HISTOIRE DES JUIFS

TROISIÈME PÉRIODE — LA DISPERSION

Deuxième époque — La science et la poésie juive à leur apogée

Chapitre XII — Conséquences de la persécution de 1391. Marranes et apostats. Nouvelles violences — (1391-1420).

 

 

Pendant les terribles massacres de 1391, des milliers de Juifs avaient accepté le baptême pour sauver leur vie ou celle d’êtres qui leur étaient chers, mais leur conversion n’était qu’apparente. Une fois chrétiens, ils ressentaient pour le judaïsme un amour peut-être plus profond encore qu’auparavant. Ce n’étaient pas, en effet, les clameurs sauvages et les excès sanglants des persécuteurs et encore moins le râle plaintif des malheureuses victimes, égorgées en si grand nombre sous leurs yeux ; qui pouvaient faire aimer le christianisme aux nouveaux convertis. Aussi, beaucoup d’entre eux se rendirent dans les pays maures voisins ou passèrent la mer pour aller s’établir à Alger, à Maroc ou à Fez, dont les habitants étaient alors plus tolérants et plus équitables à l’égard des Juifs que les chrétiens et comprenaient quels importants services les nouveaux arrivants rendraient au pays par leur activité et leurs richesses.

Le plus grand nombre avait cependant dei rester en Espagne. Mais s’ils professaient en apparence le catholicisme, ils continuaient à pratiquer en cachette les rites juifs, avec l’assentiment tacite des souverains de Castille, d’Aragon et de l’île Majorque, qui n’avaient nullement approuvé les violences exercées envers les Juifs pour les amener au baptême. Les autorités ne voyaient rien ou faisaient semblant de ne rien voir, et l’Inquisition ne fonctionnait pas encore en Espagne. Mais le peuple ne se trompait pas sur les sentiments intimes de ces convertis, il savait qu’au fond du cœur ils étaient restés attachés aux croyances de leurs ancêtres, et il appelait ces nouveaux chrétiens Marranes ou excommuniés, damnés ; il les haïssait encore plus que les Juifs.

Il témoignait la même aversion pour une autre catégorie de convertis, qui, eux, étaient, au contraire, très contents d’avoir abandonné le judaïsme, estimant, dans leur avidité de jouir, que les plaisirs, les richesses et les honneurs valaient mieux que toute religion, ou se sentant heureux, dans leur scepticisme d’hommes lettrés, d’être délivrés de ce qu’ils considéraient comme des entraves. Cette classe de renégats qui, déjà avant leur apostasie, n’avaient plus aucun attachement pour le judaïsme et n’étaient restés juifs que par une sorte de pudeur, ceux-là étaient loin d’en vouloir à leurs persécuteurs de leur avoir imposé le baptême. Ils se couvraient du masque du christianisme, pratiquaient même parfois leur nouvelle religion avec un zèle exagéré, sans être devenus ni plus croyants, ni meilleurs. Il s’en trouvait même parmi eux qui étaient assez lâches pour essayer de rendre ridicules le judaïsme et ses adeptes, ou pour porter contre leurs anciens coreligionnaires les plus odieuses accusations. Les Juifs que les persécutions n’avaient pas pu détacher de leur foi étaient raillés et calomniés en prose et en vers. C’est ainsi que Don Pedro Ferrus, Juif baptisé, lança des traits sans nombre contre le rabbin et la communauté d’Alkaïa.

Ces satires, dont les conséquences étaient souvent fâcheuses pour les Juifs, rendirent un service signalé à la poésie espagnole. Grâce à l’esprit caustique de quelques nouveaux chrétiens, cette poésie, jusqu’alors raide et solennelle, devint plus vive, plus alerte, pétillant de bonne humeur et de gaieté, comme autrefois la poésie néo-hébraïque en son beau temps. Car les Juifs convertis trouvèrent peu à peu _des imitateurs parmi les poètes chrétiens, qui s’approprièrent la manière et quelquefois les mots plaisants et les traits acérés de leurs modèles. A l’exemple du moine Diego, de Valence, apostat juif, qui mêlait des mots hébreux à ses satires contre les Juifs, le satirique chrétien Alphonse Alvarez de Villasandino, surnommé le prince des poètes, émaillait très habilement ses poésies de termes spécialement juifs. Il se passait donc ce fait singulier qu’au moment où l’Espagne persécutait les Juifs, sa poésie se judaïsait. Ainsi, les Juifs, en se baptisant, ne fournirent pas seulement à la chrétienté des hommes de talent de tout genre, des écrivains, des médecins et des poètes, ils l’enrichirent également de leurs biens et de leur esprit.

Parmi les Juifs convertis, il s’en rencontra qui déployèrent un vrai zèle de dominicain à faire des prosélytes, comme s’ils se sentaient isolés au milieu de leurs nouveaux coreligionnaires et avaient besoin d’attirer leurs anciens amis au christianisme pour se créer une société. C’est ainsi que le médecin apostat Astruc Raimuch de Fraga, auparavant un des plus fermes appuis du judaïsme, faisait une propagande chrétienne très active, sous le nom de Francisco Dioscarne. Il désirait surtout avec ardeur l’abjuration d’un de ses jeunes amis, auquel il adressa une lettre en hébreu pour lui montrer dans quel état d’abaissement se trouvait le judaïsme et pour lui prouver la vérité des dogmes chrétiens. On ressent une impression assez étrange en lisant cette épître, où l’on voit l’auteur employer des centons bibliques pour parler de la Trinité, du péché originel, de la Rédemption et de la Cène. L’ami auquel cette lettre était adressée y répondit par des faux-fuyants et en termes très modérés. Il savait qu’aux attaques les plus violentes, les Juifs ne pouvaient répliquer qu’avec douceur, pour ne pas froisser la très vive susceptibilité de l’Église et de ses serviteurs. Le poète satirique Salomon ben Reuben Bonfed ne prit pourtant pas tant de précautions ; il répondit sans ménagement à Astruc-Francisco, en prose rimée. Pour s’excuser de prendre part à cette discussion, il dit qu’il y est intéressé comme Juif et qu’il n’a pas le droit de se taire devant ce parti pris évident de rendre obscures les choses les plus claires. Après avoir fait ressortir les côtés un peu singuliers de certains dogmes chrétiens, Bonfed termine par cette remarque : Vous torturez le texte de la Bible pour lui faire proclamer le dogme de la Trinité. Si vous aviez à prouver l’existence d’une quadrinité, vous arriveriez aussi à la trouver dans les Saintes Écritures.

Mais aucun des renégats juifs ne fit tant de mal à ses anciens coreligionnaires que Salomon Lévi, de Burgos, connu, comme chrétien, sous le nom de Paul de Santa-Maria (né vers 1351-52 et décédé en 1435). Avant son baptême, il exerçait les fonctions de rabbin ; il connaissait donc la Bible, le Talmud et la littérature rabbinique, et il était très considéré pour sa piété. Esprit prudent et avisé, il savait quand il était de son intérêt de parler ou de se taire. Il était surtout vaniteux et ambitieux, et se sentait à l’étroit entre les quatre murs de son école; il fallait à son orgueil un théâtre plus vaste. Désireux d’être reçu à la cour et d’y jouer un rôle, il déployait une activité bruyante et menait une vie de grand seigneur, sortant dans des carrosses luxueux, accompagné d’une nombreuse escorte. Surviennent les massacres de 1391. Salomon Lévi prévoit qu’après ces événements il lui sera impossible, s’il reste juif, d’être jamais nommé à quelque emploi élevé. R se décide donc, à l’âge de quarante ans, à recevoir le baptême et à le faire recevoir avec lui à son frère et à ses quatre fils. Pour tirer plus de profit de son abjuration, il fit accroire que c’était par conviction qu’il s’était converti au christianisme.

