HISTOIRE DES JUIFS

TROISIÈME PÉRIODE — LA DISPERSION

Deuxième époque — La science et la poésie juive à leur apogée

Chapitre XVII — Pérégrination des Juifs et des Marranes d’Espagne et du Portugal — (1497-1520).

 

 

L’expulsion des Juifs d’Espagne inaugure une période nouvelle pour le judaïsme tout entier, car cette catastrophe eut des conséquences désastreuses non seulement pour les proscrits, mais pour les Juifs de tous les pays. Aux yeux de leurs coreligionnaires, les Juifs espagnols ou Sefardim[1] formaient une véritable aristocratie, comprenant même des descendants directs de la famille royale de David. La douleur fut donc générale en Israël quand on apprit que ces Juifs, nobles entre tous, avaient été frappés, eux aussi, et plus durement encore que leurs frères des autres contrées.

Décimés, en effet, par la famine, la peste, les naufrages et les misères de toute sorte, les proscrits espagnols, d’abord au nombre de plusieurs centaines de mille, étaient considérablement réduits. Les débris erraient à l’aventure, avec des figures de spectres, chassés de pays en pays et mendiant leur pain, eux, les princes d’Israël, aux portes de leurs frères. A leur sortie d’Espagne, ils possédaient au moins trente millions de ducats, mais toutes ces; richesses s’étaient comme fondues dans leurs pérégrinations. Ils se trouvaient donc dans le plus grand dénuement, entourés partout d’ennemis contre lesquels l’argent seul aurait pu les protéger. A cette époque, des Juifs d’Allemagne furent également chassés de quelques villes de l’ouest et de l’est de l’empire. Hais leurs souffrances étaient loin d’égaler celles des Sefardim. Ils n’avaient pas connu, comme ces derniers, les agréments d’une existence. confortable et le bonheur de posséder une patrie, et ils étaient habitués de longue date aux avanies et aux violences.

Cinquante ans après leur bannissement de l’Espagne et du Portugal, les exilés étaient disséminés à travers le monde entier. On en rencontrait un groupe ici, là une famille ou quelques traînards isolés. C’était comme une sorte de migration de peuples se dirigeant vers l’Orient, surtout du côté de la Turquie. On aurait dit qu’ils voulaient se rapprocher de leur ancienne patrie. Mais que de maux ils eurent à endurer et d’obstacles à vaincre avant de retrouver le calme et la sécurité !

Parmi les fugitifs, la famille d’Abrabanel fut très éprouvée. Le chef de la famille, Isaac Abrabanel, que Ferdinand Ier, roi de Naples, et son fils Alphonse avaient nommé à un poste élevé, dut fuir de Naples devant l’invasion française et chercher un refuge, avec son souverain, en Sicile d’abord et ensuite dans l’île de Corfou. Il se fixa définitivement à Monopoli, dans l’Apulie. Complètement ruiné, séparé de sa femme et de ses enfants, il vivait dans la douleur et l’affliction, et ne trouvait quelque consolation que dans l’étude de la Bible.

Son fils aîné, Juda Léon Médigo, était établi à Gènes. Malgré l’existence tourmentée à laquelle il était condamné, malgré son chagrin de s’être vu arracher son fils, élevé en Portugal dans la foi chrétienne, il s’adonnait aux plus hautes spéculations. Il était supérieur à son père par la culture de son esprit et la variété de ses connaissances. Pour gagner sa rie, il professa la médecine et reçut pour cette raison le surnom de Medigo, mais il manifestait une prédilection particulière pour l’astronomie, les mathématiques et la philosophie. Il fut attaché comme médecin au capitaine-général d’Espagne, Gonzalve de Cordoue, conquérant et vice-roi de Naples. Gonzalve ne partageait point la haine de son souverain pour les Juifs. Quand, après la conquête du royaume de Naples (1504), Ferdinand le Catholique se proposa d’expulser les Juifs du pays, Gonzalve combattit ce projet en faisant remarquer qu’ils étaient peu nombreux et que leur départ serait très préjudiciable à l’État, parce qu’ils émigreraient à Venise et y apporteraient leur activité et leurs richesses. Le roi tint compte des conseils de Gonzalve, mais autorisa le saint-office à établir un tribunal d’inquisition à Bénévent, pour surveiller les Marranes émigrés d’Espagne et de Portugal.

Le deuxième fils d’Isaac Abrabanel, Isaac II, exerça la médecine à Reggio, d’abord, et ensuite à Venise, où il fut rejoint par son père. Enfin, le plus jeune fils, Samuel, qui devint plus tard le protecteur de ses coreligionnaires, était allé, sur l’ordre de son père, d’Espagne à Salonique pour y fréquenter l’école talmudique, et où il vécut heureux et tranquille.

A Venise, le vieux Abrabanel fut encore une fois amené à s’occuper d’affaires politiques. A l’occasion d’une discussion d’intérêts qui s’était élevée entre la cour de Lisbonne et la république de Venise, et à laquelle il réussit à mettre fin, il sut faire apprécier par quelques sénateurs vénitiens son habileté financière et politique, et fut consulté, dés lors, pour toutes les questions importantes. Mais les péripéties douloureuses de ses nombreuses pérégrinations avaient eu raison de son énergie et de sa vigueur physique, et avant sa soixante-dixième année il était déjà un vieillard débile et caduc. II est vrai qu’il aurait fallu aux proscrits de la péninsule ibérique un corps d’airain pour ne pas succomber, avant l’âge, aux maux qui les atteignirent.

Pourtant, leur fermeté d’âme resta à la hauteur de leurs souffrances. Ils se montraient presque fiers d’être si malheureux. Dans l’esprit des Juifs sefardim existait, plus ou moins nettement, cette idée qu’ils devaient être particulièrement aimés de Dieu pour qu’il les eût frappés avec tant de rigueur. Aussi, contre toute attente, triomphèrent-ils rapidement du découragement. Dès qu’ils furent un peu remis des coups terribles qui leur avaient été portés, ils marchèrent de nouveau la tête haute. Ils avaient tout perdu, hormis leur fierté et leurs allures castillanes. Bien que la haute culture exit moins d’adeptes parmi eux depuis que le judaïsme s’était laissé envahir par l’esprit étroit et sectaire des ennemis de la science et que l’intolérance les avait exclus de la société chrétienne, ils étaient pourtant encore supérieurs aux Juifs des autres pays par leurs connaissances variées, leur maintien digne, leur langage élégant et orné. Conservant au fond du cœur un profond attachement pour leur ingrate patrie, qui les avait expulsés, ils transplantèrent la langue et les manières espagnoles dans toutes les contrées où ils s’établirent, en Afrique comme dans la Turquie d’Europe, en Syrie et en Palestine comme dans l’Italie et les Flandres. Aussi la langue castillane s’est-elle, conservée parmi leurs descendants, presque dans toute sa pureté, jusqu’à nos jours.

