Troisième époque — La décadence
La secousse qui ébranla si fortement le christianisme, dans le premier quart du XVIe siècle, agit à peine sur l’organisation intérieure du judaïsme. Pendant que, chez les chrétiens, un changement très sensible se produisit dans les idées, les mœurs et même la langue, et qu’on put assistera un véritable rajeunissement, les Juifs laissèrent leur vieil édifice à peu prés intact. Il est vrai qu’ils n’eurent pas de vrai moyen âge, et, par conséquent, la nécessité de modifications importantes et de l’avènement d’un esprit nouveau se faisait moins sentir chez eux. Pourtant, tout n’était pas parfait, à ce moment, dans le judaïsme. Les principes si élevés et si purs de la doctrine juive n’étaient pas encore complètement entrés dans la pratique, le peuple n’était pas sincèrement religieux et l’esprit des chefs manquait de netteté et de précision. Parmi les Juifs aussi, la scolastique avait exercé ses ravages. De plus, on conservait jalousement tous les vieux usages ; le culte synagogal ne parlait pas suffisamment au cœur et n’avait aucune solennité. La prédication était presque inconnue dans les communautés allemandes; tout au plus les rabbins faisaient-ils parfois des conférences talmudiques, incompréhensibles pour la foule et surtout pour les femmes, et, par conséquent, sans action sur leur conduite. Les prédicateurs hispano-portugais prêchaient, il est vrai, dans leur langue maternelle, mais leurs sermons n’étaient qu’une longue argumentation, selon la méthode scolastique, et passaient par-dessus la tête de leurs auditeurs laïques. Un autre point faible était le manque d’union dans les
communautés. La persécution avait amené dans les villes importantes de
l’Italie et de Ce qui était encore plus funeste, pour le judaïsme de ce temps, que cette division des communautés en groupes et sous-groupes, c’est que, chez les Juifs espagnols comme chez ceux d’origine allemande, on ne rencontrait ni initiative hardie, ni largeur de vues, ni élévation d’esprit. Tous, il est vrai, savaient mourir avec une vaillance héroïque pour les croyances paternelles, mais pour tout le reste on demeurait enfermé dans le cercle étroit de la routine. Ceux qui cultivaient la science se contentaient de marcher dans les sentiers battus. On s’appliquait principalement à expliquer les auteurs anciens, à commenter les oeuvres déjà existantes et même à écrire des commentaires sur d’autres commentaires. Les talmudistes interprétaient le Talmud, et les philosophes le Guide de Maïmonide. Pas de souffle poétique, même chez ceux qui avaient été nourris de poésie, pas un cri de douleur qui rit vraiment frissonner pour exprimer les souffrances des Juifs. La seule nouveauté de ce temps fut le goût que quelques Juifs d’origine espagnole témoignèrent pour l’histoire. Ils entreprirent de raconter pour la postérité le long martyre de leurs aïeux. Les savants juifs qui enseignaient l’hébreu aux chrétiens, Abraham Farissoi, Jacob Mantino, Abraham de Balmes, quoique très honorés par leurs élèves, ne jouissaient pas d’une grande autorité parmi leurs coreligionnaires. Élie Delmedigo, qui était pourtant bien supérieur à ces savants, n’exerçait pas une plus grande influence qu’eux sur ses coreligionnaires. Parmi les autres rabbins établis en Italie, Isaac Abrabanel, le représentant du vieil esprit hispano-juif, condamnait les libres recherches et toute spéculation scientifique, parce que, selon lui, les écrits philosophiques de Maïmonide contiennent des hérésies. Un transfuge portugais, Joseph Yabéç, et Abraham ben Salomon, de Trujillo, allaient jusqu’à rendre la philosophie responsable de l’expulsion des Juifs d’Espagne et de Portugal. Égarés par elle, disaient-ils, les Juifs de ces pays avaient péché et avaient ainsi attiré sur eux ce terrible châtiment. Seul Léon Abrabanel, appelé aussi Léon Medigo, composa en ce temps une œuvre originale, les Dialoghi d’amore ou Dialogues d’amour. Cette œuvre montre la souplesse extraordinaire du génie juif. Il est remarquable, en effet, qu’après avoir été arraché aux douceurs d’une existence aisée, jeté dans un pays étranger, obligé d’errer à travers toute l’Italie, et le cœur encore saignant de la perte de son fils aîné, qu’on lui avait ravi pour l’élever dans la foi chrétienne, Léon Medigo ait conservé assez de fermeté d’esprit pour accepter bravement sa nouvelle situation, s’adonner à l’étude de la langue et de la littérature italiennes, et essayer de créer un système. de philosophie. Dix ans à peine s’étaient passés depuis son départ de l’Espagne, et déjà il était considéré comme un des savants de l’Italie, tenant brillamment son rang parmi les lettrés, au goût si pur, de l’époque des Médicis, et se distinguant par la variété de ses connaissances. Le même homme qui avait adressé en vers hébreux, à son fils, baptisé par contrainte en Portugal, les conseils les plus élevés et les plus tendres pour l’engager à rester fidèle de cœur au judaïsme et à se rappeler sans cesse la douleur de ses parents, ce même homme écrivit ces Dialogues tout débordants d’amour, où Philon exprime sa profonde tendresse pour Sophie. Dans cet ouvrage, qui n’a du roman que la forme, Léon Medigo expose ses idées philosophiques. A vrai dire, c’est plutôt une idylle philosophique qu’un système sérieux. L’auteur y fait plutôt preuve d’imagination que de profondeur de pensée, et ses observations sont plus ingénieuses que justes. Peut-être Léon Medigo développa-t-il ses conceptions vraiment philosophiques dans un autre ouvrage, aujourd’hui disparu, qu’il avait intitulé Harmonie du ciel. Ses Dialogues n’ont rien de particulièrement juif. Aussi trouvèrent-ils plus d’admirateurs parmi les chrétiens que parmi les Juifs. Les Italiens surtout étaient fiers de voir exposées pour la première fois des pensées philosophiques dans leur langue. Cet ouvrage fut bientôt traduit en latin et en espagnol. Le sombre et fanatique roi d’Espagne, Philippe II, accepta même la dédicace de la traduction espagnole. A côté de Léon Medigo, qui fut une glorieuse exception
