabbataï se rendit immédiatement au Caire, où il obtint le secours demandé. En outre, le hasard allait lui permettre de commencer au Caire la réalisation de son rêve messianique. Pendant les massacres exécutés par les soldats de Chmielnicki dans les communautés juives de Pologne, les chrétiens trouvèrent une jeune orpheline juive de six ans, qu’ils placèrent dans un couvent. Quoique élevée dans la religion catholique, l’orpheline resta fidèle aux croyances paternelles, mais l’éducation qu’elle reçut au couvent en fit une mystique. Devenue une jeune fille d’une rare beauté, elle réussit à s’enfuir du cloître. Un jour, des Juifs la rencontrèrent au cimetière, couverte uniquement d’une chemise. Elle leur dit alors qu’elle était d’origine juive, avait été élevée dans un couvent, et que, la nuit précédente, l’esprit de son père l’avait saisie et transportée au cimetière. Pour appuyer son dire, elle montra aux femmes présentes des traces d’ongles sur son corps. C’étaient probablement des stigmates qu’elle s’était imprimés elle-même sur le corps. Envoyée à Amsterdam, elle y retrouva son frère, mais en même temps elle y manifesta sou extravagance. Elle affirmait qu’elle était destinée pour femme au Messie, qui apparaîtrait prochainement. D’Amsterdam elle partit pour Livourne, où elle se fit connaître sous le nom de Sara. Tout en menant dans cette ville, d’après des témoignages dignes de foi, une vie déréglée, elle persista dans son affirmation qu’elle devait épouser le Messie. L’histoire singulière de cette jeune fille arriva jusqu’au Caire. Dès que Sabbataï Cevi en fut informé, il déclara qu’il savait par une vision qu’une jeune Polonaise deviendrait sa femme, et il envoya un messager à Livourne pour chercher Sara. Par sa beauté, ses excentricités et ses manières libres,
Sara produisit une impression très forte sur Sabbataï et ses partisans.
Sabbataï savait bien que la conduite de cette aventurière n’avait pas
toujours été irréprochable, mais cette particularité même lui faisait croire
un peu plus à sa mission. Il se disait que, comme le prophète Osée, il était
désigné par Ce nouvel allié s’appelait Nathan-Benjamin Lévi (1644-1680) et était
fils d’un de ces collecteurs d’aumônes de Jérusalem qui se promenaient, munis
de lettres de recommandation, à travers l’Afrique du Nord, Dès que Sabbataï et Nathan se furent liés, les révélations prophétiques se produisirent sans interruption. Nathan se présentait comme le prophète Élie, chargé de préparer la voie au Messie, et il proclama que, dans un an et quelques mois, le Messie apparaîtrait dans toute sa gloire, ferait prisonnier le sultan sans se servir d’aucune arme, par le simple charme de ses chants, et établirait la domination d’Israël sur tous les autres peuples. Cet événement merveilleux devait se produire en 1666, et le prétendu prophète de Gaza répandait partout ses écrits pour l’annoncer. A cette nouvelle, Jérusalem et les communautés voisines furent comme prises de vertige ; ceux qui risquèrent quelques timides protestations furent accablés d’outrages. Bientôt Sabbataï s’aperçut que les rabbins de Jérusalem se
montraient peu favorables à son entreprise. II résolut donc de retourner à Smyrne,
où il pouvait compter sur l’appui de sa famille et où les lettres
prophétiques de Nathan avaient déjà surexcité tous les esprits. Mais avant de
partir de Jérusalem, il envoya des messagers actifs et remuants dans les
divers pays, pour annoncer l’apparition du Messie et agiter les communautés.