Sous ce rapport, ils formaient un vif contraste avec les Juifs allemands ou Aschkenazim, qui parlaient un jargon corrompu et considéraient presque comme un devoir religieux de vivre séparés des chrétiens. Les Sefardim, au contraire, se mêlaient à la société chrétienne, où ils savaient se faire estimer pour la fermeté et la dignité de leur caractère. Il leur importait d’avoir un extérieur convenable, une tenue soignée, un langage choisi ; dans leurs synagogues, ils avaient une attitude respectueuse. Leurs rabbins prêchaient en espagnol ou en portugais, s’attachant à bien débiter leurs sermons.

Les autres Juifs reconnaissaient la supériorité de leurs coreligionnaires sefardim, dont l’influence ne tardait pas à prévaloir là même où ils se trouvaient en minorité. Durant le siècle qui suivit leur expulsion, ils furent mêlés partout, excepté en Allemagne et en Pologne, à tous les événements de l’histoire juive, les noms de leurs chefs se trouvèrent partout en vedette, et ils fournirent des rabbins, des écrivains, des penseurs et des rêveurs.

Tout le long de la côte de l’Afrique septentrionale et dans la partie habitable de l’intérieur, demeuraient de nombreux Juifs sefardim, qui n’avaient cessé d’y émigrer depuis la sanglante persécution de 1391 jusqu’à l’expulsion définitive des Juifs d’Espagne. Soumis à la tyrannie des petits princes berbères et aux caprices cruels de la population maure, et parfois même contraints de porter des vêtements spéciaux pour se distinguer du reste de la population, les Juifs pouvaient pourtant donner libre cours à leur activité, dans ces contrées, déployer à leur aise toutes les facultés de leur esprit et arriver à des situations élevées. Le souverain du Maroc comptait parmi ses conseillers un Juif qui lui avait rendu d’importants services. A Fez, où se trouvait une communauté juive de cinq mille familles, vivait un Juif d’origine espagnole nommé Samuel Alavensi, que le roi aimait pour son courage et sa grande valeur, et que la population, confiante en son habileté et sa loyauté, plaça à sa tête comme chef. La ville de Tlemcen était habitée en grande partie par des Juifs sefardim. Après la proscription d’Espagne, un des exilés, Jacob Berab, âgé de dix-huit ans (1474-1541), vint se réfugier dans cette ville, où il se distingua bientôt par sa grande activité. Il était peut-être, à cette époque, le rabbin le plus instruit et le plus intelligent, après son collègue allemand, Jacob Polak. Mais s’il avait beaucoup d’admirateurs, il s’était également attiré de nombreuses inimitiés par son entêtement, sa manie d’ergoter et son caractère insupportable.

La communauté d’Alger, qui avait perdu depuis quelque temps de son importance, était alors dirigée par un descendant de réfugiés espagnols de 1391, Simon Duran II, fils de Salomon Duran. De son temps, Simon fut considéré, ainsi que son frère, comme une autorité religieuse. A l’exemple de son père, il manifestait en toute circonstance les sentiments les plus élevés, n’hésitant jamais à risquer sa fortune et sa vie quand il s’agissait de défendre la religion ou la morale ou de venir en aide aux proscrits d’Espagne. Un jour que cinquante de ces malheureux, qui avaient été jetés par un naufrage sur la côte de Séville, incarcérés et retenus en prison pendant deux ans et finalement vendus comme esclaves, arrivèrent à Alger, Simon Duran fit les plus louables efforts pour recueillir dans sa petite communauté la somme de 700 ducats exigée pour leur rançon.

A Tunis aussi, deux sefardim distingués trouvèrent un refuge pendant quelques années : ce furent l’historien et astronome Abraham Zacuto, alors au déclin de la vie, et un homme plus jeune, Moïse Alaschkar. Bien que Zacuto eût dirigé, dans la péninsule ibérique, une école de mathématiques et d’astronomie fréquentée par des élèves chrétiens et musulmans, et eût publié des ouvrages qui étaient beaucoup lus et utilisés, il fut condamné, après l’expulsion des Juifs, à mener la vie errante et misérable de banni et ne put échapper qu’avec peine à la mort. Il semble avoir trouvé un peu de tranquillité à Tunis, où il acheva (en 1504) sa chronique connue sous le nom de Yokasin, et qui est plus célèbre qu’utile. Cet ouvrage se ressent, en effet, de l’âge avancé et de la situation précaire de son auteur, qui manqua, du reste, des documents nécessaires pour écrire une histoire sérieuse. Le Yokasin a pourtant un grand mérite, il réveilla parmi les Juifs le goût des recherches historiques.

Moïse ben Isaac Alaschkar, qui résida à Tunis en même temps que Zacuto, était un talmudiste remarquable, comme son maître Samuel Alvalensi, mort à un âge peu avancé. Esprit juste et ouvert, il défendit Maïmonide et sa philosophie contre les attaques et les anathèmes des obscurantistes, tout en marquant sa prédilection pour la Cabale.

Les succès remportés par les Espagnols dans le nord de l’Afrique semblent avoir engagé Zacuto, Alaschkar et beaucoup d’autres Juifs à quitter Tunis, car ils connaissaient par expérience la cruauté des fanatiques Espagnols et ne voulaient pas s’exposer à tomber entre leurs mains. Zacuto se réfugia en Turquie, où il mourut (avant 1515) probablement peu de temps après son arrivée, et Alaschkar se rendit en Égypte, où ses connaissances étendues et ses richesses lui assurèrent rapidement une situation considérable.

En Égypte, et notamment au Caire, la capitale, se trouvaient également de nombreux fugitifs juifs d’Espagne. Quand les exilés arrivèrent dans ce pays, toutes les communautés juives étaient encore soumises, comme autrefois, à l’autorité d’un juge supérieur ou prince juif (naguid ou reïs). Cette fonction était alors remplie par Isaac Kohen Schalal ou Scholal, homme d’une rare loyauté, très considéré du sultan d’Égypte, et heureux de pouvoir mettre son influence et sa fortune au service des proscrits d’Espagne. Parmi ces derniers, il faut surtout mentionner David ibn Abi Zimra (né vers 1470 et mort vers 1573), élève du mystique Joseph Saragossi, qui s’était fixé au Caire. Instruit, vertueux, riche et chef d’une nombreuse famille, Ibn Abi Zimra acquit très vite au Caire une situation prépondérante et fut regardé bientôt comme la plus haute autorité religieuse du pays.

Un changement politique survenu en Égypte assura aux Juifs espagnols la suprématie sur leurs coreligionnaires indigènes. Dans une bataille livrée prés d’Alep, Sélim Ier, sultan de Constantinople, vainquit le dernier chef des mameluks d’Égypte. A la suite de cette victoire, il s’empara de ce pays ainsi que de la Syrie et de la Palestine, qui en dépendaient (1517), et il organisa l’Égypte de façon qu’elle ne fût plus qu’une simple province turque, gouvernée par un pacha avec le titre de vice-roi. Un Juif d’origine espagnole, Abraham de Castro, fut chargé par Sélim de frapper pour l’Égypte les nouvelles monnaies turques. Grâce à ses richesses, son intelligence et sa générosité, de Castro acquit une grande autorité sur les fonctionnaires turcs et les Juifs d’Égypte. Très charitable, il distribua tous les ans en aumônes une somme de trois mille florins or, et il se préoccupa toujours sérieusement du bien-être de ses coreligionnaires.

