HISTOIRE DES JUIFS

TROISIÈME PÉRIODE — LA DISPERSION

Troisième époque — La décadence

Chapitre III — Les Marranes et les papes — (1548-1566).

 

 

Les persécutions dont les Marranes souffraient en Espagne et en Portugal les poussèrent de plus en plus à tenter la fortune de l’émigration. C’était surtout à la Turquie qu’ils allaient demander le calme et la sécurité. Aussi ce pays compta-t-il bientôt de nombreux habitants juifs, auxquels le sultan assurait la même protection qu’à ses autres sujets. En Turquie, comme en Palestine, où ils se sentaient forts par leur nombre et leur aisance, ils pouvaient caresser l’espoir de conquérir une certaine indépendance, d’arriver à l’unité religieuse et nationale et de voir se réaliser leurs rêveries messianiques. Car, là aussi, Samuel Molcho, le martyr de Mantoue, avait fait naître les plus douces illusions. A Safed, la plus importante communauté de la Palestine, où il avait séjourné assez longtemps, on attendait, même après sa mort, l’accomplissement de ses prédictions. On était convaincu que le Messie viendrait, comme Molcho l’avait annoncé, dans l’année 5300 de la création du monde (1540), mais on croyait avec non moins de conviction que les Juifs devaient se préparer par une série de mesures à cet heureux événement. D’après Maimonide, l’avènement du Messie devait être précédé de l’institution d’un tribunal juif, d’un Sanhédrin, dont l’autorité fût reconnue par tous les Juifs. Il semblait donc indispensable de posséder de nouveau des juges autorisés, ayant reçu l’ordination, comme du temps où Jérusalem possédait encore son temple, et même plus tard, à l’époque des talmudistes palestiniens. On ne craignait aucune difficulté de la part du sultan. Du reste, en Turquie, les rabbins avaient droit de juridiction pour les affaires civiles et même pénales. Seulement, ils n’exerçaient ce droit qu’en vertu d’une sorte de tolérance, sans que leur pouvoir fût légal au point de vue talmudique. Les uns se soumettaient à leur autorité, mais d’autres la contestaient. D’ailleurs, pour qu’il y eût unité dans les lois et leur interprétation, il fallait que les rabbins, au lieu de conserver leur indépendance, chacun dans sa communauté, reconnussent tous une autorité supérieure. Il était donc indispensable de créer un Conseil suprême, et ce Conseil devait résider en Palestine, car les pieux souvenirs qui se rattachaient à ce pays pouvaient seuls donner un prestige suffisant à ce tribunal supérieur et le faire accepter comme un Sanhédrin.

Il n’existait, à ce moment, en Palestine qu’un seul rabbin assez considéré pour pouvoir ordonner ses collègues comme juges : Jacob Berab. C’était un esprit profond, mais très obstiné, et, par conséquent, persévérant et courageux. Après de nombreuses pérégrinations qui l’avaient conduit en Égypte, à Jérusalem et à Damas, il s’était établi à Safed ; il y jouissait d’une grande influence, car il était riche et très instruit. La proposition qui lui fut faite de donner l’ordination lui sourit beaucoup, parce qu’il y voyait un commencement de réalisation de ses espérances messianiques, et aussi parce que le rôle qu’on lui offrait flattait son amour-propre. Il se présentait pourtant une difficulté. Légalement, pour pouvoir donner l’ordination, il faut avoir été ordonné soi-même, et aucun rabbin de cette époque ne l’était. On put heureusement sortir d’embarras. Car, d’après Maïmonide, les rabbins de la Palestine avaient le droit d’ordonner un de leurs collègues, qui, à son tour, pouvait donner l’ordination à d’autres. Comme Safed, habitée par plus de mille familles juives, était alors la plus importante des communautés palestiniennes, les rabbins et les talmudistes de cette ville formaient la majorité eu Palestine ; ils s’empressèrent, au nombre de vingt-cinq, d’investir Berab de cette dignité (1538). La première pierre était donc posée pour l’institution d’un Sanhédrin. Berab, ordonné, pouvait transmettre sa dignité à autant de collègues qu’il lui plaisait. Il démontra, dans une consultation talmudique, la légalité de cette façon de procéder, et cette innovation fut approuvée successivement par les talmudistes des diverses communautés de la Palestine. C’était là, dans la pensée de Berab et de ses partisans, un premier pas dans la voie qui devait mener à l’ère messianique. Et de fait, la réorganisation d’un Sanhédrin présentait cet avantage, sinon de faciliter la venue du Messie, du moins d’assurer l’unité du judaïsme. Le rétablissement du Sanhédrin en Palestine aurait eu, en effet, parmi les Juifs d’Europe, un immense retentissement et attiré de nombreux émigrants riches et actifs, qui, appuyés par cette assemblée, auraient peut-être réussi à organiser une sorte d’État juif.

Mais Berab rencontra de sérieuses difficultés dans la réalisation de son plan. Les représentants de la communauté de Jérusalem se trouvèrent froissés que Berab eût entrepris une oeuvre aussi considérable sans les avoir préalablement consultés. Il appartenait, à leur avis, à la cité sainte de se prononcer la première dans une circonstance aussi grave.

Jérusalem avait alors à sa tête, comme chef religieux, Lévi ben Jacob Habib, né à Zamora et à peu prés du même âge que Berab. Contraint au baptême, comme tant de ses coreligionnaires portugais, sous le règne de Manoël, il s’était enfui du Portugal en Turquie dés qu’il l’avait pu et était retourné au judaïsme. Plus tard, il s’était rendu à Jérusalem, où sa science talmudique l’avait fait nommer rabbin de la communauté. Se consacrant avec le plus absolu dévouement aux intérêts matériels et moraux de ses coreligionnaires, il avait réussi à maintenir !union dans la communauté, formée d’éléments hétérogènes et parfois réfractaires à toute règle et à toute discipline. Lévi ben Habib possédait aussi des notions de mathématiques et d’astronomie.

En sa qualité de chef religieux de Jérusalem, Lévi ben Habib fut donc invité le premier à approuver l’ordination accordée à Berab par le collège rabbinique de Safed et à accepter, à son tour, cette investiture de la main de Berab. Mais, sans tenir compte de l’importance que la création d’un Sanhédrin pouvait avoir pour le judaïsme, et sans se rappeler que lui-même avait souhaité autrefois le rétablissement de l’ordination, Lévi ben Habib ne prit conseil que de son amour-propre froissé. A ses yeux, c’était reconnaître la supériorité de Safed et de son rabbin sur Jérusalem et son chef religieux que d’approuver l’entreprise de Berab ; il résolut donc de la combattre.

Il est vrai que Berab ne pouvait pas faire valoir d’arguments bien probants en faveur de l’ordination. Au fond, pour le collige rabbinique de Safed, cette institution devait surtout préparer l’avènement du Messie. Mais, c’était là une raison trop chimérique. même aux yeux de ceux qui attendaient cet événement avec une fiévreuse impatience, pour pouvoir justifier, au point de vue talmudique, une innovation aussi grave. On ne pouvait pas prétexter non plus qu’il fallait, comme, autrefois, des rabbins ordonnes pour déterminer les dates des fêtes, car depuis dix siècles on avait des règles fixes pour établir le calendrier, et il était interdit de les modifier. Les rabbins de Safed ne mettaient, en réalité, en avant qu’un seul motif pratique pour expliquer leur décision. Il s’en trouvait parmi les transfuges marranes de la Palestine qui, avant leur retour au judaïsme, avaient commis des péchés passibles, au point de vue talmudique, de la peine de mort. De tels péchés ne pouvaient être effacés que par la flagellation. Or, des juges ordonnés avaient seuls le droit d’infliger un tel châtiment. De là, la nécessité de rétablir l’ordination.

Comme Lévi ben Habib était décidé, pour des motifs personnels, à contrecarrer le plan de Berab, il ne lui fut pas difficile de réfuter ce dernier argument. Il essaya, en outre, de justifier son opposition par toute sorte de sophismes. Berab en fut profondément irrité, car il sentait bien que, sans l’appui de Jérusalem, la ville sainte, dont le prestige était si grand dans le monde juif, son entreprise était destinée à échouer. Pour comble de malheur, sa vie fut mise en danger, probablement par suite de dénonciations calomnieuses auprès des autorités turques, et il dut quitter momentanément la Palestine. Dans l’espoir de sauver son oeuvre, il eut l’idée, à l’exemple de Juda ben Baba, du temps de l’empereur Adrien, d’ordonner avant son départ quatre talmudistes, choisis, non parmi les plus anciens, mais parmi les jeunes. Un de ces rabbins était Joseph Karo, le partisan enthousiaste de Salomon Molcho et de ses rêveries messianiques.

Les égards témoignés par Berab à des rabbins encore jeunes, au détriment de leurs aînés, exaspérèrent encore plus Lévi ben Habib. Il s’échangea alors entre les chefs des deux principales communautés de la Palestine une correspondance passionnée où se produisirent de déplorables excès de langage. A l’observation faite par Lévi ben Habib que, pour être digne de l’ordination, il fallait, à côté de l’instruction, posséder aussi la piété, Berab répondit par une allusion méchante au baptême imposé autrefois à son adversaire : Moi, dit-il, je n’ai jamais changé mon nom, je suis resté fidèle à mon Dieu en dépit des menaces et des souffrances.

Lévi ben Habib s’en trouva profondément blessé. Il avoua qu’à l’époque des conversions forcées, on l’avait, en effet, contraint, au Portugal, à changer de nom et à embrasser le christianisme, sans qu’il lui fait possible de mourir pour sa foi. Il alléguait, pour se disculper, qu’il était alors très jeune, qu’il ne conserva le masque du christianisme que pendant un an, et que, depuis, il avait versé et continuait de verser des larmes amères pour effacer son péché. Après s’être ainsi humilié, il se répandit en invectives contre Berab, le traitant de la façon la plus outrageante. Sur ces entrefaites, Berab mourut (janvier 1541), et avec lui disparut toute chance de réussite pour le rétablissement de l’ordination. Joseph Karo ne renonça pourtant pas tout de suite à l’espoir de la faire de nouveau adopter.

