Troisième époque — La décadence
Au XVIe
siècle, Il est difficile d’évaluer le nombre de Juifs établis alors en Pologne; ils étaient peut-être environ vingt mille. Les communautés de Posen et de Cracovie, ou plutôt du faubourg de Casimierz, comptaient chacune trois mille membres. Venait ensuite la communauté de Lublin. Ils payaient des taxes multiples, sous toutes les formes ; mais c’était là leur raison d’être, aux yeux du roi et de la noblesse, et leur principal titre à la protection dont ils bénéficiaient. Du reste, ils étaient presque les seuls capitalistes dans ce pays pauvre. Aussi les rois polonais favorisaient-ils leurs entreprises commerciales. Lors des pourparlers de Sigismond-Auguste avec le tsar Ivan IV, surnommé le Cruel, pour la prolongation de la paix, le souverain polonais demanda que les Juifs lithuaniens fussent autorisés, comme auparavant, à s’occuper librement de commerce en Russie. Ivan refusa : Nous ne voulons pas tolérer ces gens dans notre pays, dit-il, parce qu’ils ont introduit chez nous du poison pour le corps et l’âme. Il faisait allusion à une secte fondée soixante-dix ans auparavant par le Juif Zacharie, à laquelle avaient adhéré des popes et le métropolitain Zosime, et qui se maintint jusqu’au commencement du XVIIe siècle. Tout en ayant moins de culture que la noblesse, dont les
jeunes gens allaient étudier aux Universités protestantes de Wittemberg et de
Genève, les Juifs de Pologne manifestaient pourtant plus de goût pour la
science que leurs coreligionnaires d’Allemagne. On trouvait parmi eux de
nombreux esprits nourris de la philosophie d’Aristote. Quelques-uns connaissaient
aussi les écrits théologiques de Maimonide. De plus, des médecins juifs,
venus d’Italie en Pologne avec la reine Dona, femme de Sigismond Ier (1506-1548),
possédaient, outre leur science médicale, d’autres connaissances profanes.
Mais c’est surtout le Talmud qui offrait le plus d’attraits aux Juifs
polonais. Parmi les Juifs d’Europe et d’Asie, ils s’étaient pourtant mis les
derniers à étudier cet ouvrage, mais ils s’y étaient adonnés avec une ardeur
passionnée. L’enseignement talmudique avait été implanté en Pologne par deux
savants allemands : Salomon Menz, de Mayence, qui émigra vers 1463 et
s’établit à un tige avancé à Posen, et Jacob Polak (vers Le système de Jacob Polak fut continué et développé par les trois célèbres rabbins Schalom Schachna, élève de Polak, Salomon Louria et Moïse Isserlès. Schachna, qui florissait de 1540 à 1558, semble avoir habité Lublin et y avoir exercé les fonctions de grand rabbin. Salomon Louria (né vers 1510 et mort vers 1573), qui descendait d’une famille allemande immigrée, aurait contribué en d’autres temps aux progrès et au développement du judaïsme. Mais en Pologne, à une époque de décadence, il ne put être qu’un remarquable talmudiste, d’un jugement sain et d’une critique pénétrante. Il se distingua aussi par la dignité et la fermeté de son caractère. Ennemi de l’injustice, de la vénalité et de l’hypocrisie, il blessa naturellement, dans ses diatribes, bien des vanités. Il s’élevait contre les talmudistes qui ne conformaient pas leurs actes à leur enseignement et ne s’efforçaient de briller dans les études talmudiques que par pur orgueil ; il raillait aussi ceux dont l’ambition était de beaucoup supérieure au savoir, qui prenaient le titre de maître dès qu’ils avaient reçu l’ordination, et, malgré leur ignorance, réunissaient des élèves autour d’eux à prix d’argent, comme les nobles louaient des domestiques. Il y a de vieux rabbins, disait-il, qui connaissent à peine le Talmud et, par vanité, exercent quand même une autorité tyrannique sur les communautés et les savants, lancent ou annulent des anathèmes, et donnent l’ordination à leurs élèves. Enfin, Louria flétrissait de sa verve mordante ces docteurs qui se montraient pleins d’indulgence pour les péchés des grands, mais relevaient avec une rigoureuse sévérité la moindre peccadille des humbles et des petits. Malgré ses violentes polémiques, Louria était profondément estimé de tous les savants, qui admiraient sa science si vaste et si sure. Encore presque jeune homme, il entreprit la tâche difficile d’élucider et de résumer les discussions talmudiques relative aux usages religieux et d’établir ainsi des règles certaines pour la pratique. Il travailla à cette oeuvre jusqu’à la fin de sa vie, sans pouvoir l’achever. Mais, pas plus que Maïmonide et d’autres docteurs, il ne réussit, en dépit de son esprit clair, net et sagace, à introduire l’ordre et l’unité dans le judaïsme rabbinique. Le