parmi ses coreligionnaires de ce temps, apparaissent malheureusement des
hommes qui firent le plus grand mal au judaïsme. Ce sont les exilés espagnols
Juda Hayyat, Barukh de Bénévent, Abraham Lévi, Meïr ben Gabbaï, Ibn-abi
Zimra, qui tirent pénétrer les rêveries cabalistiques en Italie et en Turquie
et déployèrent une grande activité pour propager leurs divagations. Leur
tâche leur fut facilitée par l’accueil enthousiaste que plusieurs savants
chrétiens, Egidio de Viterbe, Reuchlin, Galatini, et même un pape, avaient
fait aux extravagances de Il arriva ce qu’on pouvait facilement prévoir. Encouragé par l’assurance avec laquelle un personnage aussi considéré qu’Abrabanel annonçait l’arrivée du Messie, et surexcité par les extravagances des cabalistes, un aventurier allemand du nom d’Ascher Laemlein ou Laemlin se présenta en Istrie, dans le voisinage de Venise, comme le précurseur du Messie (1502). Il affirma que le Messie arriverait infailliblement avant six mois, si les Juifs savaient se rendre dignes de ce bonheur par une pénitence rigoureuse, par des macérations et de nombreuses aumônes. Ses promesses trouvèrent créance en Italie et en Allemagne. On multiplia les jeunes, les prières, les actes de bienfaisance. Cette année fut appelée année de pénitence. Les gens sensés même n’osèrent pas se mettre trop ouvertement en travers de cette folie, qui atteignit aussi des chrétiens. Mais le prophète mourut subitement ou fut assassiné, et l’aventure en resta là. Pourtant, les espérances messianiques des Juifs ne disparurent pas avec Laemlein. Ces espérances leur étaient, du reste, nécessaires pour leur faire supporter leurs souffrances, et ils persistaient à ajouter foi, malgré leurs premières déceptions, aux promesses de leur délivrance prochaine dont les cabalistes continuaient à les leurrer. Trente ans après la mort de Laemlein, se produisit une nouvelle agitation messianique, qui prit un développement considérable et fut appuyée par des personnages importants. Les Marranes d’Espagne et de Portugal y jouèrent le principal rôle. On peut dire sans exagération qu’à cette époque, les Marranes étaient les plus malheureux des hommes. Arrachés par la violence à la religion de leurs pères, à laquelle leur cœur restait fidèlement attaché, obligés d’observer des pratiques qui leur inspiraient de l’aversion, ils se savaient étroitement surveillés par l’Inquisition et, en dépit de leur conversion au christianisme, profondément haïs des chrétiens. Pour les raisons les plus futiles, sur la dénonciation du premier venu, ils étaient soumis aux plus atroces tortures et livrés aux flammes. On sait avec quel implacable cruauté l’inquisiteur général Torquemada avait sévi contre eux. Son successeur, Deza, les traita peut-être encore avec plus de rigueur. Aidé de ses acolytes et particulièrement de Diego Rodriguez Lucero (le lumineux), que ses contemporains, à cause de son sombre fanatisme, surnommèrent Tenebrero (l’obscur), Deza fit périr des milliers de Marranes. La férocité de Lucero souleva une profonde indignation même parmi les chrétiens de Cordoue, qui réclamèrent sa destitution. L’inquisiteur général Deza, qui était de complicité avec Lucero, non seulement ne tint nul compte de ces plaintes, mais alla jusqu’à accuser les plaignants, chevaliers, dames de la noblesse, ecclésiastiques et religieuses, de vouloir favoriser l’hérésie juive. Le troisième inquisiteur général, Ximénès de Cisneros, se
montra moins sévère envers les anciens chrétiens suspects, mais traita les
nouveaux chrétiens d’origine juive ou maure avec la même inexorable rigueur
que ses prédécesseurs. Ce fut lui qui tint un langage menaçant à
Charles-Quint quand ce souverain voulut autoriser les Marranes d’Espagne,
contre le payement d’une somme de En Portugal, la situation des Marranes était moins
pénible. Le roi Manoël, comme on l’a vu précédemment, avait fait traîner aux
fonts baptismaux les Juifs prêts à émigrer, mais, pour ne pas les pousser au
désespoir, il les avait placés pendant vingt ans, par l’édit de tolérance, à l’abri des persécutions
du Saint-Office. Ils étaient même autorisés à avoir en leur possession et à
étudier des livres hébreux. Confiants dans le décret royal, les Marranes
portugais observaient presque ouvertement les rites juifs. A Lisbonne, où ils
étaient établis pour la plupart, ils possédaient une synagogue. Contraints de
suivre en apparence les usages chrétiens, ils se rendaient fréquemment à la
synagogue pour demander pardon à Dieu des péchés qu’ils étaient forcés de
commettre. Là, les aînés enseignaient aux plus jeunes Naturellement, les Marranes d’Espagne enviaient la sécurité relative dont jouissaient leurs congénères portugais, et ils s’efforçaient de passer la frontière. Le gouvernement espagnol insista alors auprès de Manoël pour qu’il défendit l’accès de son pays à tout Espagnol qui ne serait pas muni d’un certificat attestant sa parfaite orthodoxie. La situation des Marranes du Portugal aurait donc été supportable sans la haine qu’ils inspiraient au peuple. Celui-ci, en réalité, les détestait moins pour leur attachement au judaïsme que parce qu’ils étaient plus actifs et plus industrieux que les chrétiens. Dès que ces néo-chrétiens eurent été autorisés à pratiquer tous les métiers, à affermer la dîme due à l’Église, à occuper toutes les fonctions et même à entrer dans les ordres et à accepter des dignités ecclésiastiques, ils excitèrent au plus haut degré la jalousie des anciens chrétiens. On se contenta d’abord de les appeler de noms injurieux, et Manoël dut intervenir pour l’interdire. Mais, pendant plusieurs années, la récolte fut mauvaise, et il en résulta une grande cherté de vivres. Pour surcroît de malheur, une épidémie se joignit à la famine. Immédiatement, toutes les rancunes et toutes les haines se déchaînèrent contre les Marranes. On les accusa d’accaparer le blé et de l’exporter dans des pays étrangers pour affamer les vrais chrétiens. La foule en voulait surtout à un riche Marrane, João Rodrigo Mascarenhas, fermier général des impôts. Toujours à l’affût pour satisfaire leur haine coutre les