Karo (1488-1575) avait été expulsé d’Espagne, quand il était encore enfant, avec ses parents. Après de longues pérégrinations et de nombreuses souffrances. Il arriva à Nicopolis, dans la Turquie d’Europe. Là, il se consacra à l’étude d’une partie du Talmud habituellement négligée, A s’occupa de la Mishna, qu’il sut bientôt par cœur. De Nicopolis il partit ensuite pour Andrinople, où sa science talmudique lui valut la considération de ses coreligionnaires et où il forma des élèves. A l’âge de trente ans, il entreprit la tâche gigantesque de commenter le code religieux de Jacob Ascheri, de le rectifier, développer et appuyer partout de preuves. Il consacra à cette oeuvre vingt ans de sa vie (1522-1542) et employa douze autres années à la réviser (1542-1554). L’apparition de Molcho vint apporter une diversion à cette occupation quelque peu aride. Il fut tellement séduit par cet aventurier qu’il se laissa initier par lui aux mystères de la Cabale et partagea ses rêveries messianiques. Pendant le séjour de Molcho en Palestine, Karo resta en correspondance avec lui et forma le projet d’aller le rejoindre en Terre Sainte. Lui aussi, comme Molcho, aspirait à mourir en martyr, pour s’offrir comme holocauste agréable à l’Éternel, et avait des visions où il croyait s’entretenir avec un titre supérieur. Cet être (Magguid) n’était ai un ange, ni une apparition fantastique, mais la Mishna elle-même, qui lui faisait la grâce de lui révéler, la nuit, des choses secrètes, parc( qu’il s’était voué à son culte. Pendant quarante ans, jusqu’à la fin de sa vie, Joseph Karo fut hanté de ces visions, qu’il fit connaître en partie par écrit, et qui montrent les ravages que la Cabale avait opérés dans cet esprit. La Mishna lui imposait les plus dures mortifications. Se laissait-il aller un peu trop longtemps au sommeil, était-il arrivé en retard pour la prière, avait-il négligé l’étude du Talmud, la Mishna venait lui en faire des reproches et exiger une expiation. Les prédictions qu’il annonçait au nom de la Mishna n’étaient certes pas des inventions mensongères de sa part, mais des visions de son imagination surexcitée qu’il croyait sincèrement lui avoir été inspirées.

Convaincu qu’il était appelé à jouer un rôle messianique en Palestine, Karo quitta Andrinople. Il se rendit à Safed en même temps qu’un autre cabaliste, Salomon Alkabéç, dont l’hymne en l’honneur de la fiancée Schabbat, le Lekha Dôdi, est bien plus connu que le nom. Karo eut la satisfaction de voir se réaliser à Safed une partie de ses rênes : Berab lui donna l’ordination et le consacra ainsi membre de Sanhédrin futur. Après la mort de Berab, il voyait s’ouvrir devant lui les plus brillantes perspectives. Il espérait continuer l’œuvre de Berab, être reconnu par les rabbins de la Palestine et du dehors comme chef de tous les Juifs palestiniens et même turcs, former de remarquables élèves qui seuls inspireraient confiance et respect. Il serait alors vénéré comme l’image sainte, diokna kaddischa, et accomplirait des miracles. Il s’attendait bien à subir le martyre comme Molcho, mais il était convaincu qu’il ressusciterait et assisterait à la délivrance messianique.

Pour mériter cette dignité de prince suprême d’Israël, Karo comptait sur l’ouvrage qu’il composait et qui devait rétablir l’unité dans le judaïsme. Une fois son commentaire sur le code religieux d’Ascheri achevé, publié et répandu parmi les Juifs, il jouirait certainement, à ce qu’il croyait, de la vénération de tous ses coreligionnaires.

C’est ainsi que, sous l’action combinée d’une sincère piété, de rêveries mystiques et de l’ambition, Karo travaillait avec un zèle ardent à son ouvrage, qui devait faire disparaître dans le domaine religieux toutes les contradictions, toutes les incertitudes, toutes les obscurités, et servir de règle pour le judaïsme tout entier. Mais, là aussi, Karo échoua dons son entreprise. Son code, intitulé Schoulhan Aroukh, fut combattu sur bien des points par un jeune rabbin de Cracovie, Moïse Isserlès.

Pendant qu’en Orient les Juifs vivaient dans une certaine sécurité, étaient libres de pratiquer leur religion et songeaient même à fonder une sorte d’État autonome, les Juifs d’Occident étaient en butte à d’incessantes persécutions. Dans les premiers temps de sa lutte contre la Réforme, l’Église fut trop absorbée pour s’occuper d’eux. Mais les vieilles accusations de blasphème, de profanation d’hostie, da meurtre rituel, ne tardèrent pas à se reproduire contre eux. Ils ressentirent, du reste, le contrecoup de l’implacable rigueur déployée par le clergé catholique pour combattre les progrès du protestantisme.

Aux souffrances que leur faisaient endurer les catholiques, vinrent s’ajouter des persécutions qui leur étaient infligées par les luthériens. On a vu que l’une des conséquences de la Réforme fut la vulgarisation de l’étude de la Bible. En apprenant ainsi à connaître par eux-mêmes l’Ancien Testament, bien des esprits réfléchis remarquèrent qu’il n’est pas toujours fidèlement suivi par le Nouveau Testament. Ainsi, l’unité de Dieu prêchée par les Prophètes est en contradiction absolue avec le dogme de la Trinité enseigné par l’Église. On remarqua aussi que la Bible préconise la liberté pour le peuple et condamne la tyrannie des rois, tandis que le christianisme évangélique néglige complètement le peuple et ne tonnait que des croyants, auxquels il conseille de lever sans cesse les regards vers le ciel et d’accepter le joug des pires tyrans. Il en résulta que dans le mouvement engendré par la Réforme il se forma des sectes qui s’écartèrent des doctrines de Rome, de Luther et de Genève. Une de ces sectes, qui se rapprochait singulièrement du judaïsme, fut qualifiée de demi juive ou judaïsante ; elle rejetait absolument le dogme de la Trinité. Michel Servet, originaire d’Aragon, qui avait peut-être été élève des Marranes en Espagne, écrivit un ouvrage sur les a Erreurs de la Trinité D qui produisit une vive sensation et lui conquit de nombreux disciples. Calvin, pour le punir de son hérésie, le fit brûler à Genève. Les partisans de Servet n’en furent pas effrayés, et ils continuèrent, sous le nom d’unitaires ou anti-trinitaires, à combattre le dogme de la Trinité. Cette secte se développa principalement en Angleterre, grâce à la protection du roi Henri VIII, qui, par un caprice d’amoureux, était devenu l’adversaire du catholicisme. Il y en avait qui célébraient le sabbat, naturellement portes et fenêtres closes, comme le vrai jour de repos ordonné par le Seigneur. A cette époque parurent aussi de nombreux pamphlets religieux et, entre autres, un dialogue entre un Juif et un Chrétien, où l’on réfute toutes tes preuves tirées de la Bible à l’appui du christianisme. Pour ces diverses raisons, les luthériens en voulaient également aux Juifs, qui purent bientôt s’apercevoir combien était vaine leur espérance de voir le triomphe de la Réforme marquer la fin de leurs maux. Quand les paysans de l’Allemagne du Sud, de l’Alsace et de la Franconie, sur la foi des promesses de Luther, qui leur avait fait entrevoir leur émancipation, voulurent secouer le joug de leurs seigneurs, les Juifs furent doublement persécutés. D’un côté, la noblesse leur reprochait d’exciter les paysans et les bourgeois à la révolte et de les soutenir de leur argent, et, de l’autre, les paysans les attaquaient comme complices des riches et des nobles. Un des conseillers des paysans de la Forêt-Noire était Balthazar Hubmayer, ce prêtre fanatique qui avait réclamé l’expulsion des Juifs de Ratisbonne. Son adhésion à la Réforme ne modifia pas ses sentiments de malveillance à l’égard des Juifs. Dans le Rhingau aussi, les habitants exigèrent, entre autres, qu’il fût interdit aux Juifs de s’établir ou même de séjourner dans la contrée.

En Alsace, pourtant, les Juifs trouvèrent quelque répit, grâce au dévouement, au courage et à la prudente activité d’un rabbin alsacien, Joselin (Joselmann) Loans, de Rosheim (né vers 1478 et mort vers 1555), neveu du médecin des empereurs Frédéric et Maximilien. Sur la recommandation de son oncle, qui l’avait sans doute trouvé remarquablement doué, Joselin Rosheim, comme on l’appelle d’habitude, fut chargé par l’empereur de veiller sur les intérêts des Juifs d’Allemagne, avec l’autorisation d’intervenir en leur faveur et de défendre leurs privilèges. A ce titre, il dut jurer fidélité à l’empereur. En même temps, les communautés juives le reconnurent comme leur chef et leur grand-rabbin, et il est souvent qualifié de gouverneur de la Juiverie. Charles-Quint le maintint dans ces l’onctions. Dès qu’un danger menaçait une communauté juive, il se rendait immédiatement auprès de l’empereur ou d’antres personnages influents. Il ne craignait ai fatigue ni péril quand il s’agissait de venir en aide à ses frères. Pendant la guerre des paysans, il n’hésita pas à pénétrer dans le camp de douze ou quinze mille révoltés, qui lui promirent de ne pas maltraiter les Juifs.

Joselin eut malheureusement trop souvent l’occasion d’intervenir en faveur de ses coreligionnaires. Il n’y eut alors presque pas une seule année qui ne fût marquée, pour les Juifs d’Allemagne, par des expulsions, des vexations et des violences de toute sorte. Le temps des grands massacres était cependant passé; c’était là un progrès appréciable. Mais les accusations de meurtres d’enfants n’avaient pas encore disparu.

Une accusation de ce genre se produisit contre la petite communauté de Bösing, près de Presbourg, en Moravie. Trente-six Juifs de tout âge et de tout sexe furent brûlés, et presque tous les Juifs de la Moravie furent jetés en prison (1529). Après avoir prouvé par plusieurs mandements de papes et d’empereurs que de telles accusations ne méritaient aucune créance, Joselin réussit à obtenir du roi Ferdinand la mise en liberté des inculpés. L’année suivante (1530), on reprocha aux Juifs de servir d’espions en Allemagne aux Turcs, et on demanda leur expulsion. Cette fois encore, Joselin put convaincre Charles-Quint et Ferdinand de l’innocence des Juifs. Hais, dans une localité de la Silésie, cette accusation amena la condamnation du président et de deux membres de la communauté, qui furent livrés aux flammes.

