Troisième époque — La décadence
Les persécutions dont les Marranes souffraient en Espagne
et en Portugal les poussèrent de plus en plus à tenter la fortune de
l’émigration. C’était surtout à Il n’existait, à ce moment, en Palestine qu’un seul rabbin
assez considéré pour pouvoir ordonner ses collègues comme juges : Jacob
Berab. C’était un esprit profond, mais très obstiné, et, par conséquent,
persévérant et courageux. Après de nombreuses pérégrinations qui l’avaient
conduit en Égypte, à Jérusalem et à Damas, il s’était établi à Safed ; il y
jouissait d’une grande influence, car il était riche et très instruit. La
proposition qui lui fut faite de donner l’ordination lui sourit beaucoup,
parce qu’il y voyait un commencement de réalisation de ses espérances messianiques,
et aussi parce que le rôle qu’on lui offrait flattait son amour-propre. Il se
présentait pourtant une difficulté. Légalement, pour pouvoir donner
l’ordination, il faut avoir été ordonné soi-même, et aucun rabbin de cette
époque ne l’était. On put heureusement sortir d’embarras. Car, d’après
Maïmonide, les rabbins de Mais Berab rencontra de sérieuses difficultés dans la réalisation de son plan. Les représentants de la communauté de Jérusalem se trouvèrent froissés que Berab eût entrepris une oeuvre aussi considérable sans les avoir préalablement consultés. Il appartenait, à leur avis, à la cité sainte de se prononcer la première dans une circonstance aussi grave. Jérusalem avait alors à sa tête, comme chef religieux, Lévi ben Jacob Habib, né à Zamora et à peu prés du même âge que Berab. Contraint au baptême, comme tant de ses coreligionnaires portugais, sous le règne de Manoël, il s’était enfui du Portugal en Turquie dés qu’il l’avait pu et était retourné au judaïsme. Plus tard, il s’était rendu à Jérusalem, où sa science talmudique l’avait fait nommer rabbin de la communauté. Se consacrant avec le plus absolu dévouement aux intérêts matériels et moraux de ses coreligionnaires, il avait réussi à maintenir !union dans la communauté, formée d’éléments hétérogènes et parfois réfractaires à toute règle et à toute discipline. Lévi ben Habib possédait aussi des notions de mathématiques et d’astronomie. En sa qualité de chef religieux de Jérusalem, Lévi ben Habib fut donc invité le premier à approuver l’ordination accordée à Berab par le collège rabbinique de Safed et à accepter, à son tour, cette investiture de la main de Berab. Mais, sans tenir compte de l’importance que la création d’un Sanhédrin pouvait avoir pour le judaïsme, et sans se rappeler que lui-même avait souhaité autrefois le rétablissement de l’ordination, Lévi ben Habib ne prit conseil que de son amour-propre froissé. A ses yeux, c’était reconnaître la supériorité de Safed et de son rabbin sur Jérusalem et son chef religieux que d’approuver l’entreprise de Berab ; il résolut donc de la combattre. Il est vrai que Berab ne pouvait pas faire valoir
d’arguments bien probants en faveur de l’ordination. Au fond, pour le collige
rabbinique de Safed, cette institution devait surtout préparer l’avènement du
Messie. Mais, c’était là une raison trop chimérique. même aux yeux de ceux
qui attendaient cet événement avec une fiévreuse impatience, pour pouvoir
justifier, au point de vue talmudique, une innovation aussi grave. On ne
pouvait pas prétexter non plus qu’il fallait, comme, autrefois, des rabbins
ordonnes pour déterminer les dates des fêtes, car depuis dix siècles on avait
des règles fixes pour établir le calendrier, et il était interdit de les
modifier. Les rabbins de Safed ne mettaient, en réalité, en avant qu’un seul
motif pratique pour expliquer leur décision. Il s’en trouvait parmi les
transfuges marranes de Comme Lévi ben Habib était décidé, pour des motifs personnels,
à contrecarrer le plan de Berab, il ne lui fut pas difficile de réfuter ce
dernier argument. Il essaya, en outre, de justifier son opposition par toute
sorte de sophismes. Berab en fut profondément irrité, car il sentait bien
que, sans l’appui de Jérusalem, la ville sainte, dont le prestige était si
grand dans le monde juif, son entreprise était destinée à échouer. Pour
comble de malheur, sa vie fut mise en danger, probablement par suite de
dénonciations calomnieuses auprès des autorités turques, et il dut quitter
momentanément Les égards témoignés par Berab à des rabbins encore
jeunes, au détriment de leurs aînés, exaspérèrent encore plus Lévi ben Habib.
Il s’échangea alors entre les chefs des deux principales communautés de Lévi ben Habib s’en trouva profondément blessé. Il avoua qu’à l’époque des conversions forcées, on l’avait, en effet, contraint, au Portugal, à changer de nom et à embrasser le christianisme, sans qu’il lui fait possible de mourir pour sa foi. Il alléguait, pour se disculper, qu’il était alors très jeune, qu’il ne conserva le masque du christianisme que pendant un an, et que, depuis, il avait versé et continuait de verser des larmes amères pour effacer son péché. Après s’être ainsi humilié, il se répandit en invectives contre Berab, le traitant de la façon la plus outrageante. Sur ces entrefaites, Berab mourut (janvier 1541), et avec lui disparut toute chance de réussite pour le rétablissement de l’ordination. Joseph Karo ne renonça pourtant pas tout de suite à l’espoir de la faire de nouveau adopter. Karo (1488-1575)
avait été expulsé d’Espagne, quand il était encore enfant, avec ses parents.
Après de longues pérégrinations et de nombreuses souffrances. Il arriva à
Nicopolis, dans Convaincu qu’il était appelé à jouer un rôle messianique
en Palestine, Karo quitta Andrinople. Il se rendit à Safed en même temps
qu’un autre cabaliste, Salomon Alkabéç, dont l’hymne en l’honneur de la fiancée Schabbat, le Lekha Dôdi, est bien plus connu que le nom.