Marranes, les dominicains s’empressèrent de mettre à profit des dispositions
hostiles du peuple. Un jour, ils annoncèrent que, dans un miroir encadré dans
une croix, on apercevait Le roi Manoël continua pourtant de protéger les Marranes. Par un décret du mois de mars 1507, il accorda aux nouveaux chrétiens les mêmes droits qu’aux anciens et les autorisa à émigrer, et, par un autre décret, il les défendit pendant seize nouvelles années contre toute accusation fondée sur l’observance des pratiques juives. Mais ces édits royaux ne firent qu’augmenter la haine du peuple contre les Marranes. Cette haine put se satisfaire librement sous le règne de
João III (1573-1557),
successeur de Manoël. Encore infant, João manifesta déjà sa malveillance pour
les Marranes. Au commencement de son règne, il tint pourtant compte des édits
promulgués par son père en faveur des Marranes. Il suivit en cela les avis
des anciens conseillers de Manoël, qui étaient encore tout émus au souvenir
des scènes déchirantes qui accompagnèrent le baptême forcé des Juifs, et,
d’un autre côté, reconnaissaient les services considérables que les Marranes
rendaient à l’État comme commerçants, industriels, banquiers, savants et
médecins. Mais à la longue, sous l’influence de conseillers fanatiques, ses
dispositions se modifièrent à l’égard des Marranes. Sur les instantes
sollicitations de la reine Catherine, infante espagnole qui avait hérité du
fanatisme de son père, et des dominicains qui brûlaient du désir d’imiter les
exploits de leurs collègues d’Espagne, João III chargea un fonctionnaire,
Jorge Themudo, de surveiller la conduite des Marranes de Lisbonne et de lui
adresser un rapport sur eux. Comme il était facile de le prévoir, Themudo put
affirmer au roi (juillet
1524) qu’une partie des Marranes observaient le sabbat et À côté de Themudo, le roi João avait placé d’autres espions parmi les Marranes. Le principal d’entre eux fut un néo-chrétien d’Espagne, Henrique Nunez. Élevé à l’école de l’inquisiteur Lucero, il désirait que le Portugal imitàt sa voisine et allumât, à son tour, des bûchers pour les hérétiques. Profitant de sa qualité de Marrane, il se glissa comme ami dans les demeures de ses coreligionnaires, les épiant et communiquant au roi les pensées secrètes de ceux qui avaient foi en lui et lui ouvraient leur cœur. Circonvenu par ses proches et convaincu par les divers rapports qui lui étaient parvenus, João III envoya secrètement Nunez en Espagne pour informer Charles-Quint de son désir d’introduire l’Inquisition en Portugal, et lui demanda d’appuyer son projet auprès du pape. Mais les Marranes eurent cent de ce qui se tramait et résolurent de faire mourir l’espion Nunez avant qu’il eût accompli sa mission. Deux Marranes franciscains, ou portant simplement le costume de cet ordre, Diego Vaz et André Dias, suivirent Nunez ; ils l’atteignirent dans le voisinage de la frontière espagnole, près de Badajoz, et le tuèrent. Découverts, ils furent soumis à la torture et finalement attachés à la potence. Le traître Nunez fut honoré par l’Église comme un martyr, presque béatifié, et surnommé Firme-Fé, ferme dans la foi. Après cet attentat, les Marranes s’attendirent à être traités avec la plus grande rigueur. Et, de fait, le roi fit ouvrir une en-quête, menaçant les coupables des plus terribles châtiments. Mais, à l’étonnement général, cette enquête traîna en longueur, et le roi ne semblait plus vouloir donner suite à son projet d’installer l’Inquisition dans ses États. Un événement inattendu, l’apparition d’un aventurier juif, avait modifié ses plans. A ce moment, surgit, en effet, brusquement un homme venu
de l’Orient, qui agita profondément les Juifs de divers pays par ses visions
et ses prédictions messianiques. Était-ce un imposteur ? Était-il, au
contraire, sincère dans ses prophéties ? Voulait-il jouer un rôle politique
ou messianique ? Quoi qu’il en soit, cet étrange personnage, nommé David, se
montra subitement en Europe et réussit rapidement à réveiller partout les
plus séduisantes espérances. Il se disait membre de la tribu de Reüben, qui,
à ce qu’il affirmait, vivait indépendante en Arabie ; il se prétendait prince
et frère du roi juif de cette tribu, et portait, pour cette raison, le nom de
David Reübeni. Après avoir parcouru l’Arabie, David Reübeni avait dans sa personne et ses manières quelque chose d’étrange, d’excentrique, de mystérieux, qui lui attirait la confiance. Il était noir de peau, de petite taille et d’une maigreur de squelette, mais d’une remarquable énergie, courageux, et d’une brusquerie qui empêchait toute familiarité. Il ne partait que l’hébreu, mais dans un jargon si corrompu qu’il n’était compris ai des Juifs asiatiques, ni de ceux de l’Europe méridionale. Dès qu’il fut arrivé à Rome (février 1524), il se rendit sur un destrier blanc à la cour pontificale, suivi d’un domestique et d’un interprète, et il demanda immédiatement audience au cardinal Giulio, qui le reçut en présence d’autres cardinaux. Il fut également reçu par le pape Clément VII (1523-1534), à qui il remit des lettres de créance. Ces lettres paraissent avoir été confiées à David Reübeni
