Deuxième époque — La science et la poésie juive à leur apogée
Malgré les efforts énergiques de l’Église, et surtout des
dominicains, pour faire appliquer le droit canon dans Esprit net et pénétrant, caractère ferme et droit, Ben
Adret était d’une nature douce et bienveillante et d’une foi inébranlable. Le
Talmud n’avait point de secret pour lui, il en connaissait tous les dédales
et était familiarisé avec tous les commentaires des écoles française et
espagnole. Grâce à son bon sens, il se tenait éloigné, dans son enseignement
talmudique, des arguties et des subtilités, et il n’admettait pas à la lettre
les singularités et les excentricités de certaines aggadot ; il essayait
d’en donner des interprétations raisonnables. Élevé en Espagne, il possédait
naturellement quelques connaissances profanes, il se montrait même partisan
de la philosophie, mais seulement en tant qu’elle gardait une attitude
modeste et restait l’humble servante de la religion. Par contre, il
professait, à l’exemple de son maître Nahmani, un respect profond pour Tel était l’homme auquel échut la très lourde
responsabilité de tenir haut et ferme, à une époque troublée, le drapeau du
judaïsme et de défendre sa religion contre les attaques des philosophes et
les exagérations des cabalistes. Pendant quarante ans, Ben Adret resta la
plus haute autorité religieuse, non seulement pour les Juifs d’Espagne, mais
aussi pour ceux de l’Europe et même d’Asie et d’Afrique. De tous les pays du
monde, de Du temps de Ben Adret, on voyait déjà se former la sombre
nuée qui devait éclater, deux siècles plus tard, en un orage épouvantable sur
les Juifs de Quoique le Poignard de Raimond Martini ne fût pas bien effilé, il pouvait cependant devenir très dangereux. Car les chrétiens qui lisaient cet ouvrage ne savaient pas que le sens des passages talmudiques qu’ils y trouvaient était dénaturé, ils étaient surtout impressionnés par la vaste érudition que l’auteur y étale. Ben Adret craignait même que des Juifs fussent trompés par les raisonnements fallacieux de ce livre, et comme il avait des entretiens fréquents avec des polémistes chrétiens, et même avec Raimond Martini, et qu’il avait appris ainsi à connaître les principaux arguments qui pouvaient être produits contre le judaïsme et en faveur du christianisme, il publia un opuscule où il réfute ces arguments. Dans cet écrit polémique, son ton reste calme et modéré, on n’y trouve ni amertume ni passion. Bientôt une question plus grave s’imposa à l’attention de
Ben adret. La lutte entre les maïmonistes et les antimaïmonistes, entre la
science et la foi, reprit, de son temps, avec une nouvelle ardeur, et le
procès se compliqua cette fois de l’intervention des cabalistes. De nouveau
on se demanda si les écrits de Maïmonide contenaient des hérésies ou non,
s’il était permis de les étudier ou s’il fallait les condamner au feu. La
question était résolue en Espagne et dans le sud de A ce moment, vivait à Saint-Jean d’Acre un cabaliste de
France ou des provinces rhénanes, nommé Salomon Petit, qui paraissait
s’être imposé la tâche de faire décréter un nouvel autodafé pour les oeuvres
de Maïmonide. Entouré de nombreux disciples, qu’il initiait aux mystères de Les communautés juives de l’Orient avaient alors à leur tête un homme très énergique, Yischaï ben Hiskiyya, qui portait le titre de prince et exilarque. Son autorité s’étendait sur tous les Juifs palestiniens placés sous la domination musulmane, mais quoique Saint-Jean d’Acre se trouvât au pouvoir des croisés, il prétendait quand même être obéi de la communauté de cette ville. Admirateur de Maïmonide et ami de son petit-fils David, qui était le chef des Juifs d’Égypte, il écrivit à Salomon Petit qu’il sévirait contre lui s’il ne cessait pas ses attaques contre Maïmonide. D’autres savants joignirent leurs protestations à celle de Yischaï. Pour être libre de toute entrave, Salomon Petit repartit pour l’Europe, où il parvint à associer à sa campagne contre Maïmonide un grand nombre de rabbins, surtout en Allemagne. Fort de l’appui de ces rabbins, Salomon Petit retourna en Palestine. En traversant l’Italie, il essaya de recruter de nouveaux adhérents, mais sans grand succès. Les communautés italiennes, qui jusque-là avaient été aussi ignorantes que celles d’Allemagne, commençaient alors de sortir de leur somnolence et puisaient précisément leurs idées dans les œuvres de Maïmonide. Du reste, leur situation politique n’était pas mauvaise. Elles étaient plus tranquilles dans le voisinage du saint-siège que dans les pays de l’Europe centrale. C’est que l’Italie était alors divisée en petits États, qui étaient trop jaloux de leurs libertés pour supporter l’ingérence de l’Église dans leurs affaires intérieures. La ville de Ferrare avait accordé aux Juifs un Statut très libéral, qui contenait une disposition additionnelle en vertu de laquelle les chefs de la cité ne pouvaient abolir ce Statut, même sur la demande du pape. Charles d’Anjou, roi de Sicile, avait un médecin juif, Farag ibn Salomon, connu et très apprécié dans les milieux chrétiens sous le nom de Faragut. Il arrivait parfois aux papes eux-mêmes de transgresser les édits qu’ils avaient promulgués contre les Juifs. Ainsi, un des quatre papes qui s’étaient succédé dans un intervalle de treize ans (1279-1291) avait attaché à sa personne un médecin juif, Isaac ben Mardochée, qui portait aussi le nom de Maestro Gayo. Le mouvement intellectuel qui se produisit alors parmi les Juifs d’Italie eut pour principal promoteur Hillel de Vérone (né vers 1220 et mort en 1295). Témoin des conséquences désastreuses qui résultèrent de la guerre injuste faite à Maïmonide, il conçut pour ce docteur une vénération profonde. Chose rare à cette époque parmi les Juifs, il savait écrire en latin, et même son style hébreu renfermait des constructions et des expressions empruntées au latin. Sa prose hébraïque était simple, claire, précise, sans cette phraséologie creuse et ampoulée qui était de mode en ce temps. Il exerçait la médecine, d’abord à Rome, ensuite à Capoue et à Ferrare, et, quand il fut devenu vieux, à Forli. Hillel de Vérone étudia avec ardeur les œuvres
philosophiques de Maïmonide, sans cependant cesser de rester fidèle au
judaïsme orthodoxe. Il acceptait à la lettre les miracles rapportés par A cette époque, on trouvait encore deux autres philosophes juifs en Italie, plus profonds penseurs peut-être que Hillel. Avec de tels chefs, le judaïsme italien n’offrait pas de terrain favorable à un adversaire de Maïmonide, et Salomon Petit dut quitter l’Italie sans y avoir recruté de partisans. De retour à Saint-Jean d’Acre, où il revenait avec une lettre de rabbins allemands condamnant les oeuvres philosophiques de Maïmonide, Salomon Petit essaya de ramener au combat ses anciens compagnons de lutte, que l’attitude énergique du rabbin de Damas, Yischaï, avait effrayés, et d’obtenir qu’on excommuniât tous ceux qui étudieraient le Guide. La petite secte des cabalistes palestiniens se croyait assez puissante pour étouffer dans le judaïsme l’esprit de libre examen. Ce furent eux, sans doute, qui remplacèrent à Tibériade l’épitaphe élogieuse du tombeau de Maïmonide par ces paroles outrageantes : Ici repose Moïse Maïmonide, hérétique et excommunié. Malgré leur fanatisme et leur audace, ils rencontrèrent à Saint-Jean d’Acre même de nombreux adversaires, qui protestèrent avec énergie contre leur conduite scandaleuse. Des paroles et des écrits on passa bientôt aux voies de fait. Le bruit de ces violentes discussions se répandit en Europe et y produisit la plus pénible impression. À la tête des défenseurs de Maimonide se trouvait Hillel
de Vérone. Pour mettre un terme aux luttes continuelles qui recommençaient
sans cesse entre maïmonistes et antimaïmonistes, il émit l’idée, qu’il avait
sans doute empruntée aux chrétiens, de soumettre les écrits de Maimonide à un
synode. Il proposa donc à David Maimonide et aux communautés de l’Égypte et
de Il ne fut pas besoin d’un effort aussi considérable pour faire échouer les projets des obscurantistes de Saint-Jean d’Acre, car Salomon Petit et ses complices se trouvaient sans appui sérieux en Orient. Dès que David Maïmonide eut été informé de leurs desseins, il se rendit immédiatement à Saint-Jean d’Acre, où une grande partie de la communauté se déclara en faveur de son grand-père. Après ce premier succès, il envoya des lettres dans tous les pays pour défendre la mémoire de son aïeul contre les fanatiques qui essayaient de la flétrir. Partout on l’encouragea dans ses démarches. L’exilarque de Mossoul, nommé David ben Daniel, qui faisait remonter son origine jusqu’à David et dont l’autorité s’étendait également sur les communautés de l’autre cité du Tigre, menaça Salomon Petit de la plus rigoureuse excommunication s’il ne s’abstenait pas dorénavant d’attaquer les œuvres de Maïmonide (Iyyar 1289). Onze rabbins signèrent avec lui cette lettre de menaces. L’exilarque de Damas, Yischaï ben Hiskiyya, qui, déjà une première fois, avait blâmé les agissements de Salomon Petit, se jeta aussi de nouveau dans la mêlée. D’accord avec les douze membres de son collège, il prononça l’excommunication (juin 1289) contre quiconque outragerait la mémoire de Maimonide ou déclarerait ses oeuvres hérétiques. Tous ceux qui possédaient des écrits hostiles à l’auteur du Guide étaient tenus de les remettre à David Maïmonide ou à ses fils, pour en empêcher la propagande. Il était enjoint à tout Juif de Saint-Jean d’Acre d’user de tout moyen de contrainte, fût-ce l’appel au bras séculier, pour faire exécute les ordres de l’exilarque et de son collège. La communauté de Safed, déjà assez importante à cette
époque se joignit également aux défenseurs de Maïmonide. Son rabbin Moïse ben
Juda Cohen, accompagné de ses assesseurs, prononça à son tour, sur la tombe
de Maïmonide, l’excommunication contre ceux qui persisteraient dans leur
hostilité contre les oeuvres d l’illustre philosophe et ne se soumettraient
pas aux décisions d l’exilarque. Car,
dit-il, provoquer la discorde dans les