Karo eut la satisfaction de voir se réaliser à Safed une partie de ses rênes
: Berab lui donna l’ordination et le consacra ainsi membre de Sanhédrin
futur. Après la mort de Berab, il voyait s’ouvrir devant lui les plus
brillantes perspectives. Il espérait continuer l’œuvre de Berab, être reconnu
par les rabbins de Pour mériter cette dignité de prince suprême d’Israël, Karo comptait sur l’ouvrage qu’il composait et qui devait rétablir l’unité dans le judaïsme. Une fois son commentaire sur le code religieux d’Ascheri achevé, publié et répandu parmi les Juifs, il jouirait certainement, à ce qu’il croyait, de la vénération de tous ses coreligionnaires. C’est ainsi que, sous l’action combinée d’une sincère piété, de rêveries mystiques et de l’ambition, Karo travaillait avec un zèle ardent à son ouvrage, qui devait faire disparaître dans le domaine religieux toutes les contradictions, toutes les incertitudes, toutes les obscurités, et servir de règle pour le judaïsme tout entier. Mais, là aussi, Karo échoua dons son entreprise. Son code, intitulé Schoulhan Aroukh, fut combattu sur bien des points par un jeune rabbin de Cracovie, Moïse Isserlès. Pendant qu’en Orient les Juifs vivaient dans une certaine
sécurité, étaient libres de pratiquer leur religion et songeaient même à
fonder une sorte d’État autonome, les Juifs d’Occident étaient en butte à
d’incessantes persécutions. Dans les premiers temps de sa lutte contre Aux souffrances que leur faisaient endurer les
catholiques, vinrent s’ajouter des persécutions qui leur étaient infligées
par les luthériens. On a vu que l’une des conséquences de En Alsace, pourtant, les Juifs trouvèrent quelque répit,
grâce au dévouement, au courage et à la prudente activité d’un rabbin
alsacien, Joselin (Joselmann)
Loans, de Rosheim (né
vers 1478 et mort vers 1555), neveu du médecin des empereurs Frédéric
et Maximilien. Sur la recommandation de son oncle, qui l’avait sans doute
trouvé remarquablement doué, Joselin Rosheim, comme on l’appelle d’habitude,
fut chargé par l’empereur de veiller sur les intérêts des Juifs d’Allemagne,
avec l’autorisation d’intervenir en leur faveur et de défendre leurs
privilèges. A ce titre, il dut jurer fidélité à l’empereur. En même temps,
les communautés juives le reconnurent comme leur chef et leur grand-rabbin,
et il est souvent qualifié de gouverneur de Joselin eut malheureusement trop souvent l’occasion d’intervenir en faveur de ses coreligionnaires. Il n’y eut alors presque pas une seule année qui ne fût marquée, pour les Juifs d’Allemagne, par des expulsions, des vexations et des violences de toute sorte. Le temps des grands massacres était cependant passé; c’était là un progrès appréciable. Mais les accusations de meurtres d’enfants n’avaient pas encore disparu. Une accusation de ce genre se produisit contre la petite
communauté de Bösing, près de Presbourg, en Moravie. Trente-six Juifs de tout
âge et de tout sexe furent brûlés, et presque tous les Juifs de Quelques années plus tard, la situation des Juifs exigea
une nouvelle intervention de Joselin. A la suite de méfaits commis par
quelques coquins juifs, le duc Jean le Sage, de Saxe, voulut chasser pour
toujours les Juifs de son pays (1537). Pour détourner ce malheur de ses coreligionnaires,
Joselin se rendit auprès de Luther avec une lettre de recommandation de Wolf
Capito, prêtre catholique qui s’était déclaré pour En Italie, également, la situation des Juifs était peu favorable. A Naples, où dominaient les Espagnols, le parti ultra catholique s’efforçait depuis longtemps de faire créer des tribunaux d’inquisition contre les Marranes. Quand Charles-Quint revint d’Afrique, ce parti lui demanda même d’expulser tous les Juifs de Naples. Sur les instances de Donna Benvenida, la noble épouse de Samuel Abrabanel, appuyée par sa jeune amie Léonora, fille du vice-roi, l’empereur ne donna aucune suite à cette demande. Mais quelques années plus tard, il leur imposa de si pénibles restrictions qu’ils partirent de Naples de leur plein gré. Cette émigration volontaire fut changée en exil ; aucun Juif ne devait plus habiter Naples (1540-1541). Les uns se rendirent en Turquie, d’autres à Ancône, qui appartenait au pape, ou à Ferrare, où commandait le duc Hercule II, ami des Juifs. Samuel Abrabanel aurait pu rester à Naples, mais il ne voulut pas séparer sa destinée de celle de ses coreligionnaires, et il alla s’établir à Ferrare, où il mourut après un séjour d’une dizaine d’années. Sa femme lui survécut. A cette époque aussi eut lieu une expulsion de Juifs en Bohème. Accusés avec des bergers d’avoir allumé des incendies, qui furent alors très fréquents dans certaines villes, et notamment à Prague, ils furent condamnés à l’exit (adar 1542). De l’importante communauté de Prague, dix familles seules furent autorisées à rester dans cette ville. Beaucoup d’exilés se réfugièrent en Pologne ou en Turquie. Cette même année encore, on reconnut la fausseté de cette accusation, et ceux qui s’étaient établis dans le voisinage de la frontière bohémienne purent revenir dans le pays. Mais ils furent obligés de payer une taxe annuelle et de porter sur leurs vêtements, comme signe distinctif, un morceau d’étoffe jaune. Si les catholiques et les protestants ne s’entendaient pas entre eux, ils étaient, du moins, d’accord en Allemagne pour persécuter les Juifs. A ce moment, ces malheureux étaient comme pris entre deux feux. Dans le duché catholique de Neubourg, un enfant de quatre ans disparut vers Pâque. Un chien fit découvrir son cadavre après Pâque. Quelques fanatiques accusèrent les Juifs d’avoir martyrisé cet enfant et de l’avoir ensuite mis à mort. L’évêque d’Eichstaett fit immédiatement arrêter et incarcérer quelques Juifs et demanda à tous les princes voisins d’emprisonner également les Juifs de leurs domaines. Mais, malgré une enquête minutieuse, on ne put établir la culpabilité des Juifs. Ceux-ci avaient, du reste, trouvé dans cette circonstance un protecteur bienveillant dans le duc Othon-Henri de Neubourg, qui les défendit énergiquement contre l’évêque d’Eichstaett. L’exemple du prélat catholique fut suivi par un prédicateur luthérien, Butzer, à la fois ami de Capito et de Luther, qui excita également les esprits contre les Juifs. Probablement sur l’invitation du duc de Neubourg, un prêtre luthérien prit courageusement la défense des Juifs dans un ouvrage intitulé Judenbücklein, Opuscule sur les Juifs. L’auteur — peut-être Hosiander — montre pour la première fois, dans ce livre, combien il est odieux et ridicule d’accuser les Juifs de tuer des enfants chrétiens. D’après cet écrivain, qui semble avoir eu des relations fréquentes avec les Juifs et connaissait leur langue, leurs mœurs et leurs lois, ce sont les richesses des Juifs et la piété exagérée et mal comprise des fanatiques chrétiens qui ont fait inventer cette calomnie. Tantôt cette accusation est répandue, dans un but facile à deviner, par des princes rapaces et sans scrupules, ou par des nobles appauvris, ou par des bourgeois qui sont débiteurs des Juifs, tantôt elle est propagée par des moines ou des prêtres séculiers, désireux d’augmenter le nombre des saints ou de créer de nouveaux lieux de pèlerinage. Les Juifs, dit cet auteur, sont disséminés depuis de nombreux siècles parmi les chrétiens, et pourtant il y a trois cents ans à peine qu’on a commencé à imputer aux Juifs des crimes de ce genre. C’est que le clergé s’est mis à répandre cette fable odieuse à partir du moment où il a cru nécessaire de réchauffer la foi de la foule par des pèlerinages et des guérisons miraculeuses. On est donc en droit d’admettre que le meurtre de Neubourg a été également inventé de toutes pièces par les moines. Du reste, ajoute l’auteur, les chrétiens aussi avaient été accusés par les païens, jusqu’au IIIe siècle, de tuer des enfants pour leur tirer le sang. Les prétendus aveux de quelques Juifs ne prouvent rien dans cette occurrence, car ces aveux ont été arrachés par la torture. Pour effacer l’impression que cet ouvrage était appelé à
produire en faveur des Juifs, l’évêque d’Eichstaett chargea son protégé, Jean
Eck, qui laissa un si déplorable souvenir dans l’histoire de Ce qui paraît plus étrange et plus triste, c’est que
Luther lui-même, le fondateur d’une nouvelle religion, l’adversaire des vieux
préjugés, partageait à l’égard des Juifs les sentiments de son ennemi
personnel, Jean Eck, qui avait pourtant répandu contre lui aussi les plus
odieux mensonges. Les Juifs, dit-il, se plaignent de subir chez nous une dure servitude,
lorsque nous, au contraire, nous pourrions nous plaindre d’avoir été
martyrisés et persécutés par eux pendant près de trois cents ans.