par des capitaines et des marchands portugais qu’il avait probablement
rencontrés en Arabie ou en Nubie. Le pape les soumit au gouvernement
portugais, et quand on lui en eut certifié l’authenticité, il rendit à David
les mêmes honneurs qu’à un ambassadeur. Effrayé du développement incessant de
Au commencement, David Reübeni rencontra bien des incrédules parmi ses coreligionnaires. Mais, quand ils virent l’accueil que lui faisait le pape, ils se dirent que tout ne devait pas être mensonger dans ses récits, et de nombreux Juifs romains et étrangers commencèrent à entrevoir pour le judaïsme un avenir plus heureux. Benvenida Abrabanela, femme du riche Samuel Abrabanel, envoya de Naples à David Reübeni de fortes sommes d’argent, des vêtements précieux et une bannière en soie sur laquelle était brodé le Décalogue. Mais David affecta de ne pas se lier intime-ment avec des Juifs. Invité par le roi João à venir le voir en Portugal, David
se rendit (en
novembre 1525) à Almeria, près de Santarem, où résidait le roi et où
il fut reçu avec de grands honneurs. On examina avec lui par quels moyens le
Portugal pourrait fournir des armes et des canons à l’armée juive de l’Arabie
et de L’arrivée de David Reübeni en Portugal modifia totalement les intentions de João à l’égard des Marranes. Le souverain portugais jugea, en effet, qu’il ne serait pas prudent de persécuter des gens d’origine juive au moment où il voulait conclure une alliance avec un roi et un peuple juifs. Du reste, il sentait que, pour une entreprise aussi sérieuse que celle que lui proposait David Reübeni, il aurait besoin de l’appui, des capitaux et des conseils des Marranes. Il renonça donc à son projet d’introduire l’Inquisition en Portugal. Les Marranes se réjouirent fort quand ils apprirent qu’un Juif était admis à la cour royale et entretenait des relations avec les plus hauts personnages de l’État. Leur courage, abattu par une longue suite de souffrances, se relevait, et l’avenir se présentait à leurs yeux sous les plus radieuses couleurs. L’heure de la délivrance leur paraissait proche. Que David Reübeni se fût présenté ou non comme précurseur du Messie, eux, du moins, le considéraient comme un sauveur et témoignaient pour lui la plus profonde vénération. Du Portugal l’heureuse nouvelle se répandit en Espagne, où
les Marranes, encore plus misérables que dans le pays voisin, se livrèrent à
de véritables transports de joie. Ils allaient donc pouvoir respirer
librement, sans la crainte perpétuelle des tortures et du bûcher, et jeter
enfin à bas le masque dont on les obligeait à s’affubler. Ces malheureux viraient
dans une telle anxiété que la moindre lueur d’espoir leur apparaissait comme
l’aurore de leur délivrance, et qu’ils ajoutaient foi aux prédictions les
plus insensées. Peu de temps auparavant, aux environs de Herrera, une femme
marrane s’était présentée comme prophétesse, déclarant qu’elle avait vu
sûrement Moise et les anges et qu’elle était chargée de conduire ses
compagnons d’infortune dans Il n’est donc pas surprenant que des gens qui vivaient dans un tel état d’esprit accueillissent avec une joie profonde ce qu’on leur racontait de David Reübeni. Ils se rendirent en grand nombre en Portugal pour le voir de près. Mais David, qui savait qu’une imprudence de sa part pouvait lui coûter la vie ainsi qu’à ces malheureux, se tint sur la réserve, s’abstenant avec le plus grand soin d’encourager leurs espérances ou de leur conseiller le retour au judaïsme. Les Marranes ne se laissèrent pas rebuter par cette froideur et gardèrent la conviction qu’ils assisteraient prochainement à d’importants événements. L’enthousiasme que la présence de David Reübeni faisait
naître dans tant de cœurs exalta particulièrement un noble et beau jeune
homme, Diogo Pirès, et causa sa perte. Pirès (né vers 1501 et mort martyr en 1532) était
remarquablement intelligent, doué d’une ardente imagination de poète, et sa
destinée aurait été tout autre sans David Reübeni. Né Marrane, Pirès avait
reçu une excellente éducation littéraire ; il savait bien le latin, la langue
universelle de ce temps, remplissait les fonctions de notaire royal à un
tribunal important et était très aimé à la cour. Il avait probablement été
initié par un Marrane à la littérature hébraïque et rabbinique, et même aux
mystères de Là, cet illuminé, beau, jeune, produisit une profonde
sensation. D’abord, il se fit passer pour un émissaire de David Reübeni, dont
la renommée avait aussi pénétré en Orient. A Salonique, il se laissa
accaparer par le cabaliste Joseph Taytasak et ses disciples, qui prêtaient une
oreille attentive aux récits de ses visions et de ses grèves. A Andrinople,
il réussit à gagner aux doctrines de Grâce à son enthousiasme communicatif, à la sincérité de
ses convictions, à sa force de persuasion, Molcho vit grandir sans cesse le
cercle de ses partisans. Il prêchait souvent, et avec une chaleureuse
éloquence. On était émerveillé de le voir, lui qui était né dans le
christianisme, si familiarisé avec les mystères de En Espagne et en Portugal, c’était David Reübeni qui
restait le centre de toutes les espérances des Marranes. Leur foi en sa
mission messianique était si grande qu’ils ne reculaient pas devant les entreprises
les plus téméraires, même si elles les exposaient à une mort presque
certaine. Ainsi, plusieurs Marranes d’Espagne, condamnés au bûcher, s’étaient
réfugiés en Portugal, à Campo-Mayor, et, fait absolument inouï, n’y avaient
pas été inquiétés. Enhardis par ce premier succès, plusieurs de ces Marranes
retournèrent armés à Badajoz, d’où ils s’étaient enfuis, pour délivrer des
femmes marranes enfermées dans la prison de l’Inquisition. Ils répandirent la
terreur dans la ville et réussirent à délivrer les prisonnières. Ému par cet
