Deuxième époque — La science et la poésie juive à leur apogée
L’expulsion des Juifs d’Espagne inaugure une période nouvelle pour le judaïsme tout entier, car cette catastrophe eut des conséquences désastreuses non seulement pour les proscrits, mais pour les Juifs de tous les pays. Aux yeux de leurs coreligionnaires, les Juifs espagnols ou Sefardim[1] formaient une véritable aristocratie, comprenant même des descendants directs de la famille royale de David. La douleur fut donc générale en Israël quand on apprit que ces Juifs, nobles entre tous, avaient été frappés, eux aussi, et plus durement encore que leurs frères des autres contrées. Décimés, en effet, par la famine, la peste, les naufrages et les misères de toute sorte, les proscrits espagnols, d’abord au nombre de plusieurs centaines de mille, étaient considérablement réduits. Les débris erraient à l’aventure, avec des figures de spectres, chassés de pays en pays et mendiant leur pain, eux, les princes d’Israël, aux portes de leurs frères. A leur sortie d’Espagne, ils possédaient au moins trente millions de ducats, mais toutes ces; richesses s’étaient comme fondues dans leurs pérégrinations. Ils se trouvaient donc dans le plus grand dénuement, entourés partout d’ennemis contre lesquels l’argent seul aurait pu les protéger. A cette époque, des Juifs d’Allemagne furent également chassés de quelques villes de l’ouest et de l’est de l’empire. Hais leurs souffrances étaient loin d’égaler celles des Sefardim. Ils n’avaient pas connu, comme ces derniers, les agréments d’une existence. confortable et le bonheur de posséder une patrie, et ils étaient habitués de longue date aux avanies et aux violences. Cinquante ans après leur bannissement de l’Espagne et du
Portugal, les exilés étaient disséminés à travers le monde entier. On en
rencontrait un groupe ici, là une famille ou quelques traînards isolés.
C’était comme une sorte de migration de peuples se dirigeant vers l’Orient,
surtout du côté de Parmi les fugitifs, la famille d’Abrabanel fut très
éprouvée. Le chef de la famille, Isaac Abrabanel, que Ferdinand Ier, roi de
Naples, et son fils Alphonse avaient nommé à un poste élevé, dut fuir de
Naples devant l’invasion française et chercher un refuge, avec son souverain,
en Sicile d’abord et ensuite dans l’île de Corfou. Il se fixa définitivement
à Monopoli, dans l’Apulie. Complètement ruiné, séparé de sa femme et de ses
enfants, il vivait dans la douleur et l’affliction, et ne trouvait quelque
consolation que dans l’étude de Son fils aîné, Juda Léon Médigo, était établi à Gènes. Malgré l’existence tourmentée à laquelle il était condamné, malgré son chagrin de s’être vu arracher son fils, élevé en Portugal dans la foi chrétienne, il s’adonnait aux plus hautes spéculations. Il était supérieur à son père par la culture de son esprit et la variété de ses connaissances. Pour gagner sa rie, il professa la médecine et reçut pour cette raison le surnom de Medigo, mais il manifestait une prédilection particulière pour l’astronomie, les mathématiques et la philosophie. Il fut attaché comme médecin au capitaine-général d’Espagne, Gonzalve de Cordoue, conquérant et vice-roi de Naples. Gonzalve ne partageait point la haine de son souverain pour les Juifs. Quand, après la conquête du royaume de Naples (1504), Ferdinand le Catholique se proposa d’expulser les Juifs du pays, Gonzalve combattit ce projet en faisant remarquer qu’ils étaient peu nombreux et que leur départ serait très préjudiciable à l’État, parce qu’ils émigreraient à Venise et y apporteraient leur activité et leurs richesses. Le roi tint compte des conseils de Gonzalve, mais autorisa le saint-office à établir un tribunal d’inquisition à Bénévent, pour surveiller les Marranes émigrés d’Espagne et de Portugal. Le deuxième fils d’Isaac Abrabanel, Isaac II, exerça la médecine à Reggio, d’abord, et ensuite à Venise, où il fut rejoint par son père. Enfin, le plus jeune fils, Samuel, qui devint plus tard le protecteur de ses coreligionnaires, était allé, sur l’ordre de son père, d’Espagne à Salonique pour y fréquenter l’école talmudique, et où il vécut heureux et tranquille. A Venise, le vieux Abrabanel fut encore une fois amené à s’occuper d’affaires politiques. A l’occasion d’une discussion d’intérêts qui s’était élevée entre la cour de Lisbonne et la république de Venise, et à laquelle il réussit à mettre fin, il sut faire apprécier par quelques sénateurs vénitiens son habileté financière et politique, et fut consulté, dés lors, pour toutes les questions importantes. Mais les péripéties douloureuses de ses nombreuses pérégrinations avaient eu raison de son énergie et de sa vigueur physique, et avant sa soixante-dixième année il était déjà un vieillard débile et caduc. II est vrai qu’il aurait fallu aux proscrits de la péninsule ibérique un corps d’airain pour ne pas succomber, avant l’âge, aux maux qui les atteignirent. Pourtant, leur fermeté d’âme resta à la hauteur de leurs
souffrances. Ils se montraient presque fiers d’être si malheureux. Dans
l’esprit des Juifs sefardim existait, plus ou moins nettement, cette idée
qu’ils devaient être particulièrement aimés de Dieu pour qu’il les eût
frappés avec tant de rigueur. Aussi, contre toute attente, triomphèrent-ils
rapidement du découragement. Dès qu’ils furent un peu remis des coups terribles
qui leur avaient été portés, ils marchèrent de nouveau la tête haute. Ils
avaient tout perdu, hormis leur fierté et leurs allures castillanes. Bien que
la haute culture exit moins d’adeptes parmi eux depuis que le judaïsme
s’était laissé envahir par l’esprit étroit et sectaire des ennemis de la
science et que l’intolérance les avait exclus de la société chrétienne, ils
étaient pourtant encore supérieurs aux Juifs des autres pays par leurs
connaissances variées, leur maintien digne, leur langage élégant et orné.