communautés, c’est nier Mais il ne suffit pas à l’exilarque de Damas d’avoir triompher en Asie, il voulait qu’en Europe aussi la mémoire de Maïmonide fût partout réhabilitée. Pour y réussir, il envoya à Barcelone sans doute à Salomon ben Adret, qui était alors le rabbin le plus célèbre, le récit des diverses démonstrations faites en l’honneur de Maïmonide. Schem Tob Falaquéra, poète et philosophe fécond, mit cette circonstance à profit pour publier un commentaire sur le Guide et manifester publiquement son respect pour l’auteur d ce livre. Mais en Espagne, la gloire de Maïmonide n’avait plus d détracteur sérieux. Les orthodoxes eux-mêmes, tout en contestant la justesse de l’une ou de l’autre de ses opinions, témoignaient pour le philosophe une estime et une vénération profondes. En Allemagne, où Salomon Petit avait trouvé de si fervents partisans dans sa lutte contre Maïmonide, les esprits étaient distrait de ce qui se passait en Orient par les tristes événements qui produisaient dans le pays. Les souffrances qui, sous le règne de Rodolphe de Habsbourg, accablèrent les Juifs allemands, étaient en effet, telles qu’un grand nombre d’entre eux s’étaient décidés à émigrer. Non pas que Rodolphe, qui, de simple chevaliers s’était élevé à la dignité impériale, menaçât leur existence, mais il convoitait leur argent, dont il avait besoin pour humilier l’orgueil des peigneurs et fonder la puissance des Habsbourg. Quoique les juifs lui eussent offert spontanément des sommes importantes quand le hasard eut placé sur sa tête la couronne impériale, il leur en extorquait encore à toute occasion. Toute faveur, toute grâce de sa part leur coûtait très cher. Toutes les fois qu’il leur accordait un droit quelconque, il leur imposait en même temps une restriction, pour avoir toujours prise sur eux. C’est en s’inspirant de ce principe que Rodolphe commença par confirmer les anciens privilèges de la communauté juive de Ratisbonne ; il lui laissa ses tribunaux spéciaux pour les affaires civiles, et aucun de ses membres ne pouvait encourir une condamnation s’il n’avait contre lui au moins un témoin juif. Mais un peu plus tard, sur l’invitation de l’évêque, il défendit aux habitants juifs de Ratisbonne de sortir de leurs maisons pendant Pâques, pour empêcher qu’au grand scandale des chrétiens on les vit se promener dans les rues ; portes et fenêtres devaient rester closes chez les Juifs pendant cette fête. De même, après avoir remis en vigueur, dans les communautés d’Autriche, le Statut juif que Ferdinand le Belliqueux leur avait accordé pour les protéger contre le pillage et les violences, un an plus tard, dans un privilège qu’il donna aux bourgeois de Vienne, il proclama solennellement que les Juifs ne pouvaient occuper aucun emploi public. Il était cependant animé de dispositions bienveillantes pour les Juifs. Car, après qu’Innocent X eut déclaré les Juifs innocents du crime qu’on leur imputait de se servir de sang chrétien pour leur fête de Pâque, et que le pape Grégoire X (1271-78) eut défendu de leur imposer le baptême par contrainte ou de les léser dans leurs biens ou leurs personnes, Rodolphe promulgua ces deux bulles dans son Empire et ajouta qu’il était ridicule de croire que les Juifs mangeaient pendant Pâque le cœur d’un enfant mort. Du reste, il prescrivit à ses sujets d’obéir à toutes les bulles publiées par les papes en faveur des Juifs. En dépit de ses sentiments relativement tolérants, Rodolphe laissait parfois se produire impunément des accusations de meurtre rituel et des violences contre les Juifs. Ainsi, vers Pâque, on trouva le corps d’un enfant chrétien prés de Mayence ; immédiatement on accusa les Juifs de l’avoir assassiné. L’archevêque Werner, de Mayence, archichancelier de l’Empire, s’efforça en vain de calmer la foule en proposant d’ouvrir une enquête sérieuse et de faire comparaître les accusés devant un tribunal régulier. Surexcités jusqu’à la démence par la vue du cadavre, les chrétiens tombèrent sur les Juifs, le deuxième jour de Pâque (1283), en tuèrent dix et pillèrent de nombreuses maisons. Grâce à l’intervention énergique de l’archevêque Werner, les désordres ne prirent pas de trop grandes proportions. On raconte que lorsque tout fut rentré dans le calme, l’empereur Rodolphe aurait fait ouvrir une enquête et acquitté les meurtriers des Juifs. Les troubles de Mayence eurent leur contrecoup, le même jour, à Bacharach, où vingt-six Juifs furent égorgés. Deux ans plus tard, ce fut à Munich que se produisit une accusation de sang. On répandit le bruit que les Juifs avaient acheté à une vieille femme un enfant chrétien pour le tuer. La populace se rua sur les malheureux Juifs pour les égorger. Ceux qui purent échapper à la fureur de la foule cherchèrent un refuge à la synagogue. Mais les bourreaux ne voulaient laisser échapper aucune de leurs victimes, ils entassèrent autour du temple des matières inflammables, y mirent le feu et brûlèrent cent quatre-vingts personnes. Des massacres eurent également lieu, vers la même époque, à Boppard et à Oberwesel, prés de Bacharach, où quarante Juifs furent tués (1286). On les avait accusés, dans ces localités, d’avoir tué, pour lui prendre son sang, un saint homme surnommé par le peuple le bon Werner, et dont le cadavre, à en croire quelques-uns de ses admirateurs, aurait été illuminé d’une auréole divine. Plus tard, l’empereur Rodolphe mit fin à la légende du « bon et pieux Werner a et prouva l’innocence des Juifs. Devant ces accusations calomnieuses, qui se répétaient
avec une fréquence désespérante, devant les dangers multiples qui menaçaient
leur existence, les Juifs de plusieurs communautés d’Allemagne se décidèrent
à émigrer. A Mayence, Worms, Spire, Oppenheim et dans d’autres villes de Les Mongols ou Tartares possédaient alors en Perse un
royaume puissant, qui s’étendait depuis le bas Euphrate et les frontières de Ce fut, sans doute, la nouvelle des hautes fonctions
confiées, en Palestine, à un de leurs coreligionnaires, qui engagea les Juifs
d’Allemagne à émigrer, sous la conduite de Meïr de Rothenbourg. Mais ce
dernier, qui croyait pouvoir partir en secret, fut reconnu par un renégat
juif et jeté en prison. Sur l’ordre de Rodolphe, on l’enferma dans la tour
d’Ensisheim, en Alsace (4
Tamouz = Les habitants des villes que les Juifs avaient abandonnées considérèrent les biens et les immeubles des émigrés comme tombés en déshérence et s’en emparèrent. Mais Rodolphe les réclama comme un héritage qui devait lui revenir de droit, sous prétexte que leurs anciens propriétaires avaient été ses serfs. Quoique Meïr fût traité avec douceur dans sa tour, où il pouvait recevoir des visites, instruire des élèves et remplir ses fonctions rabbiniques, les Juifs d’Allemagne étaient néanmoins très affligés de savoir leur chef religieux en prison. Ils proposèrent à Rodolphe de lui verser 20.000 marcs d’argent s’il consentait à châtier les meurtriers des Juifs d’Oberwesel et de Boppard, à remettre Meïr en liberté et enfin à les protéger à l’avenir contre les violences de la populace. Rodolphe accepta les conditions et l’argent. Mais Meïr resta en prison, soit que l’empereur ait refusé de le mettre en liberté, dans l’espoir d’obtenir des Juifs une nouvelle rançon pour leur rabbin, soit que Meïr lui-même n’ait pas voulu profiter de l’intervention de ses coreligionnaires, afin de ne pas encourager l’empereur à emprisonner d’autres rabbins pour qu’ils fussent ensuite rachetés par leurs communautés. Après cinq ans de détention, Meïr mourut, et son corps resta sans sépulture jusqu’au moment où un homme riche et sans enfants, Süsskind Alexandre Wimpfen, de Francfort, réussit à le racheter pour une somme élevée et à le faire enterrer à Worms. En Angleterre aussi, les Juifs étaient très malheureux vers cette époque. On eût dit qu’avant de les envoyer définitivement en exil, on voulait leur faire vider goutte à goutte le calice jusqu’à la lie. Cependant, à l’avènement du roi Édouard Ier, ils pouvaient croire au moins leur existence en sécurité ; on leur extorquait, il est vrai, le plus d’argent possible, mais ils étaient protégés contre les violences de la foule. Un simple incident vint modifier leur situation et attirer sur eux la colère du clergé. Un moine dominicain, Robert de Reddingge, dont la parole éloquente émouvait alors tous les cœurs, avait suivi les conseils donnés autrefois par un général de l’ordre, Raimond de Peñaforte, et étudié la langue hébraïque. Cette étude produisit un effet tout contraire à celui qu’en espérait Raimond. Au lieu d’aider à convertir les Juifs, elle amena la conversion du moine Robert. Celui-ci, bravant les dangers que sa conversion pouvait lui susciter, manifesta le plus profond attachement pour sa nouvelle religion, épousa une Juive (1275) et défendit avec chaleur le judaïsme contre toutes les attaques. Le roi s’en remit à l’archevêque de Cantorbéry du soin de châtier Robert de Reddingge. Mais les dominicains, considérant que la conversion au judaïsme d’un de leurs collègues était une flétrissure pour l’ordre tout entier, et surexcités par les railleries du peuple et des franciscains, leurs rivaux implacables, résolurent de faire expier cette apostasie à tous les Juifs. Sans action sur le roi, ils réussirent à faire partager leur haine à la reine mère, Éléonore. Alors commença contre les Juifs, presque malgré la volonté du roi, une série de vexations et de persécutions qu’on croirait à peine possibles, si elles n’étaient pas attestées par des documents d’une authenticité absolue. Comme les Juifs étaient en quelque sorte la propriété du roi, ni le peuple, ni la noblesse n’avaient aucun pouvoir sur eux, et le Parlement les laissait tranquilles. Mais après la conversion du moine Robert, et à l’instigation des dominicains et de la reine, le Parlement promulgua contre eux un Statut, animé du plus malveillant esprit. Un écrivain anglais fait remarquer que, dans ce temps, les Juifs étaient aussi malheureux en Angleterre que leurs ancêtres l’avaient été en Égypte, avec cette différence qu’en Angleterre, au lieu de briques, on leur réclamait de l’or. Il aurait pu pousser la comparaison plus loin et dire qu’en Angleterre, comme en Égypte, on ne leur accordait rien et on exigeait beaucoup d’eux. Néanmoins, la situation était encore tolérable, quand une
circonstance imprévue vint l’empirer. On découvrit, un jour, que de la fausse
monnaie, importée de l’étranger, circulait en Angleterre, et que la monnaie
du pays même était souvent rognée. Immédiatement on accusa les Juifs de ce
crime. Le même jour (vendredi
Bientôt les fausses accusations se multiplièrent contre
les Juifs. Une fois, c’était le meurtre d’un enfant chrétien à
Northampton ; les prétendus coupables furent arrêtés à Londres,
écartelés, et les cadavres furent suspendus à une potence ( Un des esprits les plus remarquables de ce temps, le
philosophe Duns Scot, alors professeur à Oxford, et qui devait cependant
beaucoup aux œuvres du philosophe juif Ibn Gabirol, proposa un singulier
moyen pour amener sûrement la conversion des Juifs. Selon lui, il était du
devoir du roi de ravir les enfants juifs à leurs parents, de les baptiser par
force et de contraindre, en même temps, les parents à accepter le baptême.