Oubliant que, dans certaines régions de l’Allemagne, les Juifs avaient
précédé les Germains, il s’écrie : Nous ne savons
pas encore aujourd’hui quel diable les a poussés dans notre pays. Vous ne les
avons pas cherchés à Jérusalem, et personne ne les retient ici.
Comme Pfefferkorn et Eck, Luther rappelle avec une joie cruelle que les Juifs ont été violemment expulsés de France et,
récemment, d’Espagne par notre bien-aimé empereur Charles, ainsi que de toute
Sans pitié pour les effroyables souffrances supportées avec tant de vaillance par les Juifs en l’honneur de leur foi, et avec une assurance qui dénotait une singulière ignorance de l’histoire, Luther répétait après Pfefferkorn que, d’après le Talmud et les rabbins, il est permis aux Juifs de tuer les goyim, c’est-à-dire les chrétiens, de se montrer parjures à leur égard, de les voler et les piller. Il conseillait de brûler les synagogues a de ce peuple maudit et damné, pour la plus grande gloire de Notre-Seigneur et de la chrétienté, de leur enlever leurs livres de prières et les exemplaires du Talmud, d’incendier leurs maisons et de les parquer dans des étables. Il désirait aussi qu’il fût interdit aux rabbins d’enseigner, que les Juifs fussent empêchés de voyager ou de se montrer dans la rue, que les plus forts d’entre eux fussent soumis à des corvées et contraints de manier la hache, la bêche et autres instruments de dur labeur. A l’exemple de Jean Eck, son ennemi, il déclarait que les Juifs se livraient à toute sorte d’excès parce qu’ils étaient trop heureux en Allemagne. Il peut paraître surprenant que Luther, d’abord si bienveillant pour les Juifs, se soit ensuite montré contre eux aussi violent que leurs pires ennemis. C’est que, vers la fin de sa vie, le réformateur de Wittemberg eut à supporter des contrariétés qui l’aigrirent profondément. Par son obstination et son caractère autoritaire, il avait froissé bien des susceptibilités dans son propre milieu et créé un schisme parmi ses partisans. En outre, sa rude nature avait triomphé peu à peu de la modestie et de la douceur que lui avait d’abord su imposer sa ferveur religieuse. Enfin, son esprit étroit de moine ne pouvait pas comprendre le judaïsme avec ses lois généreuses et élevées, qui ont pour but de rendre l’homme bon et compatissant plutôt que de faire de lui un croyant fanatique, et il s’emportait quand l’un ou l’autre de ses adhérents, comme Carlstadt et Münzer, invoquaient ces lois pour défendre leurs conceptions : par exemple, l’affranchissement des esclaves et des serfs dans l’année du jubilé. Sa colère fut surtout grande quand il eut connaissance d’un dialogue, composé probablement par un chrétien, où le judaïsme était placé presque au-dessus du christianisme. Dans son irritation, il écrivit immédiatement (1542) un pamphlet : Sur les Juifs et leurs mensonges qui dépassait en violence et en calomnies toutes les œuvres de Pfefferkorn et de Jean Eck. Après avoir fait observer au commencement de cet écrit
qu’il avait pris la résolution de ne plus parler des Juifs, Luther dit qu’il
a changé d’anis devant les tentatives de ces
misérables coquins pour attirer à eux des chrétiens. Sa logique
est absolument celle du moyen âge. Comme les Juifs étaient maltraités et
persécutés depuis dix siècles par les chrétiens, il en conclut que les Juifs
étaient ainsi châtiés parce qu’ils ne croyaient pas que le Messie fût
vraiment déjà arrivé. Il engage les chrétiens à ne pas se montrer sottement
compatissants pour les Juifs et demande l’expulsion de ces derniers. Si j’avais quelque autorité sur eux, dit-il, je convoquerais leurs chefs et leurs savants et je leur
prouverais, par la menace de leur arracher la langue, que le christianisme
enseigne non pas le dogme de l’unité de Dieu, mais celui de L’hostilité de Luther à l’égard des Juifs leur fut
peut-être plus funeste que celle des dominicains, de Hochstraten, d’Eck et de
leurs acolytes. Car les accusations de ces ennemis déclarés des Juifs
n’étaient pas toujours prises au sérieux, et, en tout cas, n’inspiraient
confiance qu’à un petit nombre, tandis que les moindres paroles de Luther
étaient considérées par ses partisans comme des oracles. De même que saint
Jérôme avait inoculé au monde catholique sa haine du Juif, de même Luther
infecta pour longtemps les protestants du poison de son pamphlet. Le
protestantisme déploya même contre les Juifs plus de cruauté encore que
l’Église. Les chefs du catholicisme leur intimaient l’ordre de se soumettre
au droit canon, mais les autorisaient à résider dans les pays catholiques ;
Luther demandait leur expulsion complète. Les papes recommandaient souvent
d’épargner les synagogues, tandis que le fondateur de Comme s’il ne suffisait pas de la haine des catholiques et
des protestants, les Juifs étaient également en butte à la malveillance des
catholiques grecs. Dans l’Asie Mineure et Dans une autre ville de l’Asie Mineure, à Toka, des Juifs furent également accusés d’un crime de ce genre, et là aussi on put démontrer la fausseté de l’accusation. Pour protéger à l’avenir ses coreligionnaires contre les conséquences de telles calomnies, un médecin juif du sultan Soliman, Moïse Hamon, sollicita et obtint de son maître un décret en vertu duquel les Juifs de Turquie, accusés du meurtre d’un chrétien ou d’un autre crime analogue, ne seraient pas jugés par les tribunaux ordinaires, mais par le sultan. Dans les pays catholiques, la liberté de persécution était
moins restreinte. Pendant quelque temps, la république de Gènes n’accordait à
tout Juif qu’une autorisation de séjour de trois jours. Peu à peu, des
transfuges juifs de l’Espagne et de L’expulsion des Juifs d’Espagne et de Portugal et les
souffrances inouïes des Marranes avaient fait réfléchir quelques penseurs
juifs sur la diversité des destinées des peuples, et principalement sur les
vicissitudes des descendants de Jacob, et ils étaient arrivés à cette
conviction que les événements ne naissent pas purement au hasard, mais sont
amenés par une Intelligence supérieure, qui dirige la marche de l’histoire.