troisième personnage important du judaïsme polonais, Moïse ben Israël Isserlès (né vers 1520 et mort en 1572), de Cracovie, était fils d’un homme riche qui avait été administrateur de la communauté. Il se distinguait plutôt par sa précocité et sa vaste érudition que par l’originalité de son esprit. A trente ans, il était aussi familiarisé avec la littérature talmudique et rabbinique que Joseph Karo, qui avait le double de son âge. Aussi fut-il nommé très jeune aux fonctions de rabbin et juge à Cracovie. Comme Louria, Isserlès voulut réunir les matériaux disséminés du judaïsme rabbinique et en former un code définitif. Devancé dans cette entreprise par Karo, il se contenta d’ajouter à la a Table v de ce dernier des observations et des rectifications qu’il appela Mappa ou Nappe. Ses additions, marquées au coin d’un étroit rigorisme, furent immédiatement acceptées et constituent encore aujourd’hui en Pologne et chez les Juifs aschkenazim le code religieux officiel. Ce ne fut cependant pas lui qui inventa ces aggravations, elles existaient déjà dans la pratique, et il ne fit que les ériger en règles. Isserlès ne se confina pas exclusivement dans les études
talmudiques, il s’intéressa aussi à d’autres recherches. Ainsi, il écrivit un
commentaire sur un ouvrage astronomique, David Gans (né en Westphalie en 1541 et mort à Prague en 1613) s’était rendu dès son jeune âge à Cracovie pour y fréquenter l’école talmudique. Mais inconsciemment, sous la direction d’Isserlès, il se sentit attiré vers les recherches scientifiques, l’histoire, la géographie, les mathématiques, l’astronomie. Lié avec les deux plus célèbres mathématiciens et astronomes de ce temps, Kepler et Tycho Brahé, il écrivit plusieurs travaux en hébreu sur ces sciences- Il s’est surtout fait connaître par sa chronique Cémah David, qui raconte année par année les faits de l’histoire juive et de l’histoire générale. Cette oeuvre n’a pas une tris grande valeur : c’est une nomenclature sèche des événements, dans le genre des chroniques des moines peu instruits du moyen âge. Du moins Gans eut-il le mérite de rappeler à ses coreligionnaires qu’il existe encore d’autres études intéressantes que celle du Talmud. Grâce à ces trois notabilités rabbiniques, Schachna,
Salomon Louria et Isserlès, la réputation des écoles talmudiques de Pologne
s’étendit dans toute l’Europe. D’Allemagne, de Une autre conséquence de l’influence de ce triumvirat fut
que, peu à peu, tous les Juifs polonais se consacrèrent aux études
talmudiques et devinrent aptes à remplir les fonctions de rabbin. Dans une
communauté de cinquante membres, on trouvait une vingtaine de talmudistes et
une école talmudique fréquentée par une trentaine d’élèves. Soutenues par les
communautés ou de riches particuliers, le nombre des écoles s’accrut
démesurément, et, en même temps, celui des élèves. Les études talmudiques
accaparèrent toutes les intelligences dès l’âge le plus tendre. On nomma des
surveillants, chargés de stimuler le zèle de tous ces jeunes gens (Bekourim). A
la fin, on élabora un programme général pour toute D’après ce programme, après chaque semestre, les maîtres se rendaient avec leurs élèves aux foires du pays, l’été à Çaslaw et à Iaroslaw et l’hiver à Lemberg et à Lublin. Il se formait ainsi des réunions de plusieurs milliers d’étudiants, où l’on argumentait à perte de vue et où l’on faisait assaut de finesse et de subtilité. Chacun pouvait prendre part à ce tournoi, dont les vainqueurs, c’est-à-dire les esprits les plus déliés et les plus subtil?, obtenaient parfois comme récompense une épouse bien dotée. Car certains parents riches tenaient à honneur d’avoir pour gendres de savants talmudistes. Cette application passionnée aux études talmudiques imprima même un caractère particulièrement disgracieux aux allures et aux mouvements des Juifs polonais, qui prirent l’habitude de s’agiter et de gesticuler dans une simple conversation comme s’ils soutenaient une discussion talmudique. La langue populaire juive s’enrichit d’expressions, de tours de phrase et de citations talmudiques qui devinrent familiers même aux femmes et aux enfants. Loin de jeter de l’éclat sur le judaïsme, ces études lui
furent plutôt nuisibles. On ne s’appliquait pas, en effet, à mieux saisir le
sens du texte ou à l’exposer avec une plus grande clarté, mais à faire des
remarques piquantes, spirituelles et inattendues. De ces milliers de
talmudistes rassemblés aux foires, chacun coulait briller par l’imprévu de
ses objections et la singularité de ses rapprochements et de ses conclusions.