incident et aussi par l’accusation portée contre quelques Marranes d’avoir
profané une image de Du reste, l’amitié de João pour David Reübeni s’était refroidie. Reçu d’abord à la cour, où il eut plusieurs entretiens avec le roi par l’intermédiaire d’un interprète, David avait obtenu la promesse que le gouvernement portugais mettrait à la disposition de son frère, le prétendu souverain d’Arabie, huit vaisseaux et quatre mille armes à feu pour marcher contre les Arabes musulmans et les Turcs. Mais, sur ces entrefaites, Miguel de Silva, ambassadeur du Portugal auprès du pape au moment où David séjournait à Rome, et qui avait toujours considéré le soi-disant prince juif comme un aventurier, était revenu à Lisbonne. Là, il s’efforça d’éveiller la méfiance du roi contre David Reübeni, qui, d’ailleurs, avait été grandement compromis par l’enthousiasme qu’il excitait parmi les Marranes. On avait aussi appris que Diogo Pirès ou Salomon Molcho s’était soumis à la circoncision et avait cherché un refuge en Turquie. La cour en fut fort scandalisée et en rendit responsable David Reübeni. Celui-ci fut donc brusquement invité, après un séjour d’un an, à quitter le Portugal ; on lui accorda un délai de deux mois pour ses préparatifs de départ. Le vaisseau où il s’était embarqué avec sa suite fut poussé sur la côte espagnole. Arrêté et jeté en prison en Espagne, il était appelé à comparaître devant un tribunal du Saint-Office, quand l’empereur Charles le fit remettre en liberté. Il se rendit alors à Avignon, la ville des papes. Après sa rupture avec David Ruëbeni, le roi João fut sollicité avec une nouvelle insistance par la reine, les dominicains et quelques grands d’établir en Portugal des tribunaux d’inquisition. Il s’y décida à la suite du fait suivant. On rapporta à Henrique, évêque de Ceuta, ancien moine franciscain et prêtre très fanatique, que, dans son diocèse d’Olivença, cinq Marranes étaient soupçonnés d’observer les rites juifs. Sans se préoccuper si l’Inquisition était autorisée par le pape et le roi à fonctionner en Portugal, ce prélat fit brûler les inculpés (vers 1530). Après cet exploit, que le peuple célébra par des courses de taureaux, Henrique engagea le roi à en agir ainsi partout avec les Marranes suspects. João résolut alors de demander au pape Clément VII la nomination d’inquisiteurs en Portugal. Quelques membres du clergé, esprits sages et équitables, notamment Fernando Coutinho. évêque d’Algarve, et Diogo Pinheiro, évêque de Funchal, s’élevèrent avec force contre la décision du roi. Ils avaient été témoins des procédés iniques et cruels par lesquels on avait imposé le baptême aux Juifs sous le règne de Manoël, et ils ne pouvaient pas admettre que des hommes ainsi convertis par la violence fussent considérés comme chrétiens, pas plus pour être traités en hérétiques que pour être nommés juges ou revêtus de dignités ecclésiastiques. Coutinho rappela aussi au roi que, récemment, le pape lui-même avait autorisé plusieurs Marranes de ‘Rome à retourner au judaïsme. Eu effet, Clément VII, d’accord avec le collège des cardinaux, avait offert à des Marranes un asile à Ancône et leur permettait d’y vivre eu Juifs. A Florence et à Venise aussi, ils pouvaient pratiquer leur ancienne religion. Coutinho conseilla donc d’attirer les Marranes au christianisme par la douceur et la persuasion, et non pas par des persécutions. João persista, malgré tout, dans son dessein, et l’ambassadeur du Portugal à la cour pontificale, Bras Neto, fut chargé de solliciter dans ce but une bulle de Clément VII. Mais le pape opposa une grande résistance à la demande du roi. On s’explique en partie la répugnance de Clément VII à laisser introduire l’inquisition en Portugal par la sympathie bizarre qu’il éprouvait alors pour Salomon Molcho. Cet illuminé était, en effet, venu d’Orient en Italie (1529) pour accomplir sa mission messianique. C’est dans la capitale d’u christianisme qu’il voulait proclamer la délivrance prochaine des Juifs. Son exaltation confinait à la folie, mais, avec ses manières étranges, il offrait tant de séduction que, partout où il passait, il réussissait à inspirer à beaucoup d’esprits la plus absolue confiance. À Ancône, où se trouvait alors une communauté de Marranes revenus au judaïsme, ses sermons apocalyptiques soulevèrent un véritable enthousiasme. Pourtant, il y rencontra aussi des adversaires, qui craignaient que sa témérité ne nuisible aux Juifs et aux Marranes. Invité à s’établir à Pesaro par le duc Urbino Francesco della Rovere Ier, qui espérait attirer ainsi dans cette ville un certain nombre de Marranes riches et industrieux, il n’y fit qu’un séjour très court. Il était impatient d’arriver à Rome. Dans cette ville, il trouva un excellent accueil auprès du cardinal Lorenzo Pucci, le grand pénitencier, qui avait déjà défendu Reuchlin et le Talmud contre les a hommes obscurs i, et qui protégeait les transfuges marranes, et aussi auprès de Clément VII. Ce pape, qui avait été obligé de couronner lui-même comme empereur romain Charles-Quint, son ennemi implacable (1530), et qui avait subi de douloureuses déceptions, se laissait facilement séduire par le mirage des visions et des prophéties. Il témoigna donc de la faveur à Molcho et lui accorda mène un sauf-conduit, parce que cet aventurier lui avait prédit que Rome serait inondée, comme il avait prédit peu auparavant à l’ambassadeur portugais, Bras Neto, que Lisbonne souffrirait d’un tremblement de terre, et que les deux prédictions s’étaient réalisées[1]. Ni le pape ni le cardinal Pucci, prévenus tous deux en faveur de l’ancien Marrane Molcho, n’étaient donc disposés, à ce moment, à laisser établir des tribunaux d’inquisition contre les Marranes du Portugal. Hais Molcho était moins bien vu par une partie de ses