Malgré son équité et son bon sens, Édouard Ier céda peu à peu aux obsessions
de sa mère et des dominicains et abandonna les Juifs à la haine des moines.
Ceux-ci s’empressèrent alors de dresser un réquisitoire contre les Juifs
d’Angleterre auprès du nouveau pape Honoré IV, les accusant d’engager les
Juifs convertis à retourner au judaïsme, d’entretenir des relations amicales
avec les chrétiens, de les inviter à venir au temple les jours de sabbat et
de fête et de les laisser libres de s’agenouiller devant Le A en juger par les souffrances qu’on leur faisait endurer, les Juifs d’Angleterre devaient vraiment considérer l’exil presque comme une délivrance. Le roi Édouard témoigna encore à ces malheureux assez de sollicitude pour défendre sévèrement à ses fonctionnaires de les maltraiter au moment de leur départ, et aux chefs des cinq ports principaux d’embarquement de leur extorquer de l’argent. Enfin, le 9 octobre, seize mille cinq cent onze Juifs quittèrent l’Angleterre, où leurs ancêtres étaient établis depuis plus de quatre siècles ; les biens-fonds qu’ils n’avaient pu vendre furent confisqués par le roi. En dépit de la défense royale, les pauvres exilés étaient
exposés à toute sorte de mauvais traitements. Ainsi, un capitaine de vaisseau
qui s’était engagé à transporter plusieurs familles par Les Juifs de A voir les maux qui, dans tous les pays, s’abattaient alors sur les Juifs, on dirait vraiment que l’infortune se plaisait à s’attacher à eux, pour les suivre comme leur ombre partout où ils allaient. Un instant, un rayon de bonheur avait lui pour eux en Orient, et voici de nouveau l’horizon qui s’assombrit. Saad-Addaula, le médecin du khan Argua, qui avait remis un peu d’espoir dans leurs cœurs endoloris, causa, malgré lui, bien du mat aux Juifs de son pays. Il sait qu’il avait appelé l’attention de son souverain sur les malversations de ses fonctionnaires. A la suite de ses conseils, il fut envoyé à Bagdad, en 1288, pour vérifier les comptes des divers fonctionnaires de cette ville. Élevé, à son retour, à la dignité de ministre des finances
(été de 1288),
il reçut alors ce titre d’honneur de Saad-Addaula qui signifie appui du royaume. Comme le khan n’aimait pas
les musulmans, Saad-Addaula confiait les emplois difficiles aux chrétiens et
aux Juifs, et naturellement il favorisait particulièrement ses amis et ses
parents. Peu à peu, il inspira une telle con-fiance à son maître que nulle
affaire d’État un peu importante n’était traitée sans son concours. Ce fut
sans doute sur son conseil qu’Argus noua des relations diplomatiques avec
l’Europe, qui lui offrit son appui pour rejeter les musulmans hors de la
partie antérieure de l’Asie et surtout de Sous l’administration du ministre juif, qui tenait à honneur de mériter la confiance que lui témoignait son souverain, l’arbitraire et la violence firent place à la justice et à la probité. Comme les Mongols ne possédaient pas encore de code, Saad-Addaula introduisit en Perse la partie civile et pénale de la législation musulmane. Le ministre juif encourageait également la science et les lettres, il protégeait les poètes et les savants. Sa munificence et ses sentiments élevés étaient célébrés en prose et en vers. Mais si Saad-Addaula était aimé des chrétiens et des
Juifs, les musulmans, tenus éloignés de tous les emplois publics et irrités
d’être sacrifiés à ces chiens de mécréants,
lui avaient voué une haine implacable ; leurs prêtres et leurs savants
complotèrent sa perte. Dans le but de surexciter la fanatisme musulman, ils
répandirent le bruit que Saad-Addaula voulait créer une nouvelle religion,
dont le khan Argun serait le législateur et le prophète, et qu’il préparait
une expédition pour s’emparer de Malheureusement, parmi les Mongols aussi, Saad-Addaula s’était attiré bien des haines. Il avait d’abord contre lui tous les fonctionnaires dont il avait divulgué les malversations et autres actes coupables. Les commandants militaires également le détestaient, parce que souvent il avait dei les rappeler à l’obéissance de la loi. Aussi, lorsque Argun tomba malade (novembre 1290), tous les mécontents se liguèrent contre le ministre juif, et quand ils virent que le khan était définitivement condamné, ils se hâtèrent de mettre à mort son ministre juif avec ses autres favoris (mars 1291) et envoyèrent des messagers dans les diverses provinces pour mettre aux fers tous les parents de Saad-Addaula, confisquer leurs biens et réduire leurs femmes et leurs enfants en esclavage. Les musulmans allèrent plus loin, ils se ruèrent indistinctement sur tous les Juifs, pour les massacrer. A Bagdad, les Juifs se défendirent avec énergie et tuèrent un grand nombre de leurs agresseurs. Et pourtant, malgré les maux terribles dont ils étaient accompagnés, ce ne furent ni les persécutions, ai l’exil, ni même les massacres qui eurent, à cette époque, les plus fâcheuses conséquences pour les Juifs. Un autre malheur, plus grave, les atteignit, leur esprit se faussa, s’égara, se livrant aux élucubrations les plus absurdes et les plus ridicules. Pendant plus de deux siècles, les Juifs étaient restés en quelque sorte les prêtres du libre examen, entretenant avec soin le flambeau de la science, pour le transmettre allumé aux générations futures. La philosophie scolastique qui, aux veux de l’Europe chrétienne, annonçait le début d’un réveil intellectuel, devait, en partie, son origine aux oeuvres de Maimonide et d’Ibn Gabirol. Ce fut également aux intermédiaires juifs, traducteurs et commentateurs, que la philosophie religieuse des chrétiens devait toutes les idées qu’elle avait empruntées aux savants grecs et arabes. Mais la pensée juive, qui avait eu de si brillants représentants, allait être obscurcie pour quelque temps par l’avènement du mysticisme. Jusqu’alors, la doctrine secrète avait gardé une allure
modeste, et s’était tenue sur la réserve. Mais à cette époque, son influence
avait déjà considérablement grandi, elle égarait les meilleurs esprits et
embrouillait les idées. Elle cherchait à cacher sous des dehors bruyants et
des prétentions exagérées le vide de ses conceptions et la fausseté de ses
principes. De son premier foyer, qui était Girone, elle se répandit bientôt
dans tout le nord de l’Espagne, et de là dans le sud ; elle pénétra
jusqu’à Tolède, la capitale de Dans cette ville, où autrefois le sain esprit
philosophique avait prédominé, A l’exemple de son oncle, Todros combattit la philosophie
et ses partisans, s’attaquant surtout à ces perpétuels raisonneurs qui ne
voulaient croire qu’à ce qui leur semblait conforme à la logique. Malgré sa
vénération pour Maimonide, il lui reprochait amèrement d’avoir rabaissé le
culte des sacrifices en le considérant comme une concession faite aux idées
païennes qui régnaient encore à cette époque en Israël. Il en voulait surtout
à la philosophie de nier l’existence des mauvais génies et, par conséquent,
l’existence des anges, et le caractère sacré de Sur les trois cabalistes de ce temps qui propagèrent la doctrine mystérieuse et lui conquirent de nouveaux partisans, deux devinrent les amis de Todros et lui dédièrent leurs oeuvres. Ces trois cabalistes remarquables étaient : Isaac Allatif, Abraham Aboulafia et Moïse de Léon, tous trois d’Espagne. Par leur enseignement, ils altérèrent le spiritualisme juif, remplaçant un culte pur et élevé par des croyances superstitieuses et souvent outrageantes pour la divinité, répandant les erreurs les plus grossières et portant au judaïsme un coup dont les conséquences néfastes n’ont pas encore complètement disparu de nos jours. Le plus sensé des trois était certainement Isaac ben
Abraham Allatif, et le plus excentrique, Abraham Aboulafia. Esprit fantastique
et faux, Abraham Aboulafia (né à Saragosse en 1240 et mort après 1291), qui essayait de
créer un nouveau monde à l’aide de combinaisons cabalistiques, aimait
passionnément les aventures. Sa vie, depuis qu’il avait atteint l’âge
d’homme, n’avait été, du reste, qu’une suite d’entreprises plus hasardeuses
les unes que les autres. Il résolut d’aller à la recherche du fameux
Sabbation et des tribus disparues qui, d’après la légende, seraient établies
près de ce fleuve. Mais avant d’entreprendre ce singulier voyage, il se
dirigea vers De retour en Espagne, il avait déjà quarante-trois ans
quand il se mit à étudier Telle était, pour Aboulafia, Remis en liberté, il partit pour Grâce à sa vie d’ascète et à l’obscurité voulue de ses
prophéties, peut-être aussi grâce à son audace, Aboulafia en imposa à bien
des Siciliens, qui crurent à ses oracles et se disposèrent à partir pour Déjà de son vivant, les agissements d’Aboulafia eurent de
très fâcheuses conséquences. À son exemple, deux visionnaires espagnols, l’un
dans la petite ville d’Ayllon, en Ségovie, l’autre dans la communauté
importante d’Avila, se firent passer pour prophètes et annoncèrent, dans leur
jargon, la venue du Messie. Tous les deux firent des dupes. Mais les Juifs
d’Avila et d’autres communautés, sceptiques à l’égard de cette annonce,
demandèrent conseil, comme précédemment leurs coreligionnaires de Sicile, à
Salomon ben Adret. Tout en ayant un faible pour la doctrine secrète, le
