HISTOIRE DES JUIFS

TROISIÈME PÉRIODE — LA DISPERSION

Troisième époque — La décadence

Chapitre premier — Reuchlin et les obscurants. Martin Luther — (1500-1530).

 

 

Pour l’observateur superficiel, l’Allemagne, ravagée par des bandes de pillards, déchirée par des luttes incessantes, et dont la situation politique était des plus précaires, cet État si divisé et si affaibli paraissait être le dernier pays où pût naître un mouvement assez agissant pour ébranler l’Europe jusque dans ses fondements, la constituer sur des bases nouvelles et mettre fin au moyen âge. Mais, en réalité, il existait chez le peuple allemand des forces latentes qui, sous une impulsion vigoureuse, pouvaient produire des effets considérables. Les Allemands, d’une pédanterie légèrement ridicule, menaient encore une vie simple et austère, tandis que dans les pays romans, en Italie, en France et en Espagne, les mœurs étaient raffinées et corrompues. Le bas clergé aussi valait mieux en Allemagne que dans le reste de l’Europe. A Rome et en Italie, le christianisme, avec ses dogmes, était un objet de risée et de moquerie dans les milieux cultivés et principalement à la cour pontificale ; les dignitaires de l’Église ne tenaient à leur religion que pour le pouvoir politique qu’elle leur assurait. En Allemagne, au contraire, on prenait le christianisme au sérieux ; il apparaissait aux yeux des croyants comme un idéal qui avait été vivant autrefois et qui, forcément, devait reprendre vie.

Mais ces qualités morales étaient comme endormies au fond du cœur du peuple allemand. Il fallait des circonstances favorables pour les éveiller et les rendre capables d’exercer, comme elles le firent, une influence considérable sur la marche de l’histoire. On peut affirmer hautement qu’une des principales causes de ce réveil fut le Talmud. Ce sont les polémiques suscitées à ce moment parle Talmud qui créèrent en Allemagne une opinion publique, sans laquelle la Réforme aurait probablement subi le même sort que les tentatives précédentes de ce genre, qui avaient toutes avorté.

L’auteur inconscient de ce mouvement, qui devait prendre un si formidable développement, fut un Juif ignorant et vulgaire du nom de Joseph Pfefferkorn. Cet homme, boucher de son état, commit. un jour, un vol avec effraction. Arrêté, il fut condamné à la prison. mais. sur les instances de sa famille, on se contenta de lui infliger une amende. Ce fut sans doute pour laver cette tache que Pfeffcrkorn se fit asperger de l’eau du baptême à l’âge de trente-six ans, avec sa femme et ses enfants. A la suite de sa conversion, il devint le favori des dominicains de Cologne.

On trouvait alors dans cette ville un grand nombre d’esprits étroits et fanatiques qui craignaient la lumière et s’efforçaient d’étouffer sous l’éteignoir les clartés naissantes. A leur tête marchait l’inquisiteur dominicain Hochstraten. homme violent et implacable, qui ressentait une vraie joie à voir baller des hérétiques. A côté de lui, il faut signaler Arnaud de Tongres, professeur de théologie dominicaine, et Ortuin de Graes, de Deventer, fils d’un ecclésiastique intolérant et fanatique.

Ortuin de Graes, qui haïssait les Juifs avec passion, cherchait, par des écrits malveillants, à exciter contre eux la colère des chrétiens. Mais, trop ignorant pour composer tout seul même un mauvais pamphlet, il demandait à des Juifs convertis de lui fournir les matériaux nécessaires. C’est ainsi qu’il eut recours à un Juif qui, lors d’une persécution ou pour toute autre raison, avait embrassé le christianisme à l’âge de cinquante ans. Cet apostat, nommé Victor de Karben après sa conversion, savait peu d’hébreu et avait encore moins de connaissances talmudiques ; mais, pour donner plus de poids à ses accusations contre le judaïsme, Ortuin lui octroya le titre de rabbin. De plein gré ou par contrainte, Victor de Karben, qui déplorait pourtant amèrement que le baptême l’eût séparé de sa femme, de ses trois enfants, de ses frères et de ses. amis, reprochait à ses anciens coreligionnaires de détester les chrétiens et de mépriser le christianisme. Ce fut lui qui fournit à Ortuin les éléments de l’ouvrage que ce dernier écrivit contre les Juifs et le Talmud.

A ce moment, les dominicains se disposaient à réaliser un plan préparé de longue main et qui, dans leur pensée, devait rapporter profits et honneur à leur ordre, chargé de juger les personnes et les livres hérétiques. Pour l’exécution de ce plan, ils avaient besoin d’un Juif. Victor de Karben ne pouvait pas servir, soit parce qu’il était alors trop âgé ou qu’il leur paraissait de valeur trop médiocre. Leur choix tomba sur Pfefferkorn.

Celui-ci servit une première fois de prête-nom pour un nouvel ouvrage qu’Ortuin publia contre les Juifs. Ce livre, composé d’abord par Ortuin en latin, était intitulé : Le Miroir avertisseur, et invitait les Juifs à se convertir. Il était écrit dans un langage doucereux, flattant les Juifs, déclarant calomnieuses les accusations de rapt et de meurtre d’enfants chrétiens qu’on dirigeait si souvent contre eux, et invitant les chrétiens à ne pas expulser les Juifs, chassés jusqu’alors d’une contrée dans une autre, et à ne pas trop les opprimer, puisqu’ils étaient aussi des hommes. Mais cette bienveillance n’était qu’apparente; il s’agissait tout simplement de tâter le terrain avant d’entrer sérieusement en campagne.

Les dominicains étaient, en effet, hantés du désir de faire confisquer les exemplaires du Talmud, comme du temps de saint Louis en France. C’était déjà là le but poursuivi par le premier pamphlet de Pfefferkorn, qui cherchait surtout à rendre suspect le Talmud. Tour à tour bienveillant et injurieux, cet écrit dénonce l’usure des Juifs, leur attachement aveugle au Talmud et leur obstination à ne pas fréquenter les églises. Il conclut en engageant les princes et les peuples à s’opposer à l’usure des Juifs, à les pousser de force dans les églises pour écouter les prédicateurs chrétiens, et, enfin, à détruire le Talmud. Mettre la main sur cet ouvrage, voilà ce qui présentait surtout de l’intérêt pour les dominicains. On disait alors ouvertement en Allemagne qu’en demandant la confiscation du Talmud, les obscurants de Cologne espéraient réussir à réaliser avec Pfefferkorn une bonne affaire. Car, les exemplaires du Talmud, une fois mis sous séquestre, seraient confiés à la garde des dominicains, en leur qualité de juges de l’Inquisition, et, comme les Juifs allemands ne pourraient pas se passer de cet ouvrage, fis essaieraient sûrement d’en faire annuler la confiscation à prix d’argent. Aussi les dominicains s’acharnèrent-ils dans leurs attaques contre les juifs et le Talmud. Une année après la publication du premier livre paru sous le nom de Pfefferkorn, ils publièrent sous le même nom plusieurs autres écrits encore plus virulents, où ils déclaraient qu’il est du devoir des chrétiens de traquer les Juifs comme des animaux malfaisants. Si les princes ne prennent pas l’initiative de cette persécution, il appartient au peuple d’exiger d’eux qu’ils enlèvent aux Juifs tous les livres religieux, à l’exception de la Bible, ainsi que tous les gages, qu’ils s’emparent de leurs enfants pour les élever dans la foi chrétienne et qu’ils expulsent ceux qui se montreront récalcitrants à toute amélioration. Les seigneurs ne commettent, du reste, aucun péché en maltraitant les Juifs, car ceux-ci leur appartiennent corps et biens. En cas de refus de la part des princes, le peuple a le droit de leur imposer sa volonté par la violence et l’émeute. Qu’il se proclame chevalier du Christ et exécute son Testament. Quiconque persécute les Juifs est un vrai chrétien, mais ceux qui les favorisent sont encore plus coupables qu’eux et s’exposent à la damnation éternelle.

Heureusement, les temps étaient changés. Quoique la haine contre les Juifs fait encore aussi violente qu’à l’époque des croisades et de la Peste noire, la populace ne pouvait plus se ruer sur eux avec la même facilité pour les piller et les tuer. Les princes non plus ne se montraient pas disposés à les chasser de leurs domaines, car leur départ les eût privés d’une source importante de revenus réguliers. On ne montrait même plus beaucoup d’enthousiasme pour la conversion des Juifs, et plus d’un chrétien raillait les apostats juifs. On comparait alors volontiers, parmi les chrétiens, les Juifs convertis à du linge blanc. Tant que le linge est propre, l’usage en est agréable ; mais il suffit de quelques jours pour le souiller, et on le jette ensuite dans un coin. Il en est de même, disait-on, pour les renégats juifs. Immédiatement après le baptême, ils sont choyés par les chrétiens, mais peu à peu ils sont négligés, puis totalement délaissés.

Les agissements de Pfefferkorn n’étaient pas sans danger pour les Juifs d’Allemagne, qui résolurent de se défendre vigoureusement. Des médecins juifs, influents à certaines cours princières, paraissent s’être servis de leur crédit auprès de leurs protecteurs pour démontrer l’inanité des accusations de leur adversaire. Sur un point, cependant, les obscurants de Cologne espéraient avoir facilement cause gagnée. Ils pensaient qu’on leur accorderait volontiers l’autorisation de faire des perquisitions dans les maisons juives et, au besoin, d’en soumettre les propriétaires à la torture pour mettre la main sur les exemplaires du Talmud et, en général, sur tout ouvrage religieux, en dehors de la Bible. Dans ce but, ils se mirent à circonvenir l’empereur Maximilien, qui, d’habitude, était opposé à toute violence, et à l’aire agir sur lui sa sœur Cunégonde.

Cette princesse, autrefois la fille préférée de l’empereur Frédéric Ill, avait causé à son père un profond chagrin. A l’insu de l’empereur, elle s’était mariée avec un de ses ennemis, le duc bavarois Albert de Munich. Pendant longtemps, le père irrité ne voulut même pas entendre prononcer le nom de sa fille. Le duc Albert mourut encore jeune (1508). Sa veuve, peut-être pour expier la faute commise à l’égard de son père, se retira dans un couvent et devint abbesse des sœurs Clarisses. C’est cette princesse, d’une piété sombre et fanatique, que les dominicains de Cologne s’efforcèrent de rendre favorable à leur projet. Ils envoyèrent Pfefferkorn auprès d’elle, pour lui persuader que les Juifs proféraient des injures contre Jésus, Marie, les apôtres et toute l’Église, et qu’il était nécessaire de détruire leurs livres, remplis de blasphèmes contre le christianisme. Convaincre une telle femme, qui vivait, enfermée dans un couvent, ne devait pas exiger de grands efforts. Cunégonde ajouta foi à toutes les calomnies débitées contre les Juifs, d’autant plus que ces calomnies lui étaient répétées par un homme recommandé parles dominicains et qui avait été Juif lui-même. Elle remit donc à Pfefferkorn une lettre pour Maximilien, qu’elle adjurait d’accueillir avec faveur la demande des dominicains et de ne pas attirer sur sa tête la colère de Dieu en ménageant les Juifs blasphémateurs.