On ne recherchait pas la vérité, mais la nouveauté,
le Hiddousck ; on s’efforçait de
couper des parties de cheveu en parties plus ténues encore (Hilloukim). Dans ces conditions, la rectitude
d’esprit des Juifs polonais se faussa et la langue dont ils se servaient pour
leurs discussions devint un jargon hybride, mélange d’allemand, de polonais
et de mots talmudiques, qui n’était compris que des Juifs indigènes. Ce
jargon, débité d’un ton chantant et accompagné de contorsions, rendait les
Juifs ridicules et attirait sur eux les railleries de leurs concitoyens
chrétiens ; de plus, devant l’envahissement des études talmudiques, La situation matérielle des Juifs continua pourtant de rester bonne en Pologne ; dans ce pays, ils formaient presque un État dans l’État. Plusieurs rois avaient successivement reconnu et étendu leurs privilèges. Après la mort du dernier roi Jagellon, Sigismond-Auguste II (1572), quand la royauté fut devenue élective, l’influence des Juifs grandit encore. Chaque nouveau roi élu avait, en effet, besoin d’argent ou de l’appui d’une partie de la noblesse, et, dans l’un comme dans l’autre cas, les Juifs lui étaient très utiles. Après un interrègne de treize mois et une longue série de
pourparlers et d’intrigues, Étienne Bathori, prince de Transylvanie, avait
été élu roi de Pologne. Salomon Aschkenazi, qui, comme agent de Son successeur, Sigismond III, qui régna de 1587 à 1632, traita les Juifs de Pologne avec plus de douceur qu’on ne pouvait en attendre d’un élève des Jésuites. Tout en laissant persécuter les dissidents, il protégea les Juifs. A la diète de Varsovie (1592), il confirma les privilèges qu’ils avaient obtenus de Casimir le Grand. Il édicta pourtant une mesure qui les rendit dépendants de l’Église. Il décida qu’ils ne pourraient pas construire de nouvelles synagogues sans l’autorisation du clergé. A cette époque, les rabbins de Pologne créèrent une
institution qui ne s’était pas encore présentée sous cette forme dans le
cours de l’histoire juive et qui maintint l’union entre les diverses
communautés juives de ce pays. Il arrivait parfois que dans ces assemblées où
les rabbins et les chefs de communauté se réunissaient avec leurs disciples
et leur suite, pour des discussions talmudiques, lors des principales foires
du pays, ils étaient amenés à examiner ensemble de très importantes
questions, à apaiser des différends, à aplanir des difficultés et à prendre
des décisions concernant le judaïsme polonais. Éclairés par l’expérience sur
l’utilité de telles assemblées, ils résolurent de convoquer régulièrement les
administrateurs des communautés pour délibérer en commun sur les affaires de
leurs coreligionnaires. C’est ainsi que les représentants des Juifs de la
petite et de la grande Pologne et de Ces synodes eurent les plus heureuses conséquences pour le
judaïsme polonais. En Pologne comme au dehors ils jouirent d’une très grande
considération, et l’on s’adressait à eux, même de l’Allemagne, pour régler
les différends et rétablir la concorde dans les communautés. Chose
remarquable, les hommes qui, pendant plus d’in siècle, dirigèrent ces synodes
et dont le nom aurait mérité 4e passer à la postérité sont restés inconnus,
comme s’ils avaient voulu effacer leur personnalité devant l’œuvre à
accomplir. On ne tonnait même pas ceux qui, les premiers, entreprirent la
tâche si utile, mais si difficile quand il s’agit de Juifs et de Polonais, de
soumettre toutes les communautés à une autorité supérieure et d’organiser des
synodes. Selon toute apparence, le premier organisateur fut le rabbin
Mardokhaï Yafo, originaire de Parmi les anti-trinitaires ou unitaires, c’est-à-dire
adversaires du dogme de Un fait qui prouve les relations fréquentes des Juifs avec les dissidents, c’est qu’ils eurent souvent ensemble des controverses religieuses. Un unitaire, Martin Czechovic (né vers 1530 et mort en 1613), de la grande Pologne, qui, après bien des métamorphoses, était enfin devenu schismatique, rejetait le baptême et déclarait qu’un chrétien ne pouvait accepter aucune fonction publique. Ce dissident composa un ouvrage pour répondre aux objections faites par les Juifs contre le caractère messianique de Jésus et démontrer que les prescriptions religieuses du judaïsme ne devaient pas avoir éternellement force de loi. A cette argumentation, Jacob de Belzyce, Juif rabbanite établi à Lublin, répondit avec une telle vigueur que Czechovic se crut obligé de défendre ses idées dans un nouvel écrit. Un Caraïte, Isaac ben Abraham Troki (né vers 1533 et mort en