rabbin de Barcelone ne croyait néanmoins qu’aux miracles rapportés par Sans tenir compte de l’opposition du plus remarquable rabbin de l’Espagne, le prophète d’Avila continua sa propagande et annonça qu’au dernier jour du quatrième mois (1295) commencerait la délivrance. La foule, crédule et ignorante, se préparait à la venue du Messie par le jeûne et la distribution d’abondantes aumônes. Au jour fixé, elle s’habilla comme à la fête de l’Expiation, se rendit à la synagogue, et là elle essaya de percevoir le son des trompettes qui devaient annoncer la délivrance messianique. Attente inutile. Rien d’anormal ne se produisit. On raconte que, pour toute particularité, ces naïfs remarquèrent de petites croix attachées à leurs vêtements ; ce qui les aurait fort effrayés. Il est possible que les membres sensés de la communauté leur aient, en effet, joué ce tour, soit par pure plaisanterie, soit pour les avertir jusqu’où pourrait les conduire une trop grande crédulité. Quelques-uns d’entre eux auraient, en effet, adopté le christianisme ; d’autres, effrayés pie l’apparition inexpliquée de toutes ces petites croix, seraient devenus la proie d’une incurable hypocondrie. On ne sait ce que devinrent les prophètes d’Ayllon et d’Avila. D’ailleurs, toutes ces jongleries messianiques ne sont importantes que comme signes caractéristiques d’une époque troublée. Un personnage qui eut sur le judaïsme une action autrement profonde et funeste que les deux cabalistes Aboulafia et allatif et les pseudo-Messies, ce fut Moise de Léon. Quoique ses agissements eussent été déjà démasqués par ses contemporains, il ne réussit pas moins à faire adopter comme une œuvre d’une valeur extrême un écrit cabalistique qui, aux yeux des initiés, jetait un brillant éclat sur la doctrine secrète. Moïse ben Schem Tob de Léon (né à Léon vers 1250 et mort à Arevalo en 1305), qu’il ait voulu tromper par ambition ou par conviction, est, en tout cas, un trompeur, et, par conséquent, bien inférieur, au point de vue de l’honnêteté, à Aboulafia, qui, du moins, était sincère dans sa folie. Demi savant, comprenant à peine le Talmud et ne possédant que des connaissances superficielles, Moise de Léon avait une seule qualité, mais importante, celle-là, il savait admirablement faire valoir le peu qu’il avait jamais appris. En outre, il avait l’imagination féconde et était très habile à établir des rapports entre les idées et entre les versets bibliques qui paraissaient les plus dissemblables. De caractère aventureux, d’une prodigalité sans pareille
et, par conséquent, obligé de se demander chaque jour comment il pourvoirait
le lendemain à ses besoins et à ceux de sa femme et de sa fille, Moïse de
Léon eut l’ingénieuse idée de mettre à profit la faveur dont jouissait alors Dans le Zohar, Simon ben Yohaï est nommé la lumière sacrée et présenté comme supérieur même au grand prophète Moïse, le pasteur fidèle. Ces éloges exagérés que le prétendu auteur est censé s’adresser à lui-même pouvaient déjà trahir l’imposture. Mais une autre objection, plus sérieuse, se présentait à l’esprit. On devait se demander par suite de quelles circonstances cette doctrine mystérieuse, restée si longtemps cachée, était divulguée de nombreux siècles après son éclosion. A cette question, le Zohar répond à plusieurs reprises que seule l’époque où il parut avait été jugée digne de connaître l’enseignement de limon ben Yohaï, parce qu’elle se distinguait par sa piété et sa vertu, et aussi parce que l’avènement du Messie était proche. Il n’existe peut-être pas d’ouvrage qui ait exercé une action aussi profonde et soit en même temps aussi bizarre par la forme et le fond que le Zohar. C’est un livre qui n’a ni commencement ni fin, et dont il est difficile d’affirmer si, à l’origine, il contenait plus ou moins qu’il ne contient actuellement. Il est composé de trois parties principales, auxquelles sont venues s’ajouter, au hasard, des additions et des explications. Mais, est-ce un commentaire sur le Pentateuque ? un manuel de théosophie ? un recueil de sermons cabalistiques ? Impossible de se prononcer. Parfois on y rencontre une idée intéressante, un commencement de raisonnement sérieux, qui, tout à coup, se termine en divagation et en extravagance. Le Zohar part de ce principe qu’il ne faut pas s’arrêter
au sens superficiel des récits et des prescriptions de Avec un tel système d’interprétation, Moïse de Léon
pouvait se livrer à toutes les fantaisies d’une imagination déréglée. Il
s’occupe spécialement de filme, de son origine, de sa fin, de ce qu’elle
devient pendant le sommeil. Un autre sujet sur lequel le Zohar revient
fréquemment et avec une sorte de prédilection, c’est la souillure morale, le
péché. Aux confins du monde de la lumière existe, selon lui, le monde des
ténèbres, qui entoure le premier comme l’écorce enveloppe le fruit. Dans le Zohar,
le principe du mal avec ses dix gradations est désigné sous le nom d’écorce, kelifa. Tous les pécheurs
mentionnés dans Vu les espérances messianiques qui fermentaient alors dans une partie de la population juive, Moïse de Léon ne pouvait naturellement pas s’abstenir de parler également du Messie dans le Zohar. Nais là encore se révèle l’imposture. Au lieu de placer l’avènement du Messie au temps de Simon ben Yohaï, c’est-à-dire au IIe siècle, le Zohar, à la suite de combinaisons de lettres et de nombres, l’annonce pour le XIVe siècle. On voit que Moïse de Léon voulait faire naître chez ses contemporains l’illusion qu’ils auraient peut-être le bonheur d’assister encore à ce merveilleux événement. Tout en manifestant un profond respect pour le judaïsme
rabbinique et en attachant à la moindre pratique religieuse un sens mystique,
le Zohar, avec des airs innocents, cherche à amoindrir l’autorité du
Talmud. Selon lui, il importe bien plus d’étudier Le Zohar produisit une profonde sensation parmi les cabalistes; chacun d’eux voulait en avoir une copie. Moise de Léon eut de la peine à satisfaire à toutes les demandes. Pour expliquer l’apparition subite de cette oeuvre soi-disant rédigée par un ancien docteur, et dont, cependant, aucun écrit ne fait mention, on racontait que Nahmani l’avait découverte en Palestine et envoyée en Catalogne, d’où un vent violent l’avait portée dans le pays d’Aragon et fait tomber entre les mains de Moise de Léon. Tous les cabalistes d’Espagne parlaient avec vénération de ce livre merveilleux, et ceux même qui hésitaient à en attribuer la paternité à Simon ben Yohaï le considéraient comme un document de très grande vapeur pour la connaissance de la doctrine secrète. Quand, après les massacres qui eurent lieu lors de la prise de sa ville natale, Isaac vint de Saint-Jean-d’Acre en Espagne et y apprit tout ce qu’on racontait au sujet du Zohar, il fut étonné, lui qui était né en Palestine et y avait eu des relations avec les disciples de Nahmani, de n’en avoir jamais entendu parler. Il fit part de ses doutes à Moïse de Léon. Celui-ci lui affirma par serment qu’il possédait dans sa demeure, à Avila, un ancien exemplaire de cet ouvrage écrit de la main de Simon ben Yohaï, et qu’il le lui montrerait. Mais il mourut avant d’avoir pu réaliser sa promesse. Deux personnages respectables apprirent pourtant la vérité de la bouche de la femme et de la fille de Moise de Léon. Elles leur déclarèrent que Moïse de Léon lui-même était l’auteur du Zohar et en avait fait de nombreuses copies pour gagner de l’argent. Malgré cette déclaration, le Zohar conserva son prestige et son autorité. Bien des personnes s’enthousiasmeront pour le Zohar, quand il sera connu, et en nourriront leur esprit fait dire Moïse de Léon à Simon ben Yohaï. Ces paroles se réalisèrent. Le Zohar, il est vrai, n’apportait aux cabalistes aucune vérité nouvelle, mais il présentait les idées déjà connues sous une forme saisissante et dans des termes propres à frapper l’imagination. Les dialogues entre Simon ben Yohaï et ses disciples ou le pasteur fidèle sont parfois d’une grande force dramatique et de nature à agir profondément sur les esprits. Par-ci, par-là, se trouvent de courtes prières, animées d’un souffle puissant, qui fait résonner les plus mystérieuses fibres de l’âme. C’est ainsi que se répandit peu à peu, parmi les Juifs, un
livre que Malheureusement, à cette époque, les soi-disant
philosophes n’avaient pas plus de valeur que les mystiques. On sait que
Maïmonide avait essayé d’expliquer tout le judaïsme par la raison, assignant
des motifs philosophiques ou historiques aux diverses prescriptions
religieuses et interprétant A la tête de ces allégoristes à outrance se trouvait Lévi ben Hayyim, de Villefranche, près de Perpignan, né en 1240 et mort eu 1305. Quoique versé dans le Talmud, Lévi ben Hayyim appréciait bien plus l’étude de la philosophie de Maimonide et de l’astrologie d’Ibn Ezra. Plus prétentieux que profond, il ne se rendait nullement compte du but poursuivi par l’auteur du Guide, il ne voyait dans tout le judaïsme qu’un ensemble de doctrines philosophiques. Ses interprétations naïves et enfantines avaient la vertu d’étonner ses contemporains par leur profondeur. C’est à Perpignan, la capitale du Roussillon, province appartenant alors au roi d’Aragon, que se trouvait le foyer de cette fausse philosophie. Les Juifs de cette ville, tout en étant assez malheureux, parqués qu’ils étaient dans la partie la plus misérable de la ville, au quartier des lépreux, avaient néanmoins conservé le goût de l’étude et des recherches scientifiques, et prêtaient une oreille attentive aux idées que leur exposaient les commentateurs de Maimonide. Même le rabbin de la communauté était ami de la science et adversaire résolu de cette foi aveugle qui s’abrite derrière la lettre et est effrayée de tout raisonnement. C’était, en ce temps, Dun Vidal Menahem ben Salomon Méïri (né en 1249 et mort en 1320), homme qui n’avait pas une valeur supérieure, mais qui ne manquait pas de mérite et possédait deux qualités qui, d’habitude, faisaient défaut aux Juifs de ce temps : le tact et la modération. A Perpignan, Lévi ben Hayyim avait trouvé une large et
cordiale hospitalité auprès de Don Samuel Sulami ou Sen Escalita, dont tous
les contemporains louaient la piété, le savoir et la générosité. Là, il se
mit à correspondre avec Ben Adret; ce fut aussi dans cette ville qu’il