Conservant au fond du cœur un profond attachement pour leur ingrate patrie,
qui les avait expulsés, ils transplantèrent la langue et les manières
espagnoles dans toutes les contrées où ils s’établirent, en Afrique comme
dans Sous ce rapport, ils formaient un vif contraste avec les Juifs allemands ou Aschkenazim, qui parlaient un jargon corrompu et considéraient presque comme un devoir religieux de vivre séparés des chrétiens. Les Sefardim, au contraire, se mêlaient à la société chrétienne, où ils savaient se faire estimer pour la fermeté et la dignité de leur caractère. Il leur importait d’avoir un extérieur convenable, une tenue soignée, un langage choisi ; dans leurs synagogues, ils avaient une attitude respectueuse. Leurs rabbins prêchaient en espagnol ou en portugais, s’attachant à bien débiter leurs sermons. Les autres Juifs reconnaissaient la supériorité de leurs coreligionnaires sefardim, dont l’influence ne tardait pas à prévaloir là même où ils se trouvaient en minorité. Durant le siècle qui suivit leur expulsion, ils furent mêlés partout, excepté en Allemagne et en Pologne, à tous les événements de l’histoire juive, les noms de leurs chefs se trouvèrent partout en vedette, et ils fournirent des rabbins, des écrivains, des penseurs et des rêveurs. Tout le long de la côte de l’Afrique septentrionale et dans la partie habitable de l’intérieur, demeuraient de nombreux Juifs sefardim, qui n’avaient cessé d’y émigrer depuis la sanglante persécution de 1391 jusqu’à l’expulsion définitive des Juifs d’Espagne. Soumis à la tyrannie des petits princes berbères et aux caprices cruels de la population maure, et parfois même contraints de porter des vêtements spéciaux pour se distinguer du reste de la population, les Juifs pouvaient pourtant donner libre cours à leur activité, dans ces contrées, déployer à leur aise toutes les facultés de leur esprit et arriver à des situations élevées. Le souverain du Maroc comptait parmi ses conseillers un Juif qui lui avait rendu d’importants services. A Fez, où se trouvait une communauté juive de cinq mille familles, vivait un Juif d’origine espagnole nommé Samuel Alavensi, que le roi aimait pour son courage et sa grande valeur, et que la population, confiante en son habileté et sa loyauté, plaça à sa tête comme chef. La ville de Tlemcen était habitée en grande partie par des Juifs sefardim. Après la proscription d’Espagne, un des exilés, Jacob Berab, âgé de dix-huit ans (1474-1541), vint se réfugier dans cette ville, où il se distingua bientôt par sa grande activité. Il était peut-être, à cette époque, le rabbin le plus instruit et le plus intelligent, après son collègue allemand, Jacob Polak. Mais s’il avait beaucoup d’admirateurs, il s’était également attiré de nombreuses inimitiés par son entêtement, sa manie d’ergoter et son caractère insupportable. La communauté d’Alger, qui avait perdu depuis quelque temps de son importance, était alors dirigée par un descendant de réfugiés espagnols de 1391, Simon Duran II, fils de Salomon Duran. De son temps, Simon fut considéré, ainsi que son frère, comme une autorité religieuse. A l’exemple de son père, il manifestait en toute circonstance les sentiments les plus élevés, n’hésitant jamais à risquer sa fortune et sa vie quand il s’agissait de défendre la religion ou la morale ou de venir en aide aux proscrits d’Espagne. Un jour que cinquante de ces malheureux, qui avaient été jetés par un naufrage sur la côte de Séville, incarcérés et retenus en prison pendant deux ans et finalement vendus comme esclaves, arrivèrent à Alger, Simon Duran fit les plus louables efforts pour recueillir dans sa petite communauté la somme de 700 ducats exigée pour leur rançon. A Tunis aussi, deux sefardim distingués trouvèrent un refuge pendant quelques années : ce furent l’historien et astronome Abraham Zacuto, alors au déclin de la vie, et un homme plus jeune, Moïse Alaschkar. Bien que Zacuto eût dirigé, dans la péninsule ibérique, une école de mathématiques et d’astronomie fréquentée par des élèves chrétiens et musulmans, et eût publié des ouvrages qui étaient beaucoup lus et utilisés, il fut condamné, après l’expulsion des Juifs, à mener la vie errante et misérable de banni et ne put échapper qu’avec peine à la mort. Il semble avoir trouvé un peu de tranquillité à Tunis, où il acheva (en 1504) sa chronique connue sous le nom de Yokasin, et qui est plus célèbre qu’utile. Cet ouvrage se ressent, en effet, de l’âge avancé et de la situation précaire de son auteur, qui manqua, du reste, des documents nécessaires pour écrire une histoire sérieuse. Le Yokasin a pourtant un grand mérite, il réveilla parmi les Juifs le goût des recherches historiques. Moïse ben Isaac Alaschkar, qui résida à Tunis en même
temps que Zacuto, était un talmudiste remarquable, comme son maître Samuel
Alvalensi, mort à un âge peu avancé. Esprit juste et ouvert, il défendit
Maïmonide et sa philosophie contre les attaques et les anathèmes des
