Troisième époque — La décadence
Par une rencontre heureuse de circonstances, les Juifs, persécutés dans presque toute l’Europe, trouvaient en Turquie un refuge sûr et une complète sécurité. Dans ce pays vivait alors un Juif qui, dans les contrées chrétiennes, aurait peut-être été brûlé et qui, sous la domination du Croissant, arriva à une haute position, fut élevé au rang de duc et eut de nombreux chrétiens sous ses ordres. Avec lui des milliers de Juifs acquirent une situation libre et indépendante, que leurs coreligionnaires des autres États européens leur enviaient. Ce Juif était Joseph Nassi ou Juan Miquès, Marrane transfuge du Portugal. Joseph Nassi, comme on l’a vu plus haut, était rendu à Constantinople, muni de lettres de recommandation d’hommes d’État français pour des dignitaires turcs. Mais il n’avait pas tardé à se recommander lui-même par son extérieur sympathique, se finesse d’esprit, son intelligence et sa connaissance de la situation des pays européens. Le sultan Soliman le prit en faveur. Comme il songeait à déclarer un jour ou l’autre la guerre. à l’Espagne, où les musulmans avaient eu tant à souffrir pour leur foi et où ils étaient encore maltraités sur la rive africaine, il s’adressait souvent à Joseph pour avoir des données certaines sur la situation politique et militaire de ce pays. Aussi Joseph devint-il rapidement, comme bey franc, un des personnages les plus considérables de Constantinople. Bientôt, par un de ces hasards qui élèvent et abaissent
brusquement les dignitaires dans un pays comme Préoccupés de l’influence croissante du favori juif auprès
de Celui-ci obtint bientôt de nouvelles marques de la faveur de ses souverains. Soliman lui accorda une bande de terrain le long de la rive du lac de Tibériade pour y reconstruire la ville de Tibériade et y établir exclusivement des Juifs. Selim II, à son avènement (1666), le créa duc de Naxos et des douze Cyclades, avec le titre officiel de duc de la mer Égée, seigneur de Naxos. Joseph continua pourtant d’habiter son somptueux palais de Belvédère, près de Constantinople ; il plaça à la tête des îles un gentilhomme chrétien, Coronel, dont le père, ancien gouverneur de Ségovie, descendait du ministre des finances juif Abraham Senior, qui s’était converti au christianisme lois de l’expulsion des Juifs d’Espagne. Malgré leur dépit de voir un Juif occuper un rang aussi
brillant, les dignitaires chrétiens étaient contraints par les circonstances
de se montrer affables et souriants envers Joseph de Naxos. Ils savaient que
son influence était grande sur le sultan. Quand, après de nouvelles victoires
des Turcs en Hongrie, l’empereur Ferdinand Ier envoya une députation
autrichienne à Constantinople pour solliciter la conclusion de la paix, il
leur recommanda de se présenter également devant Joseph. Du reste, A la suite de cet incident, l’ambassadeur français
redoubla d’efforts pour perdre Joseph de Naxos. Il utilisa, dans ce but, les
services d’un médecin juif, Daud, ennemi de Joseph, qui promit de lui livrer
des preuves que le duc de Naxos avait entretenu une correspondance secrète
contre Venise aussi, dont Joseph de Naxos avait à se plaindre, éprouva les effets de son ressentiment. Depuis longtemps il poussait Selim à s’emparer de l’île vénitienne de Chypre. Tout à coup on apprit qu’une explosion de poudre avait détruit l’arsenal de Venise. Sur les nouvelles instances de Joseph, le sultan envoya immédiatement des vaisseaux contre Chypre. Les Turcs s’emparèrent rapidement de Nicosie, une des principales villes de cette île, et mirent le siège devant Famagouste (1570). Pour se venger sans doute de Joseph, le Sénat de Venise décréta (décembre 1571) l’expulsion de tous les Juifs établis dans la république, qu’ils fussent Turcs ou non. Mais avant que cette décision fût exécutée, la ville de Famagouste tomba également entre les mains des Turcs. Les Vénitiens s’empressèrent alors de demander la paix et, pour l’obtenir, eurent recours à l’influence d’un autre Juif, Salomon ben Nathan Aschkenazi. Salomon Aschkenazi avait commencé dès sa jeunesse à voyager. En Pologne, il réussit à se l’aire nommer premier médecin du roi. Quand il arriva à Constantinople, il se plaça, en sa qualité de sujet vénitien, sous la protection du représentant de la république de Venise. Il remplissait les fonctions de rabbin dans la capitale turque, mais déployait surtout de rares qualités de diplomate et se montrait particulièrement habile à nouer et à dénouer des intrigues. Mohammed Sokolli, grand vizir du sultan, sut apprécier la remarquable habileté d’Aschkenazi, l’attacha à sa personne et l’employa toutes les fois qu’il avait besoin d’un homme fin, prudent et adroit. La guerre sévissait encore entre les Turcs et les Vénitiens quand Aschkenazi fut chargé de préparer le terrain pour la conclusion de la paix. Dans une autre circonstance, très importante pour la