Quelques années plus tard, la situation des Juifs exigea une nouvelle intervention de Joselin. A la suite de méfaits commis par quelques coquins juifs, le duc Jean le Sage, de Saxe, voulut chasser pour toujours les Juifs de son pays (1537). Pour détourner ce malheur de ses coreligionnaires, Joselin se rendit auprès de Luther avec une lettre de recommandation de Wolf Capito, prêtre catholique qui s’était déclaré pour la Réforme ; il avait aussi obtenu de la municipalité de Strasbourg une lettre pour le duc. Mais Luther, assez bienveillant pour les Juifs au début de la Réforme, leur était devenu hostile parce qu’ils ne s’étaient pas convertis. Aussi ne voulut-il pas recevoir Joselin. Il lui rit dire que, malgré ses démarches auprès de princes et de souverains en faveur des Juifs, ceux-ci avaient persisté dans leurs erreurs, c’est-à-dire dans leurs croyances; il craindrait donc qu’une nouvelle preuve de bonté de sa part ne les encouragent à s’obstiner dans le mal.

En Italie, également, la situation des Juifs était peu favorable. A Naples, où dominaient les Espagnols, le parti ultra catholique s’efforçait depuis longtemps de faire créer des tribunaux d’inquisition contre les Marranes. Quand Charles-Quint revint d’Afrique, ce parti lui demanda même d’expulser tous les Juifs de Naples. Sur les instances de Donna Benvenida, la noble épouse de Samuel Abrabanel, appuyée par sa jeune amie Léonora, fille du vice-roi, l’empereur ne donna aucune suite à cette demande. Mais quelques années plus tard, il leur imposa de si pénibles restrictions qu’ils partirent de Naples de leur plein gré. Cette émigration volontaire fut changée en exil ; aucun Juif ne devait plus habiter Naples (1540-1541). Les uns se rendirent en Turquie, d’autres à Ancône, qui appartenait au pape, ou à Ferrare, où commandait le duc Hercule II, ami des Juifs. Samuel Abrabanel aurait pu rester à Naples, mais il ne voulut pas séparer sa destinée de celle de ses coreligionnaires, et il alla s’établir à Ferrare, où il mourut après un séjour d’une dizaine d’années. Sa femme lui survécut.

A cette époque aussi eut lieu une expulsion de Juifs en Bohème. Accusés avec des bergers d’avoir allumé des incendies, qui furent alors très fréquents dans certaines villes, et notamment à Prague, ils furent condamnés à l’exit (adar 1542). De l’importante communauté de Prague, dix familles seules furent autorisées à rester dans cette ville. Beaucoup d’exilés se réfugièrent en Pologne ou en Turquie. Cette même année encore, on reconnut la fausseté de cette accusation, et ceux qui s’étaient établis dans le voisinage de la frontière bohémienne purent revenir dans le pays. Mais ils furent obligés de payer une taxe annuelle et de porter sur leurs vêtements, comme signe distinctif, un morceau d’étoffe jaune.

Si les catholiques et les protestants ne s’entendaient pas entre eux, ils étaient, du moins, d’accord en Allemagne pour persécuter les Juifs. A ce moment, ces malheureux étaient comme pris entre deux feux. Dans le duché catholique de Neubourg, un enfant de quatre ans disparut vers Pâque. Un chien fit découvrir son cadavre après Pâque. Quelques fanatiques accusèrent les Juifs d’avoir martyrisé cet enfant et de l’avoir ensuite mis à mort. L’évêque d’Eichstaett fit immédiatement arrêter et incarcérer quelques Juifs et demanda à tous les princes voisins d’emprisonner également les Juifs de leurs domaines. Mais, malgré une enquête minutieuse, on ne put établir la culpabilité des Juifs. Ceux-ci avaient, du reste, trouvé dans cette circonstance un protecteur bienveillant dans le duc Othon-Henri de Neubourg, qui les défendit énergiquement contre l’évêque d’Eichstaett.

L’exemple du prélat catholique fut suivi par un prédicateur luthérien, Butzer, à la fois ami de Capito et de Luther, qui excita également les esprits contre les Juifs. Probablement sur l’invitation du duc de Neubourg, un prêtre luthérien prit courageusement la défense des Juifs dans un ouvrage intitulé Judenbücklein, Opuscule sur les Juifs. L’auteur — peut-être Hosiander — montre pour la première fois, dans ce livre, combien il est odieux et ridicule d’accuser les Juifs de tuer des enfants chrétiens. D’après cet écrivain, qui semble avoir eu des relations fréquentes avec les Juifs et connaissait leur langue, leurs mœurs et leurs lois, ce sont les richesses des Juifs et la piété exagérée et mal comprise des fanatiques chrétiens qui ont fait inventer cette calomnie. Tantôt cette accusation est répandue, dans un but facile à deviner, par des princes rapaces et sans scrupules, ou par des nobles appauvris, ou par des bourgeois qui sont débiteurs des Juifs, tantôt elle est propagée par des moines ou des prêtres séculiers, désireux d’augmenter le nombre des saints ou de créer de nouveaux lieux de pèlerinage. Les Juifs, dit cet auteur, sont disséminés depuis de nombreux siècles parmi les chrétiens, et pourtant il y a trois cents ans à peine qu’on a commencé à imputer aux Juifs des crimes de ce genre. C’est que le clergé s’est mis à répandre cette fable odieuse à partir du moment où il a cru nécessaire de réchauffer la foi de la foule par des pèlerinages et des guérisons miraculeuses. On est donc en droit d’admettre que le meurtre de Neubourg a été également inventé de toutes pièces par les moines. Du reste, ajoute l’auteur, les chrétiens aussi avaient été accusés par les païens, jusqu’au IIIe siècle, de tuer des enfants pour leur tirer le sang. Les prétendus aveux de quelques Juifs ne prouvent rien dans cette occurrence, car ces aveux ont été arrachés par la torture.

Pour effacer l’impression que cet ouvrage était appelé à produire en faveur des Juifs, l’évêque d’Eichstaett chargea son protégé, Jean Eck, qui laissa un si déplorable souvenir dans l’histoire de la Réforme, de réfuter ce plaidoyer et de démontrer que les Juifs s’étaient réellement rendus coupables des meurtres d’enfants qu’on leur imputait. Eck publia donc (1541) un pamphlet où il prétendait prouver que ces scélérats de Juifs avaient fait beaucoup de mal en Allemagne et dans d’autres pays, et où il reprend à son compte tous les mensonges, toutes les calomnies, toutes les infamies répandues depuis des siècles contre les Juifs. Selon lui, l’Ancien Testament montre déjà le caractère sanguinaire des Juifs, et il affirme qu’ils profanent des hosties et se servent du sang d’enfants chrétiens pour consacrer leurs prêtres, faciliter les couches de leurs femmes, guérir des maladies.

Ce qui paraît plus étrange et plus triste, c’est que Luther lui-même, le fondateur d’une nouvelle religion, l’adversaire des vieux préjugés, partageait à l’égard des Juifs les sentiments de son ennemi personnel, Jean Eck, qui avait pourtant répandu contre lui aussi les plus odieux mensonges. Les Juifs, dit-il, se plaignent de subir chez nous une dure servitude, lorsque nous, au contraire, nous pourrions nous plaindre d’avoir été martyrisés et persécutés par eux pendant près de trois cents ans. Oubliant que, dans certaines régions de l’Allemagne, les Juifs avaient précédé les Germains, il s’écrie : Nous ne savons pas encore aujourd’hui quel diable les a poussés dans notre pays. Vous ne les avons pas cherchés à Jérusalem, et personne ne les retient ici. Comme Pfefferkorn et Eck, Luther rappelle avec une joie cruelle que les Juifs ont été violemment expulsés de France et, récemment, d’Espagne par notre bien-aimé empereur Charles, ainsi que de toute la Bohême, et, de mon temps, de Ratisbonne, de Magdeburg et de tant d’autres localités.

Sans pitié pour les effroyables souffrances supportées avec tant de vaillance par les Juifs en l’honneur de leur foi, et avec une assurance qui dénotait une singulière ignorance de l’histoire, Luther répétait après Pfefferkorn que, d’après le Talmud et les rabbins, il est permis aux Juifs de tuer les goyim, c’est-à-dire les chrétiens, de se montrer parjures à leur égard, de les voler et les piller. Il conseillait de brûler les synagogues a de ce peuple maudit et damné, pour la plus grande gloire de Notre-Seigneur et de la chrétienté, de leur enlever leurs livres de prières et les exemplaires du Talmud, d’incendier leurs maisons et de les parquer dans des étables. Il désirait aussi qu’il fût interdit aux rabbins d’enseigner, que les Juifs fussent empêchés de voyager ou de se montrer dans la rue, que les plus forts d’entre eux fussent soumis à des corvées et contraints de manier la hache, la bêche et autres instruments de dur labeur. A l’exemple de Jean Eck, son ennemi, il déclarait que les Juifs se livraient à toute sorte d’excès parce qu’ils étaient trop heureux en Allemagne.

Il peut paraître surprenant que Luther, d’abord si bienveillant pour les Juifs, se soit ensuite montré contre eux aussi violent que leurs pires ennemis. C’est que, vers la fin de sa vie, le réformateur de Wittemberg eut à supporter des contrariétés qui l’aigrirent profondément. Par son obstination et son caractère autoritaire, il avait froissé bien des susceptibilités dans son propre milieu et créé un schisme parmi ses partisans. En outre, sa rude nature avait triomphé peu à peu de la modestie et de la douceur que lui avait d’abord su imposer sa ferveur religieuse. Enfin, son esprit étroit de moine ne pouvait pas comprendre le judaïsme avec ses lois généreuses et élevées, qui ont pour but de rendre l’homme bon et compatissant plutôt que de faire de lui un croyant fanatique, et il s’emportait quand l’un ou l’autre de ses adhérents, comme Carlstadt et Münzer, invoquaient ces lois pour défendre leurs conceptions : par exemple, l’affranchissement des esclaves et des serfs dans l’année du jubilé. Sa colère fut surtout grande quand il eut connaissance d’un dialogue, composé probablement par un chrétien, où le judaïsme était placé presque au-dessus du christianisme. Dans son irritation, il écrivit immédiatement (1542) un pamphlet : Sur les Juifs et leurs mensonges qui dépassait en violence et en calomnies toutes les œuvres de Pfefferkorn et de Jean Eck.

