Troisième époque — La décadence
A l'époque même où, en Pologne, les Juifs étaient pourchassés et massacrés, ils virent s'ouvrir pour eux un pays qui leur était resté fermé pendant deux siècles et demi. Ce pays était l'Angleterre. Les Juifs d'Amsterdam et de Hambourg, qui étaient en rapports avec les marchands, les armateurs et les savants de cette île, désiraient ardemment pouvoir y établir une colonie, mais l'exécution de ce projet semblait se heurter à des obstacles insurmontables. Le haut clergé anglais était peut-être encore plus intolérant que les papistes qu'il persécutait, et le peuple anglais, qui n’avait pas vu de Juifs depuis des siècles, partageait, en grande partie, l'aversion du clergé. Un homme courageux entreprit alors la tâche difficile de dissiper les préjugés des Anglais contre les Juifs. Manassé ben Israël, deuxième ou troisième rabbin d'Amsterdam, qui ne jouait qu'un rôle secondaire dans sa patrie et trouvait si peu de ressources dans ses fonctions de prédicateur qu'il était résolu, pour nourrir sa famille, à aller s'établir comme commerçant au Brésil, ce savant à la fois prudent et hardi, énergique et souple, vaniteux et désintéressé, réussit à faire admettre ses coreligionnaires en Angleterre. Il n'était pas d'une intelligence supérieure, mais il inspirait la sympathie et recevait un excellent accueil dans tous les milieux. Il possédait aussi une rare facilité d'élocution, beaucoup de chaleur, et il savait porter la conviction dans les esprits. C'était surtout un grand cœur. Au point de vue littéraire, il prit pour modèle Isaac
Abrabanel, dont il avait épousé l'arrière-petite-fille, Rahel Soeira. A
l'exemple d'Abrabanel, il composa un ouvrage, le Conciliador,
où il essayait de concilier les apparentes contradictions des livres saints,
mais avec moins de prolixité et d'ennuyeux développements que son modèle.
Manassé était un lecteur un peu crédule, il acceptait tout sans critique, le
vrai comme le faux, ajoutant la même foi aux inventions des mystiques qu'aux
récits de A ce moment, sous l'influence des circonstances et
l'impulsion de l'illustre philologue Joseph Scaliger, Mais, malgré leur zèle pour ces études, les savants
chrétiens ne pouvaient se diriger dans la littérature rabbinique qu'avec
l'aide d'un guide juif. lis accueillirent donc avec une vive satisfaction les
ouvrages de Manassé ben Israël, où se rencontraient de nombreux documents
rabbiniques et qui exposaient des points de vue tout nouveaux. Parmi les
chrétiens qui recherchèrent son amitié, on trouve des érudits que l'Église
persécuta ou déclara hérétiques à cause de la hardiesse de leurs opinions, et
aussi des mystiques qui attendaient l'avènement du cinquième empire, ou,
selon le langage de Daniel, le règne des saints. Les excès sanglants de la
guerre de Trente ans et les souffrances qui en résultèrent avaient fait
croire à bien des rêveurs que l'époque messianique du règne millénaire,
annoncée par le livre de Daniel et les Apocalypses, était proche, et que les
maux présents étaient les précurseurs des félicités attendues. Ces illuminés
ne comprenaient pas la réalisation de leurs rêves sans la participation des
Juifs, qui, les premiers, avaient reçu l'annonce de cet important événement.
Mais dans leur pensée, rien ne pouvait se produire tant que les Juifs eussent
repris possession de De telles extravagances trouvaient créance auprès de
Manassé ben Israël, car lui aussi attendait, sinon l'arrivée du règne
millénaire des saints, du moins la venue prochaine du Messie, selon la
promesse des cabalistes. D'après le Zohar, en effet, l'heure de la
délivrance devait sonner en 1648. Manassé fut donc très heureux de recevoir
d'un mystique chrétien, Mochinger de Dantzig, une lettre où il lisait les
mots suivants : Sache que j'approuve et
respecte vos doctrines religieuses et que je forme le souhait, avec certains
de mes coreligionnaires, qu'Israël soit enfin éclairé de la vraie lumière et
retrouve son ancienne gloire et son ancien salut. Un autre
mystique de Dantzig, Abraham de Erankenberg, gentilhomme des environs d'Oels (Silésie) et
disciple de Jacob Böhm, lui écrivait : La vraie
lumière émanera des Juifs ; leur temps est proche. Chaque jour, on
apprendra de différentes régions les miracles opérés en leur faveur, et
toutes les îles se réjouiront avec eux. Dans son entourage
immédiat, Manassé avait deux amis chrétiens qui exaltaient la future gloire
d'Israël, Henri Jessé et Pierre Serrarius. En France aussi, vivait à cette
époque un rêveur d'une nature particulière, le huguenot Isaac C’était surtout en Angleterre qu'on professait alors un profond respect pour le peuple de Dieu, principalement parmi ceux qui avaient toute action sur la direction des affaires de l'État. A côté des épiscopaux, des presbytériens et des catholiques, il s'était, en effet, formé dans ce pays un quatrième parti, lui avait inscrit sur son drapeau : liberté religieuse pour tous. Ce parti énergique et intelligent, appelé les Puritains, arriva au pouvoir grâce au despotisme aveugle de Charles Ier et à l'égoïsme du Long Parlement. Le chef de ce parti était Olivier Cromwell, qui conquit la
liberté religieuse non seulement pour lui et les siens, mais aussi pour les
autres. Cromwell et ses officiers étaient de vrais soldats de Dieu, qui avaient tiré l'épée pour une cause
juste et élevée, et qui rêvaient d'organiser un État fondé sur la religion et
la morale. Comme autrefois les Macchabées, les guerriers puritains avaient le glaive en main et les louanges de Dieu dans la bouche.