politique européenne, Salomon Aschkenazi joua un rôle considérable : ce fut à
propos de l’élection du roi de Pologne. Après la mort de Sigismond-Auguste (juillet 1512), le
dernier représentant de la famille des Jagellons, qui ne laissa pas
d’héritier au trône, les cercles diplomatiques de l’Europe s’agitèrent tous
pour la nomination de son successeur. L’empereur allemand Maximilien II et le
souverain russe Ivan le Cruel désiraient, comme voisins de Ce fut ce même Aschkenazi que le sultan envoya à Venise
pour traiter de la paix. Rabbi Salomon Aschkenazi, comme on
l’appelait, ne fut pas accepté sans résistance en qualité de plénipotentiaire
par Aschkenazi apporta le salut à ses coreligionnaires de
Venise. On sait qu’avant son arrivée, leur expulsion avait été décrétée par
le Sénat. Le doge Mocenigo insista pour l’exécution de cette mesure. Mais
déjà à Constantinople, Salomon avait demandé à Jacob Soranzo, représentant de
Venise, d’intervenir en faveur des Juifs. A Venise, où Soranzo l’avait
accompagné, il insista de nouveau auprès de ce diplomate pour qu’il l’aidât à
détourner le malheur qui menaçait la communauté juive. Ils y réussirent ; le
décret d’expulsion fut rapporté ( Dans le monde chrétien, on sut bientôt quelle influence le
juif Joseph de Naxos exerçait à Constantinople sur le sultan et le juif
Salomon Aschkenazi sur le grand-vizir. Aussi commençait-on par s’adresser à
eux quand on avait besoin de Grâce à la sécurité dont ils jouissaient, les Juifs de Turquie virent refleurir parmi eux la poésie hébraïque. Non pas que cette époque ait vu éclore des oeuvres remarquables. C’étaient de pâles fleurs d’automne, se ressentant du manque de chaleur et de lumière, mais qui n’en formaient pas moins un heureux contraste avec la stérilité qui régnait partout ailleurs. Ce réveil poétique était dû à un membre de la branche turque de la famille si étendue des Ibn Yahya, orateur habile et agréable, qui avait réuni autour de lui un certain nombre de poètes. Plusieurs Juifs composèrent môme des vers latins. C’étaient naturellement des transfuges marranes, qui avaient appris le latin en Espagne ou en Portugal. A la mort du célébrer médecin Amatus Lusitanus, qui avait dû émigrer d’Italie à Salonique et tomba victime de son dévouement pendant une épidémie, un de ses amis, le Marrane Flavio Jacobo d’Evora, écrivit son éloge en beaux vers latins. La situation brillante que les Juifs occupaient alors en Turquie encouragea Joseph de Naxos à essayer de réaliser son idée de créer un petit État juif. Cette pensée le hantait depuis longtemps. Il n’était encore qu’un malheureux fugitif quand il demanda à la république de Venise de lui céder une de ses îles pour y établir une population juive. Sa demande ne fut pas accueillie. Une fois devenu le favori de Soliman, il se fit donner par le sultan les ruines de Tibériade et sept petits villages voisins pour y organiser une colonie juive. Il envoya alors un de ses agents en Asie, pour procéder, à la reconstruction de Tibériade. Sur l’ordre de Selim, qui était encore prince, le pacha de Syrie prêta à l’entreprise un concours actif ; il obligea les Arabes des environs à aider aux travaux. Au bout d’un an, Tibériade était rebâtie. Joseph de Naxos voulait en faire une cité industrielle, capable de lutter avec les Vénitiens; il y fit planter des mûriers pour l’élevage des vers à soie et établir des métiers pour tisser la soie. Il fit venir également de la laine flue d’Espagne pour fabriquer du drap. Mais Joseph ne semble pas avoir persisté dans l’exécution de son plan, et la nouvelle Tibériade ne joua aucun rôle dans l’histoire juive. Lorsqu’il eut été nommé duc de Naxos, il ne songea même pas à peupler son île de Juifs. Il est vrai qu’il ambitionnait le titre de roi de Chypre et que, dans le cas où il l’eût obtenu, il aurait peut-être fondé son État juif dans cette belle île. Mais le grand vizir