Après avoir fait observer au commencement de cet écrit qu’il avait pris la résolution de ne plus parler des Juifs, Luther dit qu’il a changé d’anis devant les tentatives de ces misérables coquins pour attirer à eux des chrétiens. Sa logique est absolument celle du moyen âge. Comme les Juifs étaient maltraités et persécutés depuis dix siècles par les chrétiens, il en conclut que les Juifs étaient ainsi châtiés parce qu’ils ne croyaient pas que le Messie fût vraiment déjà arrivé. Il engage les chrétiens à ne pas se montrer sottement compatissants pour les Juifs et demande l’expulsion de ces derniers. Si j’avais quelque autorité sur eux, dit-il, je convoquerais leurs chefs et leurs savants et je leur prouverais, par la menace de leur arracher la langue, que le christianisme enseigne non pas le dogme de l’unité de Dieu, mais celui de la Trinité. Il n’hésita même pas à exciter contre eux les pillards de grand chemin. Ayant appris qu’un Juif riche traversait l’Allemagne avec douze chevaux, il conseilla à ces brigands de se montrer moins tolérants que les princes et de s’emparer des voyageurs juifs et de leurs richesses. Peu de temps encore avant sa mort, il renouvela, dans un sermon, ses attaques contre les Juifs, accusant leurs médecins d’empoisonner leurs malades chrétiens et demandant qu’on les chassât tous, puisqu’ils ne voulaient pas se convertir.

L’hostilité de Luther à l’égard des Juifs leur fut peut-être plus funeste que celle des dominicains, de Hochstraten, d’Eck et de leurs acolytes. Car les accusations de ces ennemis déclarés des Juifs n’étaient pas toujours prises au sérieux, et, en tout cas, n’inspiraient confiance qu’à un petit nombre, tandis que les moindres paroles de Luther étaient considérées par ses partisans comme des oracles. De même que saint Jérôme avait inoculé au monde catholique sa haine du Juif, de même Luther infecta pour longtemps les protestants du poison de son pamphlet. Le protestantisme déploya même contre les Juifs plus de cruauté encore que l’Église. Les chefs du catholicisme leur intimaient l’ordre de se soumettre au droit canon, mais les autorisaient à résider dans les pays catholiques ; Luther demandait leur expulsion complète. Les papes recommandaient souvent d’épargner les synagogues, tandis que le fondateur de la Réforme conseillait de les profaner et de les détruire. Pour lui, les Juifs ne devaient pas être mieux traités que les tziganes. C’est que les papes, munis d’un pouvoir considérable et résidant dans la grande ville de Rome, jugeaient les hommes et les événements de haut et songeaient rarement à infliger des vexations mesquines aux Juifs, qui, parfois, leur semblaient de trop mince importance pour mériter leur attention. Luther, au contraire, qui vivait dans une petite ville, prêtait une oreille attentive à toutes les sottises qu’on répétait contre eux, les jugeait avec la petitesse d’esprit d’un bourgeois rancunier et calculait jalousement les quelques deniers qu’ils pouvaient gagner.

Comme s’il ne suffisait pas de la haine des catholiques et des protestants, les Juifs étaient également en butte à la malveillance des catholiques grecs. Dans l’Asie Mineure et la Turquie d’Europe, les Grecs, n’osant pas s’attaquer aux Turcs, qui étaient les maîtres du pays, poursuivaient les malheureux juifs d’une sourde et tenace hostilité. Un jour, à Amazia, dans l’Asie-Mineure, quelques Grecs firent disparaître un de leurs coreligionnaires et accusèrent les Juifs de l’avoir égorgé. Sur l’ordre des cadis turcs, les inculpés furent soumis à la torture et firent des aveux ; on les pendit, sauf un médecin estimé, Jacob Abi Ayoub, qui fut brûlé (vers 1545). Quelques jours plus tard, un Juif rencontra le Grec censément assassiné et l’amena devant un cadi. Là, il raconta la façon dont on l’avait momentanément fait disparaître. Le cadi, indigné de cette odieuse supercherie, fit exécuter les faux accusateurs.

Dans une autre ville de l’Asie Mineure, à Toka, des Juifs furent également accusés d’un crime de ce genre, et là aussi on put démontrer la fausseté de l’accusation. Pour protéger à l’avenir ses coreligionnaires contre les conséquences de telles calomnies, un médecin juif du sultan Soliman, Moïse Hamon, sollicita et obtint de son maître un décret en vertu duquel les Juifs de Turquie, accusés du meurtre d’un chrétien ou d’un autre crime analogue, ne seraient pas jugés par les tribunaux ordinaires, mais par le sultan.

Dans les pays catholiques, la liberté de persécution était moins restreinte. Pendant quelque temps, la république de Gènes n’accordait à tout Juif qu’une autorisation de séjour de trois jours. Peu à peu, des transfuges juifs de l’Espagne et de la Provence ruaient venus s’établir à Novi, près de Gènes ; leurs affaires les appelaient souvent à Gènes même, où l’on s’habitua à les laisser tranquilles. C’étaient, pour la plupart, des Juifs intelligents et actifs, des capitalistes et des médecins. Mais à la suite des excitations des dominicains, qui surent éveiller la jalousie des marchands et des médecins chrétiens contre leurs concurrents juifs, ceux-ci furent expulsés de Gènes (1550), contre la volonté du doge André Doria, et on annonça à son de trompe que, dorénavant, aucun Juif ne pourrait plus résider dans cette ville. Parmi les expulsés se trouvait un médecin, Joseph Haccohen, qui acquit une grande célébrité comme historien.

L’expulsion des Juifs d’Espagne et de Portugal et les souffrances inouïes des Marranes avaient fait réfléchir quelques penseurs juifs sur la diversité des destinées des peuples, et principalement sur les vicissitudes des descendants de Jacob, et ils étaient arrivés à cette conviction que les événements ne naissent pas purement au hasard, mais sont amenés par une Intelligence supérieure, qui dirige la marche de l’histoire. Une fois pénétrés de cette vérité, ils conclurent qu’on relèverait le courage des peuples malheureux, pour lesquels la Providence paraissait s’être montrée particulièrement dure, en leur plaçant sous les yeux l’histoire de la grandeur et de la décadence des diverses nations et en leur persuadant qu’en définitive c’est Dieu qui est l’unique arbitre de nos destinées et que les peuples, comme les individus, sont soumis à sa volonté. Aussi trouve-t-on à cette époque trois Juifs qui se firent historiens pour consoler leurs coreligionnaires des maux effroyables qui les avaient atteints et entretenir l’espérance dans leur cœur. Ce furent le médecin Joseph Haccohen, le talmudiste Joseph ibn Verga et le poète Samuel Usque.

De ces trois hommes, le plus important comme historien est Joseph ben Josua Cohen (né à Avignon en 1496, décédé en 1575). Son père était originaire d’Espagne. Lors de l’expulsion de 1492, il se rendit à Avignon et de là à Gènes, d’où il fut également exilé. Joseph étudia la médecine et parait avoir été attaché comme médecin, à Gènes, à la maison du doge André Doria. Quand les Juifs durent partir de Gènes (1550), les habitants de la petite ville de Voltaggio le prièrent d’exercer la médecine chez eux ; il y resta dix-huit ans. Mais l’histoire l’attirait plus que la médecine. Il se mit à rechercher d’anciennes chroniques pour écrire une sorte d’histoire universelle, et il commença son récit à partir de la chute de l’empire romain et de la création des nouveaux États européens. A ses yeux, l’histoire du monde se présentait sous la forme d’une lutte entre l’Europe et l’Asie, entre le croissant et la croix, et, plus particulièrement, entre la Turquie et la France. Pour l’histoire de son temps, qu’il a connue par lui-même ou par les informations exactes qu’il a recueillies, il est un témoin impartial et digne de confiance. Son style élégant, qui imite celui des livres historiques de la Bible, donne de la vie à ses récits et en rend la lecture très attachante. En temps et lieu, il raconte les diverses persécutions subies par les Juifs. Le but qu’il poursuit dans son ouvrage est de prouver par l’histoire l’action exercée par la Providence sur les événements et ne montrer que, tôt ou tard, la violence et l’iniquité ont toujours été châtiées. Comme il avait partagé lui-même les souffrances de ses coreligionnaires, son ouvrage s’en ressent parfois, car on y rencontre souvent une certaine amertume.

D’un caractère tout différent est l’ouvrage historique des Ibn Verga, auquel collaborèrent trois générations, le père, le fils et le petit-fils. Le cabaliste et astronome Juda ibn Verga, dont la famille était apparentée à celle d’Abrabanel, avait noté quelques persécutions dont les Juifs avaient été victimes à diverses époques et dans divers pays. A cette nomenclature, Salomon ibn Verga, qui avait assisté à l’expulsion des Juifs d’Espagne et de Portugal, puis s’était couvert quelque temps du masque du christianisme et avait ensuite émigré en Turquie, ajouta quelques récits. Enfin, le fils de Salomon, Joseph ibn Verga, membre du collège rabbinique d’andrinople, augmenta ces chronique. de quelques nouveaux faits et publia le tout sous le nom de Schévet Yekouda, Verge de Juda. Ce martyrologe ne présente ni plan, ni divisions régulières; il ne suit même pas toujours l’ordre chronologique.

Samuel Usque est, sans contredit, un esprit plus original et plus remarquable que les historiens précédents. S’enfuyant du Portugal devant les cruautés de l’Inquisition, il était allé s’établir à Ferrare avec ses deux parents, Salomon Usque, en espagnol Duarte Gomez, et Abraham Usque, appelé aussi Duarte Pinel. Samuel Usque était poète, et poète original. Il se sentait surtout attiré par l’histoire, à la fois brillante et tragique, du peuple juif, qui devint pour lui comme une source vivifiante où il puisait courage, énergie et espérance. La Bible, avec ses héros et ses prophètes, la période de l’exil, où des efforts gigantesques, des prodiges de vaillance et de dévouement sont suivis des plus épouvantables désastres, la dispersion des Juifs au milieu des nations, tous ces événements du passé ; Usque sut les ressusciter de son source poétique et les présenter sous une forme émouvante ; il n’écrivit pas en vers, mais sa prose est d’une telle élévation qu’elle remue les cœurs. Dans son ouvrage, trois bergers, Icabo, Yumeo et Cicareo, s’entretiennent de l’histoire d’Israël. Le premier pleure amèrement sur les malheurs qui ont assailli ce peuple depuis son origine, et les deux autres s’efforcent d’adoucir la violence de sa douleur et de lui montrer que les souffrances élèvent et ennoblissent les peuples comme les individus et les aident à atteindre leur but. Ce dialogue, écrit en portugais, est intitulé : Consolations pour les maux d’Israël.