Parmi ces agents, les uns, comme Sabbataï Raphaël, de Dans l’importante communauté d’Alep, Sabbataï fut reçu en triomphateur. L’accueil fut encore plus enthousiaste à Smyrne, où il arriva dans l’automne de l’année 1665. Personne ne songeait plus à l’excommunication que les rabbins avaient prononcée autrefois contre lui. Il était accompagné de Samuel Primo, de Jérusalem, son secrétaire intime, qui possédait l’art de revêtir de la pompe du style officiel les choses les plus insignifiantes et de présenter ces extravagances messianiques comme le plus important événement de l’univers. Samuel Primo seul savait garder son sang-froid au milieu de toute cette agitation et conserver la direction du mouvement. Sabbataï voulait attendre quelque temps à Smyrne avant de
se proclamer Messie, mais il dut bientôt céder à l’impatience de ses
disciples et à l’enthousiasme de la foule. En septembre ou en octobre 1665,
au son des trompettes, il déclara à la synagogue qu’il était le Messie
attendu. On accueillit cette déclaration avec des transports d’allégresse; de
tous côtés on l’acclama : Vive notre roi, vive
notre Messie ! Toute la communauté smyrniote, hommes, femmes et
enfants, semblèrent atteints de folie. Tous se préparèrent à retourner dans La séduction exercée par Sara aidait aussi au succès de
Sabbataï et lui gagnait des partisans. Du reste, dans ces moments de
surexcitation générale, les mœurs, d’habitude si sévères chez les Juifs, se
relâchaient beaucoup. Enivrés par la perspective de l’arrivée du Messie,
hommes et femmes rompaient les barrières qui, en Orient surtout,
établissaient entre eux une séparation si complète, ils dansaient ensemble et
oubliaient toute réserve. Les protestations étaient étouffées sous les
clameurs de la multitude. Le rabbin Aron de Du quartier juif de Smyrne la réputation du nouveau Messie se répandit bientôt à travers d’autres villes et d’autres pays. Son secrétaire intime, Samuel Primo, ainsi que Nathan de Gaza et les missionnaires Sabbataï Raphaël et Mathatias Bloch, unirent leurs efforts pour faire connaître au loin ce remarquable événement. Ils furent aidés dans leur oeuvre de propagande par de nombreux chrétiens, résidents, agents des maisons de commerce anglaises et hollandaises, prêtres, qui informèrent naturellement leurs familles et leurs amis de ce qui se passait à Smyrne et, tout en se moquant de la crédulité des Juifs, se laissaient gagner eux-mêmes par la contagion. Dans tes principales Bourses de l’Europe on parlait de Sabbataï Cevi comme d’une apparition miraculeuse, et on attendait presque avec anxiété des nouvelles de Smyrne et de Constantinople. Tout d’abord, les Juifs d’Europe furent comme étourdis de
ces faits extraordinaires, puis peu à peu ils s’enthousiasmèrent également
pour le nouveau 3lessie et se livrèrent aux plus extravagantes
démonstrations. Non seulement la foule, mais aussi la plupart des rabbins et
même des penseurs sérieux crurent à la mission de Sabbataï. Le plus triste,
c’est que personne ne soupçonna que c’était A Hambourg, où les Juifs souffraient alors de
l’intolérance des chrétiens, l’agitation messianique revêtit un véritable
caractère de folie. Des hommes considérables et occupant des situations
élevées, comme Manoël Texeira et le médecin Bendito de Castro, sautaient et
dansaient dans la synagogue, un rouleau de De tous côtés affluaient des députations à Smyrne pour
saluer Sabbataï du titre de roi des Juifs et mettre à sa disposition les
biens et la vie de ses sujets. Le prétendu Messie était incapable d’utiliser
pour quelque grande oeuvre l’enthousiasme et l’absolu dévouement de ses
partisans ; il se laissait béatement aduler, attendant d’un miracle la
réalisation des espérances qu’il avait fait naître dans tout le judaïsme.