obscurantistes, tout en marquant sa prédilection pour Les succès remportés par les Espagnols dans le nord de l’Afrique semblent avoir engagé Zacuto, Alaschkar et beaucoup d’autres Juifs à quitter Tunis, car ils connaissaient par expérience la cruauté des fanatiques Espagnols et ne voulaient pas s’exposer à tomber entre leurs mains. Zacuto se réfugia en Turquie, où il mourut (avant 1515) probablement peu de temps après son arrivée, et Alaschkar se rendit en Égypte, où ses connaissances étendues et ses richesses lui assurèrent rapidement une situation considérable. En Égypte, et notamment au Caire, la capitale, se trouvaient également de nombreux fugitifs juifs d’Espagne. Quand les exilés arrivèrent dans ce pays, toutes les communautés juives étaient encore soumises, comme autrefois, à l’autorité d’un juge supérieur ou prince juif (naguid ou reïs). Cette fonction était alors remplie par Isaac Kohen Schalal ou Scholal, homme d’une rare loyauté, très considéré du sultan d’Égypte, et heureux de pouvoir mettre son influence et sa fortune au service des proscrits d’Espagne. Parmi ces derniers, il faut surtout mentionner David ibn Abi Zimra (né vers 1470 et mort vers 1573), élève du mystique Joseph Saragossi, qui s’était fixé au Caire. Instruit, vertueux, riche et chef d’une nombreuse famille, Ibn Abi Zimra acquit très vite au Caire une situation prépondérante et fut regardé bientôt comme la plus haute autorité religieuse du pays. Un changement politique survenu en Égypte assura aux Juifs
espagnols la suprématie sur leurs coreligionnaires indigènes. Dans une
bataille livrée prés d’Alep, Sélim Ier, sultan de Constantinople, vainquit le
dernier chef des mameluks d’Égypte. A la suite de cette victoire, il s’empara
de ce pays ainsi que de Avant la conquête de l’Égypte par les Turcs, les communautés juives de ce pays avaient à leur tète, depuis des siècles, un grand-rabbin qui était investi d’un pouvoir très étendu. Il nommait les rabbins, jugeait en dernière instance les différends qui survenaient entre les Juifs d’Égypte, avait le droit de rejeter ou de ratifier tout nouveau règlement ou toute nouvelle ordonnance, et pouvait même infliger des punitions corporelles aux Juifs soumis à sa juridiction ; un traitement important était attaché à ses! fonctions. Quand l’Égypte fut devenue province turque, Sélim Ier ou
le vice-roi modifia totalement cette organisation. Chaque communauté fut
autorisée à nommer elle-même son rabbin et à s’administrer sous sa propre
responsabilité. Le dernier grand rabbin d’Égypte, Isaac Schalal, dut se
démettre de ses fonctions et partit avec ses richesses pour Jérusalem, où il
devint le bienfaiteur de la communauté naissante. La direction religieuse du
Caire fut confiée agi proscrit espagnol David ibn Abi Zimra, qui était tenu
en telle estime qu’il put abolir sans opposition une vieille coutume,
maintenue jusqu’alors à travers les siècles, par suite d’une fidélité
exagérée à la tradition. En mémoire de la victoire remportée par le roi
syrien Séleucus sur les autres généraux d’Alexandre le Grand, les Juifs de Pendant que David était rabbin du Caire, un grave danger menaça les chefs de la communauté. Achmet Schaïtan (Satan), quatrième vice-roi d’Égypte, conçut le projet de rendre à l’Égypte son indépendance et de se placer à sa tète comme sultan. Après avoir réussi dans la première partie de son entreprise, il ordonna à Abraham de Castro de graver son nom sur les monnaies qu’il frappait. Castro fit semblant de lui obéir et lui demanda de lui faire remettre cet ordre par écrit. Dès qu’il eut cet ordre en sa possession, il quitta furtivement l’Égypte et se rendit à Constantinople, auprès de Soliman II, pour l’informer de la rébellion d’Achmet. Celui-ci, irrité de la dénonciation d’Abraham de Castro, fit saisir quelques Juifs, probablement les amis et les parents du dénonciateur, les jeta en prison et autorisa les mameluks à piller le quartier juif du Caire. II manda ensuite auprès de lui douze .notables de la communauté et les menaça de les faire tuer avec leurs femmes et leurs enfants s’ils ne lui versaient pas une certaine somme d’argent. La somme demandée était beaucoup trop considérable pour pouvoir être payée par la communauté. Mais à toutes les supplications Achmet répondait par des menaces de mort. Désespérés, les Juifs organisèrent des prières publiques pour implorer la protection de Dieu. Quand une délégation de la communauté apporta au palais d’Achmet l’argent recueilli, qui formait à peine le dixième de la somme réclamée, le secrétaire intime du prince fit mettre les collecteurs aux fers et leur déclara qu’ils seraient exécutés ce jour même arec tous les autres membres de la communauté, dès que son maître sera sorti du bain. Mais pendant que le pacha était au bain, il fut surpris par un de ses vizirs, Mohammed-bey, et d’autres conjurés, et gravement blessé. Il parvint quand même à s’enfuir du palais, mais fut retrouvé, jeté en prison et décapité. Sur l’ordre de Mohammed-bey, les notables juifs furent remis en liberté. Les Juifs d’Égypte célébrèrent pendant quelque temps le jour où la communauté du Caire fut ainsi sauvée (28 adar 1524) sous le nom de Pourim du Caire. A la suite de l’immigration de Juifs espagnols et portugais, les communautés juives de Jérusalem et d’autres villes palestiniennes gagnèrent aussi en importance et en considération. Dans l’espace de sept ans (de 1488 à 1495), le nombre des Juifs de Jérusalem s’éleva de soixante-dix à deux cents, et vingt ans plus tard (1495-1521) on y trouva quinze cents. L’aisance augmenta également dans la communauté de Jérusalem avec l’arrivée des émigrants. Vers 1488, presque tous les membres de la communauté étaient dans le- plus grand dénuement ; trente ans plus tard, il n’y avait plus que deux cents environ qui acceptaient l’aumône. Chose plus importante, les mœurs s’améliorèrent