Muni de cette lettre, Pfefferkorn se rendit en toute hâte auprès de l’empereur et réussit à obtenir de lui une commission générale (du 10 août 1509) qui l’autorisait à saisir et à examiner les livres des Juifs, dans tout l’Empire, et à détruire ceux qui contiendraient des assertions hostiles à la Bible ou au christianisme. Par ce même arrêté, il était sévèrement interdit aux Juifs de s’opposer aux perquisitions ou de cacher les livres incriminés.

Du camp où il était allé voir Maximilien, Pfefferkorn revint tout triomphant en Allemagne, pressé de commencer sa chasse aux livres, et aussi aux écus juifs. Il débuta dans l’importante communauté de Francfort, où l’on trouvait alors de nombreux talmudistes, partant beaucoup d’exemplaires du Talmud, et aussi des Juifs très aisés. De plus, outre les livres d’usage, il y avait, dans cette ville, de nombreux exemplaires neufs du Talmud et ü autres ouvrages hébreux, destinés à être vendus à la foire. Sur la demande de Pfefferkorn, le Sénat de Francfort convoqua tous les Juifs à la synagogue, où il leur fit connaître l’ordre impérial. En présence d’ecclésiastiques et de plusieurs membres du Sénat, on confisqua alors torts les livres de prières qu’on trouva dans la synagogue. C’était la veille de la fête des Tentes (vendredi 28 septembre 1509). Pfefferkorn alla plus loin. De son autorité privée, ou sous le couvert de l’empereur, il défendit aux Juifs de se rendre à la synagogue pendant cette fête, parce qu’il voulait profiter des jours fériés pour faire des perquisitions domiciliaires. Les ecclésiastiques présents, moins implacables que le renégat juif, ne voulurent pas empêcher les Juifs de célébrer leur fête et remirent les perquisitions au lundi suivant.

Une nouvelle preuve que les temps étaient changés, c’est que les Juifs n’acceptaient plus, comme autrefois, avec résignation, toutes les violences et toutes les iniquités qu’on voulait leur infliger. Devant l’acte de spoliation dont les menaçait Pfefferkorn, ils invoquèrent les privilèges que leur avaient accordés des empereurs et des papes, et qui leur garantissaient la liberté religieuse, et, par conséquent, la propriété de leurs livres de prières et d’étude. Ils demandèrent donc que la confiscation fut retardée, afin qu’il leur fût possible d’en appeler à l’empereur et à la chambre impériale. En même temps, l’administration de la communauté de Francfort envoya un délégué auprès d’Uriel de Gemmingen, prince-électeur et archevêque de Mayence, dont relevait le clergé de Francfort, pour le prier d’empêcher les ecclésiastiques de participer à une telle injustice. Le prélat accéda à ce désir. Quand le Sénat de Francfort apprit la décision de l’archevêque de Mayence, il retira, à son tour, son appui à Pfefferkorn. Mais les Juifs ne s’endormirent pas sur ce premier succès. Tout en ignorant que derrière Pfefferkorn se cachaient les puissants dominicains, ils devinaient qu’il était soutenu par leurs ennemis et qu’ils n’étaient pas en sécurité. Ils déléguèrent donc Jonathan Cion auprès de l’empereur Maximilien pour plaider leur cause, et ils invitèrent toutes les communautés juives allemandes à se faire représenter à une réunion qui aurait lieu le mois suivant, et où l’on prendrait les mesures de préservation nécessaires.

Tout péril semblait pourtant écarté pour le moment, grâce à l’intervention de l’archevêque de Mayence Qu’il le fit par pur sentiment de justice ou par aversion pour le fanatisme des dominicains, ou qu’il fût froissé que l’empereur eût accordé à un étranger un droit de juridiction sur les affaires religieuses dans son diocèse, ce qui est certain c’est que ce dignitaire de l’Église défendit énergiquement les Juifs. Le 5 octobre il écrivit à l’empereur pour exprimer son étonnement que, dans une conjoncture aussi grave, il eût donné pleins pouvoirs à un homme aussi ignorant et aussi peu digne de confiance que Pfefferkorn, affirmant que les Juifs établis dans son diocèse ne possédaient pas de livres injurieux pour le christianisme. Il ajoutait que dans le cas où le souverain tiendrait à faire confisquer et examiner les ouvrages hébreux, il devrait confier cette mission à une personne compétente. Pour ne pas paraître partial dans cette affaire, il se mit en relations avec Pfefferkorn. Il le manda à Aschaffenburg, et là il lui montra que le mandat dont l’avait gratifié l’empereur présentait un vice de forme et que les Juifs pourraient contester la validité de ses pouvoirs. Dans cet entretien, on prononça pour la première fois le nom de Reuchlin. Il fut, en effet, question d’adjoindre à Pfefferkorn, pour l’examen des ouvrages incriminés, Reuchlin (ou bien Victor de Karben) avec un dominicain de Cologne.

En s’assurant le concours de Reuchlin, dont le savoir et le caractère étaient profondément respectés en Allemagne, les dominicains comptaient que leur entreprise aurait plus de chances de réussite. Peut être aussi espéraient-ils compromettre ce savant, dont les efforts pour répandre l’étude de l’hébreu parmi les chrétiens d’Allemagne et d’Europe étaient vus d’un très mauvais œil par les obscurants. De toute façon ils se trompèrent dans leurs calculs, car Reuchlin, en prenant part à ces débats, porta à l’Église catholique des coups qui l’ébranlèrent jusqu’aux fondements. On put dire plus tard avec raison que ce chrétien teinté de judaïsme avait fait plus de mal à l’Église que tous les écrits de polémique des Juifs.

Jean Reuchlin, de Pforzheim (1455-1522), contribua pour une grande part à faire succéder, en Europe, un esprit nouveau à l’esprit du moyen âge. Sous le nom de Capnion et aidé de son contemporain plus jeune, Érasme, de Rotterdam, il réveilla en Allemagne le goût des lettres et de la science, et prouva que, dans le domaine de l’antiquité classique et des humanités, les Allemands pouvaient rivaliser avec les Italiens. A une culture littéraire fort remarquable, Reuchlin joignait un caractère élevé, une scrupuleuse loyauté, un très grand amour de la vérité. Plus érudit qu’Érasme, il voulait, à l’exemple de saint Jérôme, savoir l’hébreu. Son ardeur à étudier cette langue devint une vraie passion lorsque, pendant son second voyage en Italie, il eut fait la connaissance, à Florence, du célèbre Pic de la Mirandole et appris de lui quels merveilleux mystères on découvrait dans les sources juives de la Cabale. Ce n’est cependant qu’à l’âge mûr qu’il réussit à réaliser complètement son ardent désir d’étudier sérieusement la littérature hébraïque. Il entra, en effet, en rapports, à Linz, à la cour du vieil empereur Frédéric III, avec le médecin et chevalier juif Jacob Loans, qui lui enseigna l’hébreu.

Dès qu’il fut un peu familiarisé avec la littérature hébraïque, Reuchlin publia un opuscule, Le mot mirifique, où il parle avec enthousiasme de l’hébreu. La langue hébraïque, dit-il, est simple, pure, sacrée, concise et vigoureuse ; Dieu s’en sert pour parler aux hommes, et les hommes pour s’entretenir avec les anges, directement, sans intermédiaire, face à face, comme un ami parle à son ami. Il s’efforce de prouver que la sagesse des nations, les symboles religieux des païens et les pratiques de leur culte ne sont que des modifications et des altérations de la vérité juive, dissimulée dans les mots, les lettres et même la forme des lettres. Au surplus, Reuchlin ne négligea aucune occasion de se perfectionner dans la langue hébraïque. Pendant qu’il résidait à Rome, en qualité de représentant du prince électeur du Palatinat auprès du pape Alexandre VI (1498-1500), il se fit donner des leçons d’hébreu par le Juif Obadia Sforno.

Comme il était le seul chrétien en Allemagne, et même en Europe, qui sût l’hébreu, ses nombreux amis le pressèrent de publier une grammaire hébraïque pour faciliter aux chrétiens l’étude de cette langue. Cette grammaire, la première qui ait été composée par un savant chrétien — elle fut achevée en mars 1506 — et que Reuchlin appelle un monument plus durable que l’airain, présentait certainement bien des lacunes. Elle contenait simplement les règles les plus élémentaires de la prononciation de l’hébreu et des formes des mots, ainsi qu’un petit lexique. Mais elle exerça quand même une sérieuse influence, car elle éveilla le goût des études hébraïques chez plusieurs humanistes, qui s’y adonnèrent ensuite avec ardeur. Quelques disciples de Reuchlin, notamment Sébastien Munster et Widmannstadt, marchèrent sur les traces de leur maître et manifestèrent autant de zèle pour l’étude de l’hébreu que pour celle du grec.

Reuchlin n’était pourtant pas un ami des Juifs. Dans sa jeunesse, il nourrissait contre eux les mêmes préjugés que ses contemporains, les considérant comme dénués de tout goût littéraire ou artistique et les déclarant vils et méprisables. A l’exemple de saint Jérôme, il proclama sans ambages sa haine pour le peuple juif. En même temps qu’il publiait sa grammaire hébraïque, il écrivait une lettre où il attribuait tous les maux des Juifs à leur aveuglement et à leur obstination. Autant que Pfefferkorn, il croyait qu’ils blasphémaient contre Jésus, Marie, les apôtres et l’Église.

Plus tard, il regretta d’avoir publié cette lettre, car son cœur était resté honnête et bon. Dans ses relations avec les Juifs, il leur témoignait de la bienveillance ou, au moins, de la considération. Son sentiment de la justice ne lui permettait pas d’approuver les iniquités commises à l’égard des Juifs. Quoiqu’il n’eût jamais donné lieu jusqu’alors au moindre soupçon d’hérésie et qu’il entretint d’excellents rapports avec les dominicains, les obscurants le considéraient instinctivement comme leur ennemi. Ils lui en voulaient de son culte pour la science et la littérature classique, de sa passion pour la langue grecque, dont le premier il avait introduit l’étude en Allemagne, de ses efforts pour propager l’enseignement de l’hébreu et de la préférence qu’il accordait à la vérité hébraïque sur la traduction latine canonique de la Bible appelée Vulgate.