Samuel Primo et ses autres amis craignaient moins l’action que lui. Comme il
est dit dans le Zohar, cette Bible des Cabalistes, qu’à l’aube des temps
nouveaux les lois cérémonielles seront abolies, ils entreprirent de détruire
le judaïsme rabbinique. Au reste, il régnait, en général, parmi les adhérents
de Sabbataï, un profond dédain pour le Talmud et la méthode talmudique. Ils
s’entendirent donc facilement pour abroger les lois rabbiniques. Leurs
conceptions de la divinité leur étaient également toutes particulières. A
force de limiter la puissance de Dieu et de glorifier le Messie, ils les
avaient presque placés sur un pied d’égalité. Ils admettaient en quelque
sorte un Dieu en trois personnes, l’ancien des
jours, le saint roi, et un
être féminin, Samuel Primo et ses acolytes commencèrent leurs attaques contre les prescriptions rituelles en transformant le jeûne du 10 Tébèt en jour de réjouissance, et ils annoncèrent ce changement, au nom de Sabbataï, dans les termes suivants : Le fils aîné de Dieu, Sabbataï Cevi, Messie et libérateur de la nation juive, à tout Israël, salut ! Puisque vous avez été jugés dignes de voir le grand jour et d’assister à la réalisation des promesses divines faites par les Prophètes, vous pouvez transformer vos gémissements en chants et votre jeûne en fête. Réjouissez-vous, faites entendre des hymnes et des cantiques, et remplacez vos mortifications et votre deuil par des démonstrations de joie. Cette réforme éveilla les soupçons des rigoristes, qui
voyaient surtout dans le Messie un rabbin particulièrement sévère pour
l’observance des pratiques. De là, dans chaque communauté, un petit groupe
d’opposants qui réclamaient le maintien absolu de ces pratiques. Pourtant, il
n’y eut que peu de rabbins qui comprirent qu’en réalité Tout à coup on apprit que Sabbataï Cevi avait reçu l’ordre
d’aller se présenter à Constantinople devant les autorités turques. Le
prétendu Messie semble avoir choisi intentionnellement, pour son voyage, le
commencement de cette année 1666 à laquelle les mystiques attachaient une si
haute importance; il était accompagné de son secrétaire Samuel Primo. A son
débarquement aux Dardanelles, il fut arrêté sur l’ordre du grand vizir Achmed
Koeprili, qui avait été informé de l’agitation créée à Smyrne et sur d’autres
points de Amené devant Mustapha-Pacha, le représentant du grand-vizir, qui lui reprocha d’avoir provoqué une agitation malsaine parmi les Juifs, Sabbataï répondit qu’il était un simple hakham, venu de Jérusalem pour recueillir des aumônes, et qu’il n’était nullement responsable des témoignages de dévouement qu’on lui prodiguait. Mustapha le fit jeter en prison. Les partisans de Sabbataï n’en furent nullement ébranlés dans leur foi ; ils considérèrent, au contraire, les souffrances endurées par leur Messie comme des épreuves nécessaires à sa gloire. Ils se pressaient tous les jours par milliers autour de sa prison pour essayer de l’apercevoir un instant. A ses partisans juifs se joignirent bientôt des Turcs, qui, eux aussi, professèrent pour lui la plus profonde vénération. Du reste, Samuel Primo sut propager habilement le bruit que les autorités turques témoignaient à son maître les plus grands égards, et il réussit ainsi à entretenir les illusions des adeptes de Sabbataï. Le gouvernement turc semblait, en effet, éprouver quelque timidité devant le Messie juif ; il n’osait pas le condamner à mort, comme il l’aurait fait pour tout autre agitateur. Mais, comme les Turcs étaient alors en guerre avec les Crétois, le grand vizir Koeprili crut prudent de ne pas laisser Sabbataï dans la capitale, où, en son absence, il aurait pu provoquer des désordres. Il le fit interner au château de Kostia, près des Dardanelles. Sa captivité y fut douce, car il put garder ses amis auprès de lui. Samuel Primo resta naturellement avec Sabbataï, dont les partisans donnèrent à ce château le nom de Migdal Oz, Tour de la puissance. Arrivé aux Dardanelles la veille de la fête de Pâque,
Sabbataï fit égorger pour lui et ses compagnons un agneau, en souvenir de
l’agneau pascal, et en mangea même les parties prohibées par la loi de Moise.