également sous l’influence des Juifs sefardim. Jérusalem ne ressemblait plus à une caverne de brigands, comme au temps où Obadia di Bertinoro y arriva d’Italie et où une administration rapace, sans foi ni scrupules, opprimait et maltraitait les membres de la communauté et les poussait au désespoir ou à l’émigration. Tous étaient, au contraire, animés d’un véritable esprit de conciliation, de concorde et de justice. On y faisait encore montre, il est vrai, d’une piété exagérée, mais cette piété n’était plus associée à une scandaleuse immoralité. Cette heureuse modification dans les sentiments et les mœurs était due en très grande partie à l’action du prédicateur italien Obadia di Bertinoro, qui, pendant plus de vingt ans, apprit à ses coreligionnaires de Jérusalem, par la parole et l’exemple, à être pieux sincèrement, mais sans ostentation, et à montrer de l’élévation dans la pensée et de la générosité dans les actes. A son arrivée à Jérusalem, il écrivit à un parent : S’il se trouvait dans ce pays un Juif intelligent et capable de diriger un groupe important d’hommes avec modération et douceur, il serait obéi, non seulement des Juifs, mais aussi des musulmans. Il ne prévoyait pas encore, à ce moment, qu’il accomplirait lui-même cette belle mission d’améliorer la situation morale et intellectuelle des Juifs de Jérusalem. Grâce à ses manières affables et à sa profonde bonté, il réussit à désarmer la malveillance et à guérir les plaies dont souffrait la communauté et qu’il avait eu le courage de montrer à nu. Les paroles me font défaut, dit un pèlerin italien de Jérusalem, pour louer convenablement Obadia. Il est l’homme le plus respecté du pays, rien ne se fait que par son ordre, et tous lui obéissent. Quand il prêche, les assistants l’écoutent avec ferveur, dans un silence religieux. Obadia avait été soutenu dans sa noble entreprise par les Juifs de la péninsule ibérique réfugiés à Jérusalem. On peut sans doute attribuer également à Obadia di Bertinoro et à ses collaborateurs les ordonnances, animées d’un esprit si élevé, que la communauté elle-même s’imposa comme lois permanentes et fit graver sur une table, dans la synagogue. En vertu de ces ordonnances, il était défendu aux Juifs d’acheter des fausses monnaies ou de mettre en circulation celles qui étaient parvenues par hasard entre leurs mains ; il leur était également ordonné de ne pas boire de vin sur la tombe du prophète Samuel. Hommes et femmes avaient, en effet, l’habitude de se rendre pêle-mêle en pèlerinage sur cette tombe, d’y boire en abondance et d’y causer du scandale dans la fumée de l’ivresse. La communauté de Jérusalem grandit encore en importance, lorsque Isaac Schalal y fut venu d’Égypte avec ses richesses et sa grande expérience. A Safed, la ville relativement la plus récente de Expulsé d’Espagne, de la ville de Saragosse, Joseph
Saragossi était venu chercher un refuge à Safed. Il fit pour les Juifs de
cette ville ce qu’Obadia di Bertinoro avait fait pour ceux de Jérusalem.
Doué, lui aussi, des plus belles vertus, affable, bienveillant pour tous, il
prêchait sans cesse t’union et la concorde, s’efforçant de faire régner la
paix dans les familles et entre les membres de la communauté. Son action
bienfaisante se faisait sentir même parmi les Mahométans, qui lui
témoignaient de l’affection et du respect. Quand il voulut repartir de Safed,
la communauté le retint presque de force et lui assura un traitement annuel,
dont les deux tiers étaient payés par le gouverneur musulman de la ville.
Joseph Saragossi introduisit à Safed l’étude du Talmud, mais il y implanta également
A Damas, la capitale de Mais la plus grande partie des exilés espagnols se rendit
dans Dans les premiers temps de leur séjour en Turquie, les
Juifs furent particulièrement heureux, parce qu’on appréciait les services
qu’ils rendaient au jeune empire. Les Turcs étaient d’excellents guerriers,
mais c’était là leur seule qualité dont l’État pût tirer profit. Quant aux
Grecs, aux Arméniens et aux adeptes des autres confessions chrétiennes, les
sultans, qui avaient souvent des rapports très tendus avec les puissances
chrétiennes, ne pouvaient se fier que médiocrement à eux, ils avaient à
craindre d’être trahis. Par contre, ils pouvaient compter sur la fidélité, le
dévouement et l’activité des Juifs. Ceux-ci représentaient à la fois la
classe marchande et la bourgeoisie de On estimait surtout, en Turquie, les médecins juifs, élèves distingués de l’école de Salamanque, que la population préférait, pour leur habileté, leur culture, leur discrétion et leur prudence, à leurs collègues chrétiens et même musulmans. Le sultan Sélim eut pour médecin un Juif espagnol, nommé Joseph Hamon, dont le fils et le petit-fils occupèrent ensuite une situation analogue auprès d’autres sultans. Le fils, Moïse Hamon (né vers 1490 et mort avant 1565), attaché à la personne de Soliman Ier, fut encore plus considéré et plus influent que le père. Très instruit et d’un caractère très ferme, il accompagnait d’habitude le sultan à la guerre. De Perse, où il avait suivi son maître dans une campagne, Moïse Hamon ramena (vers 1535) un savant juif, du nom de Jacob Tous ou Taws, qui avait traduit le Pentateuque en persan. Plus tard, il fit imprimer à ses frais cette traduction persane, avec une version chaldéenne et une version arabe. Moise Hamon mettait au service de ses coreligionnaires et du judaïsme la