Sokolli, qui n’aimait pas Joseph de Naxos, l’entrava dans son ambition, et la pensée de la création d’un État juif ne fut jamais réalisée. En général, Joseph n’a rien fondé de durable dans le judaïsme. Il formait d’admirables projets, mais n’avait pas assez de persévérance pour les exécuter, ou se trompait sur les moyens à employer. Il ne se trouva pas non plus, parmi les rabbins et les chefs de communauté, un homme vraiment supérieur qui mit à profit cette situation exceptionnelle des Juifs en Turquie pour imprimer au judaïsme une impulsion nouvelle et travailler en vue de l’avenir. Les rabbins et les prédicateurs étaient très instruits dans leur spécialité, mais suivaient les chemins battus ; ils ne produisirent aucune œuvre remarquable. Un seul ouvrage de cette époque a encore quelque autorité de nos jours, c’est le Schoulkan Aroukh ou Table dressée, de Joseph Karo, publié en 1567 et destiné à servir de code religieux aux Juifs. En composant ce recueil, Karo avait pour but de mettre de
l’unité dans le chaos des interprétations tamuldiques, qui variaient à
l’infini, à tel point que, sur chaque cas, les rabbins pouvaient légitimement
soutenir le pour ou le contre. Comme il était Espagnol, il se prononce
inconsciemment, dans son ouvrage, pour les opinions des autorités espagnoles
et contre les rabbins français et allemands ; il manque donc
d’impartialité. On trouve aussi dans ce recueil des éléments cabalistiques
empruntés aux mystiques espagnols. Mais pas plus que Maïmonide, qui avait
composé dans un but analogue le Mischné Tora, il ne réussit à
concilier toutes les divergences et à imposer ses conclusions. A peine son
ouvrage eut-il paru qu’un jeune rabbin de Cracovie, Moïse Isserlès y ajouta des
remarques contredisant en partie les décisions du Schoulhan Arouhk.
Aux autorités espagnoles invoquées par Karo, Isserlès opposa l’école
germano-polonaise. Par un trait d’esprit d’un goût peut-être douteux, il
intitula Mappa ou Nappe ses observations sur A cette époque vivait pourtant un homme dont l’esprit critique et l’amour des recherches formaient un vif contraste avec les tendances de ces rabbins. C’était Azaria ben Moïse dei Rossi, né à Mantoue, vers 1514, d’une ancienne famille italienne (décédé en 1578). Ce savant aurait certainement joué dans le judaïsme, dès le XVIe siècle, le rôle rempli par Mendelssohn au XVIIIe s’il n’avait pas été isolé et de beaucoup en avance sur son temps. Malingre, jaune, desséché, brûlé par la fièvre, il avait un air souffreteux qui faisait pitié. Mais dans ce corps débile brillait un sain et rigoureux esprit. Érudit passionné, dei Rossi connaissait toutes les œuvres juives, était familier avec l’histoire de la littérature latine et avait étudié la médecine. Après avoir habité successivement Ferrare et Bologne, d’où les persécutions le chassèrent, il s’établit une seconde fois à Ferrare. Il entretint des relations avec les savants de son temps, qu’ils fussent juifs, marranes ou chrétiens, et tous admiraient l’étendue de ses connaissances. Il sut faire servir son érudition à des recherches originales, car le premier il compara entre elles deux littératures qui paraissaient n’avoir aucun rapport l’une avec l’autre, les ouvrages rabbiniques et les produits de la civilisation judéo-grecque, tels que les ouvrages de Philon, de Josèphe et des Pères de l’Église. Il put ainsi contrôler à l’aide de témoins différents les faits rapportés par l’histoire. Il ne consentait pas, en effet, à recevoir sans examen les informations du passé, mais tenait à les soumettre à une vérification sérieuse. Un des premiers ouvrages publiés par dei Rossi fut la
traduction hébraïque de Mais c’est surtout dans sa Lumière
des Yeux (en
hébreu, Meor Enayim), composée
en 1575, que dei Rossi déploie ses rares qualités d’érudit et de critique
sagace. 11 compare dans ce livre les passages parallèles du Talmud et
d’ouvrages profanes sur des points d’histoire et d’archéologie, et il arrive
à ce résultat inattendu que bien des assertions du Talmud, acceptées par les
coreligionnaires de son temps comme l’expression même de la vérité, ne
supportent pas un examen sérieux. Ce livre, si hardi pour l’époque,
scandalisa bien des Juifs. A Safed, il fut déclaré hérétique, et Joseph Karo
chargea Élisée Galico, membre de son collège rabbinique, de rédiger un
réquisitoire contre cet ouvrage et de conclure à la nécessité de le brûler.
