Troisième époque — La décadence
Pendant qu'en Hollande les Juifs jouissaient presque des mêmes droits que les autres habitants, leur situation était peu satisfaisante dans tout le reste de l'Europe. En Allemagne surtout, le Juif du XVIIe siècle était encore un paria, qu'on outrageait, qu'on méprisait, et dont les souffrances n'inspiraient aucune pitié. A cette époque, on ne trouve plus en Allemagne que trois ou quatre communautés importantes : celles de Francfort-sur-le-Mein, avec 4.000 à 5.000 âmes, de Worms avec 1.400, de Prague avec 10.000, et de Vienne avec 3.000. La communauté de Hambourg était encore toute jeune. Dans les villes libres de Francfort et de Worms, la haine du Juif prenait sa source dans l'étroitesse d'esprit de la petite bourgeoisie et la jalousie des corporations, plutôt que dans la différence de confession. Ces deux villes considéraient les Juifs comme leurs serfs, et elles invoquaient très sérieusement un document de l'empereur Charles IV pour affirmer que ce souverain les leur avait vendus corps et biens. Quand des Juifs portugais, venus des Pays-Bas à Francfort pour y créer des établissements commerciaux, sollicitèrent l'autorisation d'organiser un lieu de prières, les magistrats repoussèrent leur demande. Devant ce refus, ils s'adressèrent au seigneur de Hanau, qui comprit combien leur présence serait avantageuse à son État, et il leur accorda plusieurs privilèges. La malveillance de la ville de Francfort pour les Juifs a trouvé son expression dans une législation spéciale appelée Judenstältigkeit, qui indique à quelles conditions humiliantes étaient soumis ces malheureux pour pouvoir respirer l'air empesté du quartier juif. Cette charte confirmait d'abord les anciennes prescriptions canoniques des papes relatives aux nourrices et aux domestiques chrétiens et au port d'un signe distinctif. Elle leur défendait ensuite de sortir de leur quartier, sinon pour affaires, de se montrer aux environs du palais dit Rœmer, surtout aux jours de fêtes chrétiennes ou de mariage, ou lorsque des princes séjourneraient dans la ville. Dans le ghetto même, ils étaient tenus de s'abstenir de toute démonstration bruyante et d'inviter leurs hôtes à se coucher de bonne heure. Pour recevoir un étranger et même un malade à l'hôpital, ils devaient avertir au préalable le Magistrat, et ils ne pouvaient pas acheter des vivres au marché en même temps que les chrétiens. Leur commerce était soumis à toute sorte de restrictions, quoiqu'on leur fit payer des taxes plus élevées qu'aux chrétiens. Ils étaient obligés d'attacher à leurs maisons des enseignes où étaient peintes les plus singulières images et qui portaient des noms baroques : à l'ail, à l'âne, à l'écu vert, blanc, rouge ou noir. Ces enseignes servaient ensuite à désigner les propriétaires, et les sobriquets qui en résultaient devenaient même parfois des noms de famille, comme Rothschild (à l'écu rouge) ou Schwartschild (à l'écu noir). Pour être admis dans la ville, chaque Juif devait jurer en termes humiliants d'observer ponctuellement ces ordonnances. Et encore pouvait-il être expulsé, même après avoir rempli toutes les formalités prescrites, si tel était le bon plaisir du sénat. Encouragées sans doute par les dispositions hostiles que le sénat manifestait pour les Juifs, les corporations d'artisans lui demandèrent de les expulser. Elles avaient à leur tête le pâtissier Vincent Fettmilch, homme d'une très grande audace, qui se qualifiait ouvertement de nouvel Haman des Juifs. Un jour, pendant que les Juifs étaient réunis dans leurs maisons de prières (1er septembre 1614), ils entendirent d'épouvantables clameurs et des coups qui ébranlaient la porte de leur quartier. Les plus courageux d'entre eux prirent les armes pour repousser les assaillants. Il y eut des morts et des blessés des deux côtés. Mais les bandes de Fettmilch, plus nombreuses et mieux armées que les Juifs, triomphèrent. Pendant toute une nuit, elles saccagèrent le quartier juif, détruisirent les synagogues et pillèrent avec une révoltante brutalité. Bien des Juifs trouvèrent un refuge chez des chrétiens. Ceux qui n'avaient pas pu se cacher s'étaient enfuis au cimetière, s'attendant à tout instant à être massacrés. De propos délibéré, les émeutiers les laissèrent toute une journée dans l'incertitude sur leur sort. Aussi les Juifs acceptèrent-ils comme une grâce l'ordre qu'ils reçurent l'après-midi de partir de Francfort par la porte des Pêcheurs, dépouillés de tous leurs biens, au nombre de treize cent quatre-vingts. Il se passa un temps assez long avant qu'on accueillit les réclamations des Juifs de Francfort expulsés par les rebelles. Le sénat n'avait pas de pouvoir suffisant, et l'autorité de l'empereur Mathias lui-même était méconnue. Ce ne fut qu'à la suite de troubles analogues survenus à Worms que les Juifs de Francfort reçurent satisfaction. À Worms, en effet, il se produisit également des désordres contre les Juifs, à l'instigation d'un avocat du nom de Chemnitz. Malgré les protestations du Magistrat, les corporations de la ville, conseillées et dirigées par Chemnitz, intimèrent aux Juifs l'ordre de partir de Worms. Ceux-ci furent donc contraints de quitter la ville l'avant-dernier jour de Pâque (avril 1615). L'archevêque de Mayence et le landgrave Louis de Darmstadt les autorisèrent à s'établir provisoirement dans les petites villes et les villages de leurs domaines. A la nouvelle des événements de Worms, le prince-électeur