considération dont il jouissait auprès de son souverain. La communauté juive de Constantinople, qui s’était accrue considérablement par l’affluence des fugitifs de la péninsule ibérique, était, à cette époque, la plus Importante de l’Europe ; elle comptait près de 30.000 âmes et possédait quarante-quatre synagogues, c’est-à-dire quarante-quatre groupes différents. Les Juifs de la capitale ottomane, comme ceux des autres villes, ne formaient pas, en effet, une association unique, mais étaient divisés, dans chaque localité, en groupes, d’après leurs divers lieux d’origine. Chacune de ces fractions de communauté, pour maintenir son originalité propre, conservait ses traditions, sa liturgie, ses rites, et tenait même à avoir sa synagogue et son collège rabbinique. Elle répartissait elle-même entre ses membres, non seulement les impôts dus pour le culte, les fonctionnaires religieux, la bienfaisance et les écoles, mais aussi les taxes destinées à l’État. Au début de l’immigration des Juifs espagnols, les indigènes, plus nombreux, avaient le pas sur les nouveaux arrivés. Ainsi, après la mort de Moïse Capsali, dont la valeur, si grande, fut pourtant méconnue, la dignité de grand-rabbin fut confiée à Elia Mizrahi, probablement originaire d’une famille grecque immigrée. Sous le règne des sultans Bajazet et Sélim Ier, et peut-être aussi de Soliman, Elia fut membre du divan, comme son prédécesseur, et représenta officiellement le judaïsme turc. Son érudition talmudique, ses connaissances variées et son caractère ferme et loyal le rendaient, du reste, digne de ces hautes fonctions. Élève de maîtres allemands, Elia Mizrahi (né vers 1455 et mort vers Outre leur grand-rabbin, les Juifs de l’empire ottoman avaient encore un représentant politique (kahiya), qui avait accès auprès du sultan et des hauts dignitaires et recevait son investiture de la cour. Sous Soliman, cette fonction fut exercée par Schaltiel, dont les contemporains louaient les sentiments élevés. Quand on connaît le dédain que les Turcs manifestaient autrefois pour les autres croyants, juifs ou chrétiens, l’arbitraire qui régnait dans les administrations des pachas de province, et le fanatisme des chrétiens grecs et bulgares, on ne s’étonnera pas que les Juifs fussent parfois exposés, en Turquie, à des violences ou à des iniquités. Mais le kahiya Schaltiel intervenait chaque fois, et souvent avec succès, en faveur de ses coreligionnaires. Après Constantinople, c’était Salonique qui renfermait la population juive la plus considérable. Malgré son insalubrité, cette ville avait beaucoup d’attrait pour les émigrants sefardim. On y comptait à l’origine une dizaine de petites communautés, formées presque toutes d’éléments espagnols; plus tard, il y en eut trente-six. Les Juifs formaient la majeure partie des habitants de Salonique. Samuel Usque nomme cette ville une mère en Israël et dit qu’elle renferme des plantes délicieuses et des arbres chargés de beaux fruits, comme on n’en trouve pas présentement sur toute la surface de la terre. Elle est devenue le refuge de la plupart des Juifs expulsés d’Europe et d’autres parties du monde, et elle fait à tous un accueil cordial et affectueux, comme si elle était Jérusalem, notre mère vénérée. Les Juifs espagnols réussirent très vite à faire prévaloir
leur autorité, à Salonique, sur les émigrants des autres pays et mime sur
leurs coreligionnaires indigènes. Aussi la langue espagnole devint-elle
prédominante parmi les Juifs de cette ville. Le plus célèbre de ces émigrants
était certainement Juda Benveniste, petit-fils d’Abraham Benveniste, qui
avait pu sauver assez de la fortune paternelle pour se créer une bibliothèque
remarquable. Il devint en quelque sorte le porte-drapeau des Juifs espagnols.
La science talmudique avait pour représentants, à Salonique, les membres
d’une famille Taytasak et Jacob ibn Habib ; ils n’étaient pourtant pas
des savants éminents. La philosophie et l’astronomie étaient également
cultivées dans cette ville par des fugitifs sefardim, ainsi que D’autres fugitifs allèrent s’établir dans l’Asie Mineure,
à Amasieh, Brousse, Tria et Tekat, ou dans Elia Capsali (né vers 1490 et mort vers 1555), membre de cette famille, avait des connaissances historiques très étendues. Quand la peste ravagea Candie (en 1523) et mit toute la population en deuil, il écrivit en hébreu l’histoire de la dynastie turque dans un style vif, attrayant, clair et sobre. A l’histoire turque il entremêla les événements de l’histoire juive, décrivant avec une rare vigueur les souffrantes des exilés d’Espagne, telles que les fugitifs eux-mêmes les lui avaient racontées. En composant cet ouvrage, où il recherche avant tout la vérité, Capsali avait pour but de distraire un instant l’attention de la population de Candie des horreurs de la peste. Mais il a réussi à écrire un livre dans un hébreu excellent, parfaitement approprié à ce genre de composition, qui méritait d’avoir et a eu des imitateurs. Dans les États italiens, surtout, l’affluence des
émigrants juifs fut considérable. Car presque tous ceux qui furent expulsés
d’Espagne, de Portugal ou d’Allemagne, se rendirent d’abord en Italie pour
s’y établir sous la protection de quelque prince tolérant, ou pour se diriger