A cette époque, en dehors de l’état militaire, une seule carrière pouvait conduire promptement à une situation élevée ; c’était l’état ecclésiastique. Salomon ou plutôt Paul de Santa-Maria se rendit donc à l’Université de Paris pour y étudier la théologie chrétienne. Ses connaissances hébraïques lui furent très utiles en cette occurrence. Peu de temps après, le rabbin juif fut ordonné piètre catholique. Il alla ensuite à Avignon, où l’orgueilleux et entêté cardinal Pedro de Luna venait d’être élu antipape sous le nom de Benoît XIII et où la lutte des deux pontifes lui offrait une occasion favorable pour intriguer et obtenir de l’avancement. Grâce à son habileté, son zèle et sa facilité de parole, Paul gagna les bonnes grâces du pape, qui voyait en lui un instrument qui pouvait lui être très utile. Nommé archidiacre et chanoine, Paul aspira à devenir évêque et môme cardinal. Du reste, les circonstances étaient propices, et le rabbin converti savait en profiter. Pour se faire valoir, à assura qu’il n’était pas un prêtre ordinaire, ayant une origine plébéienne, mais qu’il descendait de l’ancienne noblesse juive, de la tribu de Lévi, d’où était également sortie la Vierge Marie, et que pour cette raison il avait pris le nom de Santa-Maria. Sur la recommandation du pape, le roi de Castille, Henri III, le combla de faveurs. Son ambition trouva donc satisfaction.

Une fois converti, Paul voulait également convertir ses anciens coreligionnaires. Il ne craignit même pas de faire des tentatives de prosélytisme auprès de deux des personnages les plus considérables du judaïsme espagnol, auprès de Joseph Orabuena, médecin à la cour du roi de Navarre Charles III et grand-rabbin des communautés de ce pays, et de Meïr Alguadès, grand-rabbin de Castille et médecin du roi Henri III. Voyant que ses efforts restaient vains, il se mit à diriger toutes sortes d’accusations contre les Juifs pour provoquer contre eux de nouvelles persécutions. Sa conduite indigna même le cardinal de Pampelune et d’autres prélats, au point qu’ils lui intimèrent l’ordre de cesser ses calomnies. Aveuglé par sa haine contre ses anciens coreligionnaires, ou craignant peut-être que l’un d’eux ne le supplantait dans les bonnes grâces du roi, il conseilla à Don Henri III de défendre l’accès des emplois publics non seulement aux Juifs, mais aussi aux nouveaux chrétiens. Même dans ses explications de la Bible, il manifestait sa malveillance pour le judaïsme et les Juifs. Ces agissements montraient aux Juifs que cet apostat était leur plus implacable ennemi, et les plus intelligents d’entre eux se préparèrent à se défendre contre lui. Mais la lutte était bien inégale. Les représentants du christianisme avaient une liberté de parole absolue, et, de plus, ils disposaient de la prison et des tortures pour faire triompher leurs idées, tandis que les Juifs étaient obligés de voiler en quelque sorte ce qu’ils voulaient dire et d’employer toute sorte de circonlocutions pour ne pas blesser leurs dangereux adversaires. Aussi faut-il accorder toute son admiration à ces quelques Juifs qui eurent le courage, malgré les périls qu’ils savaient suspendus sur eux, de plaider publiquement et avec énergie la cause de leur religion.

Les hostilités contre Paul de Santa-Maria furent ouvertes par le médecin Josua ben Joseph Lorqui, de Canis, un de ses anciens disciples. Dans une lettre écrite avec une feinte humilité et le respect apparent d’un élève pour son maître, Josua Lorqui porta des coups sensibles à Paul de Santa-Maria, et, sous prétexte d’ex-poser simplement ses doutes, il s’attaqua aux dogmes chrétiens. Au début de son épître, il déclare que l’abjuration de son maître bien-aimé, qui lui a enseigné les vérités du judaïsme, l’a fortement surpris et troublé dans sa quiétude de croyant. Il lui parait impossible d’admettre, ajoute-t-il, qu’il se soit converti par ambition ou par cupidité, encore moins par suite de doutes, puisqu’il a accompli rigoureusement toutes les pratiques de sa religion jusqu’au moment de son baptême. Aura-t-il peut-être été mû par la crainte de voir ces sanglantes persécutions faire disparaître la race juive ? Il doit pourtant savoir que la plus grande partie des Juifs sont établis en Asie, où ils jouissent d’une assez grande indépendance, et qu’en supposant même qu’il plaise à Dieu de laisser périr les communautés juives des pays chrétiens, la race juive n’en continuera pas moins à fleurir ailleurs. Ce ne peut donc être que par conviction, et après un examen attentif du christianisme, que Paul a embrassé cette dernière religion. Il le prie, par conséquent, de lui faire partager ses croyances en l’aidant à combattre les doutes que sa raison lui suggère contre les dogmes chrétiens.

Lorqui développe alors ses doutes avec une grande vigueur, et, dans son exposition, il ne cesse d’accabler Paul de ses traits acérés. Celui-ci y répondit, mais d’une façon évasive, sans oser s’attaquer de front aux arguments de Lorqui.

Hasdaï Crescas entra également en lice pour défendre le judaïsme. Dans un ouvrage qu’il composa vers 1396, à l’instigation de quelques amis chrétiens, et qui s’adressait bien plus aux chrétiens qu’aux Juifs, il examine les dogmes du christianisme au point de vue philosophique et montre combien il est difficile de comprendre le péché originel, la Rédemption, la Trinité, l’Incarnation, etc. Il étudie aussi dans son livre les rapports de l’Ancien et du Nouveau Testament avec une calme sérénité, sans avoir l’air de se douter que c’étaient là des questions brûlantes dont l’examen pouvait lui coûter la vie.

Bien plus vive et plus mordante était une autre œuvre de polémique, qu’un Juif converti, qui était revenu au judaïsme, publia à cette époque contre ceux des nouveaux chrétiens qui attaquaient lâchement leurs anciens coreligionnaires. Le nom juif de l’auteur de cette satire était Isaac ben Moise, mais il est plutôt connu sous le nom de Profiat Duran et surtout sous celui d’Efodi. Médecin, astronome, historien, ce savant fut contraint, pendant les persécutions sanglantes de 1391, d’accepter le baptême, en même temps que son ami David En-Bovet Buen Giorn. Plus tard, tous deux résolurent de se rendre en Palestine pour y retourner au judaïsme et faire pénitence de leur apostasie. Après avoir mis ses affaires en ordre, Profiat Duran partit pour un port du sud de la France, afin d’y attendre son ami. Mais celui-ci ne vint pas. Circonvenu par le renégat Paul de Santa-Maria, il écrivit à Profiat Duran qu’il était décidé de rester chrétien, engagea son ami à suivre son exemple, et célébra en termes enthousiastes la haute valeur du christianisme et les vertus de Paul de Santa-Maria. Profiat Duran lui adressa une réponse qui est un petit chef-d’œuvre de malice et de fine ironie. Il a l’air de lui donner raison sur tous les points, et à chaque paragraphe reviennent ces mots, comme un refrain : N’imite pas tes aïeux (Al tehi kaabotéka). Bien des chrétiens se sont trompés sur l’intention réelle de l’auteur et ont pris sa réplique, qu’ils citent sous le titre d’Alteca Boteca, pour une plaidoirie en faveur du christianisme.