Avant la conquête de l’Égypte par les Turcs, les communautés juives de ce pays avaient à leur tète, depuis des siècles, un grand-rabbin qui était investi d’un pouvoir très étendu. Il nommait les rabbins, jugeait en dernière instance les différends qui survenaient entre les Juifs d’Égypte, avait le droit de rejeter ou de ratifier tout nouveau règlement ou toute nouvelle ordonnance, et pouvait même infliger des punitions corporelles aux Juifs soumis à sa juridiction ; un traitement important était attaché à ses! fonctions.

Quand l’Égypte fut devenue province turque, Sélim Ier ou le vice-roi modifia totalement cette organisation. Chaque communauté fut autorisée à nommer elle-même son rabbin et à s’administrer sous sa propre responsabilité. Le dernier grand rabbin d’Égypte, Isaac Schalal, dut se démettre de ses fonctions et partit avec ses richesses pour Jérusalem, où il devint le bienfaiteur de la communauté naissante. La direction religieuse du Caire fut confiée agi proscrit espagnol David ibn Abi Zimra, qui était tenu en telle estime qu’il put abolir sans opposition une vieille coutume, maintenue jusqu’alors à travers les siècles, par suite d’une fidélité exagérée à la tradition. En mémoire de la victoire remportée par le roi syrien Séleucus sur les autres généraux d’Alexandre le Grand, les Juifs de la Babylonie avaient adopté autrefois l’ère des Séleucides. La dynastie des Séleucides était éteinte depuis longtemps, et la Syrie avait été successivement conquise, depuis, par les Romains, les Byzantins, les Musulmans, les Mongols et les Turcs, mais les Juifs babyloniens et, après eux, les Juifs égyptiens avaient continué à recourir à l’ère des Séleucides pour indiquer la date, non seulement des événements historiques, mais aussi des lettres de divorce et autres documents de ce genre. En Palestine et en Europe, la population juive avait pris comme point de départ, pour la chronologie, la destruction de Jérusalem ou la création du monde, mais les Juifs d’Égypte étaient restés si obstinément attachés à l’ère des Séleucides qu’ils déniaient toute validité aux contrats de divorce qui n’étaient pas datés d’après cette ère. David ibn Abi Zimra mit fin à cet usage suranné en introduisant également en Égypte l’habitude de compter les années à partir de la création du monde.

Pendant que David était rabbin du Caire, un grave danger menaça les chefs de la communauté. Achmet Schaïtan (Satan), quatrième vice-roi d’Égypte, conçut le projet de rendre à l’Égypte son indépendance et de se placer à sa tète comme sultan. Après avoir réussi dans la première partie de son entreprise, il ordonna à Abraham de Castro de graver son nom sur les monnaies qu’il frappait. Castro fit semblant de lui obéir et lui demanda de lui faire remettre cet ordre par écrit. Dès qu’il eut cet ordre en sa possession, il quitta furtivement l’Égypte et se rendit à Constantinople, auprès de Soliman II, pour l’informer de la rébellion d’Achmet. Celui-ci, irrité de la dénonciation d’Abraham de Castro, fit saisir quelques Juifs, probablement les amis et les parents du dénonciateur, les jeta en prison et autorisa les mameluks à piller le quartier juif du Caire. II manda ensuite auprès de lui douze .notables de la communauté et les menaça de les faire tuer avec leurs femmes et leurs enfants s’ils ne lui versaient pas une certaine somme d’argent.

La somme demandée était beaucoup trop considérable pour pouvoir être payée par la communauté. Mais à toutes les supplications Achmet répondait par des menaces de mort. Désespérés, les Juifs organisèrent des prières publiques pour implorer la protection de Dieu. Quand une délégation de la communauté apporta au palais d’Achmet l’argent recueilli, qui formait à peine le dixième de la somme réclamée, le secrétaire intime du prince fit mettre les collecteurs aux fers et leur déclara qu’ils seraient exécutés ce jour même arec tous les autres membres de la communauté, dès que son maître sera sorti du bain. Mais pendant que le pacha était au bain, il fut surpris par un de ses vizirs, Mohammed-bey, et d’autres conjurés, et gravement blessé. Il parvint quand même à s’enfuir du palais, mais fut retrouvé, jeté en prison et décapité. Sur l’ordre de Mohammed-bey, les notables juifs furent remis en liberté. Les Juifs d’Égypte célébrèrent pendant quelque temps le jour où la communauté du Caire fut ainsi sauvée (28 adar 1524) sous le nom de Pourim du Caire.

A la suite de l’immigration de Juifs espagnols et portugais, les communautés juives de Jérusalem et d’autres villes palestiniennes gagnèrent aussi en importance et en considération. Dans l’espace de sept ans (de 1488 à 1495), le nombre des Juifs de Jérusalem s’éleva de soixante-dix à deux cents, et vingt ans plus tard (1495-1521) on y trouva quinze cents. L’aisance augmenta également dans la communauté de Jérusalem avec l’arrivée des émigrants. Vers 1488, presque tous les membres de la communauté étaient dans le- plus grand dénuement ; trente ans plus tard, il n’y avait plus que deux cents environ qui acceptaient l’aumône.

Chose plus importante, les mœurs s’améliorèrent également sous l’influence des Juifs sefardim. Jérusalem ne ressemblait plus à une caverne de brigands, comme au temps où Obadia di Bertinoro y arriva d’Italie et où une administration rapace, sans foi ni scrupules, opprimait et maltraitait les membres de la communauté et les poussait au désespoir ou à l’émigration. Tous étaient, au contraire, animés d’un véritable esprit de conciliation, de concorde et de justice. On y faisait encore montre, il est vrai, d’une piété exagérée, mais cette piété n’était plus associée à une scandaleuse immoralité.

Cette heureuse modification dans les sentiments et les mœurs était due en très grande partie à l’action du prédicateur italien Obadia di Bertinoro, qui, pendant plus de vingt ans, apprit à ses coreligionnaires de Jérusalem, par la parole et l’exemple, à être pieux sincèrement, mais sans ostentation, et à montrer de l’élévation dans la pensée et de la générosité dans les actes. A son arrivée à Jérusalem, il écrivit à un parent : S’il se trouvait dans ce pays un Juif intelligent et capable de diriger un groupe important d’hommes avec modération et douceur, il serait obéi, non seulement des Juifs, mais aussi des musulmans. Il ne prévoyait pas encore, à ce moment, qu’il accomplirait lui-même cette belle mission d’améliorer la situation morale et intellectuelle des Juifs de Jérusalem. Grâce à ses manières affables et à sa profonde bonté, il réussit à désarmer la malveillance et à guérir les plaies dont souffrait la communauté et qu’il avait eu le courage de montrer à nu. Les paroles me font défaut, dit un pèlerin italien de Jérusalem, pour louer convenablement Obadia. Il est l’homme le plus respecté du pays, rien ne se fait que par son ordre, et tous lui obéissent. Quand il prêche, les assistants l’écoutent avec ferveur, dans un silence religieux. Obadia avait été soutenu dans sa noble entreprise par les Juifs de la péninsule ibérique réfugiés à Jérusalem.