Tel était l’homme que Pfefferkorn voulait s’attacher comme complice dans ses intrigues contre les Juifs. Quand l’apostat juif se rendit une seconde fois au camp de l’empereur, il fit d’abord visite à Reuchlin pour lui exposer la mission dont il était ‘chargé et lui montrer la commission qu’il avait reçue de Maximilien pour cet objet. Reuchlin approuva son projet de détruire les livres contenant des blasphèmes contre le christianisme, mais lui fit remarquer, comme l’avait déjà fait l’archevêque de Mayence, qu’il y avait un vice de forme dans le mandat que lui avait confié l’empereur. Pfefferkorn promit de tenir compte de l’observation et de demander à Maximilien une nouvelle commission dont la validité ne fût pas contestable.

Pendant que ces pourparlers avaient eu lieu entre Reuchlin et Pfefferkorn, les défenseurs des Juifs n’étaient pas restés inactifs. Jonathan Cion et un autre de ses coreligionnaires influents, Isaac Trieste, appuyés par des chrétiens considérés, par le délégué de l’archevêque de Mayence et le margrave de Bade, avaient fait valoir auprès de l’empereur les privilèges accordés aux Juifs par plusieurs de ses prédécesseurs et par plusieurs papes. D’après ces privilèges, les Juifs étaient autorisés à pratiquer leur religion, et le souverain lui-même n’avait pas le droit d’entraver le libre exercice de leur culte ni, par conséquent, celui de leur enlever leurs livres religieux. L’empereur fut aussi informé que le dénonciateur des Juifs était un misérable, condamné autrefois pour vol. Les défenseurs des Juifs semblaient avoir réussi dans leurs démarches, car Maximilien transféra à Uriel de Gemmingen, archevêque de Mayence, les pouvoirs qu’il avait d’abord confiés à Pfefferkorn.

L’empereur était malheureusement un esprit très mobile, et, quand Pfefferkorn vint le revoir, muni d’une nouvelle lettre, très pressante, de sa sœur Cunégonde, il lui rendit (10 novembre 1509) le mandat de confisquer les ouvrages incriminés. L’archevêque Uriel de Gemmingen resta pourtant chargé du soin de les examiner, mais il devait s’éclairer de l’avis des Facultés de théologie de Cologne, de Mayence, d’Erfurt et de Heidelberg, et de savants tels que Reuchlin, Victor de Karben et mime l’inquisiteur Hochstraten, quoique ce dernier n’eût absolument aucune notion de l’hébreu.

Uriel de Gemmingen délégua ses pouvoirs au régent de l’Université de Mayence pour surveiller la confiscation des livres. Accompagné de ce délégué, Pfefferkorn retourna à Francfort, où il reprit ses recherches. Il mit la main sur mille cinq cents ouvrages manuscrits, qu’il fit déposer à l’hôtel de ville. Dans d’autres localités aussi il s’acquitta avec zèle de sa tâche.

Au commencement, les principales communautés juives de l’Allemagne étaient restées indifférentes devant les agissements de Pfefferkorn ou plutôt des dominicains. Elles n’avaient pas non plus répondu à l’invitation qui leur avait été adressée d’envoyer des délégués à une réunion de notables juifs pour délibérer sur la situation et créer un fonds de défense. Seules, quelques communautés peu considérables avaient immédiatement voté des subsides ; les communautés riches, telles que Rothenbourg-sur-la-Tauber, Wissembourg et Fürth, s’étaient abstenues. Mais, quand Pfefferkorn eut commencé à confisquer les livres hébreux, non seulement à Francfort, mais aussi dans d’autres localités, elles sortirent de leur torpeur.

Leur action s’exerça tout d’abord sur le Sénat de Francfort, qu’elles réussirent à se rendre favorable. Les libraires juifs venaient d’habitude à la foire du printemps, à Francfort, avec des ballots de marchandises. Pfefferkorn émit la prétention de mettre également sous séquestre tous ces livres neufs, mais le Sénat s’y opposa. Du reste, en prévision d’une menace de confiscation, ces marchands s’étaient fait délivrer par les princes et seigneurs de leurs pays des sauf-conduits garantissant leur personne et leurs biens. L’archevêque Uriel aussi ne prêta qu’un très faible appui à Pfefferkorn, évitant de convoquer les savants désignés par l’empereur pour examiner les ouvrages hébreux et montrant, en général, une très grande mollesse. Il semble même que plusieurs princes, éclairés par les Juifs sur la vraie signification de la confiscation de leurs livres, firent des démarches en leur faveur auprès de Maximilien. Enfin, le peuple se déclara également contre Pfefferkorn.

Dans l’espoir de gagner l’opinion publique à leur cause et de réussir à exercer par elle une pression morale sur l’empereur, les dominicains avaient, en effet, publié, sous le nom de Pfefferkorn, un nouveau pamphlet contre les Juifs. Cet écrit, intitulé : A la gloire de l’empereur Maximilien, encensait sans vergogne le souverain et déplorait en même temps qu’on accordât si peu d’importance, dans les milieux chrétiens, aux accusations dirigées contre le Talmud. Ce fut peine perdue. On resta, en général, hostile à l’entreprise des obscurants. Maximilien revint même en partie sur ses premiers ordres et invita le Sénat de Francfort à restituer aux Juifs tous leurs livres (23 mai 1510). La joie fut grande parmi les Juifs, car ils avaient maintenant l’espoir non seulement de rester en possession de leurs ouvrages religieux, qui leur étaient si chers, mais aussi de conserver la situation qu’ils occupaient dans l’empire germano-romain.

Il se produisit malheureusement un incident, à ce moment, dont les dominicains surent tirer grand profit pour leur cause. Un ciboire avec un ostensoir doré avait été volé dans une église de la Marche de Brandebourg. Le coupable, arrêté, prétendit avoir vendu l’hostie à des Juifs de la contrée. Ceux-ci furent alors cruellement persécutés par l’évêque de Brandebourg, et le prince-électeur Joachim Ier fit transporter les inculpés à Berlin. Là, on les accusa à la fois de profanation d’hostie et de meurtre d’enfant. Sur l’ordre de Joachim, trente-huit de ces malheureux furent torturés sur un gril ardent. Tous subirent le martyre avec un merveilleux courage (19 juillet 1510), à l’exception de deux, qui acceptèrent le baptême et furent simplement décapités. C’est à l’occasion de ce douloureux événement qu’il est question, pour la première fois, de la présence des Juifs à Berlin et dans le Brandebourg.

Cette affaire causa une profonde émotion en Allemagne, et les dominicains ne manquèrent pas de s’en servir contre les Juifs auprès de l’empereur. Celui-ci eut, du reste, à soutenir un véritable assaut de la part de sa sœur Cunégonde. Les dominicains avaient, en effet, fait accroire à cette princesse dévote qu’en revenant sur ses premières déterminations à l’égard des Juifs Maximilien semblait, en quelque sorte, approuver leurs plus horribles crimes et leurs blasphèmes contre le christianisme. Aussi, lors de son entrevue avec son frère, à Munich, Cunégonde se jeta à ses pieds, pleura et le supplia de ne plus couvrir les Juifs de sa protection.

Maximilien était perplexe. Opposer un refus formel aux sollicitations de sa sœur, c’était l’affliger profondément, mais, d’un autre côté, il commençait à se défier de Pfefferkorn et de ses agissements. Il se tira d’embarras par une sorte de compromis. Pour la quatrième fois, il prit un arrêté (6 juillet 1510) relativement à la confiscation des livres hébreux. En vertu de cette nouvelle décision, l’archevêque Uriel devait demander des mémoires sur cette question à certaines Universités d’Allemagne, ainsi qu’à Reuchlin, Victor de Karben et Hochstraten, et Pfefferkorn était chargé de transmettre à l’empereur les conclusions de ces mémoires.

Heureusement pour les Juifs, qui attendaient avec anxiété le résultat final des travaux de tous ces savants, Reuchlin se prononça contre la suppression du Talmud. Son mémoire était écrit, il est vrai, dans un style lourd et pédant, à la mode du temps, mais il sut exposer le sujet avec habileté. Il part de ce principe qu’il serait injuste d’accorder à tous les ouvrages juifs la même importance et la même valeur et qu’il faut les répartir, outre la Bible, en six classes. Selon lui, la classe des commentaires bibliques composés par R. Salomon (Raschi), Ibn Ezra, les Kimhides, Moïse Gerundi et Lévi ben Gerson, comprend des ouvrages qui, loin d’être nuisibles au christianisme, sont indispensables aux théologiens chrétiens. C’est aux sources juives que les savants chrétiens ont puisé les éléments de leurs meilleures explications bibliques, ce sont les œuvres juives qui leur ont permis de comprendre les livres sacrés. Si, dans les écrits de Nicolas de Lyre, le meilleur commentateur chrétien de la Bible, on défalque les emprunts faits à Raschi, on peut réduire toute son oeuvre personnelle à quelques pages. Au reste, il est honteux que, par ignorance de l’hébreu et du grec, des docteurs de la théologie chrétienne interprètent faussement les saintes Écritures. Les ouvrages hébreux qui traitent de philosophie, d’histoire naturelle ou d’autres sciences, ne se distinguent en rien des ouvrages analogues écrits en grec, en latin ou en allemand. Quant au Talmud, objet principal des dénonciations de Pfefferkorn, Reuchlin avoue n’y rien comprendre. Mais, ajoute-t-il, d’autres aussi n’y comprennent absolument rien et se permettent pourtant de condamner sévèrement ce livre. C’est comme si un ignorant quelconque s’avisait d’écrire contre les mathématiques sans les avoir jamais étudiées. Il conclut en s’élevant contre le projet de brûler le Talmud, à supposer même que cet ouvrage contienne, entre beaucoup d’autres choses, des injures contre les fondateurs du christianisme. Si le Talmud était vraiment aussi nuisible qu’on le prétend, dit-il, nos aïeux, dont l’attachement à la foi chrétienne était plus sincère que le nôtre, l’auraient brûlé depuis longtemps. Si les Juifs convertis Peter Schwarz et Pfefferkorn tiennent à le détruire, c’est qu’ils y sont poussés par des raisons toutes particulières. n Pour terminer, Reuchlin déclarait qu’au lieu de confisquer ou de brûler les livres des Juifs, il serait plus utile de pommer à chaque Université deux professeurs d’hébreu, qui enseigneraient également la langue post biblique. On amènerait ainsi bien plus facilement les Juifs au christianisme.