Sous prétexte de démontrer les erreurs de la religion juive, Profiat Duran, dans sa réponse, met à au avec une rigueur impitoyable les points faibles du christianisme, accumulant en quelques lignes concises tous les arguments fournis par la logique, la philosophie et la Bible contre quelques-uns des dogmes chrétiens. Il y prend également à partie Paul de Santa-Maria, dont En-Bouet lui avait fait un éloge pompeux : A t’entendre parler de lui, lui dit-il, il me semble que Paul a des chances de devenir pape, mais tu ne m’annonces pas s’il sera nommé à Rome ou à Avignon (allusion ironique à la rivalité des deux papes). II continue ainsi : Tu le loues d’avoir fait exempter des femmes et des enfants juifs de l’obligation de porter des signes distinctifs. Annonce cette heureuse nouvelle aux femmes et aux enfants. Pour moi, j’ai entendu dire qu’il a dirigé d’odieuses accusations contre les Juifs et que le cardinal de Pampelune s’est vu forcé de lui imposer silence. Tu émets aussi l’espoir que ton cher maître Paul sera bientôt nommé évêque et aura le chapeau de cardinal. Je partage ta joie, car je prévois que, grâce à lui, toi aussi tu seras revêtu de dignités ecclésiastiques. A la fin de la lettre, Profiat Duran quitte son ton sarcastique, pour parler avec une sévère gravité ; il conseille à son ami de ne pas porter comme chrétien le nom de son père, qui, s’il était encore en vie, préférerait certainement voir son fils mort plutôt que renégat. Cette satire, répandue à profusion, produisit une profonde sensation, à tel point que le clergé, une fois qu’il en eut reconnu le vrai caractère, en fit rechercher tous les exemplaires pour les brûler.

Sur les conseils de Hasdaï Crescas, qui lui avait confié autrefois l’instruction de ses enfants, Profiat Duran composa encore un autre ouvrage contre le christianisme, non plus sur le ton de l’ironie, mais avec le calme et la sérénité de l’historien. Comme il connaissait le Nouveau Testament et l’histoire de l’Église, il put montrer combien le caractère de la religion chrétienne avait été dénaturé depuis sa fondation.

Protégé par l’antipape Benoît XIII, d’Avignon, Paul de Santa-Maria s’éleva assez rapidement aux plus hautes dignités, il fut nommé évêque de Carthagène, chancelier de la Castille, et, enfin, conseiller intime du roi Don Henri III. Pourtant il ne réussit pas à irriter le roi contre les Juifs. Don Henri avait deux médecins juifs, auxquels il accordait une confiance absolue : Don Meïr Alguadès, qui était également versé dans la connaissance de l’astronomie et de la philosophie, et que le roi plaça comme grand-rabbin à la tête des communautés de la Castille, et Don Moïse Carçal, qui était poète et chanta en de beaux vers castillans la naissance, impatiemment attendue, de l’héritier du trône de Castille. Du reste, pendant le règne de Henri III, qui fut pour les Juifs comme une accalmie entre deux orages, la civilisation juive eut encore en Espagne quelques représentants remarquables.

Profiat Duran réussit, on ne sait par quels moyens, à se faire pardonner son abjuration par ses anciens coreligionnaires et à se maintenir en Espagne ou à Perpignan ; il eut également la bonne fortune de n’être pas persécuté par les chrétiens pour son exposition ironique de leurs dogmes. Ses oeuvres sont assez nombreuses. Il commenta le Guide de Maïmonide et quelques travaux d’Ibn Ezra, composa des ouvrages sur les mathématiques et le calendrier, et écrivit l’histoire des persécutions subies par les Juifs depuis le XIIIe siècle. Mais son meilleur livre est sa grammaire hébraïque.

Son contemporain Hasdaï Crescas avait une intelligence d’une envergure plus ample que la sienne. Penseur profond, il savait s’élever au-dessus des détails d’un problème pour n’en voir que l’ensemble. Déjà avancé en âge et le cœur torturé par le spectacle des violences commises envers les Juifs et par le chagrin d’avoir vu périr son fils dans un massacre, il résolut d’étudier dans un vaste ouvrage les différents côtés du judaïsme, ses pratiques comme ses doctrines, et de montrer que les divers éléments de cette religion, qui s’étaient peu à peu désagrégés, devaient rester réunis pour se compléter les uns les autres. Ce plan témoigne autant en faveur de sa remarquable érudition que de la netteté de son esprit. Il ne put malheureusement pas le réaliser, car la mort semble l’avoir surpris quand il eut achevé la partie philosophique ou l’introduction de cet immense travail.

Dans cette introduction, Hasdaï Crescas étudie d’abord les fondements de la religion en général : l’existence de Dieu, son omniscience, la Providence, le libre arbitre, la raison d’être de l’univers ; puis il examine les doctrines particulières du judaïsme, ses enseignements relatifs à la création du monde, à l’immortalité de l’âme et au Messie. Son esprit net et lucide lui fit découvrir rapidement les points faibles de la philosophie aristotélicienne, telle que la comprenait le moyen âge. Aussi l’admirait-il moins que ses prédécesseurs, et il eut le courage de démolir l’édifice considérable élevé par Maimonide d’après les principes d’Aristote. Il porta aussi des coups sensibles à la philosophie scolastique, dont il connaissait toutes les subtilités.

Dans la pensée de Crescas, la philosophie de son temps était engagée dans une voie difficile et dangereuse, tandis que le judaïsme était établi sur des fondements inébranlables, et il défendait ardemment sa religion contre les objections des philosophes. Comme il attribuait à Dieu une omniscience sans limites, il fut amené à émettre une assertion assez téméraire, à savoir que l’homme n’est pas absolument libre dans ses actes, que tout ce qui arrive est l’effet nécessaire, fatal, d’une cause, et que chaque cause, y compris la cause première, a forcément ses conséquences. Pour lui, la volonté de l’homme n’est pas libre, mais ses trouve forcément influencée par un ensemble de causes et d’effets antérieurs. Et pourtant il admet que les hommes méritent des récompenses et des punitions, même s’ils ne sont pas tout à fait libres, parce que, selon lui, le mérite ou le démérite ne dépend pas de l’acte, mais de l’intention. Quoique le bien ou le mal que nous accomplissons soit la conséquence forcée d’un ensemble de circonstances indépendantes de la volonté humaine, nous méritons quand même une récompense ou un châtiment, selon Crescas, pour la pensée que nous avons eue d’être bons ou méchants.

Enfin, pour notre philosophe, le bien suprême que doit poursuivre l’homme et qui est la raison d’être de la création, c’est la perfection morale ou la félicité éternelle, bien qu’il peut atteindre en éprouvant pour Dieu un amour sincère. Cet amour naît dans le cœur humain sous l’influence de toute religion, et surtout du judaïsme. Hasdaï Crescas qui, le premier, établit une distinction entre la religion en général et les religions particulières, comme le judaïsme et le christianisme, réduisit les treize articles de foi de Maimonide à `huit, prétendant avec raison que ce dernier a compté comme articles de foi spéciaux au judaïsme des vérités admises par toutes les religions.