On peut sans doute attribuer également à Obadia di Bertinoro et à ses collaborateurs les ordonnances, animées d’un esprit si élevé, que la communauté elle-même s’imposa comme lois permanentes et fit graver sur une table, dans la synagogue. En vertu de ces ordonnances, il était défendu aux Juifs d’acheter des fausses monnaies ou de mettre en circulation celles qui étaient parvenues par hasard entre leurs mains ; il leur était également ordonné de ne pas boire de vin sur la tombe du prophète Samuel. Hommes et femmes avaient, en effet, l’habitude de se rendre pêle-mêle en pèlerinage sur cette tombe, d’y boire en abondance et d’y causer du scandale dans la fumée de l’ivresse.

La communauté de Jérusalem grandit encore en importance, lorsque Isaac Schalal y fut venu d’Égypte avec ses richesses et sa grande expérience.

A Safed, la ville relativement la plus récente de la Palestine, se trouvait également une nombreuse population juive, qui s’accrut peu à peu au point de dépasser à un certain moment celle de la communauté de Jérusalem. A la fin du XVe et au commencement du XVIe siècle, la communauté de Safed ne comptait, il est vrai, qu’environ trois cents familles juives, comprenant des aborigènes (Morisques), des Berbères et des Sefardim. Elle n’avait non plus, à l’origine, de talmudiste instruit dont l’autorité s’imposât et qui pût en prendre la direction. Ce fut un fugitif espagnol, Joseph Saragossi, qui l’organisa et la rendit assez forte pour lui permettre de rivaliser avec la cité sainte.

Expulsé d’Espagne, de la ville de Saragosse, Joseph Saragossi était venu chercher un refuge à Safed. Il fit pour les Juifs de cette ville ce qu’Obadia di Bertinoro avait fait pour ceux de Jérusalem. Doué, lui aussi, des plus belles vertus, affable, bienveillant pour tous, il prêchait sans cesse t’union et la concorde, s’efforçant de faire régner la paix dans les familles et entre les membres de la communauté. Son action bienfaisante se faisait sentir même parmi les Mahométans, qui lui témoignaient de l’affection et du respect. Quand il voulut repartir de Safed, la communauté le retint presque de force et lui assura un traitement annuel, dont les deux tiers étaient payés par le gouverneur musulman de la ville. Joseph Saragossi introduisit à Safed l’étude du Talmud, mais il y implanta également la Cabale.

A Damas, la capitale de la Syrie, s’était formée aussi, à côté de l’ancienne communauté aborigène composée de Juifs arabes, une nouvelle communauté espagnole. Celle-ci comptait, en ce temps, cinq cents familles. Peu de temps après leur arrivée, les réfugiés juifs d’Espagne construisirent à Damas une synagogue monumentale, qu’ils appelèrent khataïb. Leur nombre augmenta tellement qu’ils purent se diviser en plusieurs groupes, selon les districts espagnols dont ils étaient originaires.

Mais la plus grande partie des exilés espagnols se rendit dans la Turquie d’Europe. Quoique les habitants de ce pays n’eussent pas sans cesse à la bouche les grands mots d’amour et de fraternité des hommes, comme les chrétiens, ils accueillirent pourtant les fugitifs avec une cordiale bienveillance, et les sultans Bajazet II, Sélim I et Soliman Ier leur accordèrent les mêmes libertés qu’aux croyants des autres cultes, tels que les Arméniens et les Grecs. Tout joyeux de la sécurité dont ses coreligionnaires jouissaient en Turquie, un poète juif s’écrie dans son enthousiasme : L’Éternel a ouvert pour toi la Turquie, ô Jacob, afin d’y faire disparaître tes souffrances, comme il a autrefois entr’ouvert les flots de la mer pour y noyer les Égyptiens. Là, tu vis en liberté et tu peux pratiquer ouvertement le judaïsme, là… tu peux laisser de côté l’erreur, t’attacher à tes vieilles vérités et négliger des usages contraires aux prescriptions divines, que tes adversaires t’avaient condamné à observer.

Dans les premiers temps de leur séjour en Turquie, les Juifs furent particulièrement heureux, parce qu’on appréciait les services qu’ils rendaient au jeune empire. Les Turcs étaient d’excellents guerriers, mais c’était là leur seule qualité dont l’État pût tirer profit. Quant aux Grecs, aux Arméniens et aux adeptes des autres confessions chrétiennes, les sultans, qui avaient souvent des rapports très tendus avec les puissances chrétiennes, ne pouvaient se fier que médiocrement à eux, ils avaient à craindre d’être trahis. Par contre, ils pouvaient compter sur la fidélité, le dévouement et l’activité des Juifs. Ceux-ci représentaient à la fois la classe marchande et la bourgeoisie de la Turquie. Ils n’avaient pas seulement entre les mains le commerce du gros et du détail, mais exerçaient aussi les professions manuelles et pratiquaient les divers arts. C’est ainsi que les Marranes, qui avaient fui l’Espagne et le Portugal, fabriquaient pour les Turcs des armes à feu, des canons et de la poudre, et leur apprenaient à s’en servir.

On estimait surtout, en Turquie, les médecins juifs, élèves distingués de l’école de Salamanque, que la population préférait, pour leur habileté, leur culture, leur discrétion et leur prudence, à leurs collègues chrétiens et même musulmans. Le sultan Sélim eut pour médecin un Juif espagnol, nommé Joseph Hamon, dont le fils et le petit-fils occupèrent ensuite une situation analogue auprès d’autres sultans. Le fils, Moïse Hamon (né vers 1490 et mort avant 1565), attaché à la personne de Soliman Ier, fut encore plus considéré et plus influent que le père. Très instruit et d’un caractère très ferme, il accompagnait d’habitude le sultan à la guerre. De Perse, où il avait suivi son maître dans une campagne, Moïse Hamon ramena (vers 1535) un savant juif, du nom de Jacob Tous ou Taws, qui avait traduit le Pentateuque en persan. Plus tard, il fit imprimer à ses frais cette traduction persane, avec une version chaldéenne et une version arabe. Moise Hamon mettait au service de ses coreligionnaires et du judaïsme la considération dont il jouissait auprès de son souverain.

La communauté juive de Constantinople, qui s’était accrue considérablement par l’affluence des fugitifs de la péninsule ibérique, était, à cette époque, la plus Importante de l’Europe ; elle comptait près de 30.000 âmes et possédait quarante-quatre synagogues, c’est-à-dire quarante-quatre groupes différents. Les Juifs de la capitale ottomane, comme ceux des autres villes, ne formaient pas, en effet, une association unique, mais étaient divisés, dans chaque localité, en groupes, d’après leurs divers lieux d’origine. Chacune de ces fractions de communauté, pour maintenir son originalité propre, conservait ses traditions, sa liturgie, ses rites, et tenait même à avoir sa synagogue et son collège rabbinique. Elle répartissait elle-même entre ses membres, non seulement les impôts dus pour le culte, les fonctionnaires religieux, la bienfaisance et les écoles, mais aussi les taxes destinées à l’État.