En racontant ainsi le passé du peuple juif, Usque se proposait surtout de consoler les Marranes portugais établis à Ferrare ou ailleurs, qui étaient revenus au judaïsme, et d’entretenir en eux l’espoir d’un avenir meilleur. Ses récits ne sont peut-être pas toujours d’une exactitude rigoureuse, mais aucun écrivain n’a retracé d’une façon aussi lumineuse et aussi vivante les principaux traits de l’histoire d’Israël, depuis les temps les plus reculés jusqu’à l’époque où il vivait, depuis les premiers baptêmes imposés violemment aux Juifs espagnols par le roi wisigoth Sisebut, jusqu’à leur exil définitif et jusqu’à l’introduction de l’Inquisition en Portugal. Ce qui le console, c’est que toutes ces persécutions et toutes ces violences avaient été prédites par les Prophètes et que, par conséquent, Israël peut compter avec certitude sur l’avenir de paix et de bonheur annoncé par les mêmes Prophètes. Aussi ses dialogues se terminent-ils par les discours si réconfortants et si tendres du prophète Isaïe. L’ouvrage d’Usque contribua certainement à rendre la confiance aux Marranes et à leur faire oublier les dangers que leur retour au judaïsme suspendait sur leur tête.

Samuel. Usque était convaincu que, de son temps déjà, les souffrances des Juifs diminueraient et que le jour de la délivrance étau proche. L’Église donna bientôt un démenti à ses espérances. Les progrès de la Réforme avaient provoqué dans le monde catholique une énergique réaction contre le relâchement général qui existait dans la discipline et les mœurs. Deux hommes surtout avaient pris à cœur, pourtant sans entente préalable, de raffermir le catholicisme et de consolider la papauté : c’étaient le Napolitain Pietro Caraffa, plus tard pape sous le nom de Paul IV, et l’Espagnol Iñez Loyola, fondateur de l’ordre des Jésuites. Pour rendre au pape sa puissance et à l’Église son autorité, ils résolurent d’user partout contre les catholiques du moyen dont Torquemada, Deza, Ximénès de Cisneros s’étaient servis en Espagne contre les Maures et les Juifs, c’est-à-dire du bûcher. Quiconque s’écarterait des prescriptions papales serait brûlé.

En premier lieu, on s’en prit à l’imprimerie. D’après Caraffa et Loyola, c’était elle qui avait rendu possible le schisme dans l’Église ; sans les Lettres des hommes obscurs, les pamphlets de Hutten et ceux de Luther, la Réforme aurait peut-être échoué. Il fallait donc commencer par surveiller les publications et ne laisser imprimer que ce qui aurait été approuvé par le pape ou ses délégués. La censure des livres, il est vrai, existait déjà, mais elle n’avait pas été pratiquée jusqu’alors avec une bien grande rigueur. Désormais, elle sera exercée avec plus de sévérité, car on choisit comme censeurs des hommes inflexibles et fanatiques.

Les Juifs ne tardèrent pas à ressentir le contrecoup de ce mouvement de réaction. Tout d’abord, leurs adversaires soulevèrent de nouveau la question du Talmud. Quarante ans auparavant, les tentatives des dominicains pour faire brûler cet ouvrage avaient échoué devant la tolérance et la mansuétude du pape. Hais la situation avait changé. On était alors dans une autre disposition d’esprit à Rome, et il était facile de prévoir que si des accusations étaient dirigées contre le Talmud, ce livre serait sûrement condamné. Ces accusations se produisirent, et, comme toujours, elles eurent pour auteurs des Juifs convertis.

Elia Lévita, le célèbre grammairien juif, avait laissé deux petits-fils, Eliano et Salomon Romano, qui, dès leur enfance, fréquentèrent des milieux chrétiens. Eliano savait l’hébreu à fond et fut correcteur et scribe dans plusieurs villes d’Italie ; Romano, qui voyagea à travers l’Allemagne, la Turquie, la Palestine et l’Égypte, connaissait plusieurs langues, l’hébreu, le latin, l’espagnol, l’arabe et le turc. Eliano, l’aîné, se convertit au christianisme sous le nom de Vittorio Eliano, entra dans les ordres et devint chanoine. Quand Romano apprit l’apostasie de son frère, il accourut à Venise pour le faire revenir au judaïsme. Mais il se laissa lui-même séduire par son frère et accepta le baptême (1551) sous le nom de Jean-Baptiste. La mère des deux renégats, qui était alors encore en vie, en éprouva un violent chagrin. Romano se fit jésuite et publia des ouvrages ecclésiastiques.

Ces descendants d’Elia Lévita, appuyés par deux autres apostats, Ananel di Foligo et Joseph Moro, renouvelèrent contre le Talmud les anciennes accusations de Nicolas Donin et consorts, affirmant qu’il contient des blasphèmes contre Jésus, l’Église et toute la chrétienté, et qu’il était le seul obstacle à la conversion générale des Juifs. Le pape d’alors, Jules III, n’était pas hostile aux Juifs, mais ce n’était pas lui qui avait à se prononcer dans cette question. L’affaire devait être portée devant l’Inquisition, c’est-à-dire devant Caraffa. Celui-ci se prononça naturellement contre le Talmud, et Jules III ne put que ratifier son jugement (12 août 1553). Les émissaires de l’Inquisition pénétrèrent alors dans toutes les maisons juives de Rome, confisquèrent tous les exemplaires du Talmud et, par un raffinement de méchanceté, les brûlèrent pendant la fête du Nouvel An juif (9 septembre). De Rome les perquisitions s’étendirent dans toute la Romagne, à Ferrare, à Mantoue, à Venise et jusque dans l’île de Candie, qui appartenait à la république de Venise. Des milliers d’exemplaires du Talmud furent livrés aux flammes. Bientôt on ne s’en tint plus à la seule confiscation du Talmud; tous les livres hébreux furent saisis indistinctement. A la suite des plaintes des Juifs, le pape promulgua une bulle (29 mai 1554) pour défendre aux délégués de l’Inquisition de s’emparer d’autres ouvrages hébreux que le Talmud.

Ce fut à partir de cette époque qu’on obligea les éditeurs à soumettre à la censure tout. livre hébreu, avant sa publication, pour examiner s’il ne contenait rien contre le christianisme. Les censeurs étaient, pour la plupart, des Juifs convertis, qui usaient de leur pouvoir pour infliger des vexations à leurs anciens coreligionnaires.

Après la mort de Jules III, la situation des Juifs devint encore plus précaire. Au lieu de pontifes aux idées larges, amis des arts et des lettres, hostiles aux persécutions, le collège des cardinaux ne choisissait plus que des. papes sévères, implacables, dociles aux ordres des moines. Pourtant, le successeur de Jules III, Marcel II, fut assez équitable pour ne pas accueillir une accusation de meurtre rituel dirigée contre les Juifs de Rome. Mais après lui, le Saint-Siège fut occupé par le fanatique Caraffa, élu pape sous le nom de Paul IV (mai 1555-août 1559). Ce pontife haïssait les Juifs, les protestants et même, ce qui parait plus singulier, le sombre roi Philippe II et les Espagnols, qu’il appelait descendants corrompus de Juifs et de Maures. Dès son avènement, il imposa à chaque synagogue de ses États une taxe de 10 ducats pour l’entretien de l’établissement des catéchumènes, où l’on instruisait des Juifs pour les convertir au catholicisme. Par une seconde bulle  (12 juillet 1555), il remit en vigueur les anciennes lois canoniques qui interdisaient aux Juifs l’exercice de la médecine et la possession de biens-fonds ; on leur accorda un délai de six mois pour vendre leurs immeubles. Ils durent céder leurs biens-fonds, évalués à 500.000 couronnes d’or, pour le cinquième de leur valeur. Il fut aussi défendu aux chrétiens de qualifier un Juif de monsieur. Ces lois furent appliquées avec une extrême rigueur. Bien des Juifs émigrèrent alors de Rome dans des pays plus tolérants. Ceux qui restèrent eurent à subir les vexations du pape. Tantôt il les accusait de n’avoir vendu leurs immeubles quo par des contrats fictifs, et il les faisait jeter en prison, tantôt il menaçait d’expulsion tous ceux qui ne travailleraient pas dans l’intérêt général. Quand ils demandèrent ce qu’il fallait entendre par ces mots : travailler dans l’intérêt général, on leur répondit qu’ils le sauraient plus tard. Ils furent soumis aux plus dures corvées pour aider à réparer les remparts de Rome, qu’on mettait en état de soutenir les attaques des Espagnols. Un jour, dans un moment de fureur, Paul IV ordonna à son neveu de mettre le feu, pendant la nuit à toutes les maisons juives. Informé de cet ordre féroce, le cardinal Alexandre Farnèse y fit surseoir pour laisser au pape le temps de réfléchir aux conséquences d’une telle cruauté. Paul IV revint, en effet, sur sa décision.

Plus misérables que les Juifs étaient les Marranes des États pontificaux. Sous Clément VII, de nombreux Marranes du Portugal avaient pu s’établir à Ancône et retourner au judaïsme. Les deux papes suivants, Paul III et Jules III, avaient confirmé les privilèges des Marranes d’Ancône, qui étaient alors au nombre de plusieurs centaines. Mais Paul IV ne tint nul compte des promesses faites par ses prédécesseurs. Un beau jour, il les fit tous arrêter secrètement et jeter en prison ; leurs biens furent confisqués (août 1555). Même les Marranes qui étaient sujets turcs et ne séjournaient que temporairement à Ancône, pour leurs affaires, furent également accusés de judaïser et incarcérés, et leurs marchandises furent saisies. Un petit nombre de ces malheureux réussit à échapper aux atteintes de l’inquisition ; ils se réfugièrent sur les terres de Guido Ubaldo, duc d’Urbin, qui les accueillit avec bienveillance, dans l’espoir d’attirer, avec leur concours, le commerce d’Ancône à Pesaro. Hercule II, duc de Ferrare, offrit également un asile aux Marranes (décembre 1555).