Avant et après le combat, ils lisaient Ainsi familiarisés avec l'histoire, les prophéties et la
poésie de l'Ancien Testament et pénétrés de l'esprit de Manassé ben Israël suivait avec émotion ce qui se passait en Angleterre, il y voyait l'annonce de l'arrivée prochaine du Messie et il déploya une activité fiévreuse pour hâter la réalisation de ses espérances. A sa profonde joie, un chrétien anglais, Édouard Nicolas, publia un plaidoyer chaleureux en faveur de la noble nation juive et des enfants d'Israël. Dans cet écrit, dédié au Long Parlement, les Juifs, qualifiés de peuple élu, étaient traités avec une bienveillance à laquelle ils n'étaient pas accoutumés. A la fin, l'auteur y déclarait qu'il n'avait pas composé ce mémoire à l'instigation des Juifs, mais par amour pour Dieu et pour son pays. Selon lui, lei maux amenés par les guerres civiles et religieuses étaient un châtiment divin, parce que les Anglais avaient persécuté les Juifs, ces favoris de Dieu ; on devait donc tenir compte de cet avertissement, traiter les Juifs avec bonté et les accueillir en Angleterre. Après avoir démontré par de nombreux versets bibliques la prédilection de Dieu pour Israël, il rappelait les paroles d'un prédicateur qui avait cité dans le Parlement ce passage des Psaumes : Ne touchez pas à mes oints et ne maltraitez pas mes prophètes, et qui avait affirmé que les nations étaient heureuses ou malheureuses selon qu'elles se montraient justes ou malveillantes à l'égard des Juifs. Il est donc de votre devoir, continuait-il, de favoriser les Juifs, de les consoler, de nous faire pardonner le sang innocent répandu dans notre pays et de les unir à nous par des relations amicales. Sans doute, les papes qui humilient et oppriment les Juifs verraient avec déplaisir que l'Angleterre les traite équitablement ; ce serait là un motif de plus de leur témoigner des égards. Ce livre apologétique produisit une très vive sensation en Angleterre et en Hollande. Manassé en éprouva une joie très grande, et il se mit immédiatement à l’œuvre, de son côté, pour obtenir pour les Juifs le droit de séjourner en Angleterre. Son esprit était pourtant hanté d'une grave préoccupation : il se demandait, avec beaucoup d'illuminés chrétiens, ce qu'étaient devenues les dix tribus que Salmanasar, roi d'Assyrie, avait exilées. Restaurer le royaume juif sans ces dix tribus lui paraissait impossible, car t'eût été s'écarter des paroles des Prophètes, qui affirment qu'Israël sera de nouveau réuni à Juda. Il importait donc de démontrer l'existence de ces tribus. Manassé fut servi à souhait par le hasard. Un voyageur juif, Montezinos, avait, en effet, affirmé par serment quelques années auparavant que, dans une région de l'Amérique du Sud, il avait rencontré des Juifs indigènes descendant de la tribu de Reüben. Fermement convaincu de la vérité de cette affirmation, Manassé l'exposa dans son Espérance d'Israël, qu'il écrivit pour préparer les esprits à la venue du Messie. Pour Manassé, en effet, l'époque de la délivrance était
proche bien des indices en faisaient foi. Puisque
les menaces des Prophètes contre Israël se sont réalisées avec une si
douloureuse précision, on peut légitimement espérer que leurs promesses aussi
s'accompliront. Manassé énumère, dans son livre, une série de
martyrs brûlés en Espagne et en Portugal parce qu'ils avaient refusé
d'abjurer leur foi. Il signale surtout avec admiration le cas d'un jeune
noble chrétien, Don Lope de Fera y Alarcon, qui s'était converti au judaïsme,
avait pris le nom de Juda a le croyant D et confessé avec courage ses
nouvelles convictions. Incarcéré pendant plusieurs années, il était monté
ensuite sur le bûcher ( C'est sous l'impression de ces atrocités de l'Inquisition que Manassé écrivit son Espérance d'Israël, où il affirme l'existence des dix tribus à laquelle il rattache l'espoir de la prochaine délivrance. Il remit ensuite ce traité, en langue latine, à un haut personnage de l'Angleterre pour le communiquer au Parlement et au conseil d'État. Il y ajouta un mémoire où il essayait de prouver qu'avant de pouvoir retourner dans leur pays d'origine, les Juifs devaient être disséminés d'un bout de la terre à l'autre. Or, comme l'Angleterre se trouvait, à ses yeux, sur les confins septentrionaux du monde habité, il lui paraissait indispensable de les ramener dans cette contrée. Il sollicita donc le conseil d'État et le Parlement d'autoriser les Juifs à se rendre en Angleterre, d'où ils étaient exclus depuis trois siècles, à y pratiquer librement leur religion et à y élever des synagogues (1650). Manassé ne cachait nullement ses espérances messianiques, car il savait que les saints ou puritains formaient des vœux pour le retour élu peuple de Dieu dans son ancienne patrie et étaient tout disposés à l'y aider. Les prévisions de Manassé semblèrent se réaliser, car sa
requête fut accueillie favorablement par le Parlement. Lord Middlesex lui
envoya même une lettre de remerciements avec cette suscription : A mon cher frère, au philosophe hébreu Manassé ben Israël.