Au début de l’immigration des Juifs espagnols, les indigènes, plus nombreux, avaient le pas sur les nouveaux arrivés. Ainsi, après la mort de Moïse Capsali, dont la valeur, si grande, fut pourtant méconnue, la dignité de grand-rabbin fut confiée à Elia Mizrahi, probablement originaire d’une famille grecque immigrée. Sous le règne des sultans Bajazet et Sélim Ier, et peut-être aussi de Soliman, Elia fut membre du divan, comme son prédécesseur, et représenta officiellement le judaïsme turc. Son érudition talmudique, ses connaissances variées et son caractère ferme et loyal le rendaient, du reste, digne de ces hautes fonctions.

Élève de maîtres allemands, Elia Mizrahi (né vers 1455 et mort vers 1525-1527) était un excellent talmudiste, d’une piété rigoureuse, mais sans se déclarer pourtant ennemi des études profanes. Prompt à la lutte dans sa jeunesse, il s’attaqua aux Caraïtes de la Turquie. Plus tard, quand l’âge eut modéré sa fougue, il se montra plus bienveillant envers ses anciens adversaires et les défendit même contre les obscurantistes. Plusieurs de ces derniers, notamment des membres de la communauté d’Apulie à Constantinople, voulaient, en effet, faire cesser les relations amicales existant entre les Caraïtes et les rabbanites. Ils réunirent donc un jour leur communauté et déclarèrent, un rouleau de la Tora sur le bras, qu’ils excommunieraient tout membre qui enseignerait la Bible, le Talmud ou même des sciences profanes, telles que les mathématiques, l’histoire naturelle, la logique ou la musique, à des Caraïtes jeunes ou vieux. Ils défendirent également aux domestiques rabbanites de servir chez des Caraïtes. Comme ils savaient que la plupart des Juifs de Constantinople blâmaient les mesures qu’ils avaient prises contre les Caraïtes, ils vinrent à la synagogue, le jour où tous les groupes devaient délibérer ensemble sur cette question, avec une populace armée de gourdins pour empêcher leurs adversaires de prendre la parole. Leurs résolutions contre les Caraïtes furent ainsi adoptées en public, malgré l’opposition d’une forte majorité. Mais Elia Mizrahi intervint énergiquement pour annuler leurs délibérations.

Outre leur grand-rabbin, les Juifs de l’empire ottoman avaient encore un représentant politique (kahiya), qui avait accès auprès du sultan et des hauts dignitaires et recevait son investiture de la cour. Sous Soliman, cette fonction fut exercée par Schaltiel, dont les contemporains louaient les sentiments élevés. Quand on connaît le dédain que les Turcs manifestaient autrefois pour les autres croyants, juifs ou chrétiens, l’arbitraire qui régnait dans les administrations des pachas de province, et le fanatisme des chrétiens grecs et bulgares, on ne s’étonnera pas que les Juifs fussent parfois exposés, en Turquie, à des violences ou à des iniquités. Mais le kahiya Schaltiel intervenait chaque fois, et souvent avec succès, en faveur de ses coreligionnaires.

Après Constantinople, c’était Salonique qui renfermait la population juive la plus considérable. Malgré son insalubrité, cette ville avait beaucoup d’attrait pour les émigrants sefardim. On y comptait à l’origine une dizaine de petites communautés, formées presque toutes d’éléments espagnols; plus tard, il y en eut trente-six. Les Juifs formaient la majeure partie des habitants de Salonique. Samuel Usque nomme cette ville une mère en Israël et dit qu’elle renferme des plantes délicieuses et des arbres chargés de beaux fruits, comme on n’en trouve pas présentement sur toute la surface de la terre. Elle est devenue le refuge de la plupart des Juifs expulsés d’Europe et d’autres parties du monde, et elle fait à tous un accueil cordial et affectueux, comme si elle était Jérusalem, notre mère vénérée.

Les Juifs espagnols réussirent très vite à faire prévaloir leur autorité, à Salonique, sur les émigrants des autres pays et mime sur leurs coreligionnaires indigènes. Aussi la langue espagnole devint-elle prédominante parmi les Juifs de cette ville. Le plus célèbre de ces émigrants était certainement Juda Benveniste, petit-fils d’Abraham Benveniste, qui avait pu sauver assez de la fortune paternelle pour se créer une bibliothèque remarquable. Il devint en quelque sorte le porte-drapeau des Juifs espagnols. La science talmudique avait pour représentants, à Salonique, les membres d’une famille Taytasak et Jacob ibn Habib ; ils n’étaient pourtant pas des savants éminents. La philosophie et l’astronomie étaient également cultivées dans cette ville par des fugitifs sefardim, ainsi que la Cabale, qui y avait comme principaux adeptes Joseph Taytasak et Samuel Franco. Avec le temps, Salonique, dans la Turquie d’Europe, et Safed, en Palestine, devinrent des centres importants pour les études cabalistiques.

D’autres fugitifs allèrent s’établir dans l’Asie Mineure, à Amasieh, Brousse, Tria et Tekat, ou dans la Grèce, à Patras, Nègre-pont et Thèbes. Les Juifs de cette dernière ville passaient pour être de savants talmudistes. Il se forma également une communauté juive à La Canée, dans l’île de Candie (Crète), qui appartenait alors à la république de Venise. Les deux principales familles de cette communauté étaient celle de Delmedigo, comprenant des enfants et des parents du célèbre philosophe Delmedigo, et celle de Capsali, apparentée à l’ancien grand-rabbin de la Turquie.

Elia Capsali (né vers 1490 et mort vers 1555), membre de cette famille, avait des connaissances historiques très étendues. Quand la peste ravagea Candie (en 1523) et mit toute la population en deuil, il écrivit en hébreu l’histoire de la dynastie turque dans un style vif, attrayant, clair et sobre. A l’histoire turque il entremêla les événements de l’histoire juive, décrivant avec une rare vigueur les souffrantes des exilés d’Espagne, telles que les fugitifs eux-mêmes les lui avaient racontées. En composant cet ouvrage, où il recherche avant tout la vérité, Capsali avait pour but de distraire un instant l’attention de la population de Candie des horreurs de la peste. Mais il a réussi à écrire un livre dans un hébreu excellent, parfaitement approprié à ce genre de composition, qui méritait d’avoir et a eu des imitateurs.

Dans les États italiens, surtout, l’affluence des émigrants juifs fut considérable. Car presque tous ceux qui furent expulsés d’Espagne, de Portugal ou d’Allemagne, se rendirent d’abord en Italie pour s’y établir sous la protection de quelque prince tolérant, ou pour se diriger de là vers la Grèce, la Turquie ou la Palestine. De tous les souverains italiens, les papes d’alors se montrèrent certainement les plus bienveillants envers les Juifs. Alexandre VI, Jules II, Léon X, Clément VII, plus préoccupés de l’affermissement de leur pouvoir temporel que des lois restrictives à appliquer aux Juifs, employèrent même, eux et leurs cardinaux, des médecins juifs, au mépris de la décision du concile de Bâle. Il semble qu’à cette époque troublée, où, surtout depuis Alexandre VI, les empoisonnements furent si fréquents à la cour pontificale, on préférât les médecins juifs parce que, de leur part, papes et cardinaux avaient moins à redouter de se voir verser du poison à la place d’une potion. Ainsi, Alexandre VI eut un médecin juif, Bonet de Latès, venu de Provence, qui avait étudié l’astronomie et fabriqua un anneau astronomique, dont il dédia la description latine au pape. Bonet devint plus tard médecin de Léon X, qui l’aimait beaucoup et tenait grand compte de ses conseils. Enfin, Jules II eut pour médecin le juif Siméon Çarfati.