Cette condamnation devait être signifiée à tous les Juifs, mais Karo mourut (avril 1575) avant
d’avoir signé cet arrêt. D’un autre côté, les Italiens, qui connaissaient
Rossi comme un homme sincèrement croyant et d’une grande dignité de vie,
refusaient de le mettre en interdit. Les rabbins de Mantoue se contentèrent
d’appliquer à Dans les milieux chrétiens, l’ouvrage de Rossi fut
apprécié à sa valeur ; il fut commenté et traduit en latin. Mais chez les
Juifs, principalement dans certains pays, les extravagances cabalistiques
avaient alors trop de partisans et le rigorisme exagéré trop d’adeptes pour
qu’on pût se rendre compte des qualités de ce livre. En effet, dans les
trente dernières années du XVIe siècle, Isaac Louria Lévi (né à Jérusalem en 1534 et mort en 1572) descendait d’une
famille allemande. Ayant perdu son père dès son enfance, il se rendit en
Égypte auprès d’un oncle très riche, Mardokhaï Francis, fermier d’impôts, qui
lui fit étudier le Talmud et Comme, à ses yeux, le Zohar contenait un système
philosophique dont les diverses parties présentaient de l’unité et
s’enchaînaient les unes aux autres d’une façon logique, il s’efforça de faire
connaître ce système. Il montra donc comment, d’après le Zohar, Dieu a
créé et organisé le monde à l’aide des nombres (serifot), comment la divinité s’est
révélée sous des formes matérielles, ou comment elle s’est repliée sur
elle-même pour faire sortir le fini de l’infini. Mais sa théorie de la
création était si confuse, si obscure, que ses contemporains, d’après son
propre aveu, n’y comprenaient rien. Cette théorie, il est vrai, ne devait
servir que d’introduction à la partie pratique de Appuyé sur le Zohar, Louria prétend que les âmes
représentent l’alliance étroite du fini avec l’infini. Toutes les âmes
appelées à apparaître dans ce monde, dit-il, ont été créées en même temps
qu’Adam, mais elles émanent de formes ou d’organes plus ou moins nobles,
selon la destination qu’elles dorent recevoir. Le cerveau, les yeux, les
oreilles, les mains et les pieds ont leur âme spéciale. Chacune de ces âmes
est une émanation ou une étincelle, niçouç, d’Adam. A la suite du premier péché d’Adam, — Comme les hommes sont constamment incités au péché, le bien et le mal resteront mêlés pendant fort longtemps. Il existe pourtant un moyen de faire disparaître plus vite les conséquences du péché originel et de rendre à l’esprit du bien son influence. Le moyen préconisé par Louria est peut-être la partie la plus originale de sa théorie ; c’est l’association des rimes. Une âme, même purifiée, a-t-elle négligé d’accomplir ici-bas quelque devoir religieux, est obligée de redescendre du ciel pour s’associer à l’âme d’un vivant pour parer ses omissions. Parfois aussi, les âmes d’hommes pieux et justes reviennent sur la terre pour soutenir d’autres âmes chancelantes et les aider à se perfectionner. Ces associations ne se produisent pourtant qu’entre âmes parentes, c’est-à-dire originaires du même organe ou de la même étincelle adamique ; seules les âmes homogènes peuvent exercer une action réciproque l’une sur l’autre, mais les âmes hétérogènes se repoussent mutuellement. D’après cette théorie, la dispersion d’Israël parmi les autres peuples a pour conséquence de sauver le monde, car les âmes purifiées de pieux Israélites s’unissent aux âmes d’autres croyants pour les rendre plus parfaites. A côté de la transmigration et de l’association des âmes,
Louria s’occupe aussi de leur sexe. Selon lui, des âmes femelles habitent
parfois des corps mâles, et réciproquement. Au point de vue du mariage, il
est très important que le couple qui s’unit ait des âmes qui, par leur
origine et leur sexe, se conviennent. Dans ce cas, l’harmonie régnera entre les
deux époux et ils auront des enfants vertueux. Dans le cas contraire, leur
postérité se conduira mal et ils vivront en mauvaise intelligence. Louria se
vantait aussi de posséder le secret d’évoquer les bons esprits, de les
contraindre à entrer dans le corps de vivants et à révéler ainsi ce qu’ils