Jamais, depuis qu’ils étaient persécutés par les chrétiens, les Juifs n’avaient encore trouvé un défenseur aussi énergique que Reuchlin. Son plaidoyer en leur faveur était d’autant plus important qu’il se présentait sous la forme d’un document officiel, destiné au chancelier et à l’empereur. Sur deux points surtout, les déclarations de Reuchlin avaient une réelle valeur pour les Juifs. Ainsi, il n’hésitait pas à affirmer que les Juifs étaient citoyens de l’empire germano-romain et devaient jouir, à ce titre, des mêmes droits et de la même protection que les autres citoyens. C’état là, en quelque sorte, la première proclamation, encore vague et incomplète, du principe de l’émancipation des Juifs ; qui ne fut admis complètement en Allemagne que trois siècles plus tard. Une voix autorisée osait enfin protester contre cette idée absurde du moyen âge que, par suite de la conquête de Jérusalem par Titus et Vespasien, les Juifs étaient devenus la propriété des empereurs romains et, par conséquent, de leurs successeurs en Allemagne. En second lieu, il niait formellement que les Juifs fussent des hérétiques. Comme ils se tiennent en dehors de l’Église, dit-il, et qu’ils ne sont pas contraints de suivre la foi chrétienne, on ne peut pas leur appliquer la qualification de mécréants et d’hérétiques.

Les conclusions des autres mémoires étaient loin de concordat avec celles de Reuchlin. Pour les dominicains de Cologne, la Faculté de théologie de cette ville, l’inquisiteur Hochstraten et le vieux renégat Victor de Karben, qui subissaient tous la même direction, il était indispensable de confisquer le Talmud et les ouvrages similaires et de les livrer aux flammes. De ces ouvrages, Hochstraten voulait étendre l’accusation aux Juifs eux-mêmes. Il proposa de faire réunir par des hommes compétents les passages entachés d’hérésie qui se rencontre, dans les livres incriminés et de demander ensuite aux Juifs s’ils reconnaissaient le danger présenté par des écrits aussi malfaisants. Les trouvaient-ils nuisibles, alors ils devraient approuver le projet des dominicains de les briller. Si, au contraire, ils déclaraient les accepter comme livres religieux, l’empereur devrait les faire comparaître eux-mêmes comme hérétiques devant le tribunal de l’Inquisition.

La Faculté de Mayence alla plus loin. Elle engloba dans la même condamnation les écrits talmudiques et la Bible. D’après les obscurants de Mayence, les saintes Écritures aussi, au moins dans leur texte original, étaient dangereuses. En effet, le texte hébreu n’est pas toujours d’accord avec la traduction latine de la Vulgate. Dans ces cas, c’est l’original qui a tort, et les théologiens de Mayence n’auraient pas été fâchés d’être délivrés d’un texte qui gênait parfois leurs interprétations enfantines.

A force d’avoir voulu être habiles et machiavéliques, les dominicains de Cologne perdirent leur cause. Dans la pensée de Reuchlin, le mémoire qu’on lui avait demandé, et qu’il envoya scellé de son sceau, par un messager assermenté, à l’archevêque Uriel, ne devait être lu que par ce dernier et par l’empereur. Mais Pfefferkorn sut s’arranger de façon à prendre connaissance de ce mémoire avant l’empereur. Outré de ce procédé, Reuchlin accusa publiquement les dominicains de Cologne de bris de scellés. Les Juifs pourtant n’eurent qu’à se louer de cet acte d’indélicatesse de leurs ennemis, car il tourna en leur faveur.

Les dominicains savaient, en effet, que l’opinion de Reuchlin serait d’un grand poids pour l’empereur et ses conseillers. Or, quand ils virent que cette opinion leur était contraire, ils publièrent contre Reuchlin un pamphlet allemand, dans l’espoir de gagner le peuple à leur cause et de contraindre ainsi l’empereur à sévir contre les Juifs. Dans cet écrit intitulé : Glace à main, et répandu par milliers d’exemplaires, Pfefferkorn, qui, en cette circonstance aussi, n’était que le prête-nom des dominicains, insultait grossièrement Reuchlin. Ce pamphlet produisit une énorme sensation, car Reuchlin occupait une situation élevée comme savant et comme dignitaire de l’Empire. On trouvait surtout impudent de la part d’un Juif converti d’accuser d’irréligion un chrétien né dans le christianisme et universellement respecté.

Reuchlin ne pouvait ni ne voulait rester sous le coup de telles attaques. Il porta plainte auprès de l’empereur contre Pfefferkorn. Maximilien ne cacha pas son mécontentement au sujet des procédés des dominicains, et il essaya de calmer Reuchlin en lui promettant de charger l’évêque d’Augsbourg d’ouvrir une enquête sur toute cette affaire. Mais, absorbé par des occupations multiples, il oublia Reuchlin et ses griefs. D’un autre côté, la foire d’automne allait se tenir à Francfort, et Pfefferkorn aurait l’occasion d’y propager son pamphlet venimeux.

Devant la perspective de continuer à voir son honneur impunément outragé par ses ennemis, Reuchlin résolut de se défendre lui-même. Il répondit au pamphlet de Pfefferkorn par un autre pamphlet allemand, le Miroir des yeux (composé à la fin d’août ou au commencement de septembre 1511), où il dévoile les manœuvres de Pfefferkorn et de ses acolytes. Il expose en termes simples, mais chaleureux, l’origine de ses démêlés avec les dominicains, et raconte les efforts du renégat juif pour faire condamner le Talmud au feu et obtenir son appui dans cette occurrence. Après avoir reproduit les diverses pièces qui lui furent adressées, à propos de cette affaire, par Maximilien et l’archevêque de Mayence, et le mémoire qu’il écrivit sur ce sujet, il montre comment Pfefferkorn prit connaissance de ce mémoire d’une façon malhonnête et l’attaqua ensuite dans un pamphlet qui ne contient pas moins de trente-quatre assertions mensongères.

Ce qui indigne surtout Reuchlin, c’est qu’on ait eu l’audace d’affirmer qu’il s’était laissé acheter par les Juifs. Il se montre également blessé de ce que ses ennemis ne croient pas à ses connaissances hébraïques et lui dénient la paternité de sa grammaire hébraïque. Enfin, pour terminer, il prend énergiquement la défense des Juifs. Au reproche que lui adresse Pfefferkorn d’avoir appris l’hébreu chez des Juifs et d’avoir ainsi contrevenu à la loi canonique qui défend d’entretenir avec eux des relations, Reuchlin répond : Le Juif baptisé dit que la loi divine interdit tout rapport avec les Juifs ; cela est faux. Les chrétiens peuvent comparaître en justice avec eux, acheter chez eux, leur faire des présents et des donations. Le cas peut même se présenter où un chrétien hérite en commun avec un Juif. Il est également permis de s’entretenir avec eux et de se faire instruire par eux, comme la prouvent les exemples de saint Jérôme et de Nicolas de Lyre. Enfin, il est prescrit au chrétien d’aimer le Juif comme son prochain.

Quand, au moment de la foire de Francfort, le Miroir de Reuchlin fut répandu parmi les milliers de personnes qui se trouvaient alors dans cette ville, il produisit une émotion des plus profondes. C’était une chose inouïe qu’un personnage illustre, tel que Reuchlin, clouât au pilori comme malhonnête et menteur un adversaire des Juifs. Ceux-ci surtout lisaient avec avidité cet écrit où, pour la première fois, un chrétien fort respecté traitait leurs accusateurs de vils calomniateurs, et ils rendaient grâce à Dieu de leur avoir suscité un défenseur dans leur détresse. Aussi travaillèrent-ils de toutes leurs forces à la propagande de cet opuscule. De tous côtés, de savants et d’ignorants, Reuchlin recevait des félicitations. On se réjouissait qu’il eût riposté si vigoureusement aux obscurants de Cologne.

A la suite de l’apparition du Miroir de Reuchlin et de sa défense du Talmud, commença une lutte qui prit un caractère de plus en plus grave et dont la portée dépassa bientôt de beaucoup l’objet qui l’avait fait naître. Les dominicains, qui se sentaient menacés et dont les moyens d’action étaient considérables, se défendirent avec énergie. Mais leur colère leur fit commettre des imprudences et les emporta au delà du but.

Par excès de zèle, leurs amis aussi, au lieu de leur être utiles, nuisirent à leur cause. Un prédicateur de Francfort-sur-le-Mein, Peter Meyer, n’ayant pas réussi à arrêter la vente du a Miroir D et désireux pourtant de plaire aux dominicains, annonça un jour, du haut de la chaire, que Pfefferkorn prêcherait contre le pamphlet de Reuchlin la veille de la prochaine tête de la Vierge, et il invita les fidèles à venir assister en foule à ce sermon. L’idée n’était pas heureuse. Comment espérer que Pfefferkorn produirait une impression favorable sur un public chrétien avec sa figure antipathique, ses manières communes et son jargon judéo-allemand ? Chaque mot, chaque mouvement devait nécessairement exciter le rire de l’auditoire. De plus, d’après la doctrine catholique, il était sévèrement interdit à un laïque, et surtout à un laïque marié, d’officier comme prêtre. Peu de temps auparavant, un berger avait été condamné à être brûlé parce qu’il avait usurpé les fonctions de prédicateur. Au jour dit (7 septembre 1511), Pfefferkorn prêcha, non pas dans l’église même, pour ne pas scandaliser les fidèles, mais à l’entrée de l’église, devant un public nombreux. Mais le spectacle présenté par ce Juif qui multipliait les signes de la croix par-dessus une assemblée chrétienne et, dans son patois juif, exhortait ces chrétiens à la piété, parut fort peu édifiant.