Frédéric, ami du médecin juif, Zaccuto Lusitano, envoya de l'infanterie, de
la cavalerie et des canons pour réprimer les désordres. Chemnitz, avec
plusieurs de ses complices, fut jeté en prison, mais au bout de plusieurs
mois seulement, sur l'ordre de l'empereur, les Juifs de Worms purent reprendre
possession de leurs demeures ( L'empereur Mathias abolit aussi à Francfort comme à Worms la législation promulguée par ces villes relativement aux Juifs (Judenställigkeit), et la remplaça par une nouvelle charte. Ce règlement maintint pourtant une grande partie des restrictions imposées aux Juifs, mais, comme l'empereur leur avait accordé certains privilèges, les magistrats municipaux leur devaient appui et protection et ne pouvaient plus expulser ceux qui avaient une fois acquis le droit de séjour. Les Juifs réintégrés à Francfort n'étaient donc plus obligés de faire renouveler tous les trois ans leur permis de séjour ; ce permis était même valable pour leurs enfants. On fixa à cinq cents le nombre des Juifs autorisés à habiter Francfort, et à six le nombre de permis de séjour nouveaux qu'on pouvait leur accorder annuellement. On limita aussi à douze le chiffre annuel des mariages juifs. Outre les taxes existantes, les Juifs en devaient payer de nouvelles, l'impôt du mariage et l'impôt de succession. A Worms, les restrictions édictées par la nouvelle charte étaient encore plus dures. Les Juifs perdirent, entre autres, le droit de pâture ; par contre, on daigna les autoriser à acheter le lait nécessaire à leur usage et à celui de leur famille. Il n'est pas moins vrai que l'intervention énergique de l'empereur Mathias en faveur des Juifs eut les plus heureuses conséquences pour toutes les communautés de l'Allemagne. Ferdinand II, quoique élève des Jésuites et ennemi des protestants, continua la politique de son prédécesseur à l'égard des Juifs. Aussi ces derniers ne souffrirent-ils pas particulièrement de la guerre de Trente ans. Comme tous les Allemands, ils furent éprouvés par les dévastations des soldats de Mannsfeld, de Tilly et de Wallenstein ; plusieurs communautés juives disparurent même complètement par suite des maux de la guerre. Du moins n'eurent-ils pas à subir de persécutions de la part de leurs concitoyens. L'empereur avait formellement ordonné aux généraux catholiques de protéger la vie et les biens des Juifs et de ne pas cantonner de soldats dans leurs quartiers. Ses instructions furent suivies presque partout, à tel point que maint protestant cacha ses richesses dans le quartier juif. C'est qu'on avait besoin de l'argent des Juifs pour subvenir aux frais de la guerre ; il était donc indispensable de les ménager. La cour de Vienne eut même recours à un nouveau procéda pour tirer de l'argent des Juifs, elle donna à certains d'entre eux le titre de Juif de cour, Hofjud, leur accordant les plus grandes facilités pour leur commerce, les exemptant du port du morceau d'étoffe jaune et leur assurant d'autres privilèges. Il semble presque qu'à cette époque les Juifs fussent traités moins rigoureusement que les chrétiens. Ainsi, à Mayence, les Suédois, qui séjournèrent dans cette ville pendant plus de quatre ans (fin de 1631 jusqu'au commencement de 1635), se montrèrent moins bienveillants envers tes catholiques qu'envers les Juifs. Ces derniers étaient également moins appauvris que les chrétiens, car trois ans après le départ des Suédois, ils purent construire une synagogue à Mayence, et plus tard, immédiatement après la guerre de Trente ans, quand de nombreux Juifs se réfugièrent de Pologne en Allemagne, ils purent venir en aide aux fugitifs. A cette époque, en effet, Pourtant, pendant la guerre de Trente ans, leur situation
fut encore plus satisfaisante que celle de leurs coreligionnaires
d'Allemagne, et bien des Juifs, chassés par la guerre, vinrent se réfugier de
ce pays en Pologne. Le roi Ladislas VII (1632-1648) les traita avec bienveillance,
et la noblesse polonaise, imprévoyante, dépensière, amie du faste, avait
besoin d'eux, parce qu'ils étaient industrieux, actifs, économes. Elle les
employait surtout pour l'administration des colonies nouvellement fondées
près du bas Dniéper et sur la rive septentrionale de la mer Noire, dans le
voisinage des Tartares de La plupart de ces Cosaques étaient sectateurs du rite
grec. Entraînés par leur ardeur de prosélytisme, les Jésuites résolurent de
les rattacher à l'Église romaine ou de les exterminer. Pour atteindre leur
but, ils eurent recours à tout un système de vexations et d'oppression.