C’était déclarer ouvertement qu’il avait le droit d’abolir les anciennes
prescriptions. Grâce aux subsides qu’il recevait de sa famille et de riches
partisans, il put organiser au château de Kostia une vraie cour, où il trôna
comme un souverain. D’innombrables bateaux lui amenaient sans cesse des
visiteurs de tous pays, qui revenaient éblouis de ce qu’ils avaient vu et propageaient
ensuite leur enthousiasme pour le Messie. Presque tous les Juifs étaient
convaincus que Sabbataï était le Sauveur annoncé et que l’heure de la
délivrance définitive sonnerait au plus tard dans un délai de deux ans. Dans
les principales villes de commerce où les Juifs occupaient le premier rang, à
Amsterdam, à Livourne, à Hambourg, les affaires subirent un ralentissement
considérable, parce qu’on s’attendait à de profonds changements. Les
communautés d’Europe s’inspiraient de l’exemple de celle d’Amsterdam, et
celle-ci avait à sa tête des chefs qui, pour la plupart, étaient de fidèles
partisans du faux Messie. A Venise, il y eut conflit entre les amis et les
adversaires de Sabbataï, et un de ces derniers faillit être tué. Quand on
demanda à Sabbataï comment on devait traiter les hoferim (incrédules), il
déclara qu’il était permis de les tuer même le jour du sabbat, et que le
meurtrier serait assuré de la vie future. A Hambourg, de pieux protestants
allèrent demander conseil au prédicateur Esdras Edzard au sujet de la
conduite qu’ils devaient tenir : Nous avons
appris, dirent-ils, non seulement par
les Juifs, mais aussi par nos correspondants chrétiens de Smyrne, d’Alep, de
Constantinople et d’autres villes de Pendant que cette folie étendait de plus en plus ses ravages, Sabbataï vivait au château des Dardanelles en vrai prince, entouré d’une foule d’adorateurs. A l’instigation de Samuel Primo plutôt que de sa propre initiative, il abolit le jeûne de Tammouz et déclara que le neuvième jour d’Ab ne devait plus être observé comme un jour de deuil, en souvenir de la destruction de Jérusalem, mai: célébré par des réjouissances, comme jour anniversaire de sa naissance. Il institua pour cette date un office spécial, où l’on récitait des psaumes et des actions de grâces, au son de la harpe et des chants. Il se disposait même à abolir tous les jours de fête, y compris la fête de l’Expiation, quand une imprudence bouleversa toutes ses combinaisons. Parmi les visiteurs accourus de toutes les régions pour
contempler ses traits vénérés, se trouvaient deux rabbins de Pologne. Ceux-ci
lui apprirent que dans leur pays, un prophète, Néhémie Cohen, prédisait
également l’avènement prochain du règne messianique, mais sans jamais
prononcer le nom de Sabbataï. Ému de cette concurrence, Sabbataï remit aux
deux rabbins polonais une lettre où il promettait aux Juifs de Pologne de
venger les massacres accomplis par les Cosaques et où il appelait
impérieusement Néhémie Cohen auprès de lui. Sans se laisser arrêter par la
longue distance à parcourir, Néhémie se rendit aux Dardanelles. Arrivé au
château de Kostia, il fut immédiatement reçu par Sabbataï. Les deux
agitateurs restèrent longtemps enfermés ensemble, discutant sur les signes
auxquels on devait reconnaître le vrai Messie. Néhémie ne fut pas convaincu,
et ne s’en cacha point. Quelques partisans fanatiques de Sabbataï songèrent
alors à faire disparaître Néhémie Cohen, qu’ils jugèrent dangereux pour leur
entreprise, mais celui-ci parvint à s’échapper sain et sauf du château de
Kostia. Il se rendit à Andrinople, se fit musulman et dénonça Sabbataï au