Sur ces entrefaites, la guerre éclata entre l'Angleterre et Craignait-on, parmi les Juifs, que Manassé ne fût pas
assez habité pour triompher de toutes les difficultés ou qu'il nuisit à la
cause de ses coreligionnaires en s'inspirant trop, dans ces négociations, de
ses rêveries messianiques ? Ce qui est certain, c'est qu'un Marrane, Manuel
Martinez Dormido, s'empressa de se rendre à Londres pour remettre une
supplique en faveur de l'établissement des Juifs dans Celui-ci marchait alors en plein rêve. D'avance il se sentait ébloui par les splendeurs de la glorieuse période messianique qui allait s'ouvrir pour Israël. Ses idées étaient, d'ailleurs, partagées par des illuminés chrétiens. Peu de temps auparavant, le Hollandais Henri Jessé avait publié un ouvrage intitulé Prochaine gloire de Juda et d'Israël. Le médecin Paul Felgenhauer, de Bohème, mystique et alchimiste, alla plus loin. Persécuté à la fois, en Allemagne, par les catholiques et les protestants, il s'était réfugié à Amsterdam. et s'y était lié avec Manassé. Il publia le livre suivant (décembre 1654) : Heureux message du Messie à Israël : elle est proche l'époque où Israël sera délivré de tous ses maux et ramené de la captivité et où le Messie viendra. Pour la consolation d'Israël, d'après les livres saints de l'Ancien et du Nouveau Testament, écrit par un chrétien qui attend le Messie avec les Juifs. Felgenhauer déclare que les vrais croyants des autres religions sont également les descendants d'Abraham par l'esprit, et il en conclut que Juifs et chrétiens doivent s'aimer et s'unir en Dieu comme Juda et Israël. D'après lui, cette réconciliation des diverses confessions n'est plus éloignée, comme le prouvent les innombrables maux causés par la sanglante guerre de Trente ans. Dans l'automne de l'année 1655, Manassé se décida à se rendre à Londres, où Cromwell lui fit le plus cordial accueil. Il était accompagné de Jacob Sasportas, qui avait exercé les Ponctions de rabbin dans diverses villes africaines, et de plusieurs autres coreligionnaires. Londres était alors déjà habité par des Juifs, mais ils y vivaient sous le masque chrétien, comme à Bordeaux. Sous le règne d'Élisabeth, un médecin juif ou marrane, Lopez, avait joué un certain rôle dans cette ville comme protecteur et interprète d'un bâtard portugais, le prince Antonio, qui sollicitait l'aide de l'Angleterre pour disputer au roi d'Espagne le trône du Portugal. Victime d'intrigues, Lopez avait été accusé de trahison et condamné à mort par la reine. A la suite de cette condamnation, les parents et les amis marranes de Lopez avaient dissimulé encore plus soigneusement leur qualité de Juif. Sous les Stuart aussi, un petit nombre de Marranes étaient venus s'établir en Angleterre, où ils vivaient déguisés en chrétiens espagnols et portugais. Le plus considérable d'entre eux était Antonio Fernandez Carvajal, très riche armateur. Il fut accusé un jour d'avoir déserte le christianisme, mais, sur les instances des principaux marchands de Londres, le Parlement imposa silence à ses accusateurs. Tous ces Marranes célébraient en apparence les offices du culte catholique dans la chapelle de l'ambassadeur portugais, Antonio de Sousa, beau-père de Carvajal ; en réalité, cette chapelle était une synagogue. Cromwell savait fort bien ce qui se passait, mais fermait les yeux. Les Marranes se contentaient de cette situation équivoque et ne se décidèrent que difficilement à joindre leurs efforts à ceux de Manassé pour pouvoir observer ouvertement le judaïsme. Pour donner plus de poids à sa démarche, Manassé se fit envoyer des procurations par les Juifs des divers pays européens et se présenta en Angleterre comme délégué de tous ses coreligionnaires. Il remit ensuite une Adresse à Cromwell, et en même temps il fit imprimer et répandre une Déclaration où il exposait les motifs qui plaidaient en faveur du rappel des Juifs et où il réfutait les objections qu'on pourrait y opposer. Les raisons invoquées peuvent se résumer en deux principales, une raison mystique et une raison économique. Actuellement, dit-il, notre nation est dispersée partout et réside dans tous les pays florissants de la terre, en Amérique comme dans les trois autres parties du monde; seule l'importante et puissante Grande-Bretagne ne possède pas de Juifs. Pour que le Messie puisse venir et nous apporter la délivrance, il est nécessaire que nous soyons également établis dans ce pays. En deuxième lieu, il faisait valoir l'essor que les Juifs donneraient au commerce de l'Angleterre. Cromwell était favorable au projet de Manassé. Il savait
quels avantages l'Angleterre, dont le commerce était bien moins prospère que