Jusqu’alors, le principal instigateur de cette lutte, l’inquisiteur Jacob Hochstraten, s’était tenu sur la réserve, se contentant d’envoyer au feu ses lieutenants, Pfefferkorn, Ortuin de Graes et Arnaud de Tongres. Quand il s’aperçut de la tournure défavorable que prenait cette affaire pour les dominicains, il crut nécessaire de se jeter lui-même dans la mêlée. Autorisé sans doute par son provincial, il invita Reuchlin (le 15 septembre 1513) à se présenter à Mayence, dans un délai de six jours, à huit heures du matin, pour être jugé comme ami des Juifs et hérétique. Avant de lancer cet acte d’accusation contre Reuchlin, il avait préparé un réquisitoire bien documenté contre le Miroir et le Talmud. Il avait aussi pris ses mesures pour être appuyé dans ce procès. Il avait, en effet, sollicité de quatre Universités des mémoires sur le Miroir, et toutes les quatre s’étaient naturellement prononcées dans le sens qu’il leur avait indiqué. A la date fixée (20 septembre), Hochstraten, escorté de nombreux dominicains, se trouva à Mayence, où il choisit parmi ses partisans les membres destinés à former le tribunal, ouvrit la séance et se présenta à la fois comme juge et partie.

Les griefs qu’il énonça contre Reuchlin furent ceux qu’avaient déjà formulés Pfefferkorn et Arnaud de Tongres. Il lui reprochait de prendre trop chaleureusement la défense des Juifs, de considérer ces chiens presque autant que les membres de l’Église, de leur reconnaître les mêmes droits qu’aux chrétiens, et il proposa à la Commission de déclarer le Miroir entaché d’hérésie, injurieux pour le christianisme, et de condamner cet ouvrage à être brillé. On ne peut pas nier qu’il y eut progrès. Du temps de Torquemada et de Ximénès de Cisneros, l’auteur aurait été livré aux flammes en même temps que son livre.

A la grande surprise des dominicains, Reuchlin se présenta à Mayence, accompagné de deux conseillers du duc de Wurtemberg. Le procès mené contre lui de si étrange façon par l’Inquisition avait, du reste, irrité au plus haut point bien des gens, et surtout ses amis et ses admirateurs. La jeunesse studieuse de l’Université de Mayence, chez laquelle la théologie et la scolastique n’avaient pas encore éteint tout sentiment de justice et de générosité, ne dissimula pas l’indignation qu’elle en éprouvait, et elle entraîna dans son mouvement de protestation les professeurs de droit et plusieurs personnages de marque. Aussi le chapitre de Mayence s’efforça-t-il d’amener une conciliation entre Reuchlin et ses adversaires. Mais Hochstraten persista dans son fanatisme étroit et fixa la discussion du procès au 12 octobre, jour où serait prononcée la sentence.

Sur l’ordre de l’inquisiteur et avant le prononcé de l’arrêt, les ecclésiastiques de Mayence proclamèrent dans les églises que tous ceux qui avaient en leur possession des exemplaires du Miroir, Juifs ou chrétiens, étaient tenus, sous peine d’une forte amende, de les livrer pour être brûlés. Le clergé promit aussi aux fidèles des indulgences pour trois cents jours s’ils venaient assister à l’autodafé, sur la place de l’église. Au jour fixé, on y accourut en foule. Sur la tribune érigée devant l’église, on vit s’avancer d’un pas grave et solennel les dominicains, ainsi que les théologiens des Universités de Cologne, Louvain et Erfurt. Hochstraten, qui avait rempli jusque-là les fonctions d’accusateur, alla prendre place parmi les juges. Le tribunal se disposait à prononcer le verdict et à faire allumer le feu du bûcher, quand arriva un messager de l’archevêque Uriel. Outré des prétentions des dominicains et de leurs procédés à l’égard de Reuchlin, Uriel de Gemmingen ordonnait aux commissaires élus parmi ses ouailles de remettre le prononcé du jugement à un mois. Dans le cas où ils ne se conformeraient pas à ses ordres, il les relèverait de leurs fonctions d’inquisiteur et déclarerait toutes leurs décisions nulles et non avenues. Les dominicains furent atterrés de cet ordre, qui venait brusquement déjouer toutes leurs machinations. Seul, Hochstraten essaya de protester contre l’intervention de l’archevêque ; mais ses collègues refusèrent de le suivre dans cette voie. Ils descendirent confus de la tribune, poursuivis par les cris moqueurs de la foule et par ces paroles de nombreux assistants : Qu’on fasse monter sur le bûcher ces frères qui traitent de si pitoyable façon un homme d’honneur.

Hermann de Busche, le missionnaire de l’humanisme, comme l’appelle avec raison un écrivain moderne, et Ulric de Hutten, le défenseur chevaleresque de la justice et de la vérité, célébrèrent la victoire de Reuchlin dans un chant intitulé : Triomphe de Reuchlin. Dans cette poésie, ils conseillent à l’Allemagne de se rendre bien compte de l’importance de la victoire remportée sur les dominicains par le plus illustre et le plus savant de ses enfants, et ils l’engagent à faire à Reuchlin, à son retour dans sa patrie, une réception triomphale. Hochstraten est représenté sous les traits d’un hideux fanatique qui crie sans cesse : Au feu les auteurs et leurs ouvrages ! Ils ajoutent : Qu’on écrive des vérités ou des mensonges, que les livres soient inspirés par la justice ou l’iniquité, Hochstraten est toujours prêt à allumer des bûchers. Il avale du feu, il s’en nourrit, il crache des flammes. Ses complices, Ortuin de Graes et Arnaud de Tongres, ne sont pas mieux traités. Mais, c’est surtout sur Pfefferkorn, sur ce vil renégat qui poursuivait ses anciens coreligionnaires de sa haine tenace, que s’abat le fouet vengeur de la satire.

Naturellement, les Juifs se réjouirent aussi de la défaite des dominicains, car ils étaient particulièrement intéressés à l’issue du procès. Si le Miroir avait été condamné, nul chrétien n’aurait plus osé les défendre, ni moins de se résigner d’avance à se faire accuser d’hérésie, et leurs livres religieux auraient probablement subi le même sort que le Miroir. Les rabbins d’Allemagne se seraient donc montrés excellents prophètes s’ils s’étaient vraiment réunis en synode à Worms, comme le racontaient les dominicains, pour célébrer le succès de Reuchlin cornait, le signe précurseur de la chute de l’empire de Rome, c’est-à-dire de l’obscurantisme.

Il était pourtant trop tût pour chanter victoire. Reuchlin, le premier, ne se faisait aucune illusion sur le caractère précaire de son succès. Il connaissait trop bien ses adversaires pour croire qu’ils accepteraient leur échec avec résignation. Aussi résolut-il d’en appeler au pape pour faire imposer définitivement silence à ses calomniateurs. Mais, comme il savait que la cour pontificale de ce temps n’était pas insensible aux riches cadeaux et que les dominicains ne reculeraient devant rien pour atteindre leur but, il écrivit en hébreu à Bonet de Lattés, médecin juif du pape Léon X, pour lui demander son appui.

Léon X, de l’illustre famille des Médicis, dont le père avait dit qu’il était le plus intelligent de ses fils, n’était pape que depuis quelques mois. C’était un pontife un peu sceptique, s’intéressant plus à la politique qu’à la religion, ne témoignant que dédain pour les discussions théologiques, et préoccupé surtout de louvoyer habilement, et avec profit pour les intérêts temporels du Saint-Siège, entre l’Autriche et la France ou, plus exactement, entre la maison de Habsbourg et celle de Valois. Il était donc peu probable qu’il examinerait sérieusement si le Miroir de Reuchlin contenait des assertions conformes ou contraires à la foi catholique. Tout dépendrait du point de vue sous lequel on lui montrerait la lutte entre Reuchlin et les dominicains. C’est pourquoi, Reuchlin exposa en détail à Bonet de Lattès, qui voyait fréquemment le pape, tous ses démêlés avec Pfefferkorn et ses acolytes, et le pria d’user de son influence pour que Léon X ne fit pas juger cette affaire à Cologne ou dans une ville voisine.

Le 21 novembre 1513, probablement à la suite des démarches de Bonet de Lattès, le pape chargea les évêques de Spire et de Worms d’examiner eux-mêmes ou de soumettre à des délégués le différend de Reuchlin et des dominicains et de prononcer le verdict, qui serait alors définitif. L’évêque de Worms ; de la famille des Dahlberg, qui était ami de Reuchlin, ne voulut pas prendre parti dans l’affaire. Alors le jeune évêque de Spire, Georges, comte palatin et duc de Bavière, nomma deux juges qui convoquèrent Reuchlin et Hochstraten à Spire. Le premier comparut, mais Hochstraten fit défaut et ne délégua même pas de représentant sérieux. Par crainte des dominicains, les juges l’occupèrent assez mollement du procès, qui traîna en longueur pendant trois mois (janvier-avril 1514). A la fin, ils se décidèrent quand même à prononcer le jugement. Ils déclarèrent que le Miroir ne contenait aucune hérésie, qu’il pouvait être lu et imprimé par tout chrétien, que Hochstraten avait calomnié Reuchlin, qu’il devait s’abstenir dorénavant de toute nouvelle attaque et qu’il était condamné aux dépens (111 florins d’or rhénans).

Irrités de ce nouvel échec, les dominicains traitèrent l’évêque de Spire de la plus méprisante façon et refusèrent de se soumettre au verdict de ses délégués. Pfefferkorn eut même l’audace d’arracher la copie du jugement affichée à Cologne. Contrairement aux usages, Hochstraten en appela directement au pape, sans même en aviser l’évêque de Spire, qui avait fait prononcer la condamnation en qualité de juge apostolique. Il avait des partisans parmi les cardinaux à Rome, et, à supposer qu’il ne gagnât pas rapidement son procès, il espérait, du moins, pouvoir le faire durer assez longtemps pour ruiner totalement Reuchlin en frais de procédure avant le prononcé de la sentence. Et comme les obscurants de tous les pays souhaitaient ardemment la condamnation de Reuchlin, les dominicains comptaient bien que plusieurs Universités, notamment la plus influente, celle de Paris, se prononceraient contre le Miroir et agiraient ainsi sur Rome.

Devant la coalition des obscurants, les partisans de la science, les amis des libres recherches, en un mot, les humanistes, unirent également leurs efforts. Il se forma un véritable parti dont le mot d’ordre était : Courage en l’honneur de Reuchlin ! Nous tous, disaient-ils, qui appartenons à l’armée de Pallas, nous sommes aussi dévoués à Reuchlin que les soldats à l’empereur. C’est ainsi que, par suite de la haine de Pfefferkorn pour les Juifs, les chrétiens d’Allemagne se divisèrent en deux camps, les Reuchlinistes et les Arnoldistes (nom donné aux dominicains) qui se combattaient avec acharnement.