coreligionnaires de Rome qu’à la cour pontificale. Un des plus illustres et
plus savants, le médecin Jacob Mantino, s’acharnait surtout contre lui,
allant jusqu’à reprocher à l’ambassadeur du Portugal de laisser un ancien
chrétien portugais librement prêcher contre le christianisme à Rome. Comme
Bras Neto ne tint aucun compte de ses objurgations, Mantino s’adressa à
l’Inquisition, qui fit comparaître Molcho devant Après le départ de Molcho, suivi de près par la mort du
cardinal Lorenzo Pucci (août
1531), le pape céda enfin aux sollicitations du roi de Portugal. Sur
les instances de l’empereur Charles et du grand pénitencier Antonio Pucci,
qui avait succédé à son oncle, et malgré l’opposition des cardinaux Egidio de
Viterbe, élève d’Elia Lévita, et Geronimo de Ghinucci, Clément VII autorisa,
par une bulle du Devant le terrible danger qui les menaçait, de nombreux Marranes songèrent à émigrer. Mais cette voie de salut leur était même fermée. Comme autrefois leurs aïeux en Égypte, ils avaient derrière eux un ennemi implacable et devant eux l’immensité de la mer. Il était défendu aux capitaines de vaisseau, sous peine de mort, de transporter des Marranes hors du Portugal, et aucun chrétien ne pouvait acheter leurs immeubles. Il leur était également interdit d’expédier leurs valeurs mobilières à l’étranger ou de tirer des lettres de change. Ceux qui étaient découverts dans leurs préparatifs de fuite étaient jetés au cachot, avec toute leur famille, et livrés aux flammes. Il y en eut pourtant qui réussirent à s’échapper. Ceux qui arrivèrent à Rome firent part à Clément VII des cruautés commises en Portugal et se plaignirent que, contrairement aux privilèges que le roi leur avait autrefois accordés, on leur défendit d’émigrer. Le pape, qui n’avait autorisé qu’avec répugnance la création de tribunaux d’inquisition en Portugal, accueillit les protestations des Marranes avec bienveillance. Il sentait que de telles violences semblaient justifier les attaques des ennemis de l’Église, et, du reste, il n’ignorait pas que l’inquisition avait été introduite en Portugal sur les instances de l’Espagne et de l’empereur Charles-Quint, son ennemi. Aussi se montrait-il disposé à annuler sa bulle. C’est à ce moment que Salomon Molcho et David Reübeni recommencèrent leurs extravagances. Décidés à se rendre auprès de l’empereur d’Allemagne, qui était alors à la diète de Ratisbonne, ils partirent de Bologne, par Ferrare et Mantoue, avec une bannière sur laquelle on lisait le mot Makbi, mot formé des lettres initiales du verset hébreu : Qui est comme toi parmi les puissants, ô Éternel. L’empereur Charles leur accorda une audience. D’après une légende, ils auraient conseillé à l’empereur de se convertir au judaïsme. Une telle folie, croyable de la part de Molcho, n’aurait certainement pas été commise par son compagnon David. Ils sollicitèrent plutôt de Charles-Quint l’autorisation, pour les Marranes, de s’armer et de s’unir aux tribus juives de l’Arabie contre les Turcs. Le représentant des Juifs d’Allemagne de ce temps, le sage et prudent Joselin de Rosheim, les avait avertis en vain de ne pas rester dans le voisinage de l’empereur ; ils n’avaient pas voulu tenir compte de son conseil. Ils ne tardèrent pas à être arrêtés (juin-septembre 1532) et ramenés à Mantoue. Là, un tribunal ecclésiastique condamna Molcho à être brûlé comme apostat et hérétique. Un craignait tellement l’action de son éloquence fougueuse et persuasive sur la foule, qu’il fut conduit au supplice la bouche bâillonnée. Il était déjà au pied du bûcher quand un messager arriva en toute hâte pour lui enlever son bâillon et lui offrir sa grâce au nom de l’empereur, s’il voulait reconnaître son crime et retourner au christianisme. Molcho répondit que depuis longtemps il aspirait à la félicité de mourir en martyr sur l’autel du Seigneur, et qu’il n’éprouvait qu’un seul regret, celui d’avoir été chrétien dans sa jeunesse. Il mourut avec un admirable courage (novembre-décembre 1532). La confiance en Molcho était si absolue chez ses partisans que la plupart ne voulurent pas croire à sa mort. Eu Italie et en Turquie, on était convaincu qu’il avait de nouveau échappé miraculeusement au supplice, comme la première fois. Les uns affirmaient l’avoir vu vivant huit jours après qu’il avait été brûlé. D’autres prétendaient qu’il s’était rendu auprès de sa fiancée, à Safed. David Reübeni eut une fin plus obscure. Il fut conduit en Espagne et enfermé dans une prison de l’Inquisition. On prétend qu’il mourut empoisonné, parce qu’en sa qualité de Juif, il ne pouvait pas être jugé par le Saint-Office. Par contre, de nombreux Marranes qui avaient entretenu des relations avec lui, et dont il avait peut-être indiqué les noms, sous l’influence des tortures, furent livrés aux flammes. Malgré la douloureuse déception que la disparition de
Molcho causa aux Marranes du Portugal, ils ne se découragèrent pas. Ils
envoyèrent un autre délégué à Rome, Duarte de Paz, pour plaider leur cause
auprès du pape. Duarte était tout l’opposé de Molcho. Calme, prudent, habile,
il était familiarisé avec toutes les finesses de la diplomatie, connaissait
les hommes et savait tirer profit de leurs faiblesses. D’origine marrane, il
avait rendu en Afrique de grands services au Portugal, et en avait été
récompensé par une situation élevée et la confiance de João III. Chargé d’une
mission secrète et élevé, dans ce but, à la dignité de commandeur de l’ordre
du Christ, il ne se rendit pas dans la ville qui lui avait été désignée, mais
à Rome. Là, il s’occupa des affaires des Marranes pendant près de huit ans.
Mais il ourdit si bien les fils de ses intrigues, qu’aujourd’hui il est
difficile d’affirmer s’il a travaillé pour les Marranes ou pour le roi.