celui de Le Dès le début de la discussion, les représentants des
droits de l'État déclarèrent que nulle loi ne s'opposait au retour des Juifs,
attendu que l'édit de proscription promulgué autrefois contre eux n'avait pas
été sanctionné par le Parlement. Les délégués de Londres réservèrent leur
opinion, mais le clergé se prononça énergiquement contre les Juifs. Pour
obtenir un résultat favorable, Cromwell fit adjoindre au clergé trois
ecclésiastiques de ses amis, mais à la séance de clôture ( A la suite des délibérations de la commission de Whitehall, le conseil d'État décida d'autoriser les Juifs à séjourner en Angleterre, mais en les soumettant. à de pénibles restrictions ; il leur était même interdit de se réunir pour célébrer les offices. Cromwell trouva celte défense trop dure et leur permit de célébrer leur culte dans une maison privée. Il ne pouvait pas se montrer plus libéral à ce moment, parce que le fanatisme du clergé et les préjugés de la foule étaient alors coalisés pour s'opposer à l'admission des Juifs. Un des adversaires les plus fanatiques des Juifs était l'agitateur et pamphlétaire William Prynne, qui, dans un libelle violent, renouvela contre eux toutes les anciennes calomnies, y compris l'accusation du meurtre rituel, et réunit tous les décrets promulgués contre eux au XIIIe siècle. D'autres pamphlétaires suivirent l'exemple de Prynne. Probablement à l'instigation de Cromwell, Thomas Collier réfuta les assertions de Prynne dans un opuscule qu'il dédia au Protecteur. Pendant qu'on discutait avec vivacité cette question en Angleterre, le gouvernement hollandais témoigna son mécontentement au sujet de l'entreprise poursuivie par Manassé ben Israël. Il craignait que ce dernier ne cherchât à faire partir les Juifs d'Amsterdam, avec leurs capitaux, pour Londres. Hais Manassé put prouver sans peine que ses efforts tendaient à ouvrir l'Angleterre, non pas à ses coreligionnaires de Hollande, qui jouissaient d'une grande liberté, mais aux malheureux Marranes d'Espagne et de Portugal. Cet asile s'ouvrait pourtant moins facilement que ne
l'avait espéré Manassé. Les préoccupations intérieures et extérieures ne
laissaient pas à Cromwell assez de loisirs pour prêter un concours efficace
au rabbin d'Amsterdam, et les adversaires des Juifs déployaient beaucoup
d'activité. Les compagnons de Manassé, découragés, repartirent pour Sur le conseil d'une haute personnalité, Manassé se décida
alors à publier une nouvelle défense des Juifs, où il exposa, pour les
réfuter, diverses accusations dirigées contre ses coreligionnaires. Cet
écrit, sous forme de lettre, répond aux points suivants : usage du sang
chrétien à la fête de Pâque ; blasphèmes contre le Christ dans les
prières ; injures contre les chrétiens ; culte idolâtre rendu aux
rouleaux de Le plaidoyer de Manassé produisit une impression favorable, et, à la suite d'un incident qui se produisit, Cromwell se décida à sortir de la réserve qu'il s'était imposée jusque-là et à autoriser le séjour des Juifs en Angleterre. Un riche marchand portugais, Roblès, fut cité devant la justice sous l'inculpation d'être papiste (1656), et, comme l'Angleterre était alors en guerre avec le Portugal, sa fortune fut confisquée. Mais, sur l'initiative de Cromwell, le conseil d'État leva le séquestre, parce que l'inculpé était juif et non pas catholique. C'était reconnaître implicitement aux Juifs le droit d'habiter l'Angleterre. Les Marranes établis à Londres ne se trompèrent pas sur la portée de cette sentence ; ils s'empressèrent de jeter le masque du christianisme. Grâce aux démarches de Carvajal et de Simon de Cacérès, ils purent même acquérir un cimetière spécial pour les membres de leur communauté (février 1657) ; ils furent également autorisés à observer publiquement leurs fêtes et à célébrer leur culte. On continua seulement de les considérer comme étrangers et de leur imposer, par conséquent, des taxes plus élevées. La campagne de Manassé ne fut donc pas infructueuse. Quand Manassé manifesta le désir de retourner en Hollande,
Cromwell le combla d'honneurs et lui accorda une pension annuelle de cent
livres ( L'année suivante, Cromwell mourut. Deux ans après sa mort,
le général Monk ramenait le prétendant Charles II en Angleterre et le
rétablissait sur le trône. Pendant qu'il était encore simple prétendant, ce
prince, qui avait toujours besoin d'argent, s'était déjà anis en rapport avec
les Juifs d'Amsterdam et leur avait promis, dans le cas où la monarchie
serait restaurée, d'autoriser l'établissement de leurs coreligionnaires en
Angleterre s'ils lui fournissaient des armes et des capitaux. Il tint parole.