A côté de Profiat Duran et de Hasdaï Crescas, il faut encore mentionner un autre écrivain juif, Meïr Alguadès, grand-rabbin de Castille. Entre deux persécutions, il traduisit en hébreu l’Éthique d’Aristote. Il fit cette traduction d’après un texte latin, parce que les savants juifs de l’Espagne n’étaient plus très familiarisés, à cette époque, avec la langue arabe. Alguadès publia ce travail à l’instigation et peut-être avec la collaboration d’un personnage considérable de Saragosse, Don Salomon Benveniste ibn Labi de la Caballaria, dont le fils eut le courage, en un temps de sanglantes violences, de défendre le judaïsme avec une ardeur de conviction et une énergie inébranlables, et dont plusieurs parents abjurèrent le judaïsme et devinrent les adversaires implacables de leurs anciens coreligionnaires.

Les temps étaient, en effet, devenus durs pour les Juifs d’Espagne, et beaucoup d’entre eux n’eurent pas la force morale nécessaire pour persister dans la foi de leurs pères. Tant que le jeune roi Don Henri III occupa le trône de Castille, la situation resta supportable. Mais elle empira après la mort de ce souverain (1406). L’héritier du trône, Juan II, avait deux ans, et la reine mère, Catalina (Catherine) de Lancastre, à qui fut confiée la régence, étau une jeune femme capricieuse, hautaine, dévote, se laissant entièrement dominer par ses favorites. Elle avait pour co-régent l’infant Don Ferdinand (plus tard roi d’Aragon), qui était d’un caractère doux et prudent, mais obéissait aveuglément au clergé. Enfin, parmi les conseillers du royaume se trouvait l’apostat Paul de Santa-Maria, l’ennemi acharné des Juifs. Nommé par le défunt roi, Don Henri III, exécuteur testamentaire et précepteur du jeune prince, Paul jouissait d’une très grande influence dans le conseil de régence. Belle perspective pour les Juifs de Castille ! Leurs craintes ne se réalisèrent que trop vite. La cour ne tarda pas à leur témoigner de la malveillance et à faire prendre contre eux des mesures humiliantes.

En effet, en 1408 parut, au nom du jeune roi, un édit qui remettait en vigueur tous les paragraphes du recueil des lois d’Alphonse le Sage qui étaient hostiles aux Juifs. Comme l’accès des Juifs aux emplois publics, dit cet édit, fait du tort au christianisme et à ses adeptes, il faut les en éloigner. Aussi tout Juif qui acceptait une fonction de la part d’un noble ou d’une ville était-il passible d’une amende s’élevant au double de ce que cette fonction lui rapportait, et si sa fortune ne suffisait pas pour payer l’amende, on confisquait d’abord tous ses biens et, de plus, il était condamné à recevoir cinquante coups de lanière. On reconnaît dans cette loi l’influence de Paul de Santa-Maria. Ce renégat connaissait les points vulnérables des Juifs espagnols, il savait qu’il s’en trouverait parmi eux qui ne reculeraient pas devant l’apostasie pour conserver leurs dignités, et que ceux qui resteraient fidèles à leur foi ne tarderaient pas, une fois exclus de la société chrétienne et de toute participation à la vie publique, à déchoir et à perdre tout crédit.

Mais Paul de Santa-Maria poursuivait particulièrement de sa haine Meïr Alguadès, médecin du défunt roi, peut-être parce que ce savant avait servi de trait d’union entre les différents polémistes juifs qui avaient démasqué et raillé l’apostat. Pour perdre Alguadès, il le fit impliquer dans un procès criminel intenté à un Juif de Ségovie. Pendant que la reine mère séjournait arec son fils dans cette ville, un Juif fut, en effet, accusé d’avoir acheté une hostie pour la profaner. Terrifié par les miracles qu’elle opérait, il l’aurait rendue au prieur d’un couvent. L’évêque Juan Velasquez de Tordesillas, voulant donner une très grande importance à cette affaire, fit emprisonner plusieurs Juifs, et parmi eux Alguadès, comme complices du principal accusé. Sur l’ordre de la régente, Alguadès et les autres inculpés furent mis à la question et avouèrent le sacrilège qu’on leur imputait. On répandit même le bruit que, sous l’action de la torture, Alguadès aurait affirmé que Don Henri III n’était pas mort de mort naturelle, mais que lui l’avait empoisonné. Quoiqu’il fût de notoriété publique que le roi avait été débile et maladif dès son enfance, Alguadès, à qui les juges avaient sans doute posé cette question d’empoisonnement pendant qu’on le torturait, fut déclaré coupable du meurtre du roi et condamné à un horrible supplice : on lui arracha membre par membre. Ce tribunal ordonna d’infliger le même supplice à ses co-accusés et de transformer une synagogue en église.

Les maux dont souffraient alors les Juifs d’Espagne, et qui n’étaient que le prélude des plus sombres événements, favorisèrent L’éclosion de nouvelles rêveries messianiques, qui, comme précédemment, prirent naissance dans des esprits mystiques. En ce temps, la Cabale avait des adeptes actifs et convaincus, qui la propageaient arec succès parmi les Juifs. Trois surtout d’entre eux étaient particulièrement remuants : Abraham de Grenade, Schem Tob ben Joseph et Moïse Botarel.

D’après Abraham de Grenade, qui florissait vers 1391-1409, quiconque n’adorait pas Dieu à la manière des cabalistes n’était pas un vrai croyant et péchait par ignorance. Il affirmait aussi que si tant de Juifs instruits avaient accepté le baptême pendant les massacres de 1391, c’est parce qu’ils s’étaient occupés de science et avaient négligé la Cabale. Du reste, il prétendait que ces nombreuses abjurations et les violences exercées contre les Juifs indiquaient l’arrivée des temps messianiques et annonçaient avec certitude une prochaine délivrance.

Pour Schem Tob ben Joseph ibn Schem Tob (décédé en 1430), c’étaient les philosophes juifs, y compris Maimonide et Gersonide, qui avaient égaré les Juifs, les avaient écartés de la vraie foi et les avaient rendus incapables de supporter les épreuves pour leur religion. Dans un ouvrage intitulé Emounot, il attaque avec violence ces philosophes et, en général, l’étude de la philosophie. et il proclame gravement que pour Israël, le salut ne peut venir que de la Cabale, qui seule enseigne la vérité et est dépositaire des anciennes traditions juives.

Si ces deux cabalistes n’étaient pas de profonds penseurs, ils avaient, du moins, le mérite d’être honnêtes et convaincus. Tout autre était leur collègue, Moïse Botarel, de Cisneros, dans la Castille. Il comptait sur la crédulité de ses coreligionnaires pour se faire accepter comme prophète et même comme Messie, annonçant avec fracas qu’au printemps (de l’année 1393) des miracles seraient opérés qui amèneraient la délivrance définitive d’Israël. Plus tard, il composa un ouvrage où l’on ne trouve que mensonges et imposture. Orgueilleux et vantard, il publia des lettres adressées à tous les rabbins, où il se déclare prêt à résoudre toutes les difficultés de la Bible et du Talmud et à éclaircir tous les doutes, et où il prend le titre de chef du Grand Sanhédrin. Il paraît que Hasdaï Crescas lui-même, malgré sa haute et claire intelligence, eut foi dans les paroles de Botarel et parla de lui dans la synagogue comme d’un rédempteur. Cette agitation semble avoir pris fin d’une façon si pitoyable que les écrivains juifs eurent honte d’en parler longuement.