Pourtant, Clément VII enjoignit à l’Inquisition, par un bref ( A la cour de João III aussi, des influences semblent avoir été mises en mouvement en faveur des Marranes, ou plutôt il existait alors à la cour deux partis, les amis et les adversaires de l’Inquisition. Les premiers penchaient pour l’Espagne et songeaient à taire réunir le Portugal à ce pays dans le cas où João III mourrait sans enfant. Ceux, au contraire, qui souhaitaient le maintien de l’indépendance de leur patrie, travaillaient contre l’Inquisition. De là, à la cour, pendant plusieurs années, des mines et des contre-mines. Les Marranes profitèrent sans doute de cette lutte, car Duarte de Paz obtint du pape un deuxième bref très important, qui admettait les raisons exposées par les Marranes pour expliquer leur tiédeur pour la foi chrétienne. Contraints au baptême par la violence, disait le pape, ils ne peuvent pas être considérés comme membres de l’Église, et il serait contraire à toute justice de les punir pour hérésie ou apostasie. Quant aux enfants nés des premiers Marranes, il est vrai qu’ils étaient devenus chrétiens sans avoir subi aucune contrainte. Mais, comme ils avaient vu pratiquer constamment les rites juifs dans leurs familles, il serait inique, d’après le pape, de leur appliquer les canons de l’Église avec la même rigueur qu’aux anciens chrétiens ; il vaut mieux les retenir dans le christianisme par la douceur. Par ce bref, Clément VII suspendit l’action de l’Inquisition en Portugal, évoqua devant son propre tribunal les plaintes portées contre les Marranes et prononça l’absolution et l’amnistie de tous les inculpés. Les prisonniers devaient être remis eu liberté, les exilés autorisés à revenir dans leur patrie, et ceux dont on avait confisqué les biens pouvaient recouvrer ces biens. Il faut reconnaître que Clément VII défendit avec énergie
et persévérance la cause de l’humanité contre les exigences d’un étroit
fanatisme. Il s’obstina à ne pas vouloir livrer sans défense les Marranes
portugais aux tribunaux sanguinaires de l’Inquisition. Quoique les faits
fussent connus, le pape chargea une commission composée de deux cardinaux
impartiaux, Campeggio et de Cesis, et du grand pénitencier Antonio Pucci,
cardinal de Santiquatro, de faire une nouvelle enquête. A la suite de leur
rapport, qui rendit publiques les cruautés du Saint-Office, Clément VII,
presque déjà mourant, adressa un bref ( Sous son successeur, Paul III (1534-1549), les intrigues pour ou contre l’Inquisition reprirent avec une nouvelle activité. Ce pape fut plutôt bienveillant pour les Juifs, comme le prouvent les plaintes de l’évêque Sadolet, de Carpentras, qui, tout en étant exagérées, sont pourtant caractéristiques : Jamais les chrétiens, disait ce prélat, n’ont obtenu d’un Pontife autant de faveurs et de privilèges que les Juifs de Paul III. Il ne leur a pas seulement accordé des prérogatives et des grâces, il les en a comblés.» Paul III avait, du reste, un médecin juif, Jacob Mantino, qui lui dédia plusieurs de ses ouvrages. Dès que ce pape fut monté sur le trône pontifical, João
III essuya d’obtenir de lui l’abolition des bulles et brefs de Clément VII
favorables aux Marranes. Mais ceux-ci, ou plutôt leurs procureurs à Rome,
Duarte de Paz et Diogo Rodriguez Pinto, ne restèrent pas inactifs. Duarte,
qui entretenait en nième temps uni- correspondance avec le roi João et
semblait ainsi jouer double jeu, offrit même à Pucci, cardinal de
Santiquatro, une pension annuelle de 800 crusados d’or, si, au lieu de
combattre les Marranes, il consentait à leur accorder sa protection. Esprit
prudent et avisé, Paul III décida d’abord ( Mais Paul III tint bon. Il promulgua une nouvelle bulle ( Le gouvernement portugais n’avait presque cédé que par surprise à nette intervention énergique en faveur des Marranes. Bientôt, il reprit ses manœuvres pour se rendre maître absolu de leurs personnes et de leurs richesses. Pour atteindre son but, il ne recula même pas devant le crime. Un jour, en effet, Duarte de Paz fut attaqué en pleine rue et grièvement blessé (janvier 1536). A Rome, on était convaincu que l’ordre de cet attentat était parti de Lisbonne. Le pape en fut très irrité. Grâce aux soins que Paul III lui fit donner par ses meilleurs médecins, Duarte se rétablit. Pour triompher plus sûrement de tous les obstacles, la
cour du Portugal demanda l’appui de Charles-Quint. Cet empereur venait alors
de remporter une éclatante victoire sur le musulman Barberousse, qui, soutenu
par Ceux-ci, pourtant, ne se découragèrent pas. De nouveau ils tentèrent des démarches à la cour romaine pour faire annuler la bulle. Duarte de Paz remit de leur part au pape un mémoire dont le langage était presque menaçant : Si Votre Sainteté reste indifférente aux supplications et aux larmes de la race hébraïque, ou, ce que nous ne pensons pas, si Elle refuse de nous venir en aide, comme le devrait être le rôle du représentant du Christ, nous protestons devant Dieu, et nos plaintes et nos sanglots s’élèveront comme une protestation en face de l’univers tout entier. Persécutés dans notre vie, dans notre honneur, dans nos enfants, qui sont notre sang, et presque dans notre salut, nous avons pourtant continué de nous tenir éloignés du judaïsme. Mais, si l’on ne cesse pas de nous persécuter, nous exécuterons un projet auquel nul d’entre nous n’aurait jamais songé, nous retournerons à la religion de Moïse et nous renierons le christianisme, que l’on veut nous imposer par la force… Nous nous enfuirons de notre patrie pour chercher un refuge chez des peuples plus humains. Ce mémoire impressionna vivement le pape, qui nomma une commission chargée d’examiner s’il devait maintenir sa bulle. Sur les trois membres, deux, les cardinaux Ghinucci et Jacobacio, étaient favorables aux Marranes ; le troisième, le cardinal Simoneta, se rangea aussi, à la fin, à l’opinion de ses collègues. Le pape envoya donc en Portugal un nouveau légat pour arrêter les poursuites de l’Inquisition contre les Marranes et favoriser leur émigration. Peu après, il adressa à ce légat un bref (août 1537) qui autorisait et même encourageait les Portugais à accorder aux Marranes aide et protection, acte que l’Inquisition punissait comme un crime. Malheureusement, il se produisit un incident que les fanatiques surent exploiter habilement contre les Marranes. Un jour du mois de février 1539, on trouva affichée à la porte de la cathédrale et d’autres églises de Lisbonne une proclamation affirmant que ie Messie n’est pas encore venu, que Jésus n’est pas le Messie et que le christianisme est un mensonge. Le Portugal tout entier fut profondément impressionné par ces blasphèmes, et une enquête fut ouverte pour découvrir le