Dés qu'il fut devenu roi, il permit à de nombreux Juifs de se fixer dans Au moment où se produisit cette amélioration dans la
situation des Juifs, quel était l'état du judaïsme ? La religion juive
avait alors subi tant de modifications, s'était accrue de tant d'additions et
d'emprunts étrangers qu'elle était devenue presque méconnaissable. Déjà les
Soferim et les docteurs du Talmud avaient élevé de si nombreuses barrières et
multiplié tellement leurs interprétations qu'on ne reconnaissait presque plus
rien de la doctrine des Prophètes. Puis étaient venus les gaonim, les écoles
des rabbins espagnols, français, allemands et polonais, les adeptes de Il y eut pourtant alors quelques hommes qui élevèrent des doutes sur la vérité du judaïsme rabbinique et cabalistique, et hésitèrent même à accepter les enseignements du Talmud. D'autres allèrent plus loin; ils combattirent plus ou moins ouvertement le judaïsme de ce temps. Ce ne fut ni en Allemagne, ni en Pologne, ni même en Asie que se rencontrèrent ces esprits hardis, mais dans des communautés italiennes et portugaises, dont les membres avaient des relations avec les milieux cultivés des autres confessions. Uriel Acosta aux Pays-Bas, Juda Léon Modena, Joseph Delmedigo, Simon Luzzato, en Italie, furent les premiers à élever la voir, contre la religion juive, telle qu'elle était alors pratiquée. Mais ils se contentèrent de protester, sans préconiser aucune réforme. Uriel da Costa (Gabriel Acosta), né vers 1590 et mort en 1640, descendait d'une famille marrane d'Oporto dont les divers. membres, terrorisés par l'Inquisition, étaient devenus de fervents catholiques. A l'exemple de la plupart des jeunes gens de la bourgeoisie portugaise de cette époque, il avait étudié le droit; il était ainsi préparé à remplir, le cas échéant, des fonctions ecclésiastiques. A l'époque de sa jeunesse, les jésuites avaient déjà conquis une grande influence sur les consciences et réussi à asservir les âmes en présentant sous d’épouvantables images, les éternels supplices de l'enfer. Selon eux, on n'échappait à ces terribles tortures qu'en accomplissant toutes les pratiques religieuses et en se confessant avec une ponctuelle régularité. Tout en suivant fidèlement toutes les prescriptions, Gabriel da Costa ne se sentait pourtant pas tranquille. Malgré lui, des doutes s'élevèrent dans son esprit sur les dogmes du christianisme. Dans l'espoir de retrouver le calme, il se mit alors à étudier l'Ancien Testament. Peu à peu il se pénétra de la conviction que la vérité se trouvait dans le judaïsme, dont tes dogmes ont été adoptés, du reste, par l'Église. Da Costa résolut alors d'abandonner le catholicisme et de revenir à la foi de ses aïeux. Ayant réussi, avec sa famille, à échapper à la surveillance de l'Inquisition, il s'embarqua pour Amsterdam, où lui et ses frères embrassèrent le judaïsme. Il prit le nom d'Uriel. D'une imagination ardente et d'un caractère enthousiaste, Da Costa avait conçu un judaïsme particulier qu'il espérait voir pratiquer à Amsterdam. Sa déception fut grande quand il s'aperçut que la réalité ne répondait pas à son idéal et que les usages religieux suivis par les Juifs hollandais ne concordaient même pas avec la législation mosaïque. Comme il avait fait de sérieux sacrifices à ses convictions, il se crut en droit d'exprimer publiquement ses déceptions et de signaler l'abîme qui séparait le judaïsme rabbinique de la religion de Moïse. De là des attaques très vives contre les ordonnances des rabbins ou, comme il les appelait, des Pharisiens. Après avoir tant souffert pour leur foi, les Juifs d'Amsterdam furent irrités qu'un des leurs l'attaquât et s'en moquât. Da Costa fut donc menacé d'excommunication s'il continuait de transgresser les lois cérémonielles, mais il n'en persista pas moins dans ses opinions. Le collige rabbinique l'exclut alors de la communauté, et ses plus proches parents s'éloignèrent de lui. Isolé de ses coreligionnaires, de ses amis et de sa famille, ne pouvant pas se mettre en relations avec ses concitoyens chrétiens, dont il ne savait pas encore la langue, Da Costa s'aigrit de plus en plus et publia un ouvrage violent intitulé : Examen des traditions pharisiennes, où il proclama sa rupture définitive avec le judaïsme. A la suite de cette publication, les représentants
officiels de la communauté d'Amsterdam accusèrent Da Costa auprès des
magistrats de nier l'immortalité de filme et de repousser ainsi, non
seulement les doctrines juives, mais aussi les enseignements du
christianisme. Il fut alors emprisonné pendant quelques jours et condamné
finalement à une amende. Supportant mal son isolement, il céda aux instances