Presque toutes les colonies de l'Ukraine et de Mais leur propre conduite, les procédés qu'ils employaient contribuèrent aussi à les faire détester des Cosaques. Les études talmudiques fondées en Pologne par les célèbres rabbins Schachna, Louria et Isserlès, et développées jusqu'à l'exagération par leurs disciples Josua Falk Kohen, Meïr Lublin, Samuel Edlès et Sabbataï Gohen, n'étaient pas réservées aux seuls rabbins, elles absorbaient toutes les intelligences. Il en résulta que les défauts de la méthode d'enseignement talmudique, déjà mentionnés plus haut, la subtilité, l'habitude d'ergoter, la finasserie, pénétrèrent dans la vie pratique et dégénérèrent en duplicité, en esprit retors, en déloyauté. Il était difficile aux Juifs de se tromper entre eux, parce qu'ils avaient reçu tous une éducation à peu près identique et que, par conséquent, ils pouvaient se servir des mêmes armes. Mais ils usaient souvent de ruse et de moyens déloyaux à l'égard des non juifs, oubliant que le Talmud et les plus illustres docteurs du judaïsme flétrissent le tort fait aux adeptes d'autres croyances au moins aussi énergiquement que celui dont on se rend coupable envers des coreligionnaires. Du reste, leur piété même était entachée de cet esprit d'exagération et de raffinement ; ils rivalisaient entre eux d'étroit rigorisme, mais ignoraient, pour la plupart, la foi sincère, simple, amie de la droiture et de la vérité. Ils expièrent cruellement cet affaiblissement de leur sens
moral. Dans leur aveuglement, ils s'étaient faits les complices de la
noblesse et des Jésuites pour opprimer les Cosaques de l'Ukraine et de Ils apprirent tout à coup avec effroi la rébellion des Cosaques, soulevés à la voix de l'hetman Bogdan Chmielnicki. Vaillant guerrier et habile stratégiste, Chmielnicki était en même temps cruel et perfide. Les Juifs l'avaient profondément blessé quand il occupait encore une situation subalterne. Aussi disait-il aux Cosaques, dès le début de la révolte : Le peuple polonais nous a livrés comme esclaves à ces maudits Juifs, et ces mots suffirent pour exciter les rebelles à tous les crimes. Les Zaporogues, alliés aux Tartares, battirent une première fois l'armée polonaise (1648). Après cette victoire, ils envahirent les villes situées à l'est du Dniéper, entre Kiew et Pultava, pillant et massacrant les Juifs qui n'avaient pas cherché leur salut dans la fuite. Plusieurs milliers périrent ainsi. Le sort de ceux que les Tartares firent prisonniers fut plus heureux ; ils furent transportés en Crimée et rachetés par leurs coreligionnaires turcs. Pour échapper à la mort, quatre communautés juives, comptant environ trois mille âmes, se livrèrent aux Tartares avec tous leurs biens. Ces Juifs aussi turent envoyés en Turquie et rachetés. Afin de réunir les sommes nécessaires au rachat de tous ces prisonniers, la communauté de Constantinople envoya un délégué en Hollande, pour y recueillir des subsides. Pendant le règne de Ladislas, Chmielnicki, après ses
premiers succès, parut disposé à traiter avec ce souverain. Malheureusement,
Ladislas mourut, et, comme toujours, durant l'interrègne (mai-octobre 1648), Le prince Jérémie Wischniowiecki, le seul personnage polonais qui se signala vraiment comme un héros dans toutes ces luttes, accueillit les Juifs au milieu de sa petite, mais vaillante armée, avec laquelle il poursuivait sans relâche les bandes cosaques. Mais, réduit à ses propres forces et écarté du commandement suprême par la jalousie, il dut se retirer devant le trop grand nombre d'ennemis. Sa retraite eut pour les Juifs les plus terribles conséquences. Ou rapporte que dans la forteresse de Polonnoïé, située entre Zaslav et Zytomir, les haidamaks, auxquels s'étaient joints les catholiques grecs de la ville, massacrèrent 10.000 Juifs. Par suite de la malheureuse issue de la deuxième guerre
entre les Polonais et les Cosaques, il n'y eut plus de sécurité même pour les
Juifs éloignés des premiers champs de bataille. Ils ne pouvaient échapper à