Du reste, les événements d’Espagne donnaient le plus cruel démenti à ces annonces de prochaine délivrance. La population juive avait déjà pour adversaires, dans ce pays, les bourgeois et les nobles, jaloux de son bien-être, les ecclésiastiques, désireux de faire montre de zèle religieux, les renégats, qui espéraient faire croire à la sincérité de leur conversion en manifestant leur haine pour leurs anciens coreligionnaires. A tous ces ennemis vinrent se joindre, au commencement du XVe siècle, trois autres persécuteurs, un Juif baptisé, un moine dominicain et un pape, qui firent aux Juifs le plus grand mal. Ces trois nouveaux adversaires, Josua Lorqui, Fray Vincent Ferrer et Pedro de Luna, connu comme antipape sous le nom de Benoît XIII, firent verser des larmes de sang aux malheureux Juifs d’Espagne.

Josua Lorqui d’Alcañiz, qui, après son abjuration, prit le nom de Jérôme de Santa-Fé et fut attaché comme médecin à la personne du pape d’Avignon, Benoît XIII, n’épargna rien, à l’exemple de Paul de Santa-Maria, pour rendre suspects ses anciens coreligionnaires ou les attirer au christianisme. Vincent Ferrer, canonisé par l’Église, était un de ces moines ascétiques pour qui la terre est et doit être une vallée de pleurs. Par l’austérité de ses mœurs, son mépris pour les richesses et son humilité, il formait un contraste saisissant avec le clergé régulier et séculier de son époque. Comme il voyait régner dans la chrétienté, parmi les laïques comme parmi les ecclésiastiques, un certain relâchement dans les mœurs et de la tiédeur dans la foi, il pensait que la fin du monde était proche et qu’il ne restait qu’un seul moyen de saurer l’humanité : c’était de convertir tous les hommes sans exception au christianisme, et de leur faire mener à tous une vie de mortifications. Accompagné d’une troupe de fanatiques, il traversait les divers pays, se flagellant tout nu en pleine rue et excitant la foule à l’imiter. Plein de fougue, éloquent et doué d’une voix sympathique et vibrante, il savait remuer les masses. Qu’il racontât en sanglotant la Passion de Jésus ou qu’il annonçât la destruction prochaine de l’univers, il arrachait des larmes à tous les assistants et exerçait sur leur volonté une domination absolue. Ce qui le grandissait encore aux yeux de la foule, c’est qu’il avait abandonné une situation élevée à la cour papale pour parcourir le pays pieds nus, en simple moine flagellant. Malheureusement, par une vraie aberration de l’esprit, Vincent Ferrer croyait sauver l’humanité en prêchant la violence et le meurtre.

Au lieu de s’attaquer aux abus qui régnaient alors dans l’Église, comme l’avaient fait Wiclef et d’autres réformateurs, Ferrer tourna toute sa colère contre les Juifs et les hérétiques. Par la plume et la parole il entreprit une croisade implacable contre les Juifs, et la continua pendant de nombreuses années. Il dirigea d’abord ses attaques contre les nouveaux chrétiens, qu’il accusait de n’être pas assez fervents. Dans la crainte de se voir appliquer le terrible châtiment réservé aux relaps, peut-être aussi en partie sous l’impression de l’éloquence enflammée du dominicain, bien des Marranes firent publiquement pénitence. Encouragé par ce premier succès, qui lui apparaissait comme un triomphe sérieux pour l’Église, Ferrer espérait réussir à amener tous les Juifs au christianisme. Il jouissait d’une très grande influence auprès des rois d’Espagne, parce que plus d’une fois, pendant les temps de troubles et de guerres civiles, il était parvenu à apaiser des émeutes populaires par la seule action de l’autorité qu’il exerçait sur la foule. Il lui !ut donc facile d’obtenir de la famille royale l’autorisation de prêcher dans les synagogues et les mosquées, et de contraindre Juifs et musulmans à venir écouter ses prédications. La croix à la main et un rouleau de la Loi sur le bras, au milieu d’une escorte de flagellants et d’hommes d’épée, il invitait les Juifs, d’une voix terrible, à accepter le baptême.

Son action néfaste ne tarda pas à se faire sentir parmi les Juifs de Castille. Peu de temps après son apparition à la cour (1412), la régente Donna Catalina, d’accord avec l’infant Don Ferdinand et Paul de Santa-Maria, promulgua, au nom de l’enfant-roi Juan II, un édit en vingt-quatre articles destiné à appauvrir les Juifs, à les humilier et à les abaisser, et à provoquer ainsi leur conversion au christianisme.

Eu vertu de cet édit, ils étaient dorénavant obligés de demeurer dans des quartiers spéciaux (juderias), qui ne pouvaient avoir qu’une seule porte pour l’entrée et la sortie ; il leur était interdit d’exercer des professions manuelles, de pratiquer la médecine, d’avoir des relations d’affaires avec les chrétiens, de prendre des chrétiens à leur service, même pour le jour de sabbat, et d’occuper un emploi public quelconque. On leur enleva leur juridiction particulière. Quelques articles de l’édit réglaient la façon dont ils devaient s’habiller. Ils ne pouvaient plus porter le costume du pays ni se revêtir d’étoffes riches, sous peine d’une amende considérable ; en cas de récidive, ils s’exposaient à un châtiment corporel et même à la confiscation de leurs biens. Le port des armes leur fut également défendu. Par contre, le port de la rouelle, en étoffe rouge, était très rigoureusement exigé. Un Juif se faisait-il enlever la barbe ou couper les cheveux un peu court, il était puni de cent coups de lanière. Il lui était enfin interdit de se laisser donner par écrit ou verbalement le titre de Don (Monsieur), ou de quitter une ville pour aller s’établir dans une autre. Les malheureux Juifs n’avaient pas même la faculté de se dérober par l’émigration à ces humiliations. Ceux qu’on surprenait en train d’émigrer perdaient tous leurs biens et devenaient serfs du roi. La noblesse et la bourgeoisie étaient menacées de sévères châtiments dans le cas où elles accorderaient leur protection à un Juif.

Cet édit, dont la cruauté raffinée laisse deviner encore une fois l’intervention de l’apostat Paul de Santa-Maria, fut exécuté avec la plus stricte rigueur. Un contemporain, Salomon Alami, en décrit les effets désastreux : Les riches habitants des palais, dit-il, sont confinés dans des coins obscurs, dans de misérables huttes. On nous force de remplacer nos somptueux et élégants vêtements par des guenilles, pour nous vouer au mépris et à la raillerie. Nous ne pouvons plus nous faire couper la barbe, et nous avons l’air de gens en deuil. Les personnages considérables qui avaient la ferme des impôts sont réduits à la pauvreté, parce qu’ils ne connaissent aucun métier qui leur permette de gagner leu: vie. Les ouvriers eux-mêmes ne peuvent plus se nourrir. La misère est générale. Des enfants meurent sur le sein de leur mère, faute de nourriture.

Telle était la situation des Juifs quand Ferrer commença à prêcher le christianisme dans les synagogues, affirmant à ses auditeurs que d’un côté ils trouveraient sécurité, honneurs et dignités, et de l’autre des souffrances sur cette terre et la damnation dans l’autre monde. Fanatisée par ces prédications, la populace donnait souvent raison aux avertissements du farouche dominicain en se ruant sur les Juifs. Les maux augmentaient pour ces malheureux et l’avenir leur apparaissait sous les couleurs les plus sombres. Que faire ? Se rendre dans un autre pays ? On a vu plus haut que l’émigration leur était interdite sous les peines les plus sévères. Quoi d’étonnant alors que, pour échapper à ces souffrances, les plus faibles d’entre eux se convertissent? Aussi, dans de nombreuses communautés, partout où Vincent Ferrer était allé prêcher, bien des Juifs acceptèrent le baptême. Les nouveaux convertis de Salamanque prirent même le nom de Vincentinois. Beaucoup de synagogues furent transformées en églises. Pendant les quatre mois que Vincent Ferrer séjourna en Castille (décembre 1412 - mars 1413), il fit tant de mal aux Juifs qu’ils ne purent plus s’en relever.