A la tête des amis de Reuchlin marchait la jeunesse allemande de ce temps, Hermann de Busche, Crotus Rubianus (Jean Jaeger) et le vaillant et fougueux Ulric de Hutten. Ce dernier surtout, alors âgé de vingt-six ans, se jeta dans la mêlée avec une impétueuse ardeur, consacrant toutes les forces de sa haute intelligence et toute l’énergie de son cœur à la cause du libre examen, et mettant tout en oeuvre pour dissiper en Allemagne les ténèbres du moyen âge à la lueur de l’esprit nouveau. A côté de ces jeunes gens, on trouvait des hommes mûris par l’âge et l’expérience et investis des plus hautes dignités : le duc Ulric de Wurtemberg et sa cour, le comte de Helfenstein à Augsbourg, le comte de Nuenar, chanoine, les patriciens Welser, Pirkheimer et Peutinger de Ratisbonne, Nuremberg et Augsbourg, avec leurs partisans, ainsi que de nombreux prévôts, chanoines et membres du chapitre, et même des cardinaux et d’autres hauts dignitaires de l’Église en Italie. Egidio de Viterbe, général de l’ordre des augustins à Rome, élève et protecteur du grammairien juif Elia Lévita, qui aimait beaucoup la littérature hébraïque et provoqua la traduction du livre cabalistique Zohar, écrivait à Reuchlin : La Loi (Tora), révélée aux hommes au milieu du feu, fui sauvée une première fois des flammes quand Abraham sortit sain et sauf de la fournaise. Reuchlin vient de la préserver une seconde fois du feu en sauvant les écrits qui éclairent la Loi et dont la disparition amènerait le règne des ténèbres. En te donnant notre concours, nous ne défendons pas ta cause, mais la Loi ; nous ne luttons pas pour le Talmud, mais pour l’Église. Fait digne de remarque, les franciscains aussi, par haine des dominicains, se déclarèrent en faveur de Reuchlin.

Presque chaque ville allemande eut bientôt ses deux partis, les amis et les adversaires de Reuchlin. Ceux-là réclamaient la conservation du Miroir et du Talmud, ceux-ci, au contraire, demandaient que les deux ouvrages fussent brûlés. Par la force des choses, les partisans de Reuchlin devinrent les amis des Juifs, exposant avec chaleur toutes les raisons qui militaient en leur faveur. Par contre, l’hostilité des autres s’accrut contre les Juifs, qu’ils attaquaient violemment avec des armes empruntées aux ouvrages les plus médiocres et les plus inconnus.

Peu à peu, ces démêlés eurent leur contrecoup dans l’Europe entière. Dans deux villes surtout, à Rome et à Paris, la lutte de Reuchlin et des dominicains suscita d’ardentes discussions, car Hochstraten attachait un grand prix à l’opinion de l’Université de Paris, qu’il voulait se concilier par tous les moyens, et à Rome il usait de toutes les influences pour faire annuler le jugement de Spire. D’un autre côté, Reuchlin, tout en ayant eu gain de cause, avait besoin d’appui pour empêcher les intrigues de ses adversaires d’aboutir. Il y réussit. L’instruction du procès fut confiée par le pape au cardinal et patriarche Dominique Grimani. On savait que ce prince de l’Église cultivait la littérature rabbinique et la Cabale, et qu’en sa qualité de patron des franciscains il détestait les dominicains. Il est très probable que les Juifs de Rome avaient contribué à ce succès de Reuchlin. Mais ils eurent le tact, comme leurs coreligionnaires d’Allemagne, de se tenir à l’arrière-plan, pour ne pas compromettre la cause de leur défenseur par une intervention trop ouverte. Le cardinal Grimani invita Reuchlin et Hochstraten (en juin 1514) à comparaître devant lui, permettant toutefois au premier, en raison de son grand âge, de se faire représenter par un délégué.

Muni de lettres de recommandation et de grosses sommes d’argent, l’inquisiteur se rendit à Rome. Reuchlin aussi se fit appuyer par ses partisans. L’empereur Maximilien, lui-même intervint en sa faveur. Après avoir prêté d’abord une oreille trop complaisante aux calomnies de Pfefferkorn et aux sollicitations de sa sœur fanatisée, ce souverain reconnut ensuite son imprudence et essaya d’en annuler les conséquences. Il écrivit donc au pape que, manifestement, les dominicains de Cologne s’efforçaient, contrairement à tout droit, de faire gainer leur procès en longueur pour triompher du savant, honnête et pieux Reuchlin. Il ajoutait que c’était- sur son ordre et dans l’intérêt de la chrétienté que Reuchlin avait pris la défense des Juifs.

Aux attaques de leurs adversaires, les dominicains répondirent par un redoublement d’audace. Dans leur fureur, ils se montrèrent prêts à braver l’opinion publique, l’empereur et le pape. Ils firent comprendre à Léon X que, s’ils n’obtenaient pas satisfaction, ils n’hésiteraient pas à provoquer un schisme dans l’Église en s’alliant aux Hussites de Bohême contre le Saint-Siège. Plutôt que de renoncer à leur vengeance, ils menaçaient d’ébranler les fondements du catholicisme. L’empereur même n’échappa point à leurs outrages, quand ils apprirent sa démarche en faveur de Reuchlin.

Ce fut à Paris surtout que se concentrèrent alors tous les efforts et toutes les espérances des dominicains. L’Université de cette ville, la plus ancienne de toutes les Universités européennes, avait une très grande autorité dans le domaine théologique. En cas qu’elle condamnât le livre de Reuchlin, le pape lui-même n’oserait sans doute pas passer outre. Il s’agissait donc, pour les dominicains, d’obtenir d’elle un mémoire contre leur ennemi. Sur les instances de Guillaume Haquinet Petit, son confesseur, le roi de France, Louis XII, exerça une forte pression sur l’Université de Paris en faveur des dominicains. La politique ne fut sans doute pas étrangère non plus à l’intervention royale. La France et l’Allemagne n’entretenaient pas, à ce moment, des relations bien cordiales, et du moment que Maximilien s’était prononcé pour Reuchlin, Louis XII se déclara contre lui. Malgré tout, l’Université hésita longtemps à se prononcer. Les discussions se prolongèrent depuis le mois de mai jusqu’en août 1514. Les partisans de Reuchlin défendirent sa cause avec courage. Mais ce qui détermina le vote de nombreux théologiens français, ce fut le fait, cité comme argument par les amis des dominicains, que trois siècles auparavant, à la demande de l’apostat juif Nicolas Donin et sur l’ordre du pape Grégoire IX, saint Louis avait fait brûler les exemplaires du Talmud. On déclara donc que le Miroir de Reuchlin, qui défendait le Talmud, contenait des hérésies et devait être brûlé. Grande fut la joie des dominicains, qui s’empressèrent de publier un nouveau pamphlet pour faire connaître le verdict de la Sorbonne.

Pendant ce temps, la procédure avançait d’un pas excessivement lent à Rome, et les dominicains s’efforçaient d’en ralentir encore la marche. A l’acte d’accusation, Hochstraten avait joint une traduction du Miroir qui altérait en beaucoup d’endroits le sens de l’original allemand et attribuait des hérésies à l’auteur. La Commission chargée de l’enquête invita donc un Allemand présent à Rome, Martin de Gröningen, à faire une traduction fidèle. Ce furent alors les dominicains qui réclamèrent. Par suite de toutes ces chicanes, l’affaire restait toujours au même point et avait déjà coûté à Reuchlin 400 florins d’or. Il était à craindre que les dominicains n’atteignissent leur but et que Reuchlin, ruiné par les frais, ne pût continuer à se défendre. Ses amis résolurent alors de ne pas persister à faire juger ce procès à Rome, mais de le porter directement devant l’opinion publique.

Dans ce but, un des plus jeunes humanistes publia une série de lettres pleines d’esprit, de verve et de mordante satire, qui créèrent un nouveau genre dans la littérature allemande. Ces Lettres des hommes obscurs, Epistolæ obscierorum virorum, parues dans le courant de l’année 1515, et dont les premières sont probablement l’œuvre de Crotus Rubianus, de Leipzig, sont adressées en grande partie à Ortuin de Graes et écrites dans un style qui imite le langage des moines incultes.

Elles étaient au grand jour l’orgueil de ces fanatiques, leur extraordinaire ignorance, leurs vilaines passions, leur morale relâchée, leurs radotages. Tous les ennemis de Reuchlin, les Hochstraten, les Arnaud de Tongres, les Ortuin de Graes, les Pfefferkorn et leurs suppôts, avec l’Université de Paris, y sont criblés de traits acérés. L’impression produite par ces épîtres satiriques fut particulièrement profonde, parce que les dominicains et les docteurs en théologie s’y peignent en quelque sorte eux-mêmes, tels qu’ils sont, et y exposent naïvement leurs faiblesses et leurs vices.

Les Juifs et le Talmud, qui avaient été l’occasion de toutes ces polémiques, ne sont naturellement pas oubliés dans les Lettres des hommes obscurs, qui parlent d’eux comme les dominicains avaient coutume de le faire, c’est-à-dire avec peu de bienveillance. Dans une de ces lettres, maître Jean Pellifex soumet le cas suivant à Ortuin, son directeur de conscience. À l’époque de la foire de Francfort, il passa, avec un jeune théologien, devant deux hommes à l’air respectable, vêtus de robes noires avec des capuchons de moine, qu’il prit pour des ecclésiastiques et salua d’une respectueuse révérence. Son compagnon lui fit alors observer que c’étaient des Juifs et qu’en les saluant, il s’était presque rendu coupable d’un acte d’idolâtrie et, par conséquent, avait commis un péché mortel. En effet, si un chrétien témoigne de la déférence pour un Juif, il fait du tort au christianisme, parce que les Juifs ainsi honorés pourraient se vanter d’être supérieurs aux chrétiens, mépriser le christianisme et repousser le baptême. C’était là, en effet, la série d’accusations dirigées par les dominicains contre Reuchlin, à qui ils reprochaient surtout de se montrer l’ami des Juifs. Pour corroborer son dire, le jeune théologien raconte qu’un jour il s’agenouilla, dans l’église, devant l’image d’un Juif armé d’un marteau qu’il avait pris pour saint Pierre. Quand il confessa ensuite sa méprise à un dominicain, celui-ci lui affirma que cet acte, quoique accompli par mégarde, constituait un péché mortel, et qu’il ne pourrait pas lui donner l’absolution s’il ne possédait pas justement les pouvoirs d’un évêque. Un tel acte accompli sciemment ne pourrait être pardonné que par le pape. Le théologien conseilla alors à maître Pellifex de se confesser à l’official, parce qu’en regardant attentivement il aurait bien reconnu les Juifs par la roue jaune attachée à leurs vêtements. Pellifex demande donc à Ortuin si son péché est véniel ou mortel, et s’il peut être absous par un prêtre quelconque ou seulement par l’évêque, ou s’il faut s’adresser au pape. Il prie aussi Ortuin de lui faire savoir s’il ne pense pas que les bourgeois de Francfort aient tort de laisser les Juifs s’habiller comme les saints docteurs de la théologie. L’empereur ne devrait pas permettre qu’un Juif, un vrai chien, ennemi du Christ... (c’étaient là les épithètes dont les dominicains qualifiaient les Juifs).