Une fois pénétrés de cette vérité, ils conclurent qu’on relèverait le courage
des peuples malheureux, pour lesquels De ces trois hommes, le plus important comme historien est
Joseph ben Josua Cohen (né
à Avignon en 1496, décédé en 1575). Son père était originaire
d’Espagne. Lors de l’expulsion de 1492, il se rendit à Avignon et de là à
Gènes, d’où il fut également exilé. Joseph étudia la médecine et parait avoir
été attaché comme médecin, à Gènes, à la maison du doge André Doria. Quand
les Juifs durent partir de Gènes (1550), les habitants de la petite ville de Voltaggio le
prièrent d’exercer la médecine chez eux ; il y resta dix-huit ans. Mais
l’histoire l’attirait plus que la médecine. Il se mit à rechercher
d’anciennes chroniques pour écrire une sorte d’histoire universelle, et il
commença son récit à partir de la chute de l’empire romain et de la création
des nouveaux États européens. A ses yeux, l’histoire du monde se présentait
sous la forme d’une lutte entre l’Europe et l’Asie, entre le croissant et la
croix, et, plus particulièrement, entre D’un caractère tout différent est l’ouvrage historique des Ibn Verga, auquel collaborèrent trois générations, le père, le fils et le petit-fils. Le cabaliste et astronome Juda ibn Verga, dont la famille était apparentée à celle d’Abrabanel, avait noté quelques persécutions dont les Juifs avaient été victimes à diverses époques et dans divers pays. A cette nomenclature, Salomon ibn Verga, qui avait assisté à l’expulsion des Juifs d’Espagne et de Portugal, puis s’était couvert quelque temps du masque du christianisme et avait ensuite émigré en Turquie, ajouta quelques récits. Enfin, le fils de Salomon, Joseph ibn Verga, membre du collège rabbinique d’andrinople, augmenta ces chronique. de quelques nouveaux faits et publia le tout sous le nom de Schévet Yekouda, Verge de Juda. Ce martyrologe ne présente ni plan, ni divisions régulières; il ne suit même pas toujours l’ordre chronologique. Samuel Usque est, sans contredit, un esprit plus original
et plus remarquable que les historiens précédents. S’enfuyant du Portugal
devant les cruautés de l’Inquisition, il était allé s’établir à Ferrare avec
ses deux parents, Salomon Usque, en espagnol Duarte Gomez, et Abraham Usque,
appelé aussi Duarte Pinel. Samuel Usque était poète, et poète original. Il se
sentait surtout attiré par l’histoire, à la fois brillante et tragique, du
peuple juif, qui devint pour lui comme une source vivifiante où il puisait
courage, énergie et espérance. En racontant ainsi le passé du peuple juif, Usque se proposait surtout de consoler les Marranes portugais établis à Ferrare ou ailleurs, qui étaient revenus au judaïsme, et d’entretenir en eux l’espoir d’un avenir meilleur. Ses récits ne sont peut-être pas toujours d’une exactitude rigoureuse, mais aucun écrivain n’a retracé d’une façon aussi lumineuse et aussi vivante les principaux traits de l’histoire d’Israël, depuis les temps les plus reculés jusqu’à l’époque où il vivait, depuis les premiers baptêmes imposés violemment aux Juifs espagnols par le roi wisigoth Sisebut, jusqu’à leur exil définitif et jusqu’à l’introduction de l’Inquisition en Portugal. Ce qui le console, c’est que toutes ces persécutions et toutes ces violences avaient été prédites par les Prophètes et que, par conséquent, Israël peut compter avec certitude sur l’avenir de paix et de bonheur annoncé par les mêmes Prophètes. Aussi ses dialogues se terminent-ils par les discours si réconfortants et si tendres du prophète Isaïe. L’ouvrage d’Usque contribua certainement à rendre la confiance aux Marranes et à leur faire oublier les dangers que leur retour au judaïsme suspendait sur leur tête. Samuel. Usque était convaincu que, de son temps déjà, les
souffrances des Juifs diminueraient et que le jour de la délivrance étau
proche. L’Église donna bientôt un démenti à ses espérances. Les progrès de En premier lieu, on s’en prit à l’imprimerie. D’après
Caraffa et Loyola, c’était elle qui avait rendu possible le schisme dans
l’Église ; sans les Lettres des hommes
obscurs, les pamphlets de Hutten et ceux de Luther, Les Juifs ne tardèrent pas à ressentir le contrecoup de ce mouvement de réaction. Tout d’abord, leurs adversaires soulevèrent de nouveau la question du Talmud. Quarante ans auparavant, les tentatives des dominicains pour faire brûler cet ouvrage avaient échoué devant la tolérance et la mansuétude du pape. Hais la situation avait changé. On était alors dans une autre disposition d’esprit à Rome, et il était facile de prévoir que si des accusations étaient dirigées contre le Talmud, ce livre serait sûrement condamné. Ces accusations se produisirent, et, comme toujours, elles eurent pour auteurs des Juifs convertis. Elia Lévita, le célèbre grammairien juif, avait laissé
deux petits-fils, Eliano et Salomon Romano, qui, dès leur enfance,
fréquentèrent des milieux chrétiens. Eliano savait l’hébreu à fond et fut
correcteur et scribe dans plusieurs villes d’Italie ; Romano, qui
voyagea à travers l’Allemagne, Ces descendants d’Elia Lévita, appuyés par deux autres
apostats, Ananel di Foligo et Joseph Moro, renouvelèrent contre le Talmud les
anciennes accusations de Nicolas Donin et consorts, affirmant qu’il contient
des blasphèmes contre Jésus, l’Église et toute la chrétienté, et qu’il était
le seul obstacle à la conversion générale des Juifs. Le pape d’alors, Jules
III, n’était pas hostile aux Juifs, mais ce n’était pas lui qui avait à se
prononcer dans cette question. L’affaire devait être portée devant
l’Inquisition, c’est-à-dire devant Caraffa. Celui-ci se prononça
naturellement contre le Talmud, et Jules III ne put que ratifier son jugement