Parmi les fugitifs d’Ancône venus à Pesaro se trouvait un médecin distingué, Amatus Lusitanus (1514-1568). Comme chrétien, il portait aussi le nom de João Rodrigo de Castel-Branco. Il semble être parti du Portugal quand l’Inquisition y eut été introduite. Après avoir résidé quelque temps à Anvers, capitale de la Flandre, à Ferrare et à Rome, il se fixa définitivement (vers 1549) à Ancône, où il prit ouvertement le nom de famille Habib, qu’il rendit en latin par Amatus Lusitanus. Quoiqu’il fût revenu publiquement au judaïsme, le pape Jutes III l’employa comme médecin.

Du reste, la réputation d’Amatus était grande et on venait le consulter de loin. Il pouvait se rendre cette justice qu’il prodiguait les mêmes soins dévoués aux pauvres qu’aux riches et qu’il témoignait la même sollicitude pour les Turcs, les Chrétiens et les Juifs. Ses élèves étaient nombreux et manifestaient pour lui le plus profond attachement. Il publia un certain nombre d’ouvrages médicaux, qui eurent plusieurs éditions de son vivant. Sollicité par le roi de Pologne de venir à sa cour comme médecin, il refusa cette flatteuse proposition. Tel était l’homme que Paul IV obligea à s’enfuir d’Ancône comme un malfaiteur, parce qu’il ne voulait pas reprendre le masque du christianisme.

Pour laisser la vie sauve aux Marranes arrêtés à Ancône au nombre d’une centaine, Paul IV exigea qu’ils fissent une profession de foi catholique, fussent ensuite dépouillés de leurs fonctions et de leurs dignités et transportés à Malte. Soixante se soumirent à cet acte d’hypocrisie, mais vingt-quatre, et parmi eux une vieille femme, s’y refusèrent ; ils furent brûlés (1556).

Le martyre de ces infortunés, que Jacob di Fano, de Ferrare, pleura dans des vers d’une poignante éloquence, causa dans tout le judaïsme une immense douleur. Le coup parut surtout cruel aux Marranes portugais établis dans la Turquie, qui songèrent à s’en venger.

Un tel projet n’était pas outrecuidant, car les Juifs étaient alors très considérés en Turquie et y jouissaient d’une sérieuse influence. A cette époque, vivait dans ce pays une femme juive, Dona Gracia Mendesia, qui se distinguait par les plus nobles vertus et était universellement respectée et admirée. Disposant d’une immense fortune, elle en avait toujours usé dans l’intérêt de ses coreligionnaires et, en général, de tous les indigents. Mais, que de souffrances elle eut à endurer avant de pouvoir porter librement le nom juif de Hanna ou Gracia ! Née en Portugal vers 1510 (morte vers 1568) dans la famille marrane des Benveniste, elle était habituellement désignée sous le nom chrétien de Béatrice et épousa un Marrane très riche, de la famille des Fassi, qui s’appelait de son nom de baptême Francisco Mendès. Celui-ci avait créé une puissante maison de banque, ayant des succursales en Flandre et en France, et comptant parmi ses débiteurs l’empereur Charles-Quint, le roi de France et d’autres princes encore. La succursale d’Anvers avait à sa tête Diogo Mendès, frère de Francisco. Après la mort de Francisco (qui eut lieu avant 1535), Béatrice, sa veuve, et l’enfant qu’il avait laissé, une jeune fille du nom de Reyna, partirent du Portugal, où ni leurs personnes ni leurs biens n’étaient plus en sécurité depuis l’établissement de l’Inquisition, et se réfugièrent auprès de leur beau-frère et oncle, à Anvers. Béatrice emmena avec elle, à Anvers, une jeune sœur et plusieurs neveux. Un de ces neveux, João Miquès, beau et très intelligent, fréquenta bientôt les plus hauts personnages d’Anvers et gagna les bonnes grâces de Marie, femme du gouverneur des Pays-Bas, ancienne reine de Hongrie et sœur de Charles-Quint.

Béatrice Mendesia avait espéré pouvoir pratiquer le judaïsme à Anvers. Quand elle en eut reconnu l’impossibilité, elle se décida à quitter cette ville et réussit à faire partager sa résolution à son beau-frère. Mais celui-ci mourut avant d’avoir pu exécuter son projet d’émigration ; il laissa une veuve et une jeune fille nommée Gracia. Alors commença pour Béatrice Mendesia une vie de tourments et de soucis. D’abord, elle dut remettre à un moment plus propice son départ d’Anvers et se résigner à conserver encore le masque du christianisme. Placée, en effet, par la dernière volonté de son beau-frère, à la tête de la maison de banque, elle ne pouvait pas songer pour l’instant à abandonner des. intérêts aussi considérables. De plus, Charles-Quint voulait mettre la main sur l’immense fortune de la famille Mendès, sous prétexte que Diogo avait observé secrètement les rites juifs. Mendesia réussit à écarter le danger en consentant à l’empereur un prêt important et en donnant des sommes élevées à certains fonctionnaires. Mais, pour ne pas éveiller de soupçons, elle fut obligée de rester encore à Anvers. Il se passa ainsi deux ans.

Tout à coup, le bruit se répandit que João Miquès, son neveu, avait séduit sa fille Reyna et était parti avec elle pour Venise. Il semble que le fait de la séduction ne fût pas exact et que Mendesia elle-même fit propager cette nouvelle pour avoir un prétexte de quitter enfin Anvers. Cette précaution fut inutile, car, dès qu’elle fut partie, l’empereur Charles-Quint ordonna de mettre sous séquestre tous les biens de la famille Mendès qui se trouvaient dans ses États. Grâce à des dons qu’elle sut distribuer à propos, elle réussit encore une fois à sauver la fortune de sa famille.

A Venise, où elle espérait trouver enfin la tranquillité, sa jeune sœur lui causa les plus violents chagrins. Légère et imprudente, cette sœur réclama à Mendesia la part de la fortune qui lui revenait ainsi qu’à sa fille. Dans l’intérêt de la maison de banque, dont elle avait la responsabilité, et de sa nièce mineure, dont elle était la tutrice, Mendesia se refusa à satisfaire à la demande de sa sœur. Celle-ci, irritée et probablement dirigée par de perfides conseillers, ne craignit pas de dénoncer Mendesia aux autorités de Venise, leur déclarant que sa sœur avait déjà pris ses mesures. pour se rendre en Turquie avec ses richesses et y retourner au judaïsme, et leur demandant leur appui pour qu’elle-même et sa fille pussent entrer en possession de leurs biens et continuer à rester chrétiennes à Venise. Heureuses d’une telle aubaine, les autorités de Venise, pour empêcher le départ de Mendesia, s’empressèrent de la faire arrêter et de l’incarcérer. Mais la délatrice ne se contenta pas de ce premier succès. Elle délégua un représentant en France pour faire mettre également le séquestre sur les biens qu’y possédait la famille Mendès. Soit qu’il ne fût pas content de la façon dont ses services furent récompensés, soit pour tout autre motif, le délégué dénonça également la sœur de Mendesia comme suspecte de judaïser en secret. Tous les biens que la famille Mendès avait en France furent alors confisqués, et le roi Henri II profita aussi de cette occasion pour s’abstenir de payer ce qu’il devait à cette maison.

Le neveu de Mendesia, João Miquès, ne ménagea ni argent ni démarches pour délivrer sa tante et arracher à la rapacité des Vénitiens la fortune de sa famille. À la fin, il réussit à intéresser le sultan Soliman au sort de ses parents. L’intervention de Moïse Hamon, médecin juif du souverain turc, ne fut sans doute pas étrangère à ce résultat. Soliman envoya à Venise un délégué spécial pour exiger que Mendesia fût mise en liberté, que sa fortune lui fût rendue et qu’on lui permit de partir pour la Turquie.

Mais à l’arrivée de l’émissaire turc, Mendesia, on ne sait par quels moyens, avait déjà pu quitter Venise et se réfugier à Ferrare, sous la protection du duc Hercule d’Este. Elle resta plusieurs années dans cette ville (de 1549 jusqu’à 1553) sous son nom juif de Gracia, et put enfin y déployer librement ses admirables qualités d’exquise bonté, de piété et de compassion. Le poète Samuel Usque lui dédia son ouvrage et parie d’elle avec un respectueux enthousiasme. Voici en quels termes s’exprime Numeo, un des personnages du Dialogue d’Usque qui cherchent à consoler Israël de ses souffrances : Cette femme (Mendesia), qui a montré et montre encore un tel dévouement pour son peuple, ne représente-t-elle pas la miséricorde divine sous une forme humaine ? Comme Miriam, elle n’a pas craint d’exposer sa vie pour sauver ses frères, comme Débora elle déploie les plus remarquables qualités d’énergie et de prudence pour diriger son peuple, et, comme Esther elle se dévoue pour protéger les persécutés... Au début de l’émigration (des Marranes), elle a inspiré courage et espoir, ô Israël, à tes fils nécessiteux, qui n’osaient pas, avec leurs ressources si restreintes, prendre le parti de s’enfuir pour échapper aux flammes des bûchers. Elle a secouru généreusement les émigrés établis en Flandre et ailleurs... Elle ne refuse même pas son appui à ses ennemis. Avec une main pure et une volonté énergique, elle à délivré la plupart des Marranes de maux infinis, de la misère et des péchés, elle les a conduits dans des contrées sûres et les a replacés sous la domination des lois de leur ancien Dieu. Ces éloges, avec moins de pompe et moins de poésie, se retrouvent sous la plume de tous les rabbins de cette époque, qui appellent Dona Gracia Nassi la princesse noble et généreuse, la gloire d’Israël, la femme sage et prudente, qui a fondé sa maison sur la pureté et la sainteté.

Après s’être réconciliée avec sa sœur et avoir assuré l’avenir des membres de sa famille, Doua Gracia réalisa enfin son désir de se rendre dans la capitale de la Turquie (vers 1553-1555), pour pouvoir professer le judaïsme en toute liberté. Grâce à son habileté et à ses actives démarches, João Miquès avait favorablement disposé les esprits à Constantinople et préparé ainsi à sa tante un accueil bienveillant à la Porte. Ce fut seulement à Constantinople que João revint publiquement au judaïsme, prit le nom de Joseph Nassi et épousa sa cousine Reyna, fille de Dona Gracia. Il avait amené avec lui une suite considérable, composée d’environ cinq cents Juifs espagnols et italiens. A Constantinople, il vivait en prince. Très intelligent, possesseur d’une belle fortune et bien au courant de la situation de l’Europe, il fut reçu à la cour et conquit rapidement les bonnes grâces du sultan Soliman.