Dans toute l’Europe occidentale, ces Lettres soulevèrent un immense éclat de rire. Quiconque comprenait le latin en Allemagne, en Italie, en France et en Angleterre, voulait les connaître. On raconte qu’Érasme, qui souffrait d’un abcès au cou au moment où il lisait ces lettres, en rit tellement que son abcès s’ouvrit. Dorénavant, les dominicains étaient jugés dans l’opinion publique, quel que fût l’arrêt que prononcerait le pape. De tous côtés on cherchait à savoir qui était l’auteur de ces lettres. Les uns les attribuaient à Reuchlin, les autres à Érasme, à Hutten ou à quelque autre humaniste. Hutten donna la vraie réponse : Il faut les attribuer à Dieu lui-même, disait-il. On peut voir, en effet, l’action de la Providence dans ce fait qu’une simple discussion au sujet du Talmud ait pris peu à peu le caractère d’une lutte entre les préjugés du moyen âge et l’esprit éclairé des temps modernes, et soit devenue un des événements les plus importants de l’histoire.

Ridiculisés ainsi par leurs adversaires, les dominicains songèrent à s’en venger sur les Juifs. Ceux-ci, malheureusement, continuaient d’être exposés à toutes les vexations. Si quelques chrétiens éclairés montraient, dans leurs écrits, une certaine bienveillance pour le judaïsme, la chrétienté en général détestait les Juifs et leurs croyances. S’il est chrétien de haïr les Juifs, disait alors Érasme, nous sommes tous d’excellents chrétiens. Leurs ennemis réussissaient donc facilement à leur nuire. Maintes fois déjà, Pfefferkorn avait insinué qu’on ne trouvait plus en Allemagne que trois communautés juives importantes, celles de Ratisbonne, de Francfort et de Worms. Ces communautés détruites, on en aurait fini avec les Juifs d’Allemagne.

Pour obtenir l’expulsion des Juifs de Francfort et de Worms, leurs ennemis agirent sur l’esprit du jeune margrave Albert de Brandebourg, d’abord évêque de Magdeburg et récemment promu archevêque de Mayence. A la suite d’excitations venues sans doute de Cologne, ce prélat, qui acquit une triste célébrité à l’époque de la Réforme, invita des ecclésiastiques, des laïques et des municipalités, notamment celles de Francfort et de Worms, à se réunir à Francfort pour décider l’expulsion définitive des Juifs d’Allemagne. De nombreux délégués répondirent à cet appel (7 janvier 1516). A cette réunion, on proposa que tous les États s’unissent pour renoncer à tous les avantages et profits que leur procuraient les Juifs et les exiler à tout jamais. Cette résolution devait ensuite être soumise à la ratification de l’empereur. Selon la coutume des assemblées allemandes, on fixa une nouvelle réunion (8 mars) où l’on voterait définitivement cette motion.

Devant l’imminence du danger, les Juifs se décidèrent à envoyer une députation auprès de l’empereur Maximilien pour solliciter sa protection. Le souverain se souvint heureusement que les Juifs d’Allemagne, tout en étant les sujets de divers princes et seigneurs, ne dépendaient, en réalité, que de lui comme serfs de la chambre impériale. Il adressa donc une missive très sévère à Albert de Brandebourg, au chapitre de Mayence, ainsi qu’à tous ceux qui avaient pris part à la diète de Francfort, pour leur témoigner son mécontentement et leur interdire de se réunir au jour fixé. Pour le moment, les Juifs de cette région étaient sauvés. Mais peu de temps après la mort de Maximilien, à la suite de l’émeute des ouvriers et des intrigues du fougueux prédicateur de la Cathédrale, Balthazar Hubmayer, la vieille communauté juive de Ratisbonne, si estimée et si considérée, fut condamnée à l’exil (février 1519).

Et le procès de Reuchlin ? Il n’avançait pas vite, mais pourtant il avançait. Prévoyant que la commission qui l’instruisait se prononcerait en faveur de Reuchlin, Hochstraten demanda à le porter devant un concile, sous prétexte qu’il ne s’agissait pas d’une affaire judiciaire, mais d’un point de doctrine chrétienne. Léon X y consentit, parce qu’il y voyait le moyen de ne mécontenter personne. Car, d’un côté, Maximilien et plusieurs princes allemands le pressaient d’acquitter enfin Reuchlin, et, de l’autre, le roi de France et le jeune Charles, alors duc de Bourgogne et plus tard empereur d’Allemagne, roi d’Espagne et souverain d’Amérique, exigeaient que le Miroir fût condamné. Le pape saisit donc avec empressement l’occasion qui s’offrait de dégager sa responsabilité. Il choisit une commission parmi les membres du grand concile de Latran, qui était alors réuni, pour examiner à nouveau l’affaire et prononcer le verdict. Cette commission aussi donna tort à Hochstraten. Mais celui-ci ne se tint pas encore pour battu. A force de démarches et de sollicitations, il décida Léon X à suspendre indéfiniment le prononcé du jugement. Malgré tout, les dominicains avaient subi un échec, et Hochstraten quitta Rome confus et irrité. Son énergie n’avait pourtant pas faibli, et il ne désespérait pas de pouvoir recommencer la lutte dans des circonstances plus favorables.

En évitant de se déclarer ouvertement pour l’une on l’autre partie, Léon X avait espéré qu’il ne mécontenterait ni les humanistes ai les obscurants et qu’il réussirait ainsi à les calmer tous. Nais cette longue lutte avait surexcité les esprits, et des deux côtés on désirait une guerre à mort. Quand Hochstraten revint de Rome, sa vie ne fut pas en sûreté. Plusieurs fois, on essaya de le tuer. Les dominicains eux-mêmes, et à leur tête le provincial de l’ordre, Éberhard de Clèves, ainsi que tout le chapitre de Cologne, avouèrent à Léon X, dans une lettre officielle, que, par suite de ces débats, ils étaient haïs et méprisés, que les écrivains et les orateurs les représentaient comme ennemis de la paix et de l’humanité, que leurs prédicateurs étaient bafoués et leurs confessionnaux délaissés. Du reste, Hutten, depuis qu’il avait appris à connaître à Rome la cour pontificale, mettait tout en œuvre pour briser en Allemagne le pouvoir du clergé.

Cependant, même après le compromis adopté par le pape, la lutte entre Reuchlin et les dominicains continua sur un autre terrain. Reuchlin essaya de prouver que, loin d’être nuisibles au christianisme, les oeuvres juives pouvaient servir, au contraire, à en démontrer la vérité et le caractère divin. Il pensait surtout à la Cabale, où il croyait réellement trouver des arguments en faveur de sa religion. A son grand regret, il ne pouvait pas encore se diriger dans les dédales de cette doctrine mystique. Mais il désirait ardemment la connaître, car il était convaincu qu’il réussirait à montrer l’analogie des conceptions de la Cabale avec les idées chrétiennes et à mettre ainsi à néant les doutes élevés par ses ennemis sur son orthodoxie, sa loyauté et son érudition. Un malheureux hasard lui fit connaître l’existence de quelques écrits cabalistiques des plus absurdes et des plus insensés, ceux de Joseph Giquatilla, de Castille, que l’apostat Paul Riccio venait de traduire en latin. Dès qu’il les eut entre les mains, il les étudia avec passion et publia la Science de la Cabale, qu’il dédia à Léon X. Il voulut sans doute démontrer au pape, par son ouvrage, qu’il avait eu raison de défendre les ouvrages juifs contre les dominicains, puisque la Cabale confirmait avec éclat la vérité des dogmes chrétiens. Il est vrai que Reuchlin n’était alors pas seul à témoigner cette prédilection pour la Cabale. Plusieurs cardinaux, et le pape lui-même, étaient convaincus que cette doctrine mystique pourrait servir à l’affermissement de l’Église. Du reste, quelque temps plus tard, Léon X encouragea l’impression du Talmud. En 1519, un riche et généreux imprimeur chrétien d’Anvers, Daniel Bomberg, publia une édition complète du Talmud de Babylone, avec des commentaires, en douze volumes in-folio, qui servit de modèle aux éditions postérieures. Le pape accorda à l’imprimeur des privilèges pour le protéger contre la contrefaçon.

Mais il se produisit alors en Allemagne un mouvement qui fit bientôt totalement oublier les démêlés de Reuchlin et des dominicains, un mouvement qui ébranla la papauté, fit chanceler l’Église catholique sur sa base et changea l’aspect de l’Europe. C’était la Réforme. Au début, l’agitation provoquée par les réformateurs n’était, en réalité, que la continuation de la lutte engagée au sujet du Talmud, et elle aurait été peut-être étouffée dans son germe si elle n’avait pas été soutenue et développée par un homme d’une énergie et d’une fermeté exceptionnelles. Cet homme s’appelait Martin Luther. D’un caractère passionné et d’une volonté inflexible, Luther, obligé de défendre ses idées et de répondre aux objections incessantes de ses contradicteurs, s’affermit de plus en plus dans la conviction que le pape n’était pas infaillible et que le christianisme devait s’appuyer, non pas sur la volonté des papes, mais sur les saintes Écritures.

Dans une comédie qui, à l’origine, parut en français ou en latin et fut ensuite traduite en allemand, Jean Reuchlin est très clairement présenté comme le créateur de ce mouvement de libre examen, qui prit un développement si imprévu. On y voit, en effet, un savant, portant inscrit sur le dos le nom de Capnion (Reuchlin), qui jette sur la scène un paquet de baguettes, les unes droites et les autres courbées, et puis s’en va. Arrive un autre personnage (Érasme) qui s’efforce d’arranger ces baguettes et de redresser celles qui sont courbées ; il n’y réussit pas, secoue la tête et disparaît. Hutten aussi se montre dans cette comédie. Luther, en habit de moine, apporte un tison et met le feu aux baguettes courbées. Un autre personnage, couvert du manteau impérial, frappe sur le feu avec son épée et ne fait que l’attiser davantage. Enfin, le pape arrive et s’empare d’un seau pour éteindre le feu. Mais ce seau est rempli d’huile, et te pape est stupéfait, après en avoir répandu le contenu sur le feu, de voir les flammes s’étendre avec une plus grande rapidité. Pfefferkorn et le Talmud auraient dû figurer également dans cette comédie, car ils ont fourni la mèche pour allumer cet incendie.