1594), originaire de Trok, prés de Vilna, soutint aussi des
controverses contre les catholiques et diverses sectes chrétiennes. Versé
dans Vers ce temps, l’esprit nouveau, qui avait jeté une lueur
si vive au commencement du siècle et avait remporté d’éclatants triomphes sur
les champions attardés du moyen âge, semblait avoir subi une sérieuse
défaite. La papauté avait reconquis son prestige et son ancienne puissance.
L’Italie, une grande partie de l’Allemagne du Sud et de l’Autriche, On assista ainsi, dans l’Europe chrétienne, au réveil du plus étroit fanatisme, qui aboutit plus tard aux excès sanglants de la guerre de Trente ans, et qui rendit le séjour des Juifs très. précaire dans les pays catholiques comme dans les pays protestants. A Berlin et dans le Brandebourg, les luthériens placèrent les Juifs dans la douloureuse alternative d’accepter le baptême ou d’émigrer, parce qu’un ministre des finances juif, favori du prince-électeur Joachim II, avait laissé le champ libre à l’extravagance de quelques spéculateurs, et que le médecin juif Lippold, soumis à la torture, s’était déclaré coupable du crime d’avoir empoisonné le prince-électeur, sou protecteur, aveu que, du reste, il avait de nouveau rétracté. Les Juifs furent également expulsés du duché protestant de Brunschwig par Henri-Jules. Par un heureux hasard, l’empereur Rodolphe II, quoique élève des Jésuites et ennemi implacable des protestants, ne haïssait pas les Juifs. S’il n’avait pas assez de fermeté pour les protéger efficacement contre les mauvais traitements, il n’encourageait pas, du moins, ceux qui voulaient les persécuter. Il intervenait même parfois en leur faveur. Ainsi, il invita l’évêque de Würzburg à respecter leurs privilèges, et celui de Passau à ne pas les soumettre à la torture. Mais, sans doute pour ne pas être loué par ses contemporains ou la postérité comme protecteur des Juifs, il décréta que, dans un délai de six mois, tous les Juifs fussent chassés de l’archiduché d’Autriche. Maltraités par les catholiques et les protestants, peu protégés mais grandement exploités par l’empereur, les Juifs d’Allemagne virent s’accentuer leur décadence matérielle et intellectuelle. En Italie, la situation des Juifs était encore plus
malheureuse. A ce moment, l’Italie était le siège de la plus ardente réaction
catholique, qui ne visait à rien moins qu’à exterminer tous les adversaires
de l’Église. Ce fut du Vatican que partit le signal des guerres civiles qui
décimèrent l’Allemagne, Au pape Pie V avait succédé Grégoire XIII (1572-1585), qui, sous l’influence des Jésuites et des Théatins, suivait les exemples d’intolérance de son prédécesseur. Malgré des prohibitions répétées, il y avait encore en Italie des chrétiens qui aimaient mieux recourir aux soins d’habiles médecins juifs, tels que David de Pomis et Elia Montalto, qu’à ceux de mauvais praticiens catholiques. Grégoire XIII s’en montrait très irrité. Non seulement il renouvela l’ancienne loi canonique défendant à des malades chrétiens de se taire soigner par des médecins juifs, mais A interdit aussi à ces derniers, sous les peines les plus sévères, de donner leurs soins à des malades chrétiens. Une autre de ses lois atteignit tous les Juifs d’Italie, sans exception. Il plaça, en effet, le judaïsme italien sous la terrible surveillance de l’Inquisition. Tout Juif qui émettrait un propos hérétique, c’est-à-dire désagréable à l’Église, ou qui entretiendrait des relations avec un hérétique ou un renégat catholique, serait appelé à comparaître devant l’Inquisition et pourrait être condamné à perdre sa fortune, sa liberté et même sa vie. Si donc un Juif d’Italie s’avisait de venir en aide à un pauvre Marrane fugitif d’Espagne ou de Portugal, tous deux, s’exposaient aux rigueurs de l’Inquisition. Le Talmud aussi fut persécuté par Grégoire XIII. Ceux