commença son oeuvre d’interprétation de Tout en désapprouvant formellement les exagérations des allégoristes, Méïri ne croyait pas pouvoir s’en autoriser pour condamner la science elle-même. Mais à Montpellier, patrie de l’obscurantiste Salomon, cet adversaire acharné de Maïmonide, il existait alors quelques zélateurs qui, restés calmes devant les élucubrations des cabalistes, ne pouvaient s’empêcher de partir en guerre contre le clan peu important des allégoristes. Pour un peu, ils auraient de nouveau jeté la discorde parmi les Juifs. L’instigateur de cette lutte appartenait à cette catégorie de gens qui, pour les questions de la foi, croient pouvoir enfermer l’esprit humain dans des limites étroites et bien déterminées, imposer à autrui leurs propres croyances, déclarer hérétiques et rouer au fer et au feu ceux qui ne pensent pas comme eux. Il s’appelait Abba Mari ben Moïse ou encore Don Astruc de Lunel et était originaire de Montpellier, d’une famille estimée et très influente dans la capitale du Languedoc. Assez instruit et profondément respectueux envers la grande mémoire de Maimonide, il s’inspira des idées de ce philosophe pour se créer un judaïsme à sa façon, qu’il aurait voulu imposer à tous. Il éprouvait une violente aversion, non seulement pour les interprétations des allégoristes, mais, en général, pour toutes les oeuvres profanes, qui, pour lui, étaient la cause du mal, et il regrettait qu’on ne livrât pas au bras séculier tous ceux qui s’occupaient de science. Trop peu influent pour s’attaquer lui-même efficacement à Lévi de Villefranche et à ses partisans, il porta plainte contre eux auprès de Ben Adret, les accusant de saper, par leurs agissements, les bases de la religion juive. Ben Adret lui répondit en déplorant que les étrangers aient envahi les remparts de Sion, et il l’engagea à s’entendre avec quelques amis pour faire cesser un enseignement aussi subversif. Pour lui, ajouta-t-il, il ne voulait absolument pas prendre part à ces querelles, afin de ne pas avoir l’air de s’immiscer dans les affaires des communautés étrangères. Cependant, sur de nouvelles instances, Ben Adret sortit de sa réserve. Il blâma sévèrement Samuel Sulami d’offrir l’hospitalité à un hérétique et agit si bien sur son esprit qu’il le décida à faire partir Lévi de Villefranche de chez lui. Irrités de voir soulever une sorte de procès d’hérésie, et ne voulant pas s’en prendre à Ben Adret, qui était un homme honnête, bien des membres de la communauté de Perpignan manifestèrent leur mécontentement à l’égard d’Abba Mari, dont la sincérité leur paraissait plus suspecte. Comme il ne se sentait pas assez fort pour agir seul avec ses acolytes, Abba Mari s’efforça d’obtenir l’appui du rabbin de Barcelone. Il aurait voulu que Ben Adret se mit avec lui pour interdire à tous les Juifs d’étudier et même de lire des ouvrages profanes avant l’âge de trente ans. Dès qu’on apprit à Montpellier que des obscurantistes essayaient encore une fois de condamner toute recherche scientifique et toute étude profane, une partie importante de la communauté décida de mettre obstacle à la réalisation de leurs projets. Il existait alors à Montpellier une personnalité très
influente par sa famille, sa situation sociale, son savoir et sa fortune, et
qui avait en quelque sorte sucé l’amour de la science avec le lait. C’était Jacob
ben Mikir Tibbon, connu, dans les milieux chrétiens, sous le nom de Don
Profiat ou Profatius (né en 1245 et mort après 1312). Parent des Tibbonides, il
avait vu par l’exemple de sa famille qu’on pouvait être à la fois religieux
et savant. II était versé dans Loin d’accepter le rôle qui lui était offert dans la bataille qu’on voulait livrer à la science, Profiat s’efforça, au contraire, de faire comprendre quelles seraient les conséquences désastreuses de cette lutte; il engagea Abba Mari à ne même pas donner lecture en public de la lettre par laquelle Ben Adret condamnait les études profanes. Abba Hari repoussa le sage avis de Profiat et invita les membres de la communauté à se réunir un jour de sabbat à la synagogue, pour délibérer sur cette question. Dans cette réunion, qui eut lieu au mois d’août 1304, des discussions très pives s’élevèrent entre les assistants, et l’on se sépara sans avoir pris aucune décision. Il se forma alors à Montpellier deux partis d’un côté, les amis de Profiat, de l’autre, les partisans d’Abba Hari. De part et d’autre, on ne ménageait ni démarches ni efforts. Pour montrer à Ben Adret qu’il le soutenait efficacement dans cette lutte, Abba Hari aurait désiré recueillir à Montpellier au moins vingt-cinq adhésions. Mais Jacob Tibbon tenait à honneur de ne pas laisser triompher l’obscurantisme dans sa ville natale. Du reste, lui et les Tibbonides considéraient les attaques d’Abba Mari contre la science comme une atteinte portée à la mémoire de leurs aïeux, surtout à celle de Samuel ibn Tibbon, le propagateur et traducteur des ouvrages de Maimonide, et à calte de Jacob Anatoli, qui, un des premiers, avait vivement recommandé d’interpréter dans un sens allégorique, pour l’édification des fidèles, certains récits bibliques et certaines cérémonies. Aussi voyait-on à la tête des adversaires d’Abba Mari l’arrière-petit-fils de Samuel ibn Tibbon. Juda ben Moise. Pour conquérir des partisans en dehors de la communauté, les Tibbonides employèrent une manœuvre très habile : ils firent semblant de croire que les obscurantistes voulaient faire prononcer de nouveau l’excommunication contre Maimonide et ses oeuvres, et qu’Abba Mari suivait l’exemple de Salomon de Montpellier. Bien des personnes que la querelle entre amis et adversaires des études profanes aurait laissées indifférentes s’empressèrent alors de se prononcer en faveur de Maimonide. Ainsi fortifié par de nouvelles recrues, le parti des
Tibbonides écrivit à Ben Adret et à la communauté de Barcelone pour leur
demander de cesser leur campagne contre la science. Car, disaient-ils prétendre, comme le font les obscurantistes, qu’on, interdit les
études profanes à la jeunesse seulement, mais qu’on ne les condamne pas d’une
façon absolue, c’est jouer sur les mots. Quand on s’est, en effet, occupé
exclusivement de Bible et de Talmud jusqu’à l’âge de trente ans, on ne peut
plus s’adonner utilement aux recherches scientifiques. Les
Tibbonides ajoutaient qu’il était inique de les déclarer hérétiques, parce
qu’outre Le ton hautain de cette épître irrita la communauté de Barcelone, les rapports entre les deux partis se tendirent encore plus et on échangea des notes de plus en plus vives. Des deux côtés on s’efforça de gagner de nouveaux partisans dans les diverses communautés. Argentière, Aix, Avignon et Lunel se rangèrent sous la bannière d’Abba Mari. A Perpignan, siège principal des études profanes si détestées des obscurantistes, un parent d’Abba Mari s’efforça surtout de gagner à la cause des adversaires de la science Kalonymos ben Todros, de Narbonne, qui jouissait d’une grande autorité parmi ses contemporains. Peu disposé d’abord à prêter son appui aux obscurantistes, il céda peu à peu aux instances d’Abba Mari et de Ben adret et se prononça, à son tour, contre la science. Mais les Tibbonides aussi recueillirent de nouvelles adhésions, assez nombreuses pour que Ben Adret hésitât à condamner définitivement les études profanes. Il déclara qu’il ne les mettrait en interdit que lorsque vingt communautés au moins se seraient prononcées contre elles. Pendant que la lutte se poursuivait en Espagne et dans le
sud de Ascher ben Yekiel (né vers 1250 et mort en 1327) était originaire des provinces rhénanes et descendait d’une famille de savants qui ne voyaient rien au-dessus et en dehors du Talmud. Disciple du célèbre Meïr de Rothenbourg, il déployait dans son enseignement la pénétrante perspicacité de l’école des tossafistes, mais avec plus de méthode et de netteté, et à la mort de son maître, il était déjà un des rabbins les plus influents de l’Allemagne. En ce temps, se produisirent contre les Juifs d’Allemagne des excès qui dépassèrent en violence ceux de la période des croisades. Des milliers de victimes périrent à cette époque ou subirent des maux plus douloureux que la mort. Grâce à la guerre civile qui sévissait alors en Allemagne, déchaînée par les deux aspirants à la pourpre impériale, Adolphe de Nassau et Albert d’Autriche, l’impunité était assurée aux persécuteurs des pauvres parias. Pour donner un semblant de prétexte à ces cruautés, on
accusa les Juifs de Rœttingen, petite ville de De Quoique les excès eussent momentanément pris fin, Ascheri ne se sentait plus en sécurité en Allemagne. Peut-être aussi quitta-t-il ce pays pour échapper à un danger qui le menaçait de la part de l’empereur Albert. On raconte, en effet, que le souverain lui aurait réclamé l’argent promis par les Juifs pour la rançon de Meïr de Rothenbourg et pour laquelle lui, Ascheri, se serait porté caution. Il partit donc de l’Allemagne (dans l’été de 1303) arec sa lemme et ses huit fils, errant de ville en ville et recevant le plus cordial accueil partout où il passait, et notamment à Montpellier, où la guerre entre partisans et adversaires de la science n’avait pas encore éclaté. Enfin, il arriva (en janvier 1305) à Tolède, la plus grande ville d’Espagne, s’y fixa définitivement et fut nommé rabbin de la communauté. Ascheri ne dissimula pas à ses ouailles son aversion pour
toute science profane. Il se montrait tout surpris de voir en Espagne et dans
le sud de Naturellement, Abba Mari s’empressa de solliciter l’appui d’Ascheri dans la lutte qu’il soutenait contre la science. Celui-ci le lui accorda. Il alla même plus loin qu’Abba Bari, il déclara que pour détruire le poison de l’hérésie qui s’était infiltré dans le judaïsme, il ne suffisait pas d’interdire seulement les études profanes à ceux qui n’avaient pas encore atteint l’âge de la maturité. Il émit l’avis de convoquer un synode pour décider qu’à tout âge les Juifs ne pourraient étudier que le Talmud, et qu’on ne leur permettrait de s’occuper de science que pendant ce court instant de la journée où il ne fait ni jour ni nuit. Ce zèle exclusif et excessif pour l’étude du Talmud,
manifesté par une personnalité active et marquante comme l’était Ascheri,
impressionna profondément l’esprit un peu timoré des Juifs d’Es. pagne. Aussi
Ben Adret, qui, jusque-là, avait hésité à se mettre à la tête du mouvement
obscurantiste, se déclara-t-il prêt à mettre en interdit ceux qui
s’adonneraient aux études profanes, si Abba Mari et Kalonymos de Narbonne
consentaient à rédiger la formule d’excommunication. Un de ses disciples,
Simson ben Meïr, enflammé par l’ardeur du maître, s’offrit pour trouver vingt
communautés qui appuieraient Ben Adret de leur approbation. Il comptait
naturellement sur Tolède, où prédominait l’influence d’Ascheri, et, en
général, sur toute On ne tarda pas à s’apercevoir combien ces excès de zèle
répondaient peu au sentiment de la majorité. Ainsi, à Montpellier même,
considéré cependant par les partisans d’Abba Mari comme leur forteresse, ils
n’osèrent pas recueillir de signatures contre les études profanes, et Abba
Mari, qui s’était constamment vanté d’être soutenu par presque tous les membres
de cette communauté, dut avouer à Ben Adret qu’il craignait fort de ne pas
obtenir leur concours dans cette circonstance. Mais les sentiments de Ben
Adret s’étaient bien modifiés. Autant il avait été nécessaire auparavant de
stimuler son zèle, autant il montrait maintenant de haine pour la science.