Du reste, à ce moment, l’incendie avait déjà fait des ravages considérables. A la diète de Worms, Luther avait définitivement rompu avec la papauté. L’empereur Charles, quoique poussé par ses propres sentiments et par ses conseillers à faire monter Luther comme hérétique sur le bûcher, le laissa pourtant partir sain et sauf de Worms. Il espérait pouvoir agir plus facilement sur le pape tant que le grand réformateur serait en liberté. Ce ne fut que plus tard qu’il te mit au ban de l’empire.

Luther se réfugia à la Wartburg. Là, dans la solitude, il traduisit la Bible en allemand. Pendant ce temps, les partisans les plus exaltés de la Réforme détruisaient dans la région de Wittemberg toute l’organisation de l’Église, modifiant les offices dans les églises, supprimant la messe, relevant les moines de leurs vœux, et permettant le mariage aux prêtres. La Réforme fit des progrès rapides. Elle envahit l’Allemagne du Nord, le Danemark et la Suède, pénétra en Prusse, en Pologne, en France et jusque dans l’Espagne, ce pays du fanatisme et des persécutions. Zwingli, le réformateur de la Suisse, après de longues hésitations, se sépara aussi de l’Église romaine et introduisit dans son pays le nouveau service divin.

Au début, la Réforme apporta une petite amélioration à la situation des Juifs. Pendant que les catholiques et les protestants se combattaient, ils ne persécutaient pas les Juifs. Luther lui-même plaida leur cause, au commencement, traitant de mensonges les accusations dirigées contre eux. Voici ce qu’il dit à leur sujet, dans son langage rude et un peu vif : Quelques théologiens arriérés excusent la haine contre les Juifs en proclamant, dans leur orgueil, que les Juifs sont les serfs des chrétiens et la propriété de l’empereur. Mais quelqu’un voudra-t-il adopter notre religion, fût-il le plus doux et le plus patient des hommes, s’il voit que nous traitons les Juifs avec tant de cruauté et que nous nous conduisons à leur égard, non pas comme des chrétiens, mais comme des bêtes sauvages ?

Dans un écrit qui portait ce titre bien caractéristique : Jésus, Juif de naissance (1523), Luther se prononce encore d’une façon plus catégorique contre les persécutions des Juifs : Papistes, évêques, sophistes, moines, tous ces insensés ont traité les Juifs de telle manière que tout bon chrétien devait souhaiter forcément de devenir Juif. Si j’avais été Juif et que j’eusse vu le christianisme inspirer des actes si iniques, j’aurais mieux aimé être un pourceau qu’un chrétien. Ils ont agi envers les Juifs comme envers des chiens et les ont accablés d’outrages. Pourtant, ces Juifs sont proches parents de Notre-Seigneur... Si vous voulez les aider, suivez à leur égard la loi chrétienne de l’amour, et non pas les ordres du pape, accueillez-les avec bienveillance, laissez-les travailler avec vous pour qu’ils aient des raisons de rester avec vous.

Quelques Juifs à l’imagination ardente voyaient déjà dans la rébellion des protestants contre la papauté la fin du christianisme et le triomphe de leurs propres croyances. Pour d’autres, c’était l’approche de l’époque messianique. Trois savants juifs se rendirent même auprès de Luther, convaincus qu’ils réussiraient facilement à l’amener au judaïsme. En réalité, ce sont les études hébraïques, bien plus que les Juifs mêmes, qui profitèrent de la Réforme. Reuchlin avait seulement formulé le modeste vœu qu’on enseignât l’hébreu pendant quelque temps dans les rares Universités allemandes. Mais, sous l’influence de la Réforme et devant la certitude que la Bible resterait un livre clos tant qu’on ne pourrait pas la lire dans le texte original, princes et Universités créèrent des chaires d’hébreu, non seulement en Allemagne et en Italie, mais aussi en France et en Pologne. On délaissa de plus en plus la Muse classique, légère et souriante, qui avait détourné les esprits de l’Église, pour l’enseignement plus austère de la littérature hébraïque. Jeunes gens et hommes faits se groupèrent autour de savants juifs pour apprendre l’hébreu. Au grand scandale des fanatiques des deux religions, il en résulta des relations plus cordiales entre les maîtres juifs et les élèves chrétiens, et ainsi plus d’un préjugé s’évanouit.

Parmi les maîtres juifs qui répandirent la connaissance de la langue hébraïque parmi les chrétiens, le plus célèbre fut un grammairien d’origine allemande, Élia Lévita (né vers 1468 et mort en 1549). A la suite du sac de Padoue, il s’était rendu par Venise à Rome, où le cardinal Egidio de Viterbe l’accueillit chez lui, pour qu’il lui enseignât la grammaire hébraïque et la Cabale, et subvint à son entretien et à celui de sa famille pendant plus de dix ans. Entre autres chrétiens de distinction, Lévita eut comme élève Georges de Selves, évêque de Lavaur, qui était ambassadeur de France à Rome. Les rabbins d’esprit étroit lui reprochaient ses rapports fréquents avec les chrétiens, mais il leur déclarait qu’en réalité la cause du judaïsme en profitait, puisque ses élèves devenaient amis des Juifs. Un autre motif d’aversion des orthodoxes pour Lévita, c’est qu’il soutenait que les signes des voyelles hébraïques, loin d’avoir été révélés sur le Sinaï, n’étaient même pas encore connus à l’époque talmudique. Son opinion souleva dans certains milieux un véritable orage, absolument comme s’il avait nié la Révélation. Ses descendants mêmes éprouvèrent plus tard les effets de cette hostilité.

D’autres savants juifs enseignèrent l’hébreu aux chrétiens. On a déjà vu qu’Obadia Sforno avait été le maître de Reuchlin. Il faut aussi mentionner Jacob Mantino et Abraham de Balmes, contemporains de Lévita. En général, il régnait à ce moment, dans la chrétienté, un vif enthousiasme pour les études hébraïques. Dans plusieurs villes d’Italie et d’Allemagne, même là où ne demeurait aucun Juif, on imprimait des grammaires hébraïques, anciennes ou récentes. Tous voulaient savoir l’hébreu et comprendre les livres saints dans leur texte original. Luther aussi étudia la langue hébraïque, pour mieux se pénétrer de l’esprit de la Bible.

Chose extraordinaire, cet amour de l’hébreu se manifesta jusque dans l’Université de Paris. On sait que la Sorbonne avait condamné au feu le Miroir de Reuchlin, qui parlait en faveur du Talmud et des études hébraïques. Six ans plus tard, elle possédait une chaire d’hébreu et une imprimerie hébraïque, et c’était Guillaume Haquinet Petit, le principal instigateur de la condamnation du Miroir, qui encourageait l’enseignement de la littérature juive. Sur son conseil, le roi François Ier appela en France augustin Justiniani, évêque de Corse, qui était familiarisé avec l’hébreu. Il invita également Elia Lévita, probablement sur la proposition de Georges de Selves, à venir occuper la chaire d’hébreu à Paris. C’était là un progrès immense. Qu’on songe que depuis un siècle, aucun Juif ne pouvait se fixer ni mène séjourner dans la France proprement dite, et voici qu’on propose à un Juif de venir occuper une situation élevée et instruire des chrétiens. Pourtant Elia Lévita déclina cette offre. Il appréhendait de se trouver seul comme Juif en France, et, d’un autre coté, il ne se sentait pas de taille à essayer de provoquer le rappel de ses coreligionnaires. Ce fut donc Justiniani qui accepta la mission d’enseigner l’hébreu en France. Il inaugura son enseignement à l’Université de Reims. Pour pouvoir mettre une grammaire hébraïque entre les mains des étudiants, il fit imprimer l’ouvrage sans valeur de Moïse Kimhi. Il imprima également à Paris (1520), lui dominicain, une traduction latine du Guide des égarés de Maïmonide, ce traité de philosophie religieuse qui, sur la demande de rabbins fanatiques, appuyées par les dominicains, avait été brûlé dans cette ville trois siècles auparavant. Les maîtres chrétiens avaient naturellement besoin de recourir aux lumières de savants juifs pour leur enseignement de l’hébreu. Quand Paul Fagius, prêtre réformateur et disciple de Reuchlin, voulut fonder une imprimerie hébraïque à Isny, il demanda le concours de Lévita. Celui-ci le lui accorda, parce qu’il avait besoin d’un éditeur pour ses lexiques chaldéen et talmudique.

La Réforme appela aussi de nouveau l’attention sur la Bible, qui était négligée depuis fort longtemps. Cet admirable monument des temps antiques avait été enveloppe de tant de voiles, altéré par tant de fausses interprétations et surchargé de tant de commentaires qu’il en était devenu absolument méconnaissable. Comme on avait essayé de trouver toutes les idées, toutes les conceptions et tous les systèmes dans l’Écriture sainte, on n’en comprenait plus le vrai sens. Les laïques chrétiens ne connaissaient plus la Bible, parce que la papauté, défiante, en avait interdit la traduction en langue vulgaire, et les ecclésiastiques ne la connaissaient que fort mal par la Vulgate latine, qui fausse fréquemment le sens du texte. Ce fut donc un événement important quand Luther la traduisit, dans sa solitude de la Wartburg, en langue allemande. Pour beaucoup, c’était comme une nouvelle Révélation, qui illuminait leur esprit d’une clarté radieuse. Les catholiques eux-mêmes furent obligés de violer la prescription des papes et de donner des versions de la Bible en langue vulgaire. Aussi fut-elle traduite successivement dans presque toutes les langues européennes. Chez les Juifs aussi, on sentait la nécessité de faire connaître la Bible au peuple. Elia Lévita la traduisit en allemand à Constance, quand il retourna d’Isny à Venise, et un Marrane de Ferrare, Duarte de Pinel, dont le nom juif était Abraham Usque, en donna une version espagnole. Entraîné par le courant, Daniel Bomberg n’hésita pas à entreprendre la tâche considérable d’imprimer l’Ancien Testament avec les commentaires de Raschi, d’Ibn Ezra, de Kimhi, de Gersonide et d’autres savants. Cette Bible rabbinique eut un tel succès qu’il fallut, depuis, en donner sans cesse de nouvelles éditions.