qui possédaient des exemplaires du Talmud ou d’autres ouvrages réputés hostiles à l’Église, même expurgés par la censure, étaient passibles d’une forte amende. Grégoire XIII s’attacha surtout à encourager la conversion des Juifs. Il ordonna que, les jours de sabbat et de fête, des prédicateurs chrétiens prêchassent en langue hébraïque, si possible, sur les dogmes du christianisme, et que les Juifs des deux sexes, à partir de l’âge de douze ans, fussent obligés d’assister à ces sermons ; le tiers, au moins, de la communauté devait se présenter à ces réunions. Il imita tous les princes catholiques à prendre des mesures analogues. Détail caractéristique, c’étaient les Juifs qui étaient contraints de payer ces prédicateurs ! Tous les décrets du pape furent appliqués avec la plus rigoureuse sévérité. Il en résulta que de nombreux Juifs s’en allèrent de Rome. Sous le pontificat de Sixte-Quint (1585-1590), cet ancien gardeur de
pourceaux qui déploya une si remarquable énergie dans le gouvernement de
l’Église, la situation des Juifs s’améliora. Ce pape s’abstint de les
persécuter, il protégea même un Marrane portugais, Lopez, qui l’aida de ses
conseils dans l’administration des finances des États pontificaux. Le Un des principaux médecins juifs de ce temps était David de Pomis (né en 1525 et mort en 1588). C’était un homme de grande valeur qui, à sa science médicale, joignait la connaissance de la littérature classique et de l’hébreu ; il écrivait élégamment l’hébreu et le latin. Sa destinée se ressentit des fluctuations qui se manifestèrent dans les sentiments de la curie romaine à l’égard des Juifs. A la suite d’un décret de Paul IV, il fut dépouillé de toute sa fortune. Traité ensuite avec bienveillance par Pie IV, il prononça devant ce pape et le collège des cardinaux une belle harangue latine qui lui valut d’être autorisé exceptionnellement à soigner des chrétiens. Sous Pie V, il fut de nouveau soumis à toute sorte de restrictions. Pour montrer l’absurdité des préjugés qui existaient alors contre les Juifs et surtout contre les médecins de cette religion, de Pomis écrivit l’ouvrage latin : De medico hebrœo, Le Médecin hébreu, où il expose dans un style élégant et abondant que le Juif est tenu, par ses lois, d’aimer le chrétien comme son frère, et que le médecin juif soigne ses malades chrétiens avec la plus vigilante sollicitude. Il mentionne de nombreux médecins juifs qui ont réussi à guérir des prélats, des cardinaux et oies papes, et auxquels ces dignitaires de l’Église ainsi que des villes tout entières ont accordé les plus hautes distinctions. A la fin, il ajoute quelques sentences dorées, extraites du Talmud et traduites en latin, pour prouver que ce livre tant décrié ne mérite pas les reproches dont l’accablent ses détracteurs. L’ouvrage apologétique de David de Pomis, dédié à François-Marie, duc d’Urbin, semble avoir produit une impression favorable sur Sixte-Quint. Du reste, David fit probablement partie de l’entourage de ce pape, puisqu’il put lui dédier son deuxième ouvrage important, un dictionnaire talmudique en trois langues. Encouragés par ta tolérance de Sixte-Quint, les Juifs essayèrent d’obtenir de lui l’abolition de la loi qui proscrivait le Talmud et d’autres livres rabbiniques. Sous les deux prédécesseurs de ce pape, tout Juif convaincu de posséder un exemplaire du Talmud était menacé des rigueurs de l’Inquisition. Il était même dangereux d’avoir des ouvrages hébreux absolument inoffensifs, car les autorités ecclésiastiques, ne comprenant pas ces livres, s’en rapportaient en dernier ressort à des apostats juifs, qui, par rancune ou malveillance, pouvaient facilement faire dépouiller de leurs biens ou condamner aux galères les propriétaires de ces livres. Pour remédier à cet état de choses, les communautés de
Mantoue, de Milan et de Ferrare adressèrent une supplique à Sixte-Quint afin
d’are autorisées à se servir d’exemplaires du Talmud et d’autres ouvrages
hébreux qui auraient été préalablement expurgés des passages soi-disant
hostiles au christianisme. Elles déléguèrent à Rome, auprès du pape, Beçalel
Masserano, qui fut chargé de remettre avec la pétition une somme de 2.000 scudi.