L’influence d’Ascheri n’était certes pas étrangère à ce changement. C’est sur
le conseil de ce rabbin qu’au jour de sabbat précédant l’anniversaire de la
destruction de Jérusalem, Ben Adret, un rouleau de Ainsi, dans le judaïsme aussi on commençait à faire le procès aux hérésies, et c’est Ben Adret qui présidait le premier tribunal inquisitorial. Les Juifs marchaient sur les traces des dominicains. Au début, la sentence prononcée contre la science ne rit
pas sentir son action en dehors des limites de Barcelone. Car au moyen âge,
les communautés étaient organisées de telle sorte 41welles étaient absolument
indépendantes les unes des autres et glue les décisions de l’une n’étaient
pas valables pour les autres. Pour gagner de nouveaux adhérents à
l’obscurantisme, Ben Adret communiqua la formule d’excommunication prononcée
contre les études profanes aux communautés de l’Espagne, du Languedoc, du
nord de Entraînés par l’ardeur de la lutte, Jacob Tibbon et ses amis firent une démarche analogue à celle que les obscurantistes avaient faite un siècle auparavant, et qui aurait pu avoir les mêmes conséquences funestes. Comme ils entretenaient des relations amicales avec le gouverneur de la ville, ils voulurent s’assurer son concours pour le cas où leurs adversaires tenteraient de contraindre les Juifs de Montpellier à se soumettre à la décision prise à Barcelone. Mais le gouverneur leur répliqua qu’à ses yeux le seul point qui importait, c’était que la jeunesse juive ne fût pas empêchée de lire et d’étudier d’autres ouvrages que le Talmud. Car, déclara-t-il avec franchise, il ne permettrait pas que par des menaces d’excommunication, on supprimât les voies et moyens qui pourraient faciliter la conversion des Juifs au catholicisme. L’adhésion des juifs de Montpellier aux idées de Jacob Tibbon rendit Abba Mari et ses amis bien perplexes. Car la résolution adoptée par la majorité de la communauté en faveur de la liberté des études profanes devenait également obligatoire, d’après les lois rabbiniques, pour la minorité, c’est-à-dire pour les chefs du mouvement obscurantiste, qui étaient ainsi dans l’impossibilité d’adhérer à la formule d’excommunication de Ben Adret. Par une ironie du hasard, c’étaient justement les zélateurs et les instigateurs de la lutte qui avaient les mains liées et se voyaient forcés de marcher avec les amis de la science ! Ils essayèrent bien de protester contre l’anathème prononcé par les Tibbonides contre tous ceux qui se déclaraient adversaires des études profanes, ils allèrent jusqu’à demander à Ben Adret si la loi religieuse les obligeait réellement à se soumettre à la résolution des Tibbonides. Mais ils ne réussirent qu’à mettre le rabbin de Barcelone dans l’embarras et à rendre leur défaite plus manifeste. Sincèrement, ou par une manœuvre habile, leurs adversaires affirmaient que la défense faite à la jeunesse juive, sous peine d’excommunication, de lire des ouvrages scientifiques, s’appliquait également aux travaux de Maïmonide, et ils avaient ainsi l’air de combattre à la fois pour la mémoire du grand philosophe et l’honneur du judaïsme, en face d’hommes qui, par leur étroitesse d’esprit et leur obstination, menaçaient de rendre leur religion méprisable aux yeux des chrétiens éclairés. Aussi l’opinion publique semblait-elle donner de plus en plus raison aux amis de la science. Pendant que ces dissentiments divisaient ainsi les Juifs en deux camps, l’Église était également déchirée par de violentes dissensions. II y avait lutte, et lutte à mort, entre Philippe IV, roi ale France, et le pape Boniface VIII. Philippe IV accusait le pape d’être hérétique, simoniaque, cupide, parjure et débauché, tandis flue Boniface VIII déclarait tous les sujets du roi de France déliés de leur serment envers leur souverain et offrait son royaume à un autre prince. La guerre entre le pape et le roi avait naturellement une tout autre importance que les querelles entre les partisans d’Abba Mari et ceux de Tibbon, mais elle était également bien plus âpre et plus désastreuse. Quelques amis d’Abba Mari l’engagèrent à ne pas réjouir plus longtemps les ennemis du judaïsme par le spectacle de ces déchirements et à se réconcilier avec ses adversaires. Mais la lutte était devenue trop vive pour pouvoir cesser si facilement. Chacun des deus partis tenait à faire triompher ses idées, les uns continuant à demander que toute latitude fut laissée à la jeunesse pour les études scientifiques et les autres persistant à ne permettre l’accès de ces études qu’à des hommes déjà mûrs. La lutte se poursuivait donc entre les deux partis, quand survint un événement qui frappa à la fois amis et ennemis. Philippe le Bel, un de ces princes qui ont acclimaté en Europe le despotisme le plus dur et le plus dénué de scrupules, ordonna (21 janvier 1306) subitement et en secret à tous ses fonctionnaires, grands et petits, d’incarcérer le même jour tous les Juifs de France. L’ordre fut exécuté le lendemain de l’anniversaire de la destruction de Jérusalem. Les Juifs n’étaient pas encore remis des fatigues du jeûne qu’ils avaient observé en commémoration de ce triste événement quand, le matin, au moment où ils se rendaient à leurs affaires, ils furent arrêtés par les gens du roi et jetés tous en prison (22 juillet 1306). Alors seulement on les informa que leurs biens étaient confisqués, leurs créances annulées et qu’il leur était accordé un délai d’un mois pour se préparer à quitter le royaume. Après cette date, ceux qui ne seraient pas sortis de France s’exposeraient à être tués. Certes, ce n’était ni par intolérance, ni pour complaire à la foule que Philippe IV, qui, peu auparavant, avait défendu les Juifs contre le clergé, avait si subitement changé de sentiment à leur égard. Mais il avait besoin d’argent. Sa querelle avec le pape et ses guerres contre les Flandres en révolte avaient épuisé sa caisse, et sa rapacité était devenue telle qu’une chanson populaire disait que même la poule dans la marmite n’était pas à l’abri des griffes du roi. C’était donc pour remplir de nouveau le trésor royal qu’il pillait et expulsait les Juifs. Peut-être une autre circonstance encore l’avait-elle poussé à prendre cette décision. Il était, en effet, en froid avec Albert, empereur d’Allemagne, qui, entre autres réclamations, lui avait demandé de lui reconnaître, en sa qualité de successeur des empereurs Vespasien, Titus et Charlemagne, le droit de souveraineté sur les Juifs rie France, en d’autres termes, de lui verser une partie des impôts payés par les Juifs. On raconte qu’après avoir consulté ses jurisconsultes sur cette question et appris d’eux que la réclamation de l’empereur était fondée, il aurait décidé de prendre aux Juifs ce qu’ils possédaient et de les envoyer ensuite, pauvres et dépouillés de tout, auprès d’Albert. Pour justifier aux yeux du public sa décision, aussi contraire à l’humanité qu’aux intérêts de l’État, Philippe le Bel prétendit que les Juifs s’étaient attiré ce châtiment par leurs crimes. Mais la rapacité qu’il manifesta dans cette circonstance prouva avec la plus grande évidence qu’il ne les avait chassés (lue pour pouvoir s’emparer de leurs richesses. On ne laissa à ces malheureux, aux pauvres comme aux plus riches, que les vêtements qui les couvraient et de quoi se nourrir pendant un seul jour. Ce fut par charretées qu’on transporta chez le roi l’or, l’argent et les pierres précieuses des Juifs ; le reste fut vendu à des prix dérisoires. A la date fixée (sept. 1306), près de cent mille Juifs durent quitter Des documents du temps montrent à quelle atroce misère
étaient réduits les pauvres exilés. Un de ces malheureux, Estori Parhi,
parent de Jacob Tibbon, et dont les parents étaient venus d’Espagne dans le