savaient de l’au-delà. Il était convaincu que la possession de ce secret lui
assurait le pouvoir d’amener le règne du Messie et de rétablir l’ordre dans
le monde. Du reste, il croyait avoir lui-même l’âme du Messie et se disait
chargé de délivrer son peuple. Il apercevait partout des esprits et entendait
leurs voix dans le murmure de l’eau, dans le bruissement des arbres, dans le
chant des oiseaux et le pétillement du feu. II voyait les âmes, au moment de
la mort, se détacher des corps et s’élancer vers les hauteurs ; il les voyait
aussi sortir des tombes. Grand évocateur d’esprits, grand hanteur de
tombeaux, il s’entretenait fréquemment avec les personnages bibliques,
talmudiques et rabbiniques, surtout avec Simon ben Yohaï, le prétendu auteur
du Zohar. Pourtant, dans ses rêveries mystiques il savait conserver
son sang-froid et appliquer ses sophismes de talmudiste à l’interprétation de
Pour réaliser plus facilement ses espérances messianiques,
Louria se rendit avec sa famille à Safed, où Vital n’avait pas fait d’études sérieuses dans sa
jeunesse, il n’avait qu’une connaissance superficielle du Talmud et de Avant de se lier avec Vital, Louria était peu connu. Son disciple sut, avec une habileté consommée, faire du bruit autour de son nom, vantant son intelligence extraordinaire et célébrant les révélations qu’il recevait de Dieu. Bientôt Louria fut entouré de nombreux élèves, auxquels il communiquait ses conceptions extravagantes. Il leur donnait des renseignements précis sur la nature de l’âme de chacun d’eux, sur les corps par lesquels elle avait passé avant son état actuel, et sur la tâche dont elle devait s’acquitter ici-bas. II divisa ses disciples en deux classes : les initiés et les novices. Peu à peu, ses partisans se séparèrent de la communauté principale, avec leurs familles, et formèrent un groupe distinct. Ce résultat lui inspira l’idée de créer une nouvelle secte juive. Le sabbat, il s’habillait de blanc, pour rappeler la couleur des âmes pures, et se touerait de quatre vêtements en l’honneur des quatre lettres dont se compose le nom de Dieu. Par ses révélations et son enseignement, il cherchait surtout à répandre la croyance qu’il était le Messie descendant de Joseph, précurseur du Messie issu de la race de David. Pourtant il n’affirmait encore ce fait à ses disciples que mystérieusement, mais il était convaincu que l’époque messianique avait commencé avec la seconde moitié du deuxième millénaire à partir de la destruction du temple de Jérusalem (1568). C’est à ce moment qu’il fut brusquement enlevé par la mort, à l’âge de trente-huit ans. Sa disparition subite ajouta à sa célébrité. Ses disciples le surnommèrent le saint et divin, affirmant que s’il avait encore pu vivre cinq ans, il aurait rendu les hommes assez bons pour mériter d’assister à l’avènement du Messie. Après la mort de Louria, Vital de Caiabre passa au premier plan. Pour s’imposer comme chef à ses condisciples, il déclara que, sentant sa fin s’approcher, Louria l’avait proclamé son successeur. Il affirma aussi qu’il était le Messie de la lignée de Joseph. Mais tous n’acceptèrent pas son autorité. II y en eut qui s’en tinrent à l’enseignement qu’ils avaient reçu de Louria et le répandirent en divers pays. Ainsi, Israël Sarouk alla propager les idées de Louria en Italie et à Amsterdam. Ces idées firent au judaïsme un tort incalculable, elles
exercèrent la plus déplorable action sur la vie religieuse des Juifs, qui,
aujourd’hui encore, n’a pas complètement échappé à leur influence. Grâce à