de là vers A côté de ces médecins, il faut encore mentionner Abraham de Balmas (mort en 1521), de Lecce, médecin du cardinal Domenico Grimani, qui s’occupa en même temps de philosophie et composa sur la langue hébraïque un ouvrage qu’un chrétien publia avec une traduction latine ; Juda ou Laudadeus de Blanès, à Pérouse ; Obadia ou Servadeus de Sfurno (né vers 1470 et mort en 1550), établi d’abord à Rome, puis à Bologne, à la fois exégète et philosophe, et qui dédia quelques-uns de ses ouvrages hébreux, avec traduction latine, à Henri II, roi de France. Un autre médecin espagnol, Jacob Mantin (né vers 1490 et mort vers 1549), fut bien supérieur à tous ceux qui viennent d’être nommés. Venu de Tortose en Italie, il se distingua, à la fois par ses connaissances médicales, philosophiques et linguistiques. Outre l’hébreu et l’espagnol, il savait le latin, l’italien et l’arabe, et il traduisit plusieurs ouvrages de médecine et de métaphysique de l’hébreu ou de l’arabe en latin. Un de ces ouvrages philosophiques, traduit de l’arabe, est dédié à Andréas Griti, doge de Venise. Il fut au service d’un pape, de l’ambassadeur de Charles-Quint à Venise et du prince Hercule Gonzague, et jouit auprès de tous ses maîtres d’une grande considération. Mais, grand savant, il avait très mauvais cœur. Abraham Farissol (né en 1451 et mort vers 1525), originaire d’Avignon, était venu, pour une cause inconnue, peut-être pressé par la misère, s’établir à Ferrare. Jusqu’alors, presque tous les écrivains juifs du moyen âge s’étaient occupés d’astronomie et d’astrologie. Il fut le premier auteur juif qui se consacrât à l’étude de la géographie. Ce furent sans doute la découverte des rivages de l’Afrique australe et des Indes, due aux Portugais, et la découverte de l’Amérique, faite par les Espagnols, qui lui inspirèrent le désir de s’adonner à cette science. Accueilli avec bienveillance à la cour du duc Hercule d’Este Ier, de Ferrare, un des meilleurs princes de l’Italie, qui rivalisait avec les Médicis pour encourager les artistes et les savants, Farissol, sur l’invitation de son protecteur, soutint à plusieurs reprises des controverses religieuses avec des moines instruits. Grâce à l’estime conquise par les médecins et les autres
savants juifs, de nombreuses villes du nord de l’Italie accueillirent avec
bienveillance des réfugiés juifs de la péninsule ibérique et de l’Allemagne,
et même des Marranes revenus au judaïsme. Les fugitifs allèrent s’établir de
préférence à Rome, Venise, Padoue et Ancône, et c’est dans ces villes
qu’après l’extermination de la communauté de Naples se trouvèrent les plus
importantes agglomérations juives de l’Italie. Le conseil de la république de
Venise manifesta des tendances opposées au sujet des Juifs. D’un côté, les
marchands vénitiens n’ignoraient pas que la présente des Juifs serait très
utile à la république, et qu’en les maltraitant ils s’exposeraient aux
représailles des Juifs de En général, l’influence des réfugiés juifs, qu’ils fussent espagnols ou allemands, devint prépondérante dans les communautés italiennes. Les Abrabanel surtout y jouèrent un rôle important. Isaac, le chef de la famille, mourut avant que la situation de ses coreligionnaires fût bien consolidée en Italie. Son fils aîné, Léon Médigo, n’exerça pas non plus une action bien sérieuse. Esprit rêveur et un peu chimérique, il était trop préoccupé de poésie pour condescendre à prêter quelque attention aux choses de ce bas monde. Par contre, Samuel Abrabanel (né en 1473 et mort vers 1550), le plus jeune des trois frères, eut une grande influence sur ses contemporains juifs. Très considéré en Italie, il inspirait à ses coreligionnaires un profond respect. A son retour de l’école talmudique de Salonique, il semble avoir mis au service de Don Pedro de Toledo, vice-roi de Naples, son habileté dans les questions de finances, qu’il avait héritée de son père. Samuel Abrabanel réussit à acquérir à Naples une fortune considérable, évaluée à 200.000 sequins, qu’il employa à faire le bien. Le poète marrane Samuel Usque parle de lui en termes très élogieux : Il mérite, dit-il, d’être surnommé trismegistos (trois fois grand), car il est grand par la science, la naissance et la fortune. Toujours prêt à consacrer ses richesses à des oeuvres de charité, il dote des orphelins, secourt des indigents et rachète des captifs ; il réunit en lui toutes les qualités requises pour être prophète. Il était dignement secondé par sa compagne, Benvenida Abrabanela, femme d’élite, pour laquelle les contemporains professaient une véritable vénération. Pieuse et compatissante en même temps que prudente et courageuse, elle était un modèle de bon ton et d’exquise affabilité, qualités qu’on savait mieux apprécier en Italie que dans les autres pays d’Europe. Léonore, deuxième fille du vice-roi Don Pedro, était très liée avec Benvenida, qu’elle continua à fréquenter quand elle fut devenue duchesse de Toscane, et qu’elle appelait du titre d’honneur de mère. Samuel Abrabanel et Benvenida firent de leur maison le rendez-vous des savants juifs du sud de l’Italie ; ils recevaient également de nombreux savants chrétiens. Comme on voit, les Juifs d’Italie entretenaient encore, à cette époque, des relations amicales avec les chrétiens. Il n’en était pas de même de l’autre côté des Alpes, en Allemagne. Là, les Juifs étaient aussi violemment haïs par la population qu’en Espagne. Ils n’y occupaient pourtant ni emplois élevés, ni brillantes situations à la cour, mais on leur enviait même l’existence misérable qu’ils menaient dans les quartiers spéciaux