A côté de ces médecins, il faut encore mentionner Abraham de Balmas (mort en 1521), de Lecce, médecin du cardinal Domenico Grimani, qui s’occupa en même temps de philosophie et composa sur la langue hébraïque un ouvrage qu’un chrétien publia avec une traduction latine ; Juda ou Laudadeus de Blanès, à Pérouse ; Obadia ou Servadeus de Sfurno (né vers 1470 et mort en 1550), établi d’abord à Rome, puis à Bologne, à la fois exégète et philosophe, et qui dédia quelques-uns de ses ouvrages hébreux, avec traduction latine, à Henri II, roi de France. Un autre médecin espagnol, Jacob Mantin (né vers 1490 et mort vers 1549), fut bien supérieur à tous ceux qui viennent d’être nommés. Venu de Tortose en Italie, il se distingua, à la fois par ses connaissances médicales, philosophiques et linguistiques. Outre l’hébreu et l’espagnol, il savait le latin, l’italien et l’arabe, et il traduisit plusieurs ouvrages de médecine et de métaphysique de l’hébreu ou de l’arabe en latin. Un de ces ouvrages philosophiques, traduit de l’arabe, est dédié à Andréas Griti, doge de Venise. Il fut au service d’un pape, de l’ambassadeur de Charles-Quint à Venise et du prince Hercule Gonzague, et jouit auprès de tous ses maîtres d’une grande considération. Mais, grand savant, il avait très mauvais cœur.

Abraham Farissol (né en 1451 et mort vers 1525), originaire d’Avignon, était venu, pour une cause inconnue, peut-être pressé par la misère, s’établir à Ferrare. Jusqu’alors, presque tous les écrivains juifs du moyen âge s’étaient occupés d’astronomie et d’astrologie. Il fut le premier auteur juif qui se consacrât à l’étude de la géographie. Ce furent sans doute la découverte des rivages de l’Afrique australe et des Indes, due aux Portugais, et la découverte de l’Amérique, faite par les Espagnols, qui lui inspirèrent le désir de s’adonner à cette science.

Accueilli avec bienveillance à la cour du duc Hercule d’Este Ier, de Ferrare, un des meilleurs princes de l’Italie, qui rivalisait avec les Médicis pour encourager les artistes et les savants, Farissol, sur l’invitation de son protecteur, soutint à plusieurs reprises des controverses religieuses avec des moines instruits.

Grâce à l’estime conquise par les médecins et les autres savants juifs, de nombreuses villes du nord de l’Italie accueillirent avec bienveillance des réfugiés juifs de la péninsule ibérique et de l’Allemagne, et même des Marranes revenus au judaïsme. Les fugitifs allèrent s’établir de préférence à Rome, Venise, Padoue et Ancône, et c’est dans ces villes qu’après l’extermination de la communauté de Naples se trouvèrent les plus importantes agglomérations juives de l’Italie. Le conseil de la république de Venise manifesta des tendances opposées au sujet des Juifs. D’un côté, les marchands vénitiens n’ignoraient pas que la présente des Juifs serait très utile à la république, et qu’en les maltraitant ils s’exposeraient aux représailles des Juifs de la Turquie. Mais, d’un autre côté, bien des commerçants craignaient la concurrence des Juifs et demandaient leur éloignement. Aussi les Juifs étaient-ils malheureux ou heureux à Venise, selon que l’une ou l’autre de ces tendances triomphait. De toutes les villes italiennes, Venise, la première, enferma ses Juifs (en mars 1516) dans un quartier séparé, appelé ghetto.

En général, l’influence des réfugiés juifs, qu’ils fussent espagnols ou allemands, devint prépondérante dans les communautés italiennes. Les Abrabanel surtout y jouèrent un rôle important. Isaac, le chef de la famille, mourut avant que la situation de ses coreligionnaires fût bien consolidée en Italie. Son fils aîné, Léon Médigo, n’exerça pas non plus une action bien sérieuse. Esprit rêveur et un peu chimérique, il était trop préoccupé de poésie pour condescendre à prêter quelque attention aux choses de ce bas monde. Par contre, Samuel Abrabanel (né en 1473 et mort vers 1550), le plus jeune des trois frères, eut une grande influence sur ses contemporains juifs. Très considéré en Italie, il inspirait à ses coreligionnaires un profond respect. A son retour de l’école talmudique de Salonique, il semble avoir mis au service de Don Pedro de Toledo, vice-roi de Naples, son habileté dans les questions de finances, qu’il avait héritée de son père.

Samuel Abrabanel réussit à acquérir à Naples une fortune considérable, évaluée à 200.000 sequins, qu’il employa à faire le bien. Le poète marrane Samuel Usque parle de lui en termes très élogieux : Il mérite, dit-il, d’être surnommé trismegistos (trois fois grand), car il est grand par la science, la naissance et la fortune. Toujours prêt à consacrer ses richesses à des oeuvres de charité, il dote des orphelins, secourt des indigents et rachète des captifs ; il réunit en lui toutes les qualités requises pour être prophète.

Il était dignement secondé par sa compagne, Benvenida Abrabanela, femme d’élite, pour laquelle les contemporains professaient une véritable vénération. Pieuse et compatissante en même temps que prudente et courageuse, elle était un modèle de bon ton et d’exquise affabilité, qualités qu’on savait mieux apprécier en Italie que dans les autres pays d’Europe. Léonore, deuxième fille du vice-roi Don Pedro, était très liée avec Benvenida, qu’elle continua à fréquenter quand elle fut devenue duchesse de Toscane, et qu’elle appelait du titre d’honneur de mère. Samuel Abrabanel et Benvenida firent de leur maison le rendez-vous des savants juifs du sud de l’Italie ; ils recevaient également de nombreux savants chrétiens.

Comme on voit, les Juifs d’Italie entretenaient encore, à cette époque, des relations amicales avec les chrétiens. Il n’en était pas de même de l’autre côté des Alpes, en Allemagne. Là, les Juifs étaient aussi violemment haïs par la population qu’en Espagne. Ils n’y occupaient pourtant ni emplois élevés, ni brillantes situations à la cour, mais on leur enviait même l’existence misérable qu’ils menaient dans les quartiers spéciaux où ils étaient forcés de s’entasser. Déjà, avant l’expulsion de leurs coreligionnaires d’Espagne, ils avaient été chassés de certaines contrées allemandes, de Cologne, de Mayence, d’Augsbourg, de tout le pays souabe. D’autres régions de l’Allemagne leur furent interdites à l’époque où leurs frères durent quitter la péninsule ibérique.