Appelé en Aragon, où plusieurs prétendants se disputaient la couronne, il réussit à faire nommer roi de ce pays l’infant castillan Don Ferdinand (juin 1414), qui, en récompense de ses services, s’empressa de le prendre pour confesseur et directeur de conscience et se mit à sa disposition pour réaliser ses désirs dans l’Aragon. Un des vœux les plus chers de Vincent était naturellement la conversion des Juifs aragonais. Ceux-ci aussi, comme leurs coreligionnaires de Castille, furent obligés d’aller entendre prêcher le moine dominicain, et dans bien des communautés, à Saragosse, Daroque, Tortose, Valence et Majorque, les abjurations furent nombreuses. On estime à vingt mille le nombre des Juifs de Castille et d’Aragon qui, plus par contrainte que de leur plein gré, acceptèrent le baptême à la suite des prédications de Vincent Ferrer.

Jaloux, sans doute, du succès de Ferrer, l’antipape Benoît XIII entreprit, à son tour, avec le concours de l’apostat Josua Lorqui ou Jérôme de Santa-Fé, son médecin, de faire des prosélytes. Quoique déclaré schismatique, hérétique et parjure par le concile général de Pise, il était cependant reconnu comme pape dans la péninsule ibérique, et il espérait confondre ses ennemis et se relever avec éclat aux yeux de la chrétienté en amenant, par ses efforts, la conversion en masse des Juifs d’Espagne.

Dans ce but, et de concert avec le roof Don Ferdinand, il fit convoquer (fin de l’année 1412) les plus savants rabbins et écrivains juifs d’Aragon à un colloque religieux, à Tortose. A cette réunion, Josua Lorqui devait leur démontrer par le Talmud que le Messie était déjà arrivé et qu’il s’était incarné dans Jésus. La cour papale voulait surtout convertir au christianisme les Juifs éminents de l’Aragon, persuadée que les chefs une fois convertis, la foule suivrait d’elle-même. Ce fut Jérôme de Santa-Fé qui dressa la liste des personnes qu’on devait convoquer ; ceux qui s’abstenaient s’exposaient à être sévèrement punis par le pape ou le roi. Vingt-deux Juifs des plus considérables d’Aragon se présentèrent à ce colloque, ayant à leur tête le poète et médecin Don Vidal Benveniste ibn Labi (Ferrer), de Saragosse, fils de Salomon de la Caballaria, et issu, par conséquent, d’une famille de vieille noblesse juive. On trouvait encore parmi eux Joseph Albo, de Monreal, disciple de Hasdaï Crescas et philosophe très pieux ; Zerahia Hallévi Saladin, de Saragosse, traducteur d’un ouvrage de philosophie arabe ; Astruc Lévi, de Daroque, homme très considéré de ses contemporains, et Bonastruc, de Girone, que le pape avait fait convoquer d’une manière particulièrement pressante.

Ces représentants du judaïsme aragonais possédaient tous une culture générale assez grande, et leur chef, Don Vidal, parlait bien le latin. Mais il leur manquait cette fermeté de caractère et cette force d’âme qui en imposent à l’ennemi le plus acharné, et qui inspirèrent à Nahmani des accents si dignes et si fiers, quand il défendit seul la cause du judaïsme contre deux adversaires implacables, le dominicain de Peñaforte et le renégat Pablo Christiani. C’est que les persécutions et les humiliations répétées avaient abattu le courage des plus vaillants. A l’heure des épreuves, cette élite du judaïsme aragonais ne sut pas s’élever à la hauteur de sa mission. Quoiqu’ils se fussent entendus entre eux, avant le colloque, pour s’exprimer avec modération mais avec fermeté, et pour marcher toujours d’accord, ils ne tardèrent pas à se diviser et à donner prise sur eux.

Sur l’ordre du pape, Jérôme établit un programme pour ce colloque. On devait d’abord essayer de prouver par le Talmud et d’autres écrits rabbiniques que le Messie était venu dans la personne de Jésus. Si cette première argumentation n’amenait pas la conversion en masse des Juifs, comme on s’en flattait à la cour du pape, il faudrait attaquer violemment le Talmud, déclarer qu’il contient toute sorte d’abominations et que son enseignement seul encourage les Juifs à persister dans leurs erreurs. Ce plan une fois arrêté, Jérôme de Santa-Fé composa un ouvrage pour démontrer, par des extraits de livres juifs, que Jésus est vraiment le Vessie. Cet ouvrage, où l’on reconnaît à la fois l’influence du Talmud et des Pères de l’Église, fut examiné et approuvé par le pape et les cardinaux, et utilisé pour diriger la discussion.

Cette controverse, une des plus extraordinaires qu’on connaisse, se prolongea, avec maintes interruptions, pendant vingt et un mois (février 1413 - 12 novembre 1414) et occupa soixante-huit séances. Quand les notables juifs furent amenés devant le pape Benoît XIII (6 février 1413) et invités à faire consigner leurs noms dans un procès-verbal, ils eurent peur ; ils croyaient qu’il y allait de leur vie. Le pape les tranquillisa, leur disant que c’était une pure formalité. Du reste, à cette audience il les traita avec une certaine bonté, les rassurant et leur déclarant qu’il ne les avait convoqués que pour savoir si réellement le Talmud reconnaissait Jésus comme Messie, et les autorisant à parler librement. II désigna ensuite une demeure pour chacun d’eux et ordonna qu’on eût soin d’eux. Agréablement surpris de cet accueil bienveillant, plusieurs des notables étaient déjà tout rassurés sur le résultat final de ce colloque. Ils connaissaient mal leurs persécuteurs.

Le lendemain de cette audience, on entama la controverse. A leur entrée dans la salle des séances, les notables juifs furent fortement impressionnés. Devant eux se tenait le pape dans ses magnifiques vêtements pontificaux, assis sur un trône élevé, et entouré des cardinaux et des hauts dignitaires de l’Église, et dans la salle, près de mille assistants, appartenant aux plus hautes classes de la société. Au milieu de cette assistance imposante et sûre de sa force, ils se sentaient vaincus avant d’avoir lutté. Le pape, en ouvrant la séance, adressa une allocution aux Juifs pour leur déclarer qu’il ne s’agirait pas, dans ce colloque, d’examiner la vérité du judaïsme ou du christianisme. Pour lui, la supériorité de cette dernière religion était au-dessus de toute contestation. La controverse ne devait porter que sur un seul point, à savoir si vraiment le Talmud présente Jésus comme Messie.

Quand Benoît XIII lui eut donné la parole, Jérôme, après avoir baisé le pied du pape, fit un discours prolixe où il entremêlait des subtilités juives, chrétiennes et même scolastiques. Don Vidal Benveniste, choisi par les notables pour être leur principal interprète, lui répondit par un discours latin qui lui attira les compliments du pape, et où il fit ressortir la malveillance de Jérôme qui, avant tout examen, adressait des menaces à lui et à ses collègues. A la fin de cette première séance, les notables prièrent le pape de les dispenser de continuer la controverse. Naturellement, le pape s’y refusa et les invita à revenir le lendemain.