où ils étaient forcés de s’entasser. Déjà, avant l’expulsion de leurs coreligionnaires d’Espagne, ils avaient été chassés de certaines contrées allemandes, de Cologne, de Mayence, d’Augsbourg, de tout le pays souabe. D’autres régions de l’Allemagne leur furent interdites à l’époque où leurs frères durent quitter la péninsule ibérique. Il est vrai que l’empereur Frédéric III les protégea tant qu’il put jusqu’à sa mort. Fait très rare en Allemagne, il attacha même à sa personne un médecin juif, le savant Jacob ben Yehiel Louhans, à qui il donna le titre de chevalier. On raconte aussi qu’avant de mourir il recommanda les Juifs à son fils, en lui enjoignant de les défendre contre les odieuses accusations dirigées si fréquemment contre eux, et dont il connaissait la fausseté. Sous le règne de ce fils, devenu empereur sous le nom de Maximilien le Jacob Louhans parait avoir conservé sa situation élevée, car le souverain nomma son parent, Joselin Louhans, de Rosheim, représentant, défenseur et protecteur des Juifs, et lui fit prêter un serment spécial de fidélité. Malheureusement, l’empereur Maximilien manquait de fermeté. Accessible à toutes les suggestions, il se montrait tantôt bienveillant pour les Juifs, les protégeant contre leurs adversaires, et tantôt il assistait impassible à leur expulsion et à leur humiliation. Parfois même il semblait ajouter foi aux accusations de profanation d’hostie et de meurtre rituel répandues fréquemment, sous son règne, contre les Juifs, par les dominicains, et qui trouvaient plus facilement créance auprès du peuple depuis le prétendu meurtre de Simon, de Trente. Aussi, de son temps, les Juifs d’Allemagne et des régions voisines furent-ils assez souvent chassés, et même maltraités et tués. L’empereur s’appropriait même sans scrupule les biens d,, ceux qui, avec ou sans son assentiment, étaient expulsés du pays. Dès son avènement au trône, Maximilien avait été sollicité par la bourgeoisie de Nuremberg d’expulser les Juifs de cette ville, à cause de leur conduite licencieuse. On leur reprochait d’accueillir trop facilement parmi eux des Juifs étrangers et d’accroître ainsi leur nombre au delà du chiffre réglementaire, de prêter à un taux trop élevé, de ruiner les ouvriers par leurs exigences exagérées et souvent mal fondées, et enfin de donner l’hospitalité à des gens sans aveu. Un riche bourgeois de Nuremberg, Antoine Koberger, alla plus loin. Pour répandre dans la classe cultivée, c’est-à-dire parmi ceux qui comprenaient le latin, la croyance que les Juifs blasphémaient Dieu, profanaient des hosties et tuaient des enfants chrétiens, il fit imprimer à ses frais le libelle venimeux du franciscain espagnol Alfonso de Espina. Enfin, après de longues hésitations et sur les instances
de plus en plus pressantes de la bourgeoisie, l’empereur Maximilien, eu égard à la fidélité manifestée de tout temps par la
ville de Nuremberg pour la maison impériale, se décida à abolir
les privilèges de la communauté juive et à permettre au Conseil de les expulser
à une date déterminée, mais exigea que leurs maisons, leurs biens-fonds,
leurs synagogues et même leur cimetière devinssent la propriété du fisc
impérial. Il autorisa aussi la ville de Nuremberg à ne plus jamais accueillir
de Juifs ( D’autres villes impériales chassèrent aussi leurs Juifs à cette. époque, notamment Ulm, Nordlingen, Colmar et Magdebourg. La communauté juive de Ratisbonne, la plus ancienne alors de l’Allemagne, pouvait également prévoir, d’après bien des symptômes, qu’elle était menacée d’une expulsion prochaine. On se rappelle qu’à la suite de leurs démêlés avec les Juifs de leur ville, qu’ils avaient impliqués dans une affaire de meurtre rituel, les bourgeois de Ratisbonne avaient été humiliés par Frédéric III et condamnés à une forte amende. Au lieu de s’en prendre à eux-mêmes de leur déconvenue et de leur cruelle mortification, ils en accusèrent les Juifs, et les relations cordiales qui avaient existé auparavant entre les habitants juifs et chrétiens firent place, de la part de ces derniers, à une hostilité, sourde d’abord, et bientôt ouverte et implacable. De son côté, le clergé, irrité d’avoir vu échouer ses intrigues contre les Juifs, s’efforçait de surexciter contre eux la haine de la foule et ne cessait de répéter qu’il était indispensable de les chasser. Comme il avait annoncé qu’il ne laisserait pas communier les chrétiens qui leur vendraient des aliments, les meuniers leur refusaient de la farine et les boulangers du pain (1499). Pendant certains jours de la semaine, il leur était interdit d’aller au marché ; à d’autres jours, ils ne pouvaient s’y rendre, pour acheter des vivres, que de telle heure à telle heure. On défendit aux chrétiens, avec menace d’un châtiment rigoureux et en faisant appel à leur respect pour la gloire de Dieu et au sain qu’ils devaient prendre de leur salut, de faire un achat quelconque pour un Juif. En dernier lieu, le conseil délibéra sur l’opportunité de solliciter de Maximilien le bannissement définitif de tous les Juifs de Ratisbonne, sauf vingt-quatre familles. Cette expulsion eut, en effet, lieu quelques années plus tard. Outre Ratisbonne, il n’existait plus en Allemagne, en ce temps, que deux grandes communautés juives, celle de Francfort-sur-le-Mein et celle de Worms, qui, elles aussi, furent fréquemment menacées de proscription. A Prague également demeuraient de très nombreux Juifs.