Louria, le Zohar et Dans le système de Louria, le sabbat occupe le rang principal. Pour ses disciples, tout avait une importance considérable en ce jour, les prières, les repas, le moindre geste. Ils exaltaient la journée du Sabbat comme la fiancée mystique et célébraient son arrivée par des cantiques. Louria établit aussi un deuxième jour d’expiation. Autrefois, le septième jour de la fête des Tentes (le Hoschana rabba) était un jour de réjouissance. Joseph Karo lui-même ne sait pas, dans son code religieux, donner un sens mystique à cette journée. Ce fut sous l’influence de l’enseignement cabalistique de Louria que ce jour devint comme une répétition de la fête de l’Expiation, qu’on institua l’usage de passer la nuit précédente à réciter des cantiques et des prières, qu’on accorda une valeur mystique à chaque feuille des branches de saule dont on se sert en ce jour et aux sept tours qu’on fait autour de l’arche sainte. Au point de vue moral aussi, l’action de Louria fut des plus funestes. Ce cabaliste avait, en quelque sorte, établi en principe que les deux époux étaient prédestinés l’un à l’autre et que, par conséquent, leurs âmes avaient été créées pour vivre ensemble en parfaite harmonie. La conséquence de cette théorie fut que les cabalistes, alors fort nombreux, répudiaient leurs femmes à la moindre difficulté, sous prétexte qu’il y avait eu erreur et qu’en réalité ils n’étaient nullement destinés à s’unir à la femme qu’ils avaient épousée. Il arrivait fréquemment que des cabalistes abandonnaient femme et enfants dans un pays occidental pour se rendre en Orient, où ils contractaient une ou plusieurs nouvelles unions, sans que les enfants issus de ces divers mariages eussent le moindre soupçon de leur parenté. Cet état de choses si affligeant se développa-t-il
peut-être parmi les Juifs d’Orient par suite de la sécurité que leur assurait
la puissante protection du duc de Naxos ! Ce qui est certain, c’est
qu’il ne s’améliora pas, même quand cette protection vint à leur manquer.
L’influence de Joseph de Naxos à la cour ottomane disparut, en effet, à la
mort du sultan Selim (1574).
Le duc juif fut bien maintenu par Mourad III (1574-1595) dans ses dignités et ses
emplois, mais il n’eut plus aucune action sur le Divan. Il ne survécut pas
longtemps à sa disgrâce partielle ; il mourut le Sur les conseils du grand-vizir Mohammed Sokolli, Mourad mit la main sur la fortune de Joseph de Naxos, sous prétexte de garantir le payement de ses dettes ; il ne laissa à la veuve, Reyna Nassi, que la somme de 90.000 ducats, montant de sa dot. Reyna ne possédait ni les brillantes qualités de sa mère, Dona Gracia, ni la haute intelligence de son mari, mais elle était animée des intentions les plus généreuses. Dans la pensée d’encourager la science juive, elle fonda une imprimerie hébraïque dans son palais. Mais elle en confia la direction à un homme sans goût et sans jugement, Joseph Askaloni, qui édita (1579-1598) des ouvrages dénués de toute valeur. La mort de Joseph de Naxos mit en vue son ancien rival,
Salomon Aschkenazi, qui avait négocie la paix entre Sous les règnes de Mourad III, Mohammed IV et Achmet Ier,
plusieurs femmes juives, douées d’une grande intelligence et versées un peu
dans l’art de la médecine, jouirent aussi d’une influence sérieuse par
l’intermédiaire des femmes du harem. L’une d’elles, Esther Kiera, veuve d’un
certain Elia Hendali, exerçait une grande autorité sur la sultane Baffa,
favorite de Mourad, qui eut une grande part dans la direction des affaires de
l’État du vivant de son mari et sous le règne. de son fils Mohammed. Tous les
ambitieux, tous ceux qui voulaient obtenir de La veuve de Salomon Asckenazi fut également très influente du temps d’Achmet Ier. Elle avait été assez heureuse pour, guérir le jeune sultan, peu après son avènement au trône, de la petite vérole, contre laquelle les médecins turcs n’avaient pas trouvé de remède. Par reconnaissance, le sultan recommanda son fils à Grimani, doge de Venise, qui lui fit le plus cordial accueil et le combla d’honneurs. Cette situation brillante des Juifs de Turquie ne dura pas
longtemps. Elle s’assombrit rapidement et devint même menaçante. Dès qu’ils
n’eurent plus de protecteurs auprès du sultan, ils furent pressurés, pillés,
maltraités dans les provinces par les pachas, et leur sécurité devint de plus
en plus précaire. Ils purent espérer un instant qu’ils trouveraient dans un
autre pays la tranquillité et la liberté que leur refusait dorénavant |