Le même jour encore, les notables juifs et toute la communauté de Tortose se rendirent anxieux à la synagogue, pour implorer Dieu de leur venir en aide, lui qui avait si souvent secouru leurs ancêtres, de leur inspirer des pensées justes et de ne leur faire prononcer aucune parole qui pût froisser leurs adversaires. Dans un discours qu’il prononça à cette occasion, Zerahya Hallévi Saladin se fit l’interprète des sentiments de crainte qui animaient tout l’assemblée.

Au début, on discutait dans des termes presque amicaux. Les séances étaient fréquemment présidées par Benoît XIII. Mais quand les princes eurent convoqué un concile à Constance pour se prononcer au sujet des trois papes alors en fonctions, des préoccupations personnelles obligeaient souvent Benoît XIII à s’absenter. C’était alors le général des dominicains ou le chef de la cour papale qui présidait.

Les arguments exposés par Jérôme de Santa-Fé n’étaient pas difficiles à réfuter. Mais quand cela était nécessaire à sa cause, il ne craignait pas de faire dire aux notables juifs, dans les procès-verbaux, tout le contraire de ce qu’ils avaient dit en public. Pour échapper à ce piège, plusieurs d’entre eux prirent le parti de mettre leurs réponses par écrit. On ne se gênait pas plus pour y porter des modifications. Les représentants juifs voulaient-ils examiner une question qui embarrassait Jérôme, il l’écartait comme étrangère au programme.

La discussion traînait ainsi depuis soixante jours, sans qu’un seul des représentants juifs parût encore disposé à se convertir. Ils s’affermissaient, au contraire, dans leurs convictions par la lutte même. Le pape, irrité, changea alors ses moyens d’attaque. Sur son ordre, Jérôme s’en prit le soixante-troisième jour au Talmud, l’accusant de contenir des horreurs de toute sorte, des blasphèmes, des hérésies et des choses immorales, et demandant que ce livre fût condamné. Pour atteindre plus facilement son but, il fit un recueil de toutes les fantaisies et de toutes les singularités qu’il put découvrir dans l’immense océan du Talmud, ajoutant même, par ignorance ou par méchanceté, de prétendues citations qui ne se trouvent nullement dans l’ouvrage incriminé. Ainsi, il prétendit que, d’après le Talmud, il est permis de frapper ses parents, de blasphémer Dieu, d’adorer des idoles et d’être parjure, pourvu qu’on ait fait annuler d’avance, le jour de l’Expiation, les serments qu’on pourrait prêter dans le courant de l’année. Cette calomnie avait déjà été mise en avant par Nicolas Donin. Naturellement, Jérôme répéta aussi l’imputation absurde, inventée par Alphonse de Valladolid, que les prières journalières des Juifs soutiennent des malédictions contre les chrétiens. Enfin il soutint que tous les passages du Talmud relatifs aux judéo-chrétiens c’est-à-dire à des renégats, s’appliquent aux chrétiens en général, mensonge qui fut répété ensuite à travers les siècles par tous les ennemis des Juifs et eut de terribles conséquences.

À ces diverses accusations, les représentants du judaïsme opposèrent d’abord des réfutations sans réplique pour tout esprit non prévenu. Mais on les harcela tellement de questions qu’à la fin ils se divisèrent en deux groupes. D’accord avec la majorité de ses collègues, Don Astruc Lévi déclara par écrit que les aggadot incriminées du Talmud n’ont aucune autorité et n’imposent nulle obligation religieuse. Pour sauver le corps, ils sacrifièrent un membre. Mais Joseph Albo et Don Vidal protestèrent contre cette déclaration. Eux, ils se soumettaient même à l’autorité des aggadot, avec cette réserve que les passages cités par Jérôme ne devaient pas être pris à la lettre. Ainsi le pape et ses acolytes avaient réussi à créer une scission parmi les notables juifs. liais en dépit de tous leurs efforts, malgré leurs prévenances, malgré leurs menaces, malgré l’outrage et les calomnies qu’ils déversèrent sur les croyances juives, ils ne parvinrent pas à ébranler dans sa foi un seul des vingt-deux représentants du judaïsme.

Avant de renoncer définitivement à l’espoir de convertir les notables juifs, le pape usa à leur égard d’un dernier moyen d’intimidation. Pendant qu’on discutait à Tortose, Vincent Ferrer avait continué sa campagne de prosélytisme avec l’aide de sa troupe de flagellants, et sous l’action de la terreur qu’ils inspiraient et des discours enflammés du dominicain, des milliers de Juifs s’étaient fait baptiser (février - juin 1414). Il n’y eut qu’un petit nombre de convertis dans les grandes communautés de Saragosse, Catalajud et Daroque, mais, par contre, plusieurs petites communautés, dont l’existence était menacée par les chrétiens au milieu desquels elles se trouvaient isolées, passèrent tout entières au christianisme. Tous ces nouveaux convertis, la cour papale les fit venir par groupes à Tortose, où ils se présentèrent tous ensemble à la salle des séances et firent publiquement leur profession de foi de chrétiens. C’étaient là, pour l’Église, des trophées vivants, et le pape pensait qu’à leur vue les défenseurs du judaïsme perdraient enfin courage et se déclareraient vaincus. Il fallait, en effet, une énergie à toute épreuve à Vidal Benveniste, à Joseph Albo, à Astruc Lévi et à leurs collègues pour rester fidèles à leur religion au milieu de toutes ces défaillances et en dépit des souffrances physiques et morales qu’ils avaient à supporter. Car il paraît qu’un frère même de Vidal Benveniste, nommé Todros Benveniste, de Saragosse, ainsi que plusieurs membres de la célèbre famille Benveniste Caballeria avaient accepté le baptême. Un de ces nouveaux chrétiens, Bonafos, qui, après son abjuration, avait pris le nom de Micer Pedro de la Caballeria et arriva à une situation élevée comme jurisconsulte, devint ennemi implacable de ses anciens coreligionnaires. Mais le pape fut déçu dans ses prévisions, les Juifs ne se convertirent pas en masse. A part quelques défaillances, les grandes communautés de l’Aragon et de la Catalogne demeurèrent inébranlables dans leur foi, et Benoît XIII n’eut pas la joie de se présenter en triomphateur, comme il l’espérait, devant le prochain concile de Constance.

Dans sa déconvenue, il s’en prit au Talmud et à la pauvre petite dose de liberté dont jouissaient encore les Juifs. A la dernière séance du colloque de Tortose, il congédia les notables juifs avec une froideur où perçait la haine, et leur annonça que de nouvelles mesures de restriction seraient prises contis leurs coreligionnaires. Pour diverses raisons, ces mesures ne furent promulguées que six mois plus tard (11 mai 1415). Une bulle de treize articles défendit aux Juifs de lire ou d’enseigner le Talmud et autres ouvrages rabbiniques. Tous les exemplaires devaient être recherchés et anéantis. Ceux qui liraient les écrits de polémique antichrétienne, notamment un traité intitulé Mar Mar Yéschu, seraient condamnés comme blasphémateurs. Nulle communauté, petite ou grande, ne pouvait posséder plus d’une synagogue. Il fut interdit aux Juifs de demeurer avec des chrétiens, de se baigner, manger, entretenir des relations commerciales avec eux, d’occuper un emploi public, d’exercer un métier ou de pratiquer la médecine. Une nouvelle fois on leur enjoignit de porter des signes distinctifs en étoffe rouge ou jaune. Enfin, il leur fut ordonné d’aller entendre des sermons chrétiens trois fois par an, et, après le sermon, la lecture de la bulle. Un fils de l’apostat Paul, Gonzalo de Santa-Maria, baptisé en même temps que son père, fut chargé de surveiller la stricte exécution de cet édit. Sans doute, cette bulle, dans la plupart de ses paragraphes, ne faisait que renouveler les dispositions prises récemment par la reine Catalina. Mais, tandis que celle-ci n’avait promulgué son édit que contre les Juifs de Castille, la bulle de Benoît XIII s’appliquait aux Juifs de tous les pays chrétiens.