d'un de ses parents, et, au bout de quinze ans, il se réconcilia avec Cette réconciliation ne fut pas de longue durée, car Da Costa était de caractère trop emporté pour imposer longtemps silence à ses convictions. De nouveau il déclara la guerre au judaïsme traditionnel, et de nouveau il fut appelé à comparaître devant le collège rabbinique. Ses juges décidèrent qu'il n'échapperait à une deuxième excommunication, bien plus pénible que la première, qu'en se soumettant à une pénitence solennelle. Par amour-propre il refusa de céder, et il fut mis une seconde fois en interdit. Las de ces luttes incessantes, attristé de vivre séparé de tous les siens, il se décida à la fin à accepter la sentence des rabbins. On le mena dans une synagogue remplie d'hommes et de femmes, où il dut proclamer publiquement son repentir. Debout sur une estrade, il lut une confession détaillée de tous ses péchés, s'accusant d'avoir transgressé le repos sabbatique et les lois alimentaires, nié plusieurs articles de foi et dissuadé quelques personnes de se convertir au judaïsme. Après avoir promis solennellement de ne plus retomber dans ses erreurs, il jura de vivre désormais en bon israélite. Puis il se retira dans un coin de la synagogue, se dénuda jusqu'à la ceinture et reçut trente-neuf coups de lanière. Il s'assit alors par terre, et la sentence d'excommunication fut levée. Enfin, il dut s'étendre sur le seuil du temple, et tous les assistants enjambèrent son corps. C'était là un excès de sévérité, que les Marranes avaient emprunté à l'Inquisition. La colère qu'il ressentit de ces traitements humiliants lui inspira la pensée de se tuer, mais, en même temps, il voulait se venger de celui qu'il considérait comme le principal instigateur de ces persécutions, son frère ou son cousin. Pour émouvoir ses contemporains et la postérité sur son sort, il mit par écrit le récit de ses souffrances, y ajoutant de vives attaques et même d'odieuses accusations contre les Juifs. Après avoir achevé son testament, il prépara deux pistolets, en déchargea un sur son parent, qu'il manqua, et se tua avec l'autre (avril 1640). Quand on pénétra dans sa demeure, on découvrit l'autobiographie qu'il avait écrite sous le titre de Spécimen d'une vie humaine, et qui était une violente diatribe contre les Juifs et leur religion. Un autre novateur hardi de ce temps fut Juda ou Léon Modena (1571-1649). Il descendait d'une famille qui, lors de l'expulsion des Juifs de France, avait émigré en Italie, et dont les membres furent à la fois très cultivés et très superstitieux. On retrouve ce trait de caractère chez Léon Modena. Dans son enfance, il fut considéré comme un petit prodige. A trois ans, il savait réciter un chapitre des Prophètes. A dix ans, il lui arriva un jour de prononcer une sorte de sermon, et, à treize ans, il écrivit un dialogue sur les avantages et les inconvénients du jeu de cartes et des dés, et composa une élégie en vers hébreux et italiens sur la mort du maire de sa jeunesse, Moïse Basoula. Mais l'homme fait ne tint pas les promesses de l'enfant; il devint un simple polygraphe, qui ne se distingua par aucune qualité éminente. Il exerça aussi les métiers les plus variés pour gagner sa vie, se faisant tour à tour prédicateur, instituteur, officiant, interprète, copiste, correcteur, libraire, courtier, marchand, rabbin, musicien et fabricant d'amulettes. Doué d'une mémoire remarquable, il connaissait toute la littérature biblique, talmudique et rabbinique, et se rappelait aussi tout ce qu'il avait lu en latin, en hébreu et en italien. Mais la science pas plus que la poésie ne lui donnaient de véritable joie. Joueur effréné, il se trouvait toujours dans le besoin, mécontent de lui et des autres. Ce n'étaient pas ses convictions religieuses qui pouvaient lui imprimer une direction et lui donner de la force morale, car elles étaient peu solides. Foi, incrédulité, superstitions, ces sentiments opposés étaient sans cesse en collision chez lui. Ce qu'il croyait un jour, le lendemain il le combattait, et chaque fois il était sincère. Léon Modena eut des élèves chrétiens, entre autres l'évêque français Jean Plantavit et le cabaliste excentrique Jacob Gafarelli. Des savants et des gentilshommes correspondirent avec lui et l'autorisèrent en termes flatteurs à leur dédier ses ouvrages. Il occupait en Italie une situation presque analogue à celle de Manassé ben Israël en Hollande. Dans les milieux chrétiens qu'il fréquentait comme savant et comme joueur, il entendait souvent traiter les rites juifs d'enfantillages. Au commencement, il défendait ses croyances, puis, peu à peu, il reconnut lui-même l'absurdité et l'étrangeté de