( Ce fut à partir de cette époque qu’on obligea les éditeurs à soumettre à la censure tout. livre hébreu, avant sa publication, pour examiner s’il ne contenait rien contre le christianisme. Les censeurs étaient, pour la plupart, des Juifs convertis, qui usaient de leur pouvoir pour infliger des vexations à leurs anciens coreligionnaires. Après la mort de Jules III, la situation des Juifs devint encore plus précaire. Au lieu de pontifes aux idées larges, amis des arts et des lettres, hostiles aux persécutions, le collège des cardinaux ne choisissait plus que des. papes sévères, implacables, dociles aux ordres des moines. Pourtant, le successeur de Jules III, Marcel II, fut assez équitable pour ne pas accueillir une accusation de meurtre rituel dirigée contre les Juifs de Rome. Mais après lui, le Saint-Siège fut occupé par le fanatique Caraffa, élu pape sous le nom de Paul IV (mai 1555-août 1559). Ce pontife haïssait les Juifs, les protestants et même, ce qui parait plus singulier, le sombre roi Philippe II et les Espagnols, qu’il appelait descendants corrompus de Juifs et de Maures. Dès son avènement, il imposa à chaque synagogue de ses États une taxe de 10 ducats pour l’entretien de l’établissement des catéchumènes, où l’on instruisait des Juifs pour les convertir au catholicisme. Par une seconde bulle (12 juillet 1555), il remit en vigueur les anciennes lois canoniques qui interdisaient aux Juifs l’exercice de la médecine et la possession de biens-fonds ; on leur accorda un délai de six mois pour vendre leurs immeubles. Ils durent céder leurs biens-fonds, évalués à 500.000 couronnes d’or, pour le cinquième de leur valeur. Il fut aussi défendu aux chrétiens de qualifier un Juif de monsieur. Ces lois furent appliquées avec une extrême rigueur. Bien des Juifs émigrèrent alors de Rome dans des pays plus tolérants. Ceux qui restèrent eurent à subir les vexations du pape. Tantôt il les accusait de n’avoir vendu leurs immeubles quo par des contrats fictifs, et il les faisait jeter en prison, tantôt il menaçait d’expulsion tous ceux qui ne travailleraient pas dans l’intérêt général. Quand ils demandèrent ce qu’il fallait entendre par ces mots : travailler dans l’intérêt général, on leur répondit qu’ils le sauraient plus tard. Ils furent soumis aux plus dures corvées pour aider à réparer les remparts de Rome, qu’on mettait en état de soutenir les attaques des Espagnols. Un jour, dans un moment de fureur, Paul IV ordonna à son neveu de mettre le feu, pendant la nuit à toutes les maisons juives. Informé de cet ordre féroce, le cardinal Alexandre Farnèse y fit surseoir pour laisser au pape le temps de réfléchir aux conséquences d’une telle cruauté. Paul IV revint, en effet, sur sa décision. Plus misérables que les Juifs étaient les Marranes des États pontificaux. Sous Clément VII, de nombreux Marranes du Portugal avaient pu s’établir à Ancône et retourner au judaïsme. Les deux papes suivants, Paul III et Jules III, avaient confirmé les privilèges des Marranes d’Ancône, qui étaient alors au nombre de plusieurs centaines. Mais Paul IV ne tint nul compte des promesses faites par ses prédécesseurs. Un beau jour, il les fit tous arrêter secrètement et jeter en prison ; leurs biens furent confisqués (août 1555). Même les Marranes qui étaient sujets turcs et ne séjournaient que temporairement à Ancône, pour leurs affaires, furent également accusés de judaïser et incarcérés, et leurs marchandises furent saisies. Un petit nombre de ces malheureux réussit à échapper aux atteintes de l’inquisition ; ils se réfugièrent sur les terres de Guido Ubaldo, duc d’Urbin, qui les accueillit avec bienveillance, dans l’espoir d’attirer, avec leur concours, le commerce d’Ancône à Pesaro. Hercule II, duc de Ferrare, offrit également un asile aux Marranes (décembre 1555). Parmi les fugitifs d’Ancône venus à Pesaro se trouvait un
médecin distingué, Amatus Lusitanus (1514-1568). Comme chrétien, il portait aussi le nom de João
Rodrigo de Castel-Branco. Il semble être parti du Portugal quand
l’Inquisition y eut été introduite. Après avoir résidé quelque temps à
Anvers, capitale de Du reste, la réputation d’Amatus était grande et on venait le consulter de loin. Il pouvait se rendre cette justice qu’il prodiguait les mêmes soins dévoués aux pauvres qu’aux riches et qu’il témoignait la même sollicitude pour les Turcs, les Chrétiens et les Juifs. Ses élèves étaient nombreux et manifestaient pour lui le plus profond attachement. Il publia un certain nombre d’ouvrages médicaux, qui eurent plusieurs éditions de son vivant. Sollicité par le roi de Pologne de venir à sa cour comme médecin, il refusa cette flatteuse proposition. Tel était l’homme que Paul IV obligea à s’enfuir d’Ancône comme un malfaiteur, parce qu’il ne voulait pas reprendre le masque du christianisme. Pour laisser la vie sauve aux Marranes arrêtés à Ancône au nombre d’une centaine, Paul IV exigea qu’ils fissent une profession de foi catholique, fussent ensuite dépouillés de leurs fonctions et de leurs dignités et transportés à Malte. Soixante se soumirent à cet acte d’hypocrisie, mais vingt-quatre, et parmi eux une vieille femme, s’y refusèrent ; ils furent brûlés (1556). Le martyre de ces infortunés, que Jacob di Fano, de
Ferrare, pleura dans des vers d’une poignante éloquence, causa dans tout le
judaïsme une immense douleur. Le coup parut surtout cruel aux Marranes
portugais établis dans Un tel projet n’était pas outrecuidant, car les Juifs étaient alors très considérés en Turquie et y jouissaient d’une sérieuse influence. A cette époque, vivait dans ce pays une femme juive, Dona Gracia Mendesia, qui se distinguait par les plus nobles vertus et était universellement respectée et admirée. Disposant d’une immense fortune, elle en avait toujours usé dans l’intérêt de ses coreligionnaires et, en général, de tous les indigents. Mais, que de souffrances elle eut à endurer avant de pouvoir porter librement le nom juif de Hanna ou Gracia ! Née en Portugal vers 1510 (morte vers 1568) dans la famille marrane des Benveniste, elle était habituellement désignée sous le nom chrétien de Béatrice et épousa un Marrane très riche, de la famille des Fassi, qui s’appelait de son nom de baptême Francisco Mendès. Celui-ci avait créé une puissante maison de banque, ayant des succursales en Flandre et en France, et comptant parmi ses débiteurs l’empereur Charles-Quint, le roi de France et d’autres princes encore. La succursale d’Anvers avait à sa tête Diogo Mendès, frère de Francisco. Après la mort de Francisco (qui eut lieu avant 1535), Béatrice, sa veuve, et l’enfant qu’il avait laissé, une jeune fille du nom de Reyna, partirent du Portugal, où ni leurs personnes ni leurs biens n’étaient plus en sécurité depuis l’établissement de l’Inquisition, et se réfugièrent auprès de leur beau-frère et oncle, à Anvers. Béatrice emmena avec elle, à Anvers, une jeune sœur et plusieurs neveux. Un de ces neveux, João Miquès, beau et très intelligent, fréquenta bientôt les plus hauts personnages d’Anvers et gagna les bonnes grâces de Marie, femme du gouverneur des Pays-Bas, ancienne reine de Hongrie et sœur de Charles-Quint. Béatrice Mendesia avait espéré pouvoir pratiquer le judaïsme à