Il est vrai que l’empereur Frédéric III les protégea tant qu’il put jusqu’à sa mort. Fait très rare en Allemagne, il attacha même à sa personne un médecin juif, le savant Jacob ben Yehiel Louhans, à qui il donna le titre de chevalier. On raconte aussi qu’avant de mourir il recommanda les Juifs à son fils, en lui enjoignant de les défendre contre les odieuses accusations dirigées si fréquemment contre eux, et dont il connaissait la fausseté. Sous le règne de ce fils, devenu empereur sous le nom de Maximilien le Jacob Louhans parait avoir conservé sa situation élevée, car le souverain nomma son parent, Joselin Louhans, de Rosheim, représentant, défenseur et protecteur des Juifs, et lui fit prêter un serment spécial de fidélité.

Malheureusement, l’empereur Maximilien manquait de fermeté. Accessible à toutes les suggestions, il se montrait tantôt bienveillant pour les Juifs, les protégeant contre leurs adversaires, et tantôt il assistait impassible à leur expulsion et à leur humiliation. Parfois même il semblait ajouter foi aux accusations de profanation d’hostie et de meurtre rituel répandues fréquemment, sous son règne, contre les Juifs, par les dominicains, et qui trouvaient plus facilement créance auprès du peuple depuis le prétendu meurtre de Simon, de Trente. Aussi, de son temps, les Juifs d’Allemagne et des régions voisines furent-ils assez souvent chassés, et même maltraités et tués. L’empereur s’appropriait même sans scrupule les biens d,, ceux qui, avec ou sans son assentiment, étaient expulsés du pays.

Dès son avènement au trône, Maximilien avait été sollicité par la bourgeoisie de Nuremberg d’expulser les Juifs de cette ville, à cause de leur conduite licencieuse. On leur reprochait d’accueillir trop facilement parmi eux des Juifs étrangers et d’accroître ainsi leur nombre au delà du chiffre réglementaire, de prêter à un taux trop élevé, de ruiner les ouvriers par leurs exigences exagérées et souvent mal fondées, et enfin de donner l’hospitalité à des gens sans aveu. Un riche bourgeois de Nuremberg, Antoine Koberger, alla plus loin. Pour répandre dans la classe cultivée, c’est-à-dire parmi ceux qui comprenaient le latin, la croyance que les Juifs blasphémaient Dieu, profanaient des hosties et tuaient des enfants chrétiens, il fit imprimer à ses frais le libelle venimeux du franciscain espagnol Alfonso de Espina.

Enfin, après de longues hésitations et sur les instances de plus en plus pressantes de la bourgeoisie, l’empereur Maximilien, eu égard à la fidélité manifestée de tout temps par la ville de Nuremberg pour la maison impériale, se décida à abolir les privilèges de la communauté juive et à permettre au Conseil de les expulser à une date déterminée, mais exigea que leurs maisons, leurs biens-fonds, leurs synagogues et même leur cimetière devinssent la propriété du fisc impérial. Il autorisa aussi la ville de Nuremberg à ne plus jamais accueillir de Juifs (5 juillet 1498). Le Conseil ne voulut d’abord accorder aux Juifs qu’un délai de quatre mois pour faire leurs préparatifs de départ ; il comptait pourtant parmi ses membres le patricien Willibald Pirkheimer, un des champions futurs de l’humanisme, qui se posait en ami de la justice et de l’humanité. A la suite des sollicitations des malheureux proscrits, ce premier délai fut prolongé de trois mois. Mais ils durent prêter serment, à la synagogue, qu’ils partiraient immanquablement à la date fixée. En effet, le 10 mars 1499, les Juifs de Nuremberg, qui, depuis quelque temps, avaient perdu beaucoup de leur importance, quittèrent la ville. Ils en avaient déjà été chassés une première fois, lors de la peste noire, mais étaient revenus s’y fixer après la disparition de cette épidémie.

D’autres villes impériales chassèrent aussi leurs Juifs à cette. époque, notamment Ulm, Nordlingen, Colmar et Magdebourg.

La communauté juive de Ratisbonne, la plus ancienne alors de l’Allemagne, pouvait également prévoir, d’après bien des symptômes, qu’elle était menacée d’une expulsion prochaine. On se rappelle qu’à la suite de leurs démêlés avec les Juifs de leur ville, qu’ils avaient impliqués dans une affaire de meurtre rituel, les bourgeois de Ratisbonne avaient été humiliés par Frédéric III et condamnés à une forte amende. Au lieu de s’en prendre à eux-mêmes de leur déconvenue et de leur cruelle mortification, ils en accusèrent les Juifs, et les relations cordiales qui avaient existé auparavant entre les habitants juifs et chrétiens firent place, de la part de ces derniers, à une hostilité, sourde d’abord, et bientôt ouverte et implacable. De son côté, le clergé, irrité d’avoir vu échouer ses intrigues contre les Juifs, s’efforçait de surexciter contre eux la haine de la foule et ne cessait de répéter qu’il était indispensable de les chasser. Comme il avait annoncé qu’il ne laisserait pas communier les chrétiens qui leur vendraient des aliments, les meuniers leur refusaient de la farine et les boulangers du pain (1499). Pendant certains jours de la semaine, il leur était interdit d’aller au marché ; à d’autres jours, ils ne pouvaient s’y rendre, pour acheter des vivres, que de telle heure à telle heure. On défendit aux chrétiens, avec menace d’un châtiment rigoureux et en faisant appel à leur respect pour la gloire de Dieu et au sain qu’ils devaient prendre de leur salut, de faire un achat quelconque pour un Juif. En dernier lieu, le conseil délibéra sur l’opportunité de solliciter de Maximilien le bannissement définitif de tous les Juifs de Ratisbonne, sauf vingt-quatre familles. Cette expulsion eut, en effet, lieu quelques années plus tard.

Outre Ratisbonne, il n’existait plus en Allemagne, en ce temps, que deux grandes communautés juives, celle de Francfort-sur-le-Mein et celle de Worms, qui, elles aussi, furent fréquemment menacées de proscription.

A Prague également demeuraient de très nombreux Juifs. Mais cette ville ne faisait alors pas partie de l’Allemagne proprement dite, elle se trouvait placée sous l’autorité de Ladislas, qui était à la fois roi de Hongrie et de Bohème. Malheureusement, le sort des Juifs de Bohème ne fut pas meilleur, sous le règne de Ladislas, que celui de leurs coreligionnaires d’Allemagne. Bien des fois, la populace de Prague pilla les habitants juifs de la ville, et la bourgeoisie demanda avec instance leur expulsion. Par contre, la noblesse leur était favorable. Quand un jour, à une diète, il fut question du bannissement des Juifs, l’assemblée décida (1 août 1501) que la couronne de Bohème devrait, au contraire, leur permettre, pour tous les temps, de se fixer dans le pays, et que dans le cas où l’un ou l’autre d’entre eux transgresserait quelque loi, on ne punirait dorénavant que le coupable, et non pas toute la population juive.

Après avoir d’abord ratifié la résolution de la diète, le roi Ladislas, se laissant circonvenir par la bourgeoisie de Prague, autorisa l’expulsion des Juifs et menaça même de bannissement tout chrétien qui interviendrait en leur faveur. Malgré la décision royale, les Juifs, on ne sait par suite de quelle circonstance, purent rester à Prague. Un descendant de la famille des imprimeurs italiens Soncin, Gerson Kohen, créa même dans cette ville une imprimerie hébraïque (vers 1503), la première qui fonctionnât en Allemagne ; il y avait alors déjà des imprimeries hébraïques en Italie depuis environ quarante ans.