Sixte-Quint accueillit favorablement la demande des Juifs ; il leur permit de
réimprimer le Talmud à condition de supprimer les passages incriminés. A
peine la commission nommée pour ce travail de censure s’était-elle mise à
l’œuvre ( Clément VIII (1592-1605), successeur de Sixte-Quint, suivit à l’égard des Juifs le système de vexations et de persécutions de Paul IV, Pie V et Grégoire VIII. Lui aussi les expulsa de ses États, ne leur permettant de séjourner qu’à Rome, à Ancône et à Avignon, où, d’ailleurs, ils étaient, soumis à de nombreuses restrictions. Une partie des expulsés paraît avoir été accueillie à Pise par Ferdinand, duc de Toscane (juillet 1593), qui leur permit également de posséder des exemplaires du Talmud, à condition que la commission instituée par Sixte-Quint les eût d’abord examinés. A Mantoue aussi, gouvernée alors par Vicenzo Gonzague, le Talmud devait être préalablement soumis à la censure. Ainsi, là même où régnaient des princes libéraux et cultivés, l’intolérance pontificale exerçait son action funeste. Les Juifs ne pouvaient posséder que des ouvrages religieux mutilés par la censure, et eux-mêmes étaient obligés de payer les censeurs, presque tous Juifs convertis. Encore ne se trouvaient-ils pas à l’abri des condamnations quand ils avaient entre les mains des livres même tronqués, car un censeur malveillant pouvait toujours y découvrir quelques mots suspects. Pour éviter autant que possible des surprises de ce genre, les Juifs prirent le parti d’effacer eux-mêmes tous les passages relatifs à l’idolâtrie et à la venue du Messie ou qui faisaient l’éloge d’Israël. C’est ainsi que la plupart des Juifs d’Europe, qui tiraient en grande partie leurs ouvrages hébreux des imprimeries italiennes, n’eurent plus que des exemplaires incomplets. Successivement chassés, au nombre d’environ 1.000, de Crémone, de Pavie, de Lodi et d’autres villes italiennes (printemps 1597), les malheureux Juifs trouvèrent avec peine un asile à Mantoue, à Modène, à Reggio, à Vérone et à Padoue. Dans le duché de Ferrare même, où Juifs et Marranes vivaient tranquilles depuis si longtemps, sous la protection bienveillante de la maison d’Este, ils ne se sentirent plus en sécurité. C’est qu’avec le duc Alphonse II disparut le dernier représentant de la noble famille d’Este (1597), et Ferrare fut incorporée par te pape Clément VIII aux États de l’Église. A la sure de cette annexion, la communauté juive, composée en grande partie d’anciens Marranes, et qui connaissait les sentiments de Clément VIII, se prépara à émigrer. Elle sollicita seulement d’Aldobrandini, neveu du pape, qui avait pris possession de Ferrare au nom de son oncle, un délai suffisant pour préparer son départ. Comme Aldobrandini avait bien vite reconnu que la prospérité commerciale de Ferrare était liée à la présence des Juifs, il leur accorda, contre la volonté du pape, un délai de cinq ans. Pourtant, les Marranes étrangers n’osaient plus se réfugier à Ferrare, parce qu’ils savaient que leur liberté y serait menacée par l’Inquisition. |