certaines pratiques. Sur les instances de ses amis chrétiens et principalement d'un lord anglais, et aussi par suite de besoins d'argent, il se décida à publier en langue italienne un recueil des lois cérémonielles juives, Rites hébreux, qu'il dédia à l'ambassadeur de France à Venise. Il rendit ainsi un très mauvais service à sa religion auprès des chrétiens, car pour des personnes étrangères au judaïsme, bien des usages devaient forcément paraître singuliers et parfois absurdes. Dans son ouvrage, il fait connaître aux lecteurs chrétiens les prescriptions observées par les Juifs dans leurs maisons, à leur lever et leur coucher, relativement à leurs vêtements et à leur vaisselle, dans les synagogues et les écoles. Inconsciemment, dans son exposé, il s'associe aux contempteurs du judaïsme, lui qui, en sa qualité de rabbin, enseignait et pratiquait cette religion. Il s'en rendit compte, car il dit dans son introduction : Pendant que j'écrivais ce livre, j'avais oublié que j'étais moi-même Juif ; j'ai parlé en témoin impartial et sincère. Pourtant, je me suis efforcé d'éloigner de ma religion le ridicule qui pourrait s'attacher à elle à cause de ses nombreuses lois cérémonielles, mais j'avoue que je n'ai pas cherché à défendre ces lois ; mon but était de raconter et non pas de convaincre. Léon Modena ne rompit pourtant pas avec le judaïsme rabbinique. Au moment même où il exposait les rites juifs aux railleries des chrétiens, il écrivit une défense de la loi orale. Il composa enfin un autre ouvrage, le meilleur qui fût sorti de sa plume, où il se livre, d'un côté, aux plus violentes attaques contre le judaïsme rabbinique, et, de l'autre, réfute éloquemment ces attaques. Pour ne pas proférer lui-même des accusations contre le Talmud, il les met dans la bouche d'un personnage imaginaire, qu'il fait parler avec la plus grande hardiesse et auquel il prête certaines propositions, téméraires pour le temps et ayant pour but de purifier le vieux judaïsme biblique de toutes les scories dont il s'était couvert à travers les siècles. C'était la première tentative de réforme. II s'agissait de simplifier les prières et les autres parties du culte, d'abolir le' deuxième jour de fête, de rendre plus facile l'observance du sabbat, de Pâque et des autres jours fériés, même de la fête de l'Expiation, de supprimer ou de modifier les lois alimentaires. Si Léon Modena avait été un homme de caractère énergique
et de solides convictions, il aurait peut-être pu créer une agitation
sérieuse parmi ses coreligionnaires et provoquer des réformes. Mais, après
avoir vilipendé le Talmud, il en fit l'éloge, par pur jeu d'esprit,
réquisitoire et plaidoyer restèrent enfouis au milieu de ses paperasses. II
laissa également inédit un ouvrage, Ari Noham
ou le Lion rugissant, qu'il écrivit
contre Joseph Salomon Delmedigo (1591-1655) ressemblait en apparence à Léon Modena, mais restait au fond bien différent de lui. Il ne ressemblait pas plus à la famille à laquelle il appartenait, qui avait toujours cultivé la science et le Talmud, et dont un des membres les plus connus était Elia Delmedigo, son bisaïeul. A l'Université de Padoue où il étudiait, il manifestait une prédilection marquée pour les mathématiques et l'astronomie. Du reste, Il eut pour maître, dans cette ville, l'illustre Galilée, qui lui fit connaître le système planétaire de Copernic. Ni Delmedigo ni aucun Juif croyant n'eurent jamais l'idée de considérer comme hérétique l'opinion qui admettait le mouvement de la terre et l'immobilité du soleil. Il étudia également la médecine, mais seulement pour gagner sa vie ; sa préférence demeura acquise aux mathématiques. Disciple de Léon Modena, il entassa dans sa mémoire, comme son maître, les connaissances les plus variées. Dans le mi-lieu juif où il vécut et où l'on s'exprimait librement sur la religion, Delmedigo commença à douter de l'authenticité des traditions juives, mais il ne se décida ni à essayer de triompher de ses doutes ni à y conformer sa conduite. Ainsi ébranlé dans ses croyances, il retourna à Candie,
dans sa famille, où ses opinions causèrent du scandale. Il fut contraint de
repartir de la maison paternelle et, à l'exemple d'Abraham ibn Ezra, il
commença alors à mener une vie errante. Partout où il rencontrait des
Caraïtes, il se liait avec eux, et eux, de leur côté, s'attachaient à lui. Au
Caire, ses connaissances mathématiques lui valurent un vrai triomphe, dans un
tournoi scientifique auquel l'avait convié un vieux savant musulman. De là,
il se rendit à Constantinople, où il fréquenta également des Caraïtes, et
partit ensuite pour Nais en Pologne non plus il ne resta pas fixé longtemps.