kaïmakam Mustapha en l’accusant de vouloir trahir Le kaïmakam communiqua cette information à son maître, Mahomet IV. Le sultan examina avec ses ministres et le mufti Vanni les mesures qu’il pourrait prendre contre Sabbataï. Il aurait été facile de le faire exécuter sommairement, mais le faux Messie avait de nombreux partisans turcs, et il était à craindre que sa mort ne devint une cause de troubles. Vanni proposa alors d’essayer de le convertir à l’islamisme. On adopta cette proposition, et le médecin du sultan, un apostat juif du nom de Didon, fut chargé du soin de préparer Sabbataï à cette conversion. Arrêté et conduit à Andrinople, Sabbataï fut mis immédiatement en rapports avec Didon. Il ne semble pas qu’il fallût de bien grands efforts pour décider Sabbataï à abandonner le judaïsme. Amené devant le sultan, il jeta par terre sa coiffure juive, en signe de mépris pour son ancienne religion, et mit un turban blanc et un vêtement vert, indiquant par là qu’il était devenu musulman. Mahomet IV, enchanté de ce dénouement, donna à Sabbataï le nom de Mehemet Effendi et lui confia les fonctions de surveillant du palais (capigi baschi otorah), avec un traitement élevé. La conversion de Sabbataï fut suivie de celle de sa femme, Sara, et de plusieurs de ses partisans. Quelques jours après sa conversion, il eut l’audace d’écrire à ses frères de Smyrne : Dieu a fait de moi un ismaélite (turc) ; il a ordonné et j’ai obéi. Le neuvième jour après ma seconde naissance. Ce dénouement inattendu produisit chez les Juifs une profonde stupeur. Ainsi, le Messie, le glorieux Sauveur, en qui tous avaient placé leur confiance, avait lâchement abandonné le judaïsme ! Musulmans et chrétiens poursuivirent de leurs railleries les naïfs adeptes du faux Messie. Des maux plus sérieux faillirent en résulter pour les Juifs. Sous prétexte de tentative de trahison, le sultan voulut exterminer tous les Juifs de son royaume et convertir à l’islamisme les enfants âgés de moins de sept ans. Il ne renonça à sou projet que sur les instances de deux de ses conseillers et de sa mère, qui lui représentèrent que les inculpés n’étaient, en réalité, que de malheureuses dupes. Il résolut alors de faire mourir cinquante d’entre les principaux rabbins de Constantinople, de Smyrne et d’autres villes turques, parce qu’ils n’avaient pas éclairé leurs communautés sur les agissements de Sabbataï. Cette résolution ne fut heureusement pas mise à exécution. Dans les communautés, les querelles entre adeptes et adversaires de Sabbataï auraient pu devenir funestes, si les rabbins n’avaient pas énergiquement recommandé de s’abstenir de toute moquerie à l’égard de ceux qui avaient naïvement cru à la mission du prétendu Messie. Tous ne se résignèrent pourtant pas à la perte de leurs illusions. Pour beaucoup de ses partisans, Sabbataï ne s’était point fait Turc : son ombre seule était restée sur la terre, mais lui-même était monté au ciel ou s’était réfugié auprès des dix tribus, pour reprendre son oeuvre de délivrance à un moment plus propice. Ses prophètes surtout, Samuel Primo, Jacob Faliagi, Jacob Israël Duhan, s’efforcèrent de maintenir la foule dans son erreur et de raffermir l’autorité de Sabbataï. Les rabbins durent intervenir énergiquement pour mettre fin à cette nouvelle propagande. Nathan de Gaza fut excommunié. Mais l’agitation continua. Un des chefs, probablement Samuel Primo, déclara que Sabbataï avait prouvé l’authenticité de sa mission messianique par sa conversion même : c’était prédit dans le Zohar. C’est ainsi que Moïse, le premier libérateur, avait dû vivre à la cour de Pharaon en Égyptien avant de sauver son peuple. Renégat en apparence, mais au fond pur et saint, tel était le nouveau mot d’ordre des partisans de Sabbataï. Appuyé, d’une part, par les prédications de Nathan de Gaza et, de l’autre, par le zèle de son entourage, Sabbataï conserva un grand nombre de fidèles. Dans les premiers temps qui suivirent son apostasie, il dut naturellement se tenir éloigné des Juifs et du judaïsme et se montrer fervent musulman. Mais peu à peu, dans le désir de reprendre son rôle de Messie, il renoua des relations avec les Juifs et se déclara de nouveau inspiré de l’esprit saint et favorisé de révélations divines. Il fit publier un ouvrage mystique où l’on affirmait que Sabbataï était le vrai Messie