sud de D’autres expulsés se rendirent également en Palestine ou émigrèrent dans les pays les plus lointains. Mais la plupart s’établirent dans le voisinage de la frontière française, en Provence, dont une partie était alors placée sous la souveraineté de l’Allemagne, et dans le Roussillon, qui appartenait au roi de Majorque. Il y eut même des Juifs qui restèrent en France, tout en refusant d’adopter le christianisme. Ceux-là furent tués. Malgré la catastrophe qui venait d’atteindre les Juifs de France, la lutte née à Montpellier entre amis et adversaires des études profanes reprit sur un autre théâtre. Plusieurs des partisans de Tibbon s’étaient établis à Perpignan, ville qui appartenait au roi de Majorque. Non pas que ce prince, qui avait fait brûler des exemplaires du Talmud, fut favorable aux Juifs, mais il appréciait leur activité industrieuse, et il espérait qu’ils seraient utiles à son État. Abba Mari, suivi d’autres membres de la communauté de Montpellier, avait d’abord fixé sa résidence à Arles. Mais ne pouvant y rester, il se rendit également à Perpignan (janvier 1307). Comme le parti opposé jouissait d’une certaine influence auprès du roi ou peut-être du gouverneur de Perpignan, il essaya de faire interdire à Abba Mari le séjour de cette ville. De là, nouveau conflit et nouvelle intervention de Salomon ben Adret et surtout d’Ascheri, qui déclara se repentir de n’avoir interdit les études profanes que jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans. A son avis, ces études devraient être totalement prohibées, parce qu’elles mènent à l’incrédulité, et leurs défenseurs, persistant dans leur erreur en dépit du malheur qui venait de les atteindre, mériteraient plus Glue jamais une excommunication rigoureuse. Après la mort de Ben Adret (1310), l’opinion d’Ascheri au sujet de la prétendue action néfaste exercée par la science sur le judaïsme prévalut de plus en plus, parce qu’il était alors le seul rabbin dont la compétence dans les questions religieuses fait reconnue sans conteste en Espagne et dans les pays voisins. Grâce à son influence et à celle de ses fils et de ses disciples venus avec lui d’Allemagne, on vit s’implanter à Tolède et dans les autres communautés d’Espagne, jusque-là si gaies et si vivantes, cette piété étroite et intolérante, quoique sincère, cette humeur sombre et morose, ennemie de toute joie, et cette humilité triste qui caractérisaient au moyen âge les Juifs des provinces rhénanes. Plus d’essor, plus d’envolée dans la pensée; toute l’activité intellectuelle était absorbée par l’interprétation du Talmud. Du reste, l’œuvre principale d’Ascheri est un recueil talmudique, qu’il composa (1307-1314) pour la pratique, et où il cherche toujours à faire prévaloir l’opinion la plus sévère. Voulait-on faire paraître un travail scientifique, il ne pouvait passer que sous le couvert d’une orthodoxie outrée. Ainsi, quand le savant Isaac ben Joseph Israeli II, de Tolède, publia son livre d’astronomie (Yessod Olam), il dut lui donner un cachet strictement talmudique et le faire pré-céder d’une profession de foi ; autrement, il n’aurait pas trouvé grâce devant la rigueur d’Ascheri. C’est pendant qu’Ascheri était investi de la dignité de rabbin à Tolède que quelques Juifs conquirent de nouveau une certaine influence à la cour royale. Ainsi le roi Ferdinand IV (1295-1312) avait un trésorier juif du nom de Samuel, qu’il consultait souvent pour les questions politiques. La reine mère Marie de Molina haïssait Samuel avec passion, elle l’accusait d’avoir excité contre elle l’hostilité du roi. Un jour que Samuel se trouvait à Bajadoz et se préparait à accompagner le roi à Séville, il fut attaqué à l’improviste et blessé si grièvement qu’on le crut mort. On ne sut pas lui avait armé la main du meurtrier. Grâce aux soins que lui fit prodiguer le roi, il se remit de ses blessures. La reine mère aussi, après la mort de son fils, confia la direction des finances de l’État à un Juif, nommé Don Moïse (1312-1329). Pendant sa régence, l’infant Don Juan-Emmanuel, petit-neveu du jeune roi Alphonse XI (1319-1325), qui aimait la science et était lui-même écrivain et poète, témoigna également de la considération pour les Juifs lettrés. Il tenait en très haute estime Juda ben Isaac ibn Wakar, de Cordoue, auquel il confia probablement la surveillance de son trésor. Ce fut sur les instances d’Ibn Wakar que Don Juan-Emmanuel accorda de nouveau aux rabbins le droit de juger les affaires criminelles, droit qui leur avait été enlevé ci partie par la reine mère Marie de Molina. Admirateur d’Ascheri, et, comme lui, d’une piété exagérée, Ibn Wakar appliquait avec une rigueur implacable les châtiments prononcés par le rabbin de Tolède pour toute transgression religieuse. Un jour, dans un mouvement de colère, un Juif de Cordoue ayant blasphémé Dieu en langue arabe, Ibn Wakar, sur le conseil d’Ascheri, condamna le coupable à avoir la langue coupée. Une autre fois, Ibn Wakar, avec l’assentiment d’Ascheri, fit couper le nez, pour la défigurer, à une femme juive qui avait eu des relations avec un chrétien. Mais si, dans le sud de l’Espagne et en Castille, les
Juifs viraient encore dans une sécurité relative, leurs coreligionnaires du
nord de l’Espagne et du Deux hauts dignitaires furent chargés de prendre les mesures nécessaires pour la rentrée des Juifs en France. Pour le moment, ou ne leur concédait qu’un permis de séjour de douze ans, avec la promesse que si le roi se décidait à les expulser après ce laps de temps, il les en avertirait une année d’avance. Tous ces arrangements terminés, le monarque fit connaître sa résolution par un décret dans lequel il déclarait que son père, égaré par de funestes conseils, avait banni les Juifs, mais que, convaincu des sentiments de tolérance du clergé, et à l’exemple de son aïeul saint Louis, qui avait d’abord expulsé les Juifs pour les rappeler ensuite, il avait obéi aux vœux unanimes de son peuple en autorisant les Juifs à rentrer en France. C’est ainsi que les Juifs français purent rentrer dans leur patrie. Quand, un an plus tard, après la mort de Louis X, son frère Philippe V dit le Long lui eut succédé, il confirma et même étendit les privilèges des Juifs, les protégeant tout spécialement contre les attaques du clergé et décrétant que les fonctionnaires royaux seuls auraient le droit de confisquer leurs biens et leurs livres. En dépit de cette ordonnance, des ecclésiastiques firent brûler à Toulouse deux charretées d’exemplaires du Talmud. Mais qu’étaient ces autodafés en comparaison des malheurs qui allaient assaillir les Juifs de France ! Philippe V avait, en effet, conçu le projet d’organiser
une nouvelle croisade, et quoique cette entreprise fût blâmée par tous les
gens clairvoyants et même par le pape Jean XXII, le deuxième des pontifes qui
résidèrent à Avignon, elle surexcita le fanatisme de la foule. Un jeune
berger, à l’imagination mystique, raconta partout qu’une colombe s’était
placée tantôt sur sa tête, tantôt sur son épaule, et que, quand il voulut
s’en emparer, elle avait pris la forme d’une belle jeune fille et lui avait
ordonné de réunir une troupe de croisés, l’assurant qu’ils triompheraient des
infidèles. Encouragés par une aventure aussi merveilleuse et enflammés par
les excitations d’un prêtre dépravé et d’un bénédictin, une troupe de
quarante mille pastoureaux se forma dans le nord de A l’instar de leurs prédécesseurs, ces nouveaux croisés
débutèrent dans leur pieuse entreprise par le massacre des Juifs. Se
laissèrent-ils entraîner par l’appât du pillage ou obéirent-ils, comme on le
raconte, au désir de se venger d’un Juif qui se serait moqué de leurs
rodomontades ? Nul ne le sait. Ce qui est certain, c’est que les violences
des Pastoureaux ajoutent une page sanglante de plus à l’histoire juive.