Mais, pendant que les imprimeries de l’Italie et de la Turquie publiaient des ouvrages rabbiniques d’auteurs anciens ou contemporains, l’établissement de Gerson Kohen n’imprima, pendant un laps de temps assez long, que des livres de prières. Ce fait prouve que la science talmudique était peu cultivée, à cette époque, à Prague. On ne connaît qu’un seul rabbin remarquable de ce temps, Jacob Polak (né vers 1460 et mort en 1535), établi à Prague, mais venu du dehors. Après son homonyme Jacob Berab, il était le talmudiste le plus profond et le plus érudit de l’époque. Jacob Polak, originaire de Pologne, fut le précurseur de cette école qui déploya plus tard, dans l’enseignement du Talmud, une dialectique d’une subtilité raffinée et quintessenciée, et qui atteignit son apogée en Pologne.

Ce dernier pays, qui comprenait alors également la Lithuanie, offrait à cette époque, comme la Turquie et l’Italie, un refuge sûr aux Juifs expulsés ou persécutés ; il servait surtout d’asile à des Juifs venus d’Allemagne.

Pendant très longtemps, la politique du gouvernement polonais resta favorable aux Juifs. Quand Capistrano était venu en Pologne, ses excitations avaient bien troublé l’harmonie régnant entre Juifs et chrétiens, mais cette réaction n’avait été que passagère. Le roi comme la noblesse savaient que la présence des Juifs était de la plus grande utilité pour l’État, parce que leur industrie et leur activité commerciale pouvaient seules produire les capitaux nécessaires au pays. La ferme des impôts et la distillerie de l’alcool étaient presque entièrement entre les mains des Juifs. Ils ne faisaient pas seulement le négoce, mais s’adonnaient aussi à l’agriculture et exerçaient des professions manuelles. Ils comptaient, il est vrai, 3.200 négociants en gros, contre 500 chrétiens, mais on trouvait parmi eux trois fois plus d’ouvriers, tels que tisserands, orfèvres et forgerons. Régis par le statut si libéral de Casimir IV, ils étaient considérés en général comme des citoyens polonais ; aucun signe apparent ne les distinguait des chrétiens, et ils étaient même autorisés à porter l’épée.

Après la mort de Casimir IV, deux catégories d’ennemis essayèrent de faire modifier la situation si favorable des Juifs polonais. Le clergé, d’abord, voyait dans la liberté dont jouissaient les Juifs un outrage au christianisme, et il s’efforçait naturellement de leur faire imposer la législation restrictive qui leur était appliquée dans des contrées voisines. Ensuite, la classe influente des commerçants allemands, établis depuis longtemps dans le pays, et qui voulaient implanter en Pologne le régime suranné des corporations, les poursuivaient, comme concurrents, de leur jalousie et de leur haine. Grâce à leurs efforts combinés, prêtres et marchands réussirent à agir sur l’esprit de Jean-Albert et d’Alexandre, fils et successeurs de Casimir IV, qui abolirent les privilèges des Juifs, les enfermèrent dans des quartiers spéciaux et les expulsèrent même de quelques villes (1496-1505). Mais, dès l’avènement de Sigismond Ier (1506-1548), les Juifs furent de nouveau traités avec la même équité qu’auparavant. Ils trouvèrent, du reste, en tout temps, un appui efficace auprès de la noblesse polonaise, qui éprouvait une antipathie profonde pour la race germanique et soutenait les Juifs, non seulement parce que son intérêt l’exigeait, mais encore parce qu’elle pouvait les opposer aux Allemands. Aussi, comme les palatins, les voïvodes et, en général, les hauts fonctionnaires polonais étaient choisis dans la noblesse, les lois restrictives édictées contre les Juifs restaient presque toujours lettre morte, au grand scandale du clergé et de la classe des marchands allemands.

Les rabbins polonais servaient alors d’intermédiaires entre la couronne et les Juifs ; ils étaient chargés de recueillir les impôts dus par les communautés et de les verser au Trésor. Du reste, les rabbins des grandes villes étaient nommés ou agréés par le roi, sous le titre d’archirabbins, et chargés d’administrer leurs communautés, de les représenter auprès du pouvoir royal et de juger les affaires civiles. Parfois même, ils avaient le droit de connaître des causes criminelles, d’exclure les coupables de la communauté et même de prononcer contre eux la peine capitale.

Pourtant, dans ce pays qui devint plus tard un centre privilégié pour l’enseignement du Talmud, et où maîtres et disciples se laissèrent totalement absorber par ces études, il ne se rencontra pas un seul rabbin éminent au commencement du XVIe siècle. Ce ne fut qu’après l’immigration de nombreux savants allemands que la science talmudique s’implanta en Pologne. Les familles juives qui affluèrent dans ce pays des provinces rhénanes et de la région du Mein, de la Bavière, de la Souabe, de la Bohême et de l’Autriche, arrivèrent ruinées sur les bords de la Vistule et du Dniéper, mais elles y apportèrent quand même des biens précieux, qu’elles avaient défendus au prix de leur vie : leurs convictions religieuses, l’austérité de leurs mœurs et leur science talmudique. Chassés de leurs pays d’origine, les talmudistes allemands s’établirent en Pologne, en Lithuanie, dans la Ruthénie, la Volhynie et sur d’autres points encore. Mais des éléments slaves se mêlèrent bientôt à l’enseignement de l’école rabbinique allemande, qui se modifia peu à peu, acquit de l’originalité et devint une école polonaise.

Outre leurs connaissances talmudiques, les fugitifs allemands transplantèrent aussi leur langue en Pologne. Cette langue fut adoptée également par les Juifs indigènes, qui négligèrent peu à peu le polonais et le ruthène, pour ne plus parler que l’allemand. C’est ainsi que les Juifs de la Turquie d’Europe et d’Asie avaient adopté la langue des exilés espagnols réfugiés dans leur pays. On peut même dire qu’à cette époque le judaïsme se divisait en deux .grandes parties : le groupe de langue allemande et le groupe de langue espagnole, et cette division subsista pendant plusieurs siècles. Placés entre ces deux groupes, les Juifs d’Italie comptaient à peine ; encore étaient-ils obligés de comprendre soit l’allemand, soit l’espagnol. Aux yeux des Juifs de Pologne, la langue allemande eut bientôt un caractère presque sacré, ils la vénérèrent autant qua l’hébreu, s’en servant dans le cercle intime de la famille, dans l’école et à la synagogue.

Ce fut dans cette Allemagne, si dure aux Juifs, que se produisit, à cette époque, un événement qui eut un retentissement considérable dans toute la chrétienté et annonça le règne d’un esprit nouveau. Et choie curieuse, cet esprit nouveau, qui allait révolutionner si profondément l’Europe tout entière, se manifesta à propos des Juifs et du Talmud.

 

 

 



[1] En ce temps, le nom biblique de Sefarad désignait l’Espagne, et on, comprenait sous l’appellation de Sefardim tous les Juifs d’Espagne, de Castille, d’Aragon, de Léon de Navarre et de Portugal.