et qu’il pourrait multiplier les preuves de son pouvoir, mais qu’il s’était couvert du masque de l’islamisme pour propager plus facilement les croyances juives. Au sultan, au contraire, et au mufti il déclarait qu’il restait en rapports avec les Juifs pour les convertir à la religion musulmane. Il réussit ainsi à se faire autoriser à prêcher dans les synagogues d’Andrinople. Pourtant, son exemple fut suivi par beaucoup de ses anciens coreligionnaires, qui se firent également mahométans. Peu à peu on s’habitua à ces apostasies, et on disait simplement de ceux qui avaient renié leur foi qu’ils avaient pris le turban. II se forma ainsi un groupe considérable de Judéo-Turcs autour de Sabbataï. Une des plus importantes recrues faites à cette époque par Sabbataï fut Abraham Miguel Cardoso. Né de parents marranes, Miguel étudia la médecine, à Madrid, avec son frère aisé Fernando. Nais, tandis que Fernando s’adonnait sérieusement à ses études, Miguel passait son temps dans une molle oisiveté, donnant des sérénades sous le balcon des jolies Madrilènes et menant une vie de distractions et de plaisirs. Par amour pour le judaïsme. Fernando, qui avait acquis rapidement en Espagne la réputation d’un habile médecin et d’un remarquable savant, émigra à Venise pour revenir à la religion de ses pères. Miguel l’y suivit, retourna également au judaïsme, mais continua son existence oisive et déréglée. Tout à coup, ce viveur se métamorphosa en !ta ardent Kabbaliste. à se déclara partisan de Sabbataï, affirmant qu’il avait fréquemment des visions. Loin de se laisser décourager par l’apostasie du faux Messie, il proclamait que cette apostasie avait été nécessaire, parce que le Messie devait commettre ce péché pour expier le crime d’idolâtrie dont Israël s’était rendu si souvent coupable. Les prédictions d’Isaïe relatives au peuple élu et à sa résurrection, que les chrétiens appliquent à Jésus, Miguel les rapportait à Sabbataï. Son frère Isaac eut beau railler ses divagations et ses extravagances cabalistiques et lui demander ironiquement si c’est en jouant de la harpe sous les fenêtres de ses belles qu’il avait acquis le don de prophétie, il n’en persista pas moins dans sa folie. Pour convaincre son frère de la haute valeur de ses nouvelles croyances, il lui citait des passages du Zohar et d’écrits analogues ; il pensait ainsi prouver que Sabbataï était vraiment le Messie. Orateur éloquent et écrivain habile, il gagna en Afrique de nombreux adhérents au faux Messie. Il commença ensuite une vie d’aventures, visitant Constantinople, Smyrne, les îles grecques et le Caire, et recourant à des expédients de charlatan pour subvenir aux besoins de sa famille. Les connaissances variées qu’il avait acquises dans les écoles chrétiennes lui assuraient une grande supériorité sur les autres apôtres du faux Messie, et il devint un des partisans les plus résolus et les plus utiles de cet imposteur. Celui-ci continua, en effet, même après son apostasie, à
jouer auprès des Juifs son rôle de Messie. S’il se croyait parfois obligé,
pour ne pas éveiller les soupçons des musulmans, d’outrager par de grossières
injures les Juifs et leurs croyances, il réunissait, par contre, assez
fréquemment ses adhérents juifs pour célébrer l’office avec eux, chanter des
psaumes et lire Heureusement, pas plus les extravagances de Sabbataï que
les attaques de Spinoza n’avaient pu ébranler dans leur foi les communautés
importantes et si cultivées d’Amsterdam, de Hambourg, de Londres et de
Bordeaux. Au moment même où le judaïsme subissait les assauts répétés de ces
deux adversaires, les Juifs portugais d’Amsterdam, au nombre d’environ quatre
mille, s’imposaient de lourds sacrifices pour élever une admirable synagogue.
Ce superbe édifice fut inauguré en grande pompe le Spinoza était encore en vie quand la communauté
d’Amsterdam, dont il s’était séparé, célébra cet heureux événement. Il mourut
peu de temps après ( |