Anvers. Quand elle en eut reconnu l’impossibilité, elle se décida à quitter cette ville et réussit à faire partager sa résolution à son beau-frère. Mais celui-ci mourut avant d’avoir pu exécuter son projet d’émigration ; il laissa une veuve et une jeune fille nommée Gracia. Alors commença pour Béatrice Mendesia une vie de tourments et de soucis. D’abord, elle dut remettre à un moment plus propice son départ d’Anvers et se résigner à conserver encore le masque du christianisme. Placée, en effet, par la dernière volonté de son beau-frère, à la tête de la maison de banque, elle ne pouvait pas songer pour l’instant à abandonner des. intérêts aussi considérables. De plus, Charles-Quint voulait mettre la main sur l’immense fortune de la famille Mendès, sous prétexte que Diogo avait observé secrètement les rites juifs. Mendesia réussit à écarter le danger en consentant à l’empereur un prêt important et en donnant des sommes élevées à certains fonctionnaires. Mais, pour ne pas éveiller de soupçons, elle fut obligée de rester encore à Anvers. Il se passa ainsi deux ans. Tout à coup, le bruit se répandit que João Miquès, son neveu, avait séduit sa fille Reyna et était parti avec elle pour Venise. Il semble que le fait de la séduction ne fût pas exact et que Mendesia elle-même fit propager cette nouvelle pour avoir un prétexte de quitter enfin Anvers. Cette précaution fut inutile, car, dès qu’elle fut partie, l’empereur Charles-Quint ordonna de mettre sous séquestre tous les biens de la famille Mendès qui se trouvaient dans ses États. Grâce à des dons qu’elle sut distribuer à propos, elle réussit encore une fois à sauver la fortune de sa famille. A Venise, où elle espérait trouver enfin la tranquillité, sa jeune sœur lui causa les plus violents chagrins. Légère et imprudente, cette sœur réclama à Mendesia la part de la fortune qui lui revenait ainsi qu’à sa fille. Dans l’intérêt de la maison de banque, dont elle avait la responsabilité, et de sa nièce mineure, dont elle était la tutrice, Mendesia se refusa à satisfaire à la demande de sa sœur. Celle-ci, irritée et probablement dirigée par de perfides conseillers, ne craignit pas de dénoncer Mendesia aux autorités de Venise, leur déclarant que sa sœur avait déjà pris ses mesures. pour se rendre en Turquie avec ses richesses et y retourner au judaïsme, et leur demandant leur appui pour qu’elle-même et sa fille pussent entrer en possession de leurs biens et continuer à rester chrétiennes à Venise. Heureuses d’une telle aubaine, les autorités de Venise, pour empêcher le départ de Mendesia, s’empressèrent de la faire arrêter et de l’incarcérer. Mais la délatrice ne se contenta pas de ce premier succès. Elle délégua un représentant en France pour faire mettre également le séquestre sur les biens qu’y possédait la famille Mendès. Soit qu’il ne fût pas content de la façon dont ses services furent récompensés, soit pour tout autre motif, le délégué dénonça également la sœur de Mendesia comme suspecte de judaïser en secret. Tous les biens que la famille Mendès avait en France furent alors confisqués, et le roi Henri II profita aussi de cette occasion pour s’abstenir de payer ce qu’il devait à cette maison. Le neveu de Mendesia, João Miquès, ne ménagea ni argent ni
démarches pour délivrer sa tante et arracher à la rapacité des Vénitiens la
fortune de sa famille. À la fin, il réussit à intéresser le sultan Soliman au
sort de ses parents. L’intervention de Moïse Hamon, médecin juif du souverain
turc, ne fut sans doute pas étrangère à ce résultat. Soliman envoya à Venise
un délégué spécial pour exiger que Mendesia fût mise en liberté, que sa
fortune lui fût rendue et qu’on lui permit de partir pour Mais à l’arrivée de l’émissaire turc, Mendesia, on ne sait par quels moyens, avait déjà pu quitter Venise et se réfugier à Ferrare, sous la protection du duc Hercule d’Este. Elle resta plusieurs années dans cette ville (de 1549 jusqu’à 1553) sous son nom juif de Gracia, et put enfin y déployer librement ses admirables qualités d’exquise bonté, de piété et de compassion. Le poète Samuel Usque lui dédia son ouvrage et parie d’elle avec un respectueux enthousiasme. Voici en quels termes s’exprime Numeo, un des personnages du Dialogue d’Usque qui cherchent à consoler Israël de ses souffrances : Cette femme (Mendesia), qui a montré et montre encore un tel dévouement pour son peuple, ne représente-t-elle pas la miséricorde divine sous une forme humaine ? Comme Miriam, elle n’a pas craint d’exposer sa vie pour sauver ses frères, comme Débora elle déploie les plus remarquables qualités d’énergie et de prudence pour diriger son peuple, et, comme Esther elle se dévoue pour protéger les persécutés... Au début de l’émigration (des Marranes), elle a inspiré courage et espoir, ô Israël, à tes fils nécessiteux, qui n’osaient pas, avec leurs ressources si restreintes, prendre le parti de s’enfuir pour échapper aux flammes des bûchers. Elle a secouru généreusement les émigrés établis en Flandre et ailleurs... Elle ne refuse même pas son appui à ses ennemis. Avec une main pure et une volonté énergique, elle à délivré la plupart des Marranes de maux infinis, de la misère et des péchés, elle les a conduits dans des contrées sûres et les a replacés sous la domination des lois de leur ancien Dieu. Ces éloges, avec moins de pompe et moins de poésie, se retrouvent sous la plume de tous les rabbins de cette époque, qui appellent Dona Gracia Nassi la princesse noble et généreuse, la gloire d’Israël, la femme sage et prudente, qui a fondé sa maison sur la pureté et la sainteté. Après s’être réconciliée avec sa sœur et avoir assuré
l’avenir des membres de sa famille, Doua Gracia réalisa enfin son désir de se
rendre dans la capitale de Ce fut à ce moment qu’on apprit à Constantinople que le
pape Paul IV avait ordonné l’arrestation des Marranes d’Ancône, qui étaient
ainsi menacés d’être livrés tôt ou tard aux flammes. Prise de pitié pour le
sort de ses coreligionnaires, Dona Gracia s’occupa immédiatement, avec son
neveu et gendre Joseph Nassi, de leur venir en aide. D’abord elle sollicita
le sultan d’intervenir au moins en faveur des Marranes turcs qui, de passage
à Ancône, avaient été également incarcérés; sa démarche réussit. Soliman