Ce fut à ce moment qu’on apprit à Constantinople que le pape Paul IV avait ordonné l’arrestation des Marranes d’Ancône, qui étaient ainsi menacés d’être livrés tôt ou tard aux flammes. Prise de pitié pour le sort de ses coreligionnaires, Dona Gracia s’occupa immédiatement, avec son neveu et gendre Joseph Nassi, de leur venir en aide. D’abord elle sollicita le sultan d’intervenir au moins en faveur des Marranes turcs qui, de passage à Ancône, avaient été également incarcérés; sa démarche réussit. Soliman écrivit au pape (9 mars 1556) dans ce ton hautain que les souverains turcs prenaient alors à l’égard des princes chrétiens, pour réclamer la mise en liberté de ses sujets, et il faisait entendre qu’en cas de refus il userait de représailles envers les chrétiens de son empire. Paul IV dut céder aux exigences du sultan et laisser partir d’Ancône sains et saufs les Marranes de Turquie. Les Marranes d’Ancône, qui n’avaient pas de puissant protecteur, furent brûlés. C’est de ce forfait que les Juifs, comme on l’a vu plus haut, cherchèrent à punir le pape, comptant, pour y réussir, sur l’appui de Dona Gracia et de Joseph Nassi.

Le duc d’Urbin avait accueilli sur ses terres ceux des Marranes qui avaient pu s’échapper d’Ancône, parce qu’il espérait attirer dans son port de Pesaro le commerce du Levant, qui était entre les mains des Juifs. Pour que ce but pût être atteint, la communauté de Pesaro demanda à toutes les communautés turques qui étaient en relations d’affaires avec l’Italie d’envoyer dorénavant toutes leurs marchandises, non pas à Ancône, mais à Pesaro. Encore sous le coup de l’indignation soulevée par le supplice des Marranes, de nombreux Juifs levantins décidèrent, à l’exemple de l’importante communauté de Salonique, de se conformer au vœu de leurs coreligionnaires de Pesaro (août 1556). Peu à peu, le port d’Ancône fut presque complètement déserté par le commerce du Levant et perdit ainsi des revenus considérables. Les habitants d’Ancône s’en plaignirent amèrement et prièrent le pape d’aviser.

Mais un tel plan ne pouvait avoir d’action efficace que s’il était poursuivi pendant longtemps et après une parfaite entente entre tous les Juifs qui commerçaient avec l’Italie. Les Juifs de Pesaro et les anciens Marranes établis en Turquie multiplièrent naturellement leurs efforts pour faire entrer dans leur ligue contre le port d’Ancône tous ceux qui pouvaient aider à la réussite de leur oeuvre. Mais les Juifs d’Ancône qui n’appartenaient pas au groupe des Marranes craignirent pour eux-mêmes les conséquences du châtiment qu’on voulait infliger à la ville pontificale et s’efforcèrent de faire échouer la ligue. En réalité, tout dépendait de la décision qui serait prise par les Juifs de Constantinople, à qui les Juifs de Salonique, d’Andrinople, de Brousse et de Morée avaient écrit de réfléchir mûrement et de tenir compte de tous les intérêts en jeu avant de prendre une résolution définitive.

Or, à Constantinople, les personnages les plus influents de cette époque étaient Dona Gracia et Joseph Nassi, et ceux-ci étaient absolument résolus à infliger un châtiment au pape pour sa cruauté envers les Marranes. Pour leur part, ils donnèrent ordre à tous leurs agents de n’expédier toutes les marchandises de leur maison qu’à Pesaro. Ils rencontrèrent pourtant de l’opposition chez un certain nombre de commerçants, qui craignaient que la préférence donnée à Pesaro sur Ancône ne fût préjudiciable à leurs intérêts. On soumit alors la question aux rabbins. Ceux-ci non plus ne furent pas d’accord. Deux d’entre eux se refusèrent à prononcer l’interdit contre Ancône. Bien des marchands juifs de la Turquie profitèrent de ce manque d’entente pour ne consulter que leurs intérêts et continuer leurs relations avec Ancône. Ce fut en vain que Dona Gracia fit intervenir le collège rabbinique de Safed, dont deux membres, Joseph Garo et Moïse di Trani, jouissaient alors d’une très grande autorité en Orient. L’entreprise projetée contre le port d’Ancône, et, par conséquent, contre le pape, échoua.

Quand Guido Ubaldo, duc d’Urbin, eut reconnu que son. projet de faire de Pesaro le centre du commerce du Levant ne réussirait pas, il ne voulut pas s’exposer inutilement à la colère du pape et expulsa les Marranes qu’il avait accueillis (mars 1558). Du moins fut-il assez humain pour ne pas les livrer à l’inquisition. La plupart des exilés louèrent des vaisseaux et cinglèrent vers l’est. Pourchassés par la police maritime du pape, plusieurs d’entre eux furent pris et traités en esclaves. Le médecin célèbre Amatus Lusitanus, qui avait pourtant rendu d’éminents services à la population chrétienne, fut également obligé de partir de Pesaro ; il se rendit à Salonique (1558-1559). Le duc de Ferrare aussi semble avoir expulsé, à cette époque, les Juifs de ses domaines ; car, en cette année, l’imprimerie d’Abraham Usque cessa de fonctionner, et Don Samuel Nassi, frère de Joseph Nassi, dut invoquer la protection du sultan pour pouvoir se rendre en sécurité à Constantinople.

La haine de Paul IV contre les Juifs s’accrut encore avec l’âge. Sur son ordre, des Juifs convertis, notamment Sixte de Sienne et Philippe ou Joseph Moro, parcoururent les communautés juives des États pontificaux pour prêcher contre le judaïsme. Une fois même, Moro pénétra, pendant la fête de l’Expiation, dans la synagogue de Recanati (1558) et, à la grande colère des Juifs, plaça un crucifix dans l’arche sainte. Chassé de la synagogue, il excita la populace contre les Juifs, dont deux furent arrêtés, sur l’ordre du chef de la ville, et cruellement torturés.

Le pape renouvela aussi la persécution contre le Talmud. Dans les États pontificaux et dans la plus grande partie de l’Italie, on ne trouvait presque plus, à cette époque, d’exemplaires du Talmud ni d’écoles talmudiques. Une telle situation présentait de graves dangers pour le judaïsme. Car, si l’ignorance de leur religion était devenue générale parmi les Juifs, ils auraient offert une proie facile aux convertisseurs catholiques. Heureusement, un savant talmudiste, Joseph Ottolenghi, émigré d’Allemagne, ouvrit une école à Crémone, qui dépendait alors de Milan, et fit imprimer dans cette ville le Talmud et d’autres ouvrages rabbiniques. En outre, Crémone devint comme un entrepôt considérable de livres religieux. juifs, parce que tous ceux qui, dans les autres villes italiennes, craignaient de voir confisquer ces ouvrages, les envoyaient secrètement à Crémone, d’où ils étaient exportés en Orient, en Pologne et en Allemagne. Cette liberté, toute relative, fut maintenue aux Juifs de Crémone tant que les Espagnols restèrent en guerre avec Paul IV. Mais, dès que ce pape eut conclu la paix avec ses ennemis, il songea à faire saisir et brûler tous les livres juifs entassés à Crémone.

Pour atteindre le but poursuivi par Paul IV, les dominicains, policiers habituels de la papauté, commencèrent à surexciter le peuple, afin de pouvoir agir par lui sur le gouverneur de Crémone. Des écrits venimeux furent répandus qui poussèrent la foule à se ruer sur les Juifs (8 avril 1559). Quelques jours plus tard, deux dominicains, dont l’un était le renégat juif Sixte de Sienne, invitèrent le gouverneur à ordonner la destruction de tous les exemplaires du Talmud, parce que cet ouvrage contenait des blasphèmes contre le christianisme. Comme le gouverneur n’ajoutait pas foi à ces accusations, deux délateurs s’offrirent pour lui en prouver la réalité : l’apostat Vittorio Eliano, petit-fils du grammairien du nom de Elia Lévita, et un Juif allemand Josua dei Cantori.

La condamnation prononcée contre le Talmud faillit causer un grave préjudice à Vittorio Eliano. On sait qu’à la suite de Pic de la Mirandole, de Reuchlin, et surtout du cardinal Egidio de Viterbe et du franciscain Galatino, les dignitaires les plus orthodoxes de l’Église étaient convaincus que la Cabale confirmait la vérité des dogmes catholiques. Aussi, pendant que Paul IV poursuivait le Talmud de sa haine, il autorisa Emmanuel de Bénévent, d’accord avec l’Inquisition, à imprimer le Zohar à Mantoue. Par jalousie contre l’éditeur de Mantoue, un imprimeur chrétien de Crémone, Vicenti Conti, publia également le Zohar avec le concours de Vittorio Eliano, qui écrivit pour cet ouvrage une préface hébraïque, où il vantait la supériorité de cette édition sur celle de Mantoue, et faisait appel aux acheteurs. Lorsque les soldats espagnols recherchèrent à Crémone les exemplaires du Talmud destinés au feu, ils mirent la main sur tous les ouvrages hébreux, sans distinction, et s’emparèrent aussi de 2.000 exemplaires du Zohar appartenant à Eliano et à son imprimeur. Un ami d’Eliano, le renégat Sixte de Sienne, qui présidait aux recherches, s’aperçut à temps de l’erreur des soldats et sauva ces exemplaires du feu. Par un raffinement inconscient de méchanceté, les ennemis du judaïsme brûlaient le Talmud, mais laissaient aux Juifs le Zohar, cette source empoisonnée de tant de superstitions et de pratiques absurdes. Il est vrai que cette faiblesse de l’Église pour la Cabale ne dura pas longtemps; quelques années plus tard, le Zohar était inscrit sur la liste des livres condamnés au feu.