Par crainte de ses coreligionnaires, il n'osa pas se lier trop intimement
avec la noblesse, et, d'autre part, le pays était trop pauvre pour qu'il pût
nourrir l'espoir de gagner beaucoup d'argent. Il partit donc pour Hambourg,
où venait de s'organiser une communauté portugaise. Peu consulté comme
médecin, il accepta des fonctions rabbiniques, peut-être à titre de
prédicateur. Il consentit ainsi, par nécessité, à agir en hypocrite et à
prêcher le judaïsme rabbinique, auquel il ne croyait pas. Il alla plus loin.
Pour donner un démenti à des bruits venus de Pologne, qui le représentaient
presque comme un hérétique, il n'hésita pas à faire l'éloge de De Hambourg il alla à Amsterdam. Il arriva dans cette
ville au moment où la communauté était encore sous l'impression de la lutte
engagée contre Uriel da Costa. Delmedigo crut donc prudent de s'en tenir à
une stricte orthodoxie, afin d'écarter de lui tout soupçon d'irréligion. Il
fut nommé prédicateur à Amsterdam ou dans une localité voisine. Mais, sans
fortune et poussé par la passion du mouvement, il quitta bientôt les Pays-Bas
pour Francfort-sur-le-Mein. Dans cette ville, habitée par de savants
talmudistes, Delmedigo n'était pas de force à occuper des fonctions
rabbiniques ; il demanda sa subsistance à sa profession de médecin. Sa
situation n'y était sans doute pas brillante, car, après un séjour assez
court, il partit de Francfort pour Prague (vers Simon ou Simha Luzzato (né vers 1590 et mort en 1663) peut aussi
être rangé parmi les esprits novateurs de cette époque. Il était d'une trempe
plus vigoureuse que Léon Modena et Delmedigo. Excellent mathématicien d'après
le témoignage de Delmedigo, il était également familiarisé avec les
littératures ancienne et moderne. Mais il se distinguait surtout par sa
sincérité et sa grande probité. Dans sa jeunesse, il écrivit en italien une Parabole, où il expose ses idées sur les
rapports de la science et de la foi, et où il fait preuve d'une précoce
maturité d'esprit. II fait interpréter sa pensée par le philosophe grec
Socrate. Tout en restant fermement attaché à ses croyances, Simon
Luzzato ne se laissa jamais égarer par Par ce plaidoyer, Luzzato cherchait surtout à protéger ses coreligionnaires contre la malveillance de quelques patriciens de Venise, où il exerçait les fonctions de rabbin avec Léon Modena. Le peuple vénitien, qui vivait en partie des Juifs, avait moins d'antipathie pour eux. Mais, parmi les personnes au pouvoir, des fanatiques ou simplement des concurrents jaloux réclamaient de nouvelles restrictions contre les Juifs, et même leur expulsion. Venise avait été surpassés par d'autres puissances maritimes, les Pays-Bas et l'Angleterre, et écartée du marché du Levant. De là, une diminution sensible dans ses affaires et la ruine d'importantes maisons de commerce. D'orgueilleux marchands virent ainsi prendre leur place par des capitalistes juifs, qui avaient des relations étendues et étaient mieux armés pour lutter contre leurs rivaux anglais et hollandais. Au lieu de s'en prendre à eux-mêmes ou aux circonstances, ces marchands se tournèrent contre les Juifs. Avec d'habiles précautions et par des allusions ingénieuses, Luzzato indiqua aux autorités de Venise les raisons du déclin. de certains marchands vénitiens et leur fit comprendre les avantages considérables que les commerçants juifs fixés à Venise assuraient à la ville. Il établit par la statistique que les Juifs procuraient à la république un revenu annuel de plus de 250.000 ducats, faisaient vivre quatre mille ouvriers, livraient au public à un prix peu élevé les produits du pays et importaient les marchandises étrangères. Luzzato rappela aussi les services considérables que les capitaux juifs avaient rendus récemment à la république, lors d'une épidémie. Si Luzzato signala les mérites de ses contemporains juifs,
il eut aussi le courage de montrer leurs défauts. Sans
doute, dit-il, les Juifs vénitiens
différent de leurs coreligionnaires turcs, allemands ou polonais ; mais
ils présentent aussi des traits communs. Ils sont pusillanimes, sans énergie,
absorbés par leurs intérêts particuliers et peu préoccupés de l'intérêt
général. A force d'être économes, ils sont presque avares ; ils admirent
l'antiquité et ne comprennent pas les temps présents. Beaucoup d'entre eux
manquent de culture, ne cherchent pas à connaître les langues. Leur
obéissance aux lois religieuses va jusqu'à la mortification. Par contre, ils
ont de remarquables qualités : ils sont fermes dans leurs croyances, et,
s'ils manquent de vaillance pour aller au-devant du danger, ils endurent les
souffrances avec un grand courage. Ils connaissent fort bien |