la fureur des Zaporogues qu'en passant la frontière de A Narol, qu'ils rencontrèrent sur leur chemin, les
Zaporogues accomplirent un épouvantable carnage (au commencement de novembre). On évalue le
nombre des victimes à 45.000, dont 12.000 Juifs. Les haidamaks se répandirent
ensuite dans A la suite de l'élection du rai de Pologne, la lutte cessa
quelque temps. Après avoir fait nommer son candidat, Jean-Casimir, primat de
Gnesen, Chmielnicki se décida à abandonner la région où il avait accumulé
tant de ruines ; il retourna dans l'Ukraine. Les commissaires polonais
le rejoignirent dans sa résidence pour traiter avec lui de la paix. Comme il
exigeait qu'il n'y eût plus dans les provinces cosaques ai église catholique
ni Juifs et que les délégués polonais ne voulaient pas y souscrire, les
pourparlers furent rompus ( La paix signée, les fugitifs juifs retournèrent dans leurs demeures, là où il leur était permis de s'établir. Ceux qui s'étaient convertis par crainte de la mort furent autorisés par le roi Jean-Casimir à revenir publiquement au judaïsme. Plusieurs centaines d'enfants juifs, devenus orphelins et élevés dans le christianisme, furent également réintégrés dans leur ancienne religion. On essaya de déterminer à quelle famille ils appartenaient et on leur attacha au cou un petit rouleau indiquant leur généalogie, pour qu'ils pussent éviter plus tard de contracter des mariages prohibés. Un synode de rabbins et de chefs de communauté se réunit à Lublin, dans l'hiver de l'année 1650, pour examiner par quelles mesures ils pourraient relever le judaïsme polonais et atténuer les effets désastreux de ces temps troublés. Des centaines de femmes juives ne savaient pas si leurs maris étaient morts ou s'ils erraient quelque part, dans l'est ou l'ouest, en Turquie ou en Allemagne, et, par conséquent, si elles pouvaient se remarier ou non. D'autres difficultés religieuses étaient encore à résoudre. On dit que le synode prit sur les différents points de très sages décisions. Sur la proposition de Schabbataï Kohen ou, par abréviation, Schakh, les communautés polonaises établirent un jour de jeûne à la date où se produisit le premier massacre des Juifs de Nemirov (20 sivan). La paix durait depuis un an et demi quand Chmielnicki
reprit les armes et envahit de nouveau La paix conclue, Chmielnicki n'attendit qu'une occasion
pour recommencer la lutte. Dès que son autorité, ébranlée par ses derniers
échecs, fut de nouveau consolidée et qu'il eut comblé les vides faits dans
son armée, il reprit les hostilités. Ne pouvant plus compter sur le concours
des Tartares, il entraîna les Russes dans sa guerre contre On revit à cette époque le lamentable spectacle qu'avaient
présenté les Juifs expulsés de l'Espagne et du Portugal. Partout on
rencontrait des Juifs polonais, à l'aspect hâve et décharné, qui erraient à
la recherche d'un asile. A l'ouest, à travers la région de Pour le judaïsme aussi, les excès des Cosaques eurent de
malheureuses conséquences. Jusque-là, la méthode polonaise de l'enseignement
talmudique n'avait exercé qu'une faible influence en Allemagne et en Italie.
Mais quand, à la suite des massacres, les Juifs polonais se furent répandus
dans les divers pays européens, leur érudition talmudique les fit appeler aux
postes rabbiniques les plus importants et, par conséquent, leur action devint
prépondérante. En Moravie, il y eut Efraïm Kohen et Schabbataï Kohen, à
Amsterdam Moïse Ribkès, à Fürth et plus tard à Francfort-sur-le-Mein Samuel
Aron Kaïdanover, à Metz Moïse Kohen de Vilna. Fiers de leur supériorité, tous
ces talmudistes polonais dédaignaient les rabbins allemands, portugais ou
italiens, et, loin de se corriger de leurs défauts, imposaient leurs
habitudes à leurs autres coreligionnaires. On se moquait des Polacks, mais on
acceptait leur autorité. Quiconque voulait étudier sérieusement le Talmud,
devait suivre l'enseignement d'un maître polonais. Dans toutes les
communautés où ils fonctionnaient, les rabbins polonais faisaient prévaloir
un rigorisme étroit et mesquin, le dédain pour l'étude de |