D’Italie les persécutions contre les ouvrages juifs se propagèrent dans d’autres contrées ; partout on y trouve mêlé à des apostats. Ainsi, à Prague, un renégat juif, Ascher d’Udine, provoqua la confiscation non seulement des ouvrages talmudiques, mais aussi des livres de prières ; le tout fut envoyé à Vienne (1559). Les chantres étaient obligés de célébrer les offices de mémoire. Un incendie qui réduisit en cendres, à cette époque, une grande partie du quartier juif de Prague, mit encore en plus grande évidence la haine féroce des chrétiens. Au lieu d’aider à combattre l’incendie, ils précipitèrent des femmes et des enfants juifs dans les flammes et pillèrent les biens des sinistrés.

Bientôt, une catastrophe plus générale menaça les Juifs de Prague. L’empereur Ferdinand Ier, si humain à l’égard des catholiques et des protestants, se montrait implacablement hostile aux Juifs. Le premier il imposa aux Juifs d’Autriche la déclaration (Zettelmeldung ou Judenzettel). Tout Juif autrichien qui se rendait à Vienne pour affaires était obligé de se présenter, dès son arrivée, dans les bureaux du gouverneur et de déclarer pour quelles affaires et pour combien de temps il était venu dans cette ville. Après avoir encore pris d’autres mesures restrictives contre les Juifs, Ferdinand Ier décréta leur expulsion de la Basse-Autriche et de Gœrz, leur fixant la Saint-Jean comme dernière limite de leur séjour. On leur accorda pourtant des délais pendant deux ans, mais, à la fin, ils durent se résigner à prendre le chemin de l’exil.

Les Juifs de Prague ne tardèrent pas à subir le même sort. Cette communauté ne jouissait pas alors d’une grande estime auprès des autres Juifs ; on lui reprochait de manquer de dignité et de scrupules, et de se laisser aller volontiers aux querelles et à la violence. La nomination des rabbins et des administrateurs donnait lieu, chaque fois, à des débats si irritants que l’empereur décida de la confier aux rabbins les plus considérés de l’Allemagne et de l’Italie. Quand, après un exil de vingt ans, les Juifs purent revenir à Prague, il n’y eut presque que la lie qui profita de cette autorisation. Celte catégorie de Juifs produisit naturellement une impression très défavorable sur la population chrétienne, dont les préjugés contre les Juifs en général devinrent encore plus accentués. Les chrétiens de cette classe ne valaient pourtant pas mieux. Mais, de tout temps, la société chrétienne a jugé ses propres membres avec une indulgence excessive, tandis qu’elle a exigé des Juifs, même de la plus basse classe, la pratique de toutes les vertus. Cependant, lorsque Ferdinand Ier proposa de chasser de nouveau les Juifs de Prague, sa proposition rencontra une certaine résistance, surtout de la part des archiducs du pays. Leur expulsion eut lieu quand même (1561). Mais après leur départ, la noblesse commença des démarches, comme après leur première expulsion, pour les faire rappeler. L’empereur Ferdinand opposa un refus absolu à ces sollicitations, sous prétexte qu’il avait juré d’interdire aux Juifs le séjour de Prague et qu’il ne pouvait pas violer son serment. Un généreux suif de Prague, Mardokhaï Cémah ben Guerschon, décida alors de se rendre à Rome pour demander au pape Pie IV, successeur de Paul IV, de délier l’empereur de ce serment.

Mardokhaï Cémah était de la célèbre famille Soncin, dont plusieurs membres dirigeaient avec succès des imprimeries dans diverses villes de la Lombardie, à Constantinople et à Prague. Quoique la communauté de Prague l’eût gravement offensé et que sa fille mariée eût été accusée injustement d’adultère par de faux témoins et condamnée par le tribunal juif, il s’imposa quand même les plus lourds sacrifices dans l’intérêt de ses coreligionnaires. Son voyage à Rome fut couronné de succès. Pie IV délia Ferdinand de son serment. Du reste, le fils de l’empereur, Maximilien, devenu plus tard empereur lui-même, intervint aussi en faveur des Juifs de Prague. Ceux-ci furent de nouveau autorisés à s’établir à Prague et dans quelques villes de Bohème, ainsi qu’en Autriche.

On pouvait espérer, à cette époque, que la tolérance l’emporterait sur le fanatisme, car, à la mort de Paul IV (août 1559), la population romaine avait manifesté violemment ses sentiments contre la mémoire de ce pape et son système d’oppression religieuse. A la nouvelle de la mort du Pontife, le peuple s’était réuni au Capitole, comme du temps de la République romaine, et répandu ensuite é travers la ville, brûlant les bâtiments de l’Inquisition, maltraitant les dominicains, arrachant les armes pontificales et détruisant la statue de Paul IV. Au rire des assistants, quelqu’un s’était avisé de placer sur la tête de cette statue la barrette jaune que Paul IV avait imposée aux Juifs. Malheureusement, si les papes passaient, le système restait ; l’Église et son chef suprême étaient soumis pour longtemps encore aux violents et aux fanatiques.

Pie IV ne ressemblait pourtant nullement à son prédécesseur. Lorsque, après son élection, des délégués des Juifs romains vinrent lui présenter une adresse de félicitations et lui exprimer leurs doléances au sujet des souffrances infligées aux Juifs, il leur promit sa protection. En effet, il promulgua en faveur des Juifs de ses États une bulle (27 février 1562) qui améliora leur situation tout en les laissant encore soumis à de nombreuses restrictions. Cette bulle ne les obligeait plus à porter la barrette jaune qu’à Rome même, leur permettait d’acquérir des immeubles dont la valeur n’excédait pas 1.500 ducats, ne les astreignait plus uniquement au commerce des vieux habits, les autorisait à entretenir des relations avec des chrétiens, mais leur défendait d’avoir des domestiques chrétiens. En même temps, ce qui était particulièrement important pour les Juifs des États pontificaux, ils ne pouvaient plus être condamnés pour avoir enfreint les prescriptions si rigoureuses de Paul IV ou omis de présenter aux autorités leurs exemplaires du Talmud.

Encouragés par les dispositions bienveillantes de Pie IV, les Juifs d’Italie lui demandèrent de lever l’interdiction pesant sur les ouvrages rabbiniques. Mais il fallait, avant tout, le consentement du concile de Trente. Ils y déléguèrent donc deux représentants (octobre 1563). Après discussion, le concile déclara s’en rapporter au pape. Celui-ci promulgua alors une bulle où il maintint la condamnation prononcée contre le Talmud, mais en autorisa pourtant la publication à condition que le titre et les passages incriminés fussent supprimés (24 mars 1564). C’est sans doute pour ménager certaines susceptibilités que Pie IV ne voulait pas laisser paraître le Talmud sous son vrai titre. Quelques années plus tard, cet ouvrage fut, en effet, imprimé à Bâle.

A Pie IV succéda un pape, Pie V (1566-1572), qui reprit les traditions de farouche intolérance  et d’étroit fanatisme des Caraffa. Il confondit dans une haine commune les Juifs, les protestants d’Allemagne, les calvinistes de Suisse et les huguenots de France. Trois mois à peine après son élection (19 avril 1566), il remit en vigueur toutes les lois restrictives édictées par Paul IV contre les Juifs des États pontificaux, mais en étendit l’application aux Juifs de tous les pays catholiques. Aussi Joseph Haccohen dut-il mentionner, dans sa vieillesse, de nouvelles persécutions et recueillir de nouvelles larmes dans sa Vallée des Pleurs. Pie V commença par faire incarcérer un grand nombre de Juifs de ses États, sous prétexte qu’ils avaient transgresse les lois canoniques. Il se montra particulièrement rigoureux envers la communauté de Bologne, dont quelques membres possédaient de grandes richesses. Pour les en dépouiller par des procédés d’apparence légale, on les 6i comparaître devant le tribunal de l’Inquisition, où on leur posa un certain nombre de questions captieuses sur le christianisme. Les Juifs considèrent-ils les catholiques comme des idolâtres ? Appliquent-ils aux chrétiens et à la papauté les malédictions contenues dans le Rituel contre les minéens et le royaume de la perversité ? Le récit du bâtard, fils d’une réprouvée, fait-il allusion à Jésus? Interrogés sur ces divers chefs d’accusation qui avaient été réunis par un apostat juif, Alessandro, quelques-uns des inculpés n’eurent pas la force de résister à la torture et avouèrent tout ce qu’on leur demandait. Mais le rabbin de Bologne, Ismaël Hanina, déclara au milieu des tortures que, dans le cas où la douleur le ferait défaillir et lui arracherait des aveux, ces aveux devaient être considérés comme mensongers.

Pour pouvoir mettre plus sûrement la main sur les richesses convoitées, la curie défendit aux Juifs les plus fortunés et les plus estimés de quitter Bologne. Mais ceux-ci réussirent à corrompre un gardien, et une grande partie de la communauté de, Bologne parvint à se réfugier à Ferrare. Irrité de cette fuite. Pie V annonça au collège des cardinaux son intention d’expulser tous les Juifs de ses États. Plusieurs princes de l’Église firent valoir en vain devant le pape que, jusqu’alors, le Saint-Siège avait toujours cherché à protéger les Juifs contre les expulsions et les violences, en vain la ville d’Ancône supplia-telle Pie V de ne pas détruire de ses propres mains la prospérité commerciale de son pays. Le 26 février 1569, il promulgua une bulle qui obligeait tous les Juifs des États pontificaux, à l’exception de ceux de Rome et d’Andes, à émigrer dans un délai de trois mois; passé ce délai, ils seraient vendus comme esclaves ou condamnés à des peines encore plus sévères. Devant la perspective des souffrances qui les attendaient, quelques Juifs acceptèrent le baptême. Mais, presque tous se résignèrent à émigrer. Comme on ne leur avait laissé qu’un temps très court pour réaliser leurs biens, les exilés partirent ruinés. Le chroniqueur Guedalya ibn Yahya perdit à lui seul 10.000 ducats de créances à Ravenne. Ne sachant où se diriger sur le moment, ces malheureux demandèrent asile aux petits États voisins, à Pesaro, Urbin, Ferrare, Mantoue et Milan.

Les Juifs d’Avignon et du Venaissin, qui avaient pu rester en France après l’expulsion qui eut lieu deux siècles auparavant, furent également exilés. Sous les papes Léon X, Clément VII et surtout Paul III, ils avaient vécu dans une tranquillité relative ; Pie V ne voulut pas les tolérer plus longtemps dans cette enclave et les chassa.

Tous ces expulsés altèrent demander asile à la Turquie, où tous recevaient un excellent accueil, s’ils n’étaient pas arrêtés en route et faits prisonniers par les chevaliers de l’ordre de Malte.