écrivit au pape ( Le duc d’Urbin avait accueilli sur ses terres ceux des Marranes qui avaient pu s’échapper d’Ancône, parce qu’il espérait attirer dans son port de Pesaro le commerce du Levant, qui était entre les mains des Juifs. Pour que ce but pût être atteint, la communauté de Pesaro demanda à toutes les communautés turques qui étaient en relations d’affaires avec l’Italie d’envoyer dorénavant toutes leurs marchandises, non pas à Ancône, mais à Pesaro. Encore sous le coup de l’indignation soulevée par le supplice des Marranes, de nombreux Juifs levantins décidèrent, à l’exemple de l’importante communauté de Salonique, de se conformer au vœu de leurs coreligionnaires de Pesaro (août 1556). Peu à peu, le port d’Ancône fut presque complètement déserté par le commerce du Levant et perdit ainsi des revenus considérables. Les habitants d’Ancône s’en plaignirent amèrement et prièrent le pape d’aviser. Mais un tel plan ne pouvait avoir d’action efficace que s’il était poursuivi pendant longtemps et après une parfaite entente entre tous les Juifs qui commerçaient avec l’Italie. Les Juifs de Pesaro et les anciens Marranes établis en Turquie multiplièrent naturellement leurs efforts pour faire entrer dans leur ligue contre le port d’Ancône tous ceux qui pouvaient aider à la réussite de leur oeuvre. Mais les Juifs d’Ancône qui n’appartenaient pas au groupe des Marranes craignirent pour eux-mêmes les conséquences du châtiment qu’on voulait infliger à la ville pontificale et s’efforcèrent de faire échouer la ligue. En réalité, tout dépendait de la décision qui serait prise par les Juifs de Constantinople, à qui les Juifs de Salonique, d’Andrinople, de Brousse et de Morée avaient écrit de réfléchir mûrement et de tenir compte de tous les intérêts en jeu avant de prendre une résolution définitive. Or, à Constantinople, les personnages les plus influents
de cette époque étaient Dona Gracia et Joseph Nassi, et ceux-ci étaient
absolument résolus à infliger un châtiment au pape pour sa cruauté envers les
Marranes. Pour leur part, ils donnèrent ordre à tous leurs agents de
n’expédier toutes les marchandises de leur maison qu’à Pesaro. Ils
rencontrèrent pourtant de l’opposition chez un certain nombre de commerçants,
qui craignaient que la préférence donnée à Pesaro sur Ancône ne fût
préjudiciable à leurs intérêts. On soumit alors la question aux rabbins.
Ceux-ci non plus ne furent pas d’accord. Deux d’entre eux se refusèrent à
prononcer l’interdit contre Ancône. Bien des marchands juifs de Quand Guido Ubaldo, duc d’Urbin, eut reconnu que son. projet de faire de Pesaro le centre du commerce du Levant ne réussirait pas, il ne voulut pas s’exposer inutilement à la colère du pape et expulsa les Marranes qu’il avait accueillis (mars 1558). Du moins fut-il assez humain pour ne pas les livrer à l’inquisition. La plupart des exilés louèrent des vaisseaux et cinglèrent vers l’est. Pourchassés par la police maritime du pape, plusieurs d’entre eux furent pris et traités en esclaves. Le médecin célèbre Amatus Lusitanus, qui avait pourtant rendu d’éminents services à la population chrétienne, fut également obligé de partir de Pesaro ; il se rendit à Salonique (1558-1559). Le duc de Ferrare aussi semble avoir expulsé, à cette époque, les Juifs de ses domaines ; car, en cette année, l’imprimerie d’Abraham Usque cessa de fonctionner, et Don Samuel Nassi, frère de Joseph Nassi, dut invoquer la protection du sultan pour pouvoir se rendre en sécurité à Constantinople. La haine de Paul IV contre les Juifs s’accrut encore avec l’âge. Sur son ordre, des Juifs convertis, notamment Sixte de Sienne et Philippe ou Joseph Moro, parcoururent les communautés juives des États pontificaux pour prêcher contre le judaïsme. Une fois même, Moro pénétra, pendant la fête de l’Expiation, dans la synagogue de Recanati (1558) et, à la grande colère des Juifs, plaça un crucifix dans l’arche sainte. Chassé de la synagogue, il excita la populace contre les Juifs, dont deux furent arrêtés, sur l’ordre du chef de la ville, et cruellement torturés. Le pape renouvela aussi la persécution contre le Talmud. Dans les États pontificaux et dans la plus grande partie de l’Italie, on ne trouvait presque plus, à cette époque, d’exemplaires du Talmud ni d’écoles talmudiques. Une telle situation présentait de graves dangers pour le judaïsme. Car, si l’ignorance de leur religion était devenue générale parmi les Juifs, ils auraient offert une proie facile aux convertisseurs catholiques. Heureusement, un savant talmudiste, Joseph Ottolenghi, émigré d’Allemagne, ouvrit une école à Crémone, qui dépendait alors de Milan, et fit imprimer dans cette ville le Talmud et d’autres ouvrages rabbiniques. En outre, Crémone devint comme un entrepôt considérable de livres religieux. juifs, parce que tous ceux qui, dans les autres villes italiennes, craignaient de voir confisquer ces ouvrages, les envoyaient secrètement à Crémone, d’où ils étaient exportés en Orient, en Pologne et en Allemagne. Cette liberté, toute relative, fut maintenue aux Juifs de Crémone tant que les Espagnols restèrent en guerre avec Paul IV. Mais, dès que ce pape eut conclu la paix avec ses ennemis, il songea à faire saisir et brûler tous les livres juifs entassés à Crémone. Pour atteindre le but poursuivi par Paul IV, les
dominicains, policiers habituels de la papauté, commencèrent à surexciter le
peuple, afin de pouvoir agir par lui sur le gouverneur de Crémone. Des écrits
venimeux furent répandus qui poussèrent la foule à se ruer sur les Juifs ( La condamnation prononcée contre le Talmud faillit causer
un grave préjudice à Vittorio Eliano. On sait qu’à la suite de Pic de D’Italie les persécutions contre les ouvrages juifs se propagèrent dans d’autres contrées ; partout on y trouve mêlé à des apostats. Ainsi, à Prague, un renégat juif, Ascher d’Udine, provoqua la confiscation non seulement des ouvrages talmudiques, mais aussi des livres de prières ; le tout fut envoyé à Vienne (1559). Les chantres étaient obligés de célébrer les offices de mémoire. Un incendie qui réduisit en cendres, à cette époque, une grande partie du quartier juif de Prague, mit encore en plus grande évidence la haine féroce des chrétiens. Au lieu d’aider à combattre l’incendie, ils précipitèrent des femmes et des enfants juifs dans les flammes et pillèrent les biens des sinistrés. Bientôt, une catastrophe plus générale menaça les Juifs de
Prague. L’empereur Ferdinand Ier, si humain à l’égard des catholiques et des
protestants, se montrait implacablement hostile aux Juifs. Le premier il
imposa aux Juifs d’Autriche la déclaration
(Zettelmeldung ou Judenzettel).