Mais cette ville ne faisait alors pas partie de l’Allemagne proprement dite,
elle se trouvait placée sous l’autorité de Ladislas, qui était à la fois roi
de Hongrie et de Bohème. Malheureusement, le sort des Juifs de Bohème ne fut
pas meilleur, sous le règne de Ladislas, que celui de leurs coreligionnaires
d’Allemagne. Bien des fois, la populace de Prague pilla les habitants juifs
de la ville, et la bourgeoisie demanda avec instance leur expulsion. Par
contre, la noblesse leur était favorable. Quand un jour, à une diète, il fut
question du bannissement des Juifs, l’assemblée décida ( Après avoir d’abord ratifié la résolution de la diète, le roi Ladislas, se laissant circonvenir par la bourgeoisie de Prague, autorisa l’expulsion des Juifs et menaça même de bannissement tout chrétien qui interviendrait en leur faveur. Malgré la décision royale, les Juifs, on ne sait par suite de quelle circonstance, purent rester à Prague. Un descendant de la famille des imprimeurs italiens Soncin, Gerson Kohen, créa même dans cette ville une imprimerie hébraïque (vers 1503), la première qui fonctionnât en Allemagne ; il y avait alors déjà des imprimeries hébraïques en Italie depuis environ quarante ans. Mais, pendant que les imprimeries de l’Italie et de Ce dernier pays, qui comprenait alors également Pendant très longtemps, la politique du gouvernement polonais resta favorable aux Juifs. Quand Capistrano était venu en Pologne, ses excitations avaient bien troublé l’harmonie régnant entre Juifs et chrétiens, mais cette réaction n’avait été que passagère. Le roi comme la noblesse savaient que la présence des Juifs était de la plus grande utilité pour l’État, parce que leur industrie et leur activité commerciale pouvaient seules produire les capitaux nécessaires au pays. La ferme des impôts et la distillerie de l’alcool étaient presque entièrement entre les mains des Juifs. Ils ne faisaient pas seulement le négoce, mais s’adonnaient aussi à l’agriculture et exerçaient des professions manuelles. Ils comptaient, il est vrai, 3.200 négociants en gros, contre 500 chrétiens, mais on trouvait parmi eux trois fois plus d’ouvriers, tels que tisserands, orfèvres et forgerons. Régis par le statut si libéral de Casimir IV, ils étaient considérés en général comme des citoyens polonais ; aucun signe apparent ne les distinguait des chrétiens, et ils étaient même autorisés à porter l’épée. Après la mort de Casimir IV, deux catégories d’ennemis essayèrent de faire modifier la situation si favorable des Juifs polonais. Le clergé, d’abord, voyait dans la liberté dont jouissaient les Juifs un outrage au christianisme, et il s’efforçait naturellement de leur faire imposer la législation restrictive qui leur était appliquée dans des contrées voisines. Ensuite, la classe influente des commerçants allemands, établis depuis longtemps dans le pays, et qui voulaient implanter en Pologne le régime suranné des corporations, les poursuivaient, comme concurrents, de leur jalousie et de leur haine. Grâce à leurs efforts combinés, prêtres et marchands réussirent à agir sur l’esprit de Jean-Albert et d’Alexandre, fils et successeurs de Casimir IV, qui abolirent les privilèges des Juifs, les enfermèrent dans des quartiers spéciaux et les expulsèrent même de quelques villes (1496-1505). Mais, dès l’avènement de Sigismond Ier (1506-1548), les Juifs furent de nouveau traités avec la même équité qu’auparavant. Ils trouvèrent, du reste, en tout temps, un appui efficace auprès de la noblesse polonaise, qui éprouvait une antipathie profonde pour la race germanique et soutenait les Juifs, non seulement parce que son intérêt l’exigeait, mais encore parce qu’elle pouvait les opposer aux Allemands. Aussi, comme les palatins, les voïvodes et, en général, les hauts fonctionnaires polonais étaient choisis dans la noblesse, les lois restrictives édictées contre les Juifs restaient presque toujours lettre morte, au grand scandale du clergé et de la classe des marchands allemands. Les rabbins polonais servaient alors d’intermédiaires entre la couronne et les Juifs ; ils étaient chargés de recueillir les impôts dus par les communautés et de les verser au Trésor. Du reste, les rabbins des grandes villes étaient nommés ou agréés par le roi, sous le titre d’archirabbins, et chargés d’administrer leurs communautés, de les représenter auprès du pouvoir royal et de juger les affaires civiles. Parfois même, ils avaient le droit de connaître des causes criminelles, d’exclure les coupables de la communauté et même de prononcer contre eux la peine capitale. Pourtant, dans ce pays qui devint plus tard un centre
privilégié pour l’enseignement du Talmud, et où maîtres et disciples se
laissèrent totalement absorber par ces études, il ne se rencontra pas un seul
rabbin éminent au commencement du XVIe siècle. Ce ne fut qu’après l’immigration de nombreux
savants allemands que la science talmudique s’implanta en Pologne. Les
familles juives qui affluèrent dans ce pays des provinces rhénanes et de la
région du Mein, de Outre leurs connaissances talmudiques, les fugitifs
allemands transplantèrent aussi leur langue en Pologne. Cette langue fut adoptée
également par les Juifs indigènes, qui négligèrent peu à peu le polonais et
le ruthène, pour ne plus parler que l’allemand. C’est ainsi que les Juifs de Ce fut dans cette Allemagne, si dure aux Juifs, que se produisit, à cette époque, un événement qui eut un retentissement considérable dans toute la chrétienté et annonça le règne d’un esprit nouveau. Et choie curieuse, cet esprit nouveau, qui allait révolutionner si profondément l’Europe tout entière, se manifesta à propos des Juifs et du Talmud. |
[1] En ce temps, le nom biblique de Sefarad désignait l’Espagne, et on, comprenait sous l’appellation de Sefardim tous les Juifs d’Espagne, de Castille, d’Aragon, de Léon de Navarre et de Portugal.