coupable. Le roi offrit 10.000 ducats à celui qui ferait connaître le criminel, et le nonce du pape, convaincu, avec beaucoup d’autres, que le coup avait été préparé par les ennemis des Marranes pour exciter la colère du souverain contre ces derniers, offrit, de son côté, 5.000 ducats. Dans l’espoir de détourner d’eux tout soupçon, les nouveaux chrétiens firent placer aux portes des églises et de la cathédrale cette proclamation : Moi, l’auteur de la première affiche, je ne suis ni Espagnol, ni Portugais, mais Anglais, et donnerait-on une récompense de 20.000 ducats que l’on ne me découvrirait pas. On mit pourtant la main sur le coupable. C’était un Marrane du nom d’Emmanuel da Costa. Soumis à la torture, il avoua son crime, eut les mains coupées et fut ensuite brûlé. À la suite de cet incident, le roi passa outre aux observations du légat pontifical et laissa libre cours aux persécutions de l’Inquisition. La vie des Marranes fut ainsi livrée à leurs plus implacables ennemis. Parmi les inquisiteurs se trouvait João Soarès, dont le pape disait qu’il était un moine ignorant, mais plein d’audace et d’ambition, et animé de sentiments détestables. Grâce à l’activité de Soarès et de ses acolytes, les prisons se remplirent de Marranes suspects et les bûchers s’allumèrent nombreux pour les hérétiques. Le poète Samuel Usque, qui assista, dans sa jeunesse, à ces scènes lamentables, en a laissé la plus navrante description : L’Inquisition, dit-il, a brûlé un grand nombre de nos frères ; ce n’est pas isolément, mais par groupes de trente et de cinquante qu’elle les a livrés aux flammes. Elle a même obtenu ce triste résultat que le peuple chrétien se glorifie de ces massacres, assiste avec bonheur aux autodafés des fils de Jacob et apporte du bois pour alimenter les bûchers. Les pauvres Marranes vivent dans une anxiété continuelle, craignant à tout instant d’être arrêtés…, et l’heure qui apporte aux autres hommes le repos et la tranquillité augmente encore leurs tourments et leurs frayeurs. Leurs fêtes et leurs joies sont changées en deuil. On pourrait supposer qu’émanant d’un écrivain juif, ce récit est exagéré, mais il est absolument confirmé par le rapport d’un Collège de cardinaux chargé de faire une enquête officielle sur les traitements infligés aux Marranes. Sur une simple dénonciation, dit ce rapport, les faux chrétiens sont enfermés dans un sombre cachot, où nul membre de leur famille n’est autorisé ni à les voir, ni à leur prêter assistance. On les condamne sans leur en indiquer la raison. Leurs avocats, si on leur en donne, aident parfois à les faire déclarer coupables. Un malheureux affirme-t-il qu’il est sincèrement chrétien et n’a nullement commis les crimes qu’on lui impute, il est livré aux flammes et ses biens sont confisqués. Avoue-t-il, au contraire, à son confesseur que, sans le vouloir, il s’est rendu coupable de tel ou tel péché, il est encore brûlé, sous prétexte qu’il s’obstine à nier sa préméditation… S’il réussit même à démontrer son innocence, il est condamné à une amende, pour qu’on ne dise pas qu’il a été arrêté injustement. Du reste, soumis aux plus horribles tortures, les inculpés: avouent tout ce que l’on veut. Mais la cruauté même de ces persécutions inspira aux
Marranes l’énergie nécessaire pour essayer de les faire cesser. Ils
envoyèrent auprès du pape un nouveau délégué pour solliciter son
intervention, et la lutte recommença entre le Saint-Siège et la cour du
Portugal. L’infant Henrique, qui était grand inquisiteur, fit établir la
liste des péchés dont les Marranes se rendaient incessamment coupables et la
transmit à Rome (février
1542). A ce réquisitoire, les Marranes ripostèrent par un long mémoire
(1544) où ils
exposèrent, avec preuves à l’appui, toutes les iniquités et toutes les
violences dont ils avaient été victimes depuis le règne de João II et de
Manoël. Malheureusement, Paul III avait besoin, à ce moment, de l’aide des
fanatiques. Pour combattre le protestantisme et rendre à la papauté son
ancien prestige, il dut reconnaître le nouvel ordre des Jésuites (1540) et approuver
la proposition faite par Pietro Caraffa d’introduire l’Inquisition à Rome (1542). Loyola et
Caraffa étaient alors les maîtres de Rome, plus que le pape lui-même. En
outre, toujours pour lutter contre Le délégué envoyé par le Portugal au concile de Trente, l’évêque Balthazar Limpo, était un fanatique. Dés son arrivée à Rome, il demanda instamment à Paul III de laisser enfin l’Inquisition librement fonctionner en Portugal contre les Marranes. Ils partent secrètement du Portugal, dit-il, sous un nom chrétien, avec leurs enfants, qu’ils ont fait baptiser eux-mêmes. Une fois en Italie, ils se disent Juifs, vivent selon les rites juifs et font circoncire leurs enfants. Cela se passe sous les yeux du pape et de la curie à Rome et à Bologne… Au lieu de s’opposer à l’introduction de l’Inquisition en Portugal, Sa Sainteté aurait dû l’appeler depuis longtemps à son aide dans ses propres États. Comme le pape venait de publier lui-même une bulle où il invitait tous les catholiques à courir sus aux protestants, il ne lui était pas facile de plaider devant Limpo la cause des Marranes accusés d’hérésie. Il accéda donc à sa demande, en exigeant pourtant qu’on les laissât émigrer librement, pourvu qu’ils ne se rendissent pas dans les pays des mécréants, eu Afrique ou en Turquie. Une autre raison avait encore décidé le pape à se concilier
les bonnes grâces du Portugal. Charles-Quint voulait profiter de sa victoire
sur les protestants (avril
1547) pour dicter sa volonté au pape et imposer à l’Église un
cérémonial qui pût agréer également à Grâce à l’absolution générale accordée par Paul III aux nouveaux chrétiens, dix-huit cents Marranes purent sortir des prisons de l’Inquisition (juillet 1548). Tous les Marranes furent ensuite convoqués pour abjurer toute croyance juive; à partir de ce moment seulement, ils devaient être considérés comme de vrais chrétiens, pouvant être poursuivis pour hérésie. Toutefois, la persécution ne prit pas dans le Portugal le même développement qu’en Espagne Car, malgré leur abjuration solennelle ; on hésitait à regarder tes Marranes comme des chrétiens auxquels le droit canon permit d’imputer le crime d’hérésie. Après la mort de Paul III (novembre 1549), Jules III donna aussi l’absolution aux Marranes accusés de judaïser. Ceux même de ses successeurs qui étaient moins tolérants et moins disposés au pardon ne reconnurent pas un caractère légal au fonctionnement de l’Inquisition contre les nouveaux chrétiens, et, de nouveau, cinquante ans plus tard, un pape, Clément VIII, prononça l’amnistie de tous les condamnés marranes. |
[1] Il y eut, en effet,
une inondation à Rome le