Tout Juif autrichien qui se rendait à Vienne pour affaires était obligé de se
présenter, dès son arrivée, dans les bureaux du gouverneur et de déclarer
pour quelles affaires et pour combien de temps il était venu dans cette
ville. Après avoir encore pris d’autres mesures restrictives contre les
Juifs, Ferdinand Ier décréta leur expulsion de Les Juifs de Prague ne tardèrent pas à subir le même sort. Cette communauté ne jouissait pas alors d’une grande estime auprès des autres Juifs ; on lui reprochait de manquer de dignité et de scrupules, et de se laisser aller volontiers aux querelles et à la violence. La nomination des rabbins et des administrateurs donnait lieu, chaque fois, à des débats si irritants que l’empereur décida de la confier aux rabbins les plus considérés de l’Allemagne et de l’Italie. Quand, après un exil de vingt ans, les Juifs purent revenir à Prague, il n’y eut presque que la lie qui profita de cette autorisation. Celte catégorie de Juifs produisit naturellement une impression très défavorable sur la population chrétienne, dont les préjugés contre les Juifs en général devinrent encore plus accentués. Les chrétiens de cette classe ne valaient pourtant pas mieux. Mais, de tout temps, la société chrétienne a jugé ses propres membres avec une indulgence excessive, tandis qu’elle a exigé des Juifs, même de la plus basse classe, la pratique de toutes les vertus. Cependant, lorsque Ferdinand Ier proposa de chasser de nouveau les Juifs de Prague, sa proposition rencontra une certaine résistance, surtout de la part des archiducs du pays. Leur expulsion eut lieu quand même (1561). Mais après leur départ, la noblesse commença des démarches, comme après leur première expulsion, pour les faire rappeler. L’empereur Ferdinand opposa un refus absolu à ces sollicitations, sous prétexte qu’il avait juré d’interdire aux Juifs le séjour de Prague et qu’il ne pouvait pas violer son serment. Un généreux suif de Prague, Mardokhaï Cémah ben Guerschon, décida alors de se rendre à Rome pour demander au pape Pie IV, successeur de Paul IV, de délier l’empereur de ce serment. Mardokhaï Cémah était de la célèbre famille Soncin, dont
plusieurs membres dirigeaient avec succès des imprimeries dans diverses
villes de On pouvait espérer, à cette époque, que la tolérance
l’emporterait sur le fanatisme, car, à la mort de Paul IV (août 1559), la
population romaine avait manifesté violemment ses sentiments contre la
mémoire de ce pape et son système d’oppression religieuse. A la nouvelle de
la mort du Pontife, le peuple s’était réuni au Capitole, comme du temps de Pie IV ne ressemblait pourtant nullement à son
prédécesseur. Lorsque, après son élection, des délégués des Juifs romains
vinrent lui présenter une adresse de félicitations et lui exprimer leurs
doléances au sujet des souffrances infligées aux Juifs, il leur promit sa
protection. En effet, il promulgua en faveur des Juifs de ses États une bulle
( Encouragés par les dispositions bienveillantes de Pie IV,
les Juifs d’Italie lui demandèrent de lever l’interdiction pesant sur les
ouvrages rabbiniques. Mais il fallait, avant tout, le consentement du concile
de Trente. Ils y déléguèrent donc deux représentants (octobre 1563). Après discussion, le
concile déclara s’en rapporter au pape. Celui-ci promulgua alors une bulle où
il maintint la condamnation prononcée contre le Talmud, mais en autorisa
pourtant la publication à condition que le titre et les passages incriminés
fussent supprimés ( A Pie IV succéda un pape, Pie V (1566-1572), qui reprit les
traditions de farouche intolérance et
d’étroit fanatisme des Caraffa. Il confondit dans une haine commune les
Juifs, les protestants d’Allemagne, les calvinistes de Suisse et les
huguenots de France. Trois mois à peine après son élection ( Pour pouvoir mettre plus sûrement la main sur les
richesses convoitées, la curie défendit aux Juifs les plus fortunés et les
plus estimés de quitter Bologne. Mais ceux-ci réussirent à corrompre un
gardien, et une grande partie de la communauté de, Bologne parvint à se
réfugier à Ferrare. Irrité de cette fuite. Pie V annonça au collège des
cardinaux son intention d’expulser tous les Juifs de ses États. Plusieurs
princes de l’Église firent valoir en vain devant le pape que, jusqu’alors, le
Saint-Siège avait toujours cherché à protéger les Juifs contre les expulsions
et les violences, en vain la ville d’Ancône supplia-telle Pie V de ne pas
détruire de ses propres mains la prospérité commerciale de son pays. Le Les Juifs d’Avignon et du Venaissin, qui avaient pu rester en France après l’expulsion qui eut lieu deux siècles auparavant, furent également exilés. Sous les papes Léon X, Clément VII et surtout Paul III, ils avaient vécu dans une tranquillité relative ; Pie V ne voulut pas les tolérer plus longtemps dans cette enclave et les chassa. Tous ces expulsés altèrent demander asile à |