Heureusement, à ce moment, le pouvoir de ce pape était presque nul, car pendant qu’il persécutait les Juifs, il fut destitué par le concile de Constance, et les prédications fanatiques de Vincent Ferrer lui enlevèrent encore les derniers partisans qui lui restaient. Le fanatique dominicain mit, en effet, le roi d’Aragon en demeure d’abandonner ce pape hypocrite et pervers, il prêchait dans les églises comme dans la rue que tout chrétien sincère avait le droit de persécuter jusqu’au sang et de tuer un tel pape. Abandonné de ses protecteurs, de ses amis et de ses propres créatures, Pedro de Luna ne conserva bientôt plus de toute sa magnificence que la petite forteresse de Peñiscola.

On ne sait ce que devint Josua Lorqui, autrement dit Jérôme de Santa-Fé, après la chute de son protecteur. Dans les milieux juifs, ce renégat avait reçu le surnom bien mérité de Megaddéf (le blasphémateur). Ses deux fils, qui s’étaient également convertis, furent élevés en Aragon à de hautes dignités. L’un des deux, Francisco de Santa-Fé, fut nommé membre du conseil d’État ; dans sa vieillesse, il fut brûlé sur le bûcher comme hérétique judaïsant. Les autres persécuteurs des Juifs, le roi Ferdinand d’Aragon, la régente Catalina et leur mauvais génie, Vincent Ferrer, disparurent presque en même temps de la scène (1417-1419). Vincent eut même la douleur, avant sa mort, de voir le concile de Constance condamner son ardeur de flagellant, qui, auparavant, lui avait pourtant fait décerner le titre de saint. Malheureusement, la situation faite aux Juifs par ces personnages leur survécut. En Castille, on continua d’appliquer les lois restrictives de Catalina, et la bulle de Benoît XIII resta en vigueur dans l’Aragon. Vincent Ferrer surtout avait fait beaucoup de mal aux Juifs, non seulement en Espagne, mais dans d’autres pays encore, et ce mal ne pouvait pas être facilement réparé.

En Portugal, cependant, les Juifs n’eurent pas à souffrir du fanatisme de Ferrer. Le souverain de ce pays, Don Jojo I avait alors des préoccupations plus sérieuses que celle d’aider à convertir des Juifs, il se préparait à faire en Afrique les premières conquêtes qui marquèrent le début de la puissance maritime des Portugais. Aussi, quand Ferrer lui demanda l’autorisation de venir flétrir également en Portugal les péchés des chrétiens et l’aveuglement des Juifs, il lui fit dire qu’il pouvait venir, mais la tête ceinte d’une couronne de fer incandescente. Grâce à la tolérance du roi, les Juifs du Portugal jouissaient d’une complète sécurité, et bien des Juifs baptisés d’Espagne se réfugièrent dans ce pays. Du reste, Don João Ier défendit expressément de maltraiter les nouveaux convertis émigrés en Portugal ou de les livrer à l’Espagne.

Mais il y eut beaucoup d’autres contrées en Europe où Ferrer, soit par ses prédications, soit par la réputation de ses exploits, causa un mal considérable aux Juifs. Dans la Savoie, où il fit un court séjour, les Juifs furent obligés de se cacher dans des cavernes avec leurs livres sacrés. En Allemagne, où la haine contre les Juifs existait presque à l’état endémique, elle se manifesta avec un caractère particulier de violence pendant la période troublée du règne de l’empereur Sigismond et des délibérations du concile de Constance. Les communautés d’Italie aussi, dont la tranquillité fut pourtant à peine menacée, étaient quand même dans une anxiété continuelle, s’attendant sans cesse à être attaquées. Sous l’impression de cette crainte, elles organisèrent un grand synode, à Bologne d’abord, et ensuite à Forli (1416 et 1418), pour examiner comment elles pourraient écarter les dangers qui les menaçaient et recueillir les fonds nécessaires pour acheter la protection du pape et du collège des cardinaux.

Au milieu de leurs inquiétudes, les Juifs virent subitement luire pour eux un rayon d’espoir. Le concile de Constance venait. en effet, d’élire comme pape un homme qu’on disait animé de sentiments de justice et de tolérance. C’était Martin V. Le nouveau pontife, il est vrai, fit un accueil peu aimable aux Juifs de Constance quand, dans son parcours en procession solennelle à travers la ville, ils allèrent au-devant de lui, flambeaux en mains, lui présenter un rouleau de la Loi et sollicitèrent son appui. Vous possédez la Loi, leur dit-il, mais vous ne la comprenez pas ; les vieilles choses ont disparu, remplacées par des choses nouvelles. Mais, à l’occasion, il leur témoigna de la bienveillance. Ainsi, sur la demande de l’empereur Sigismond, il confirma les privilèges des Juifs d’Allemagne et de Savoie, concédés précédemment par l’empereur Robert, qui leur garantissaient la sécurité de leurs biens et de leurs personnes et le libre exercice de leur religion. A la suite de la promulgation de la bulle papale, Sigismond, qu’on pouvait accuser de légèreté et de cupidité, mais qui était ennemi de toute violence, ordonna à tous les princes allemands, à ses fonctionnaires, villes et sujets, de respecter les immunités accordées à ses serfs de chambre par Martin V (26 février 1418).

Le synode italien aussi, lorsqu’il eut été informé des dispositions bienveillantes du nouveau pape, délégua auprès de lui plusieurs de ses membres pour lui demander sa protection. On dit même que les Juifs espagnols lui envoyèrent une députation chargée de plaider leur cause. Un des délégués était le très riche Samuel Abravalla, qui s’était fait baptiser lors des massacres de Valence. Comme les Juifs se plaignaient que leur vie fût sans cesse en danger, leur foi menacée et leurs sanctuaires profanés, le pape Martin promulgua une bulle (31 janvier 1419), qui débutait ainsi : Puisque les Juifs sont faits à l’image de Dieu et que les débris de leur nation trouveront un jour le salut, nous décrétons, à l’exemple de nos prédécesseurs, qu’il est défendu de les troubler dans leurs synagogues, d’attaquer leurs lois, us et coutumes, de les baptiser par contrainte, de les forcer à célébrer les fêtes chrétiennes, de leur imposer le port de nouveaux signes distinctifs ou de mettre obstacle à leurs relations commerciales avec les chrétiens. Cette bulle peut être considérée jusqu’à un certain point comme une protestation contre les mesures prises par l’antipape Benoît XIII.

Il est permis de supposer que les riches cadeaux offerts par les différentes délégations juives à Martin V ne furent pas tout à fait sans influence sur les sentiments de bonté manifestés par le pontife à l’égard des Juifs. Il parait que sans monnaie trébuchante et sonnante on n’obtenait rien de lui. Ici, à la cour papale, dit l’ambassadeur de l’ordre teutonique, l’amitié s’évanouit quand l’argent disparaît. L’empereur Sigismond aussi, pour se justifier de prélever des contributions extraordinaires sur les Juifs ; d’Allemagne et d’Italie, leur dit qu’il n’avait pu faire renouveler par le pape leurs anciens privilèges qu’au prix de sommes considérables.