Réunis près d’Agen, sur les rives de Pris de compassion pour les malheureux Juifs, le gouverneur de Toulouse ordonna à ses chevaliers de s’opposer par la force aux excès des Pastoureaux et d’arrêter les coupables. De fait. bien des Pastoureaux furent amenés à Toulouse et jetés en prison. Mais la foule ameutée les délivra et se rua ensuite sur les Juifs, qu’elle massacra. Ces sanglantes tueries s’étendirent à travers toute la
région, jusqu’à Bordeaux, Albi et d’autres villes du sud de L’année suivante amena pour les Juifs de France de nouveaux
malheurs, occasionnés par des lépreux. On sait quel était le sort des lépreux
au moyen âge. Isolés, déclarés civilement morts, ils étaient enfermés et
nourris dans des quartiers spéciaux. Des lépreux de la province de Malgré son caractère d’invraisemblance, cette accusation
fut acceptée comme vraie, même par le roi Philippe V. Pour la justifier, on
disait tantôt que les Juifs avaient voulu se venger ainsi des persécutions
des Pastoureaux, tantôt qu’ils avaient été achetés par les Maures de Grenade
pour exterminer les chrétiens, ou bien par le souverain musulman de Plus tard, le roi Philippe put se convaincre que les Juifs
avaient été accusés faussement. Mais le fisc aurait trop perdu à la révision
du procès. Car le parlement avait condamné les communautés juives à une
amende de Ce fut dans cette mime année de 1321 que la plus ancienne
communauté de l’Europe, préservée jusqu’alors des maux qui avaient atteint en
si grand nombre les Juifs de France, d’Angleterre et même d’Espagne, fut
exposée subitement à un danger des plus graves. Comme la ville de Rome
appartenait moins au pape qu’aux Colonna et aux Orsini, qui y régnaient en
maîtres et s’y livraient sans cesse à des luttes de parti, les Juifs romains
n’avaient pas eu à souffrir des vexations de l’Église. Pour leur bonheur, ils
passaient presque inaperçus. Ils commençaient, à cette époque, à jouir d’un
certain bien-être et leur culture intellectuelle était plus sérieuse. On
trouvait parmi eux des gens très riches, possédant de magnifiques palais; il
y avait aussi des lettrés, aimant la science et la poésie. La semence jetée
sur le sol italien par les Ibn Ezra, les Hillel de Vérone, les Zerahya ben
Schaltiel et d’autres, commençait à germer, et, par une coïncidence
singulière, la civilisation juive était en pleine floraison en Italie, et
surtout à Rome, à l’époque même où elle était menacée dans le sud de On sait, du reste, qu’au commencement du XIVe siècle, à l’époque du Dante, se produisit en Italie comme un réveil de l’esprit humain, qui était resté engourdi pendant tout le moyen âge sous la lourde pression de l’Église et de la chevalerie. Cette renaissance des arts et de la science agit également sur les Juifs, qui prirent part au mouvement. Ils trouvèrent à ce moment un protecteur bienveillant dans la personne d’un des plus puissants princes italiens, Robert d’Anjou, qui était roi de Naples, comte de Provence, vicaire général des États du pape et aussi, d’après son titre, vicaire de l’Empire. Il eut pour maître d’hébreu le Juif Leone Romano, qui comprenait la langue des savants chrétiens et fut probablement le premier, parmi ses coreligionnaires, à étudier la philosophie scolastique des dominicains. Romano traduisit pour les lecteurs juifs quelques écrits philosophiques d’Albert le Grand et de saint Thomas d’Aquin. Sur l’invitation de Robert d’Anjou, un polygraphe à
l’imagination féconde, Schemaria Ikriti (de l’île de Crète), écrivit un commentaire
sur Pendant son séjour dans le sud de Outre Kalonymos, le protégé de Robert d’Anjou, qui, quoique Provençal, résida pendant longtemps à Rome, un autre satirique juif vivait encore, à cette époque, en Italie. C’était Immanuel ben Salomon Romi, ami du Dante. Tous les deux possédèrent l’art de transmettre à la postérité, sous les dehors d’un léger badinage, une peinture exacte de leur époque. Fait remarquable chez un Provençal, Kalonymos ben Kalonymos (né en 1284 et mort avant 1337) était familiarisé avec la langue et la littérature arabes et traduisit déjà dans sa jeunesse (1307-1313), de l’arabe en hébreu, des livres de médecine, d’astronomie et de philosophie. Mais il ne se contenta pas du rôle secondaire de faire
connaître les œuvres des autres, il publia des oeuvres originales. Laissant
de côté la métaphysique pure, il se consacra particulièrement à l’étude de la
morale, qu’il voulait inculquer à ses coreligionnaires pour les empêcher de se laisser aller à toute sorte d’égarements et de se
nuire mutuellement. Cet enseignement de la morale, il essaya de le
présenter sous une forme attrayante, au lieu de lui donner le caractère
ennuyeux d’un ouvrage purement didactique. Il suppose dans sa Pierre de touche, composée à la fin de 1322,
que ses coreligionnaires voient se refléter dans un miroir leurs erreurs,
leurs défaillances et leurs péchés. Pour ne pas prendre l’aspect morose d’un
censeur désagréable, il commence par énumérer ses propres fautes. Mais c’est
là plutôt une satire qu’une confession. Il se laisse même parfois entraîner
par son esprit caustique jusqu’à rire du judaïsme. Ainsi il feint de
regretter de ne pas être né femme, parce que, dans ce cas, il n’aurait pas à
supporter la charge des six cent treize lois mosaïques et des innombrables
prescriptions talmudiques, qu’il est impossible d’observer dans leur
totalité. Il aurait été également dispensé d’étudier Dans la ville de Rome, que Robert d’Anjou lui avait désignée pour résidence, Kalonymos vivait dans un milieu gai, spirituel, où sa verve se retrempait et s’aiguisait. C’est là qu’il composa pour le carnaval juif un traité de Pourim, où il imite, avec infiniment d’esprit, la méthode, les controverses subtiles et les nombreuses digressions du Talmud. Cette fine parodie, qu’on peut aussi bien prendre pour une simple farce de carnaval que pour une satire du Talmud, soulève à chaque ligne de joyeux éclats de rire. Les qualités de Kalonymos se retrouvaient à un degré
supérieur chez son ami et admirateur Immanuel ben Salomon Romi (né vers 1265 et mort vers
1330). Ce satirique est une apparition bien curieuse et bien originale
parmi les Juifs du moyen âge. II appartient à cette catégorie d’auteurs dont
les écrits sont plus amusants que vertueux et dont la verve endiablée, les
joyeux propos et l’ironie mordante savent tenir constamment en haleine
l’attention et la gaieté du lecteur. C’était le Henri Heine juif du moyen
âge. D’une imagination fertile, il abonde en inventions et en drôleries de
toutes sortes. Et toutes ces farces sont écrites dans la langue des prophètes
et des psaumes. Aucun des prédécesseurs d’Immanuel n’a su, comme lui, tirer
des fusées d’esprit en hébreu, mais il faut ajouter qu’aucun, autant que lui,
n’a profané le caractère sacré de cette langue. Il est, en effet, à remarquer que la conduite et la situation sociale d’Immanuel étaient en contradiction absolue avec les idées qu’il exprime dans ses vers. Très estimé dans la communauté de Rome, il y remplissait des fonctions administratives, et quoiqu’il se moquât des marchands d’orviétan, il parait avoir exercé la profession de médecin. Sa poésie, légère et folâtre, pourrait faire croire qu’il était ennemi de la religion, des bonnes mœurs et de la science ; mais, en réalité, il menait l’existence calme, pieuse, honnête et laborieuse des savants juifs de son temps. S’il n’était pas positivement ami de Dante, il était, du
moins, très lié avec le grand poète italien. Leurs œuvres diffèrent cependant
considérablement, car autant le style de l’un est sérieux, noble, élevé,
autant les vers de l’autre sont gais et légers. Mais ils ont aussi quelques
points de ressemblance; ainsi, tous les deux se montrent fortement influencés
par les divers éléments des civilisations précédentes. L’esprit de Dante
était imprégné des idées ecclésiastiques, scolastiques et romantiques, et
Immanuel avait puisé ses conceptions à la fois dans Outre ses oeuvres hébraïques, Immanuel écrivit également des vers italiens, comme le prouve le beau poème italien qui reste encore de lui. Il appliqua les procédés de la poésie italienne à la poésie néo-hébraïque, et il composa un grand nombre de petites nouvelles, des jeux par demandes et réponses, des épîtres, des panégyriques et des oraisons funèbres, où se rencontre toujours l’élément comique. Le héros d’une de ses nouvelles est un grammairien d’humeur belliqueuse, toujours disposé à livrer bataille pour des vétilles grammaticales, mais en même temps mari d’une très jolie femme. Pour pouvoir faire la cour à la femme, Immanuel soutient des discussions avec le mari. Il est vaincu sur le terrain grammatical, mais triomphe en amour. Dans sa description de l’enfer et du paradis, imitée de
l’œuvre de Dante, Immanuel se montre également très fin satiriste. Mais,
tandis que le poète chrétien a imprimé à son œuvre une allure grave et
solennelle, se posant en juge sévère et faisant châtier dans son enfer
pécheurs et criminels, papes et cardinaux, adversaires politiques et ennemis
de l’Italie, Immanuel a déployé dans ses descriptions la verve la plus
fantaisiste. A son entrée dans le paradis, où le conduit son compagnon
Daniel, les bienheureux viennent joyeusement à sa rencontre en s’écriant : Voici Immanuel ; c’est le moment de rire !
Il décrit avec beaucoup de sérieux le paradis et ses habitants, mais ne se
fait pas faute de faire parfois entendre un petit rire malicieux.
Naturellement, tous les saints personnages de Pendant que les Juifs de Rome vivaient ainsi dans une sécurité relative et s’adonnaient paisiblement à des travaux littéraires. le malheur les guettait. On raconte que le pape Jean XXII, qui résidait à Avignon, avait une sœur du nom de Sangisa, qui, désireuse de faire expulser les maudits Juifs de la sainte Rome, aurait fait attester par quelques ecclésiastiques que ces réprouvés s’étaient moqués d’un crucifix qu’on portait à une procession. A la suite de ce témoignage, le pape aurait cédé aux instances de sa sœur et ordonné l’expulsion des Juifs de Rome. Ce qui est certain, c’est que. par opposition à son rival Louis de Bavière, l’anti-césar Frédéric le Bel se montrait très hostile aux Juifs, faisant rechercher et brûler dans ses États les exemplaires du Talmud et insistant avec d’autres princes auprès du pape pour qu’il persécutât les Juifs. Devant l’imminence du danger, les Juifs de Rome et peut-être aussi d’autres communautés, instituèrent un jeûne (1321) et envoyèrent ensuite un délégué habile plaider leur cause à la cour papale d’Avignon et auprès du roi Robert, de Naples, le protecteur de la science juive. Grâce à l’intervention de ce prince, alors suzerain de Rome, le délégué juif, qui était sans doute le poète Kalonymos, réussit à démontrer l’innocence des Juifs et à apaiser la colère du pape et de sa sœur grâce à un don de 20.000 ducats. Le danger fut ainsi conjuré et le malheur écarté, pour cette fois, des Juifs de Rome. Malgré leur goût pour la poésie et la science, malgré la
tranquillité dont ils jouissaient, les Juifs d’Italie ne possédaient pas une
autorité suffisante pour attirer d’autres coreligionnaires dans ce pays et
marcher à la tête du judaïsme. Le centre de l’activité juive demeura en
Espagne, quoique Ascheri et ses fils y eussent transplanté cette piété
sombre, fanatique et étroite qui affaiblit la force créatrice de l’esprit et
enveloppe l’existence comme d’un voile de tristesse. Sous le règne du
puissant et habile Alphonse NI, la situation des Juifs de Castille était si
satisfaisante, surtout par rapport à celle de leurs frères des autres pays,
que cette époque était presque pour eux l’âge d’or. Sous le titre modeste de trésoriers (almoxarifs),
des Juifs intelligents dirigeaient alors la politique de Leur satisfaction était toute naturelle, car ces hauts fonctionnaires juifs étaient la sauvegarde de leurs coreligionnaires; ils les protégeaient contre la cupidité de la petite noblesse, la jalousie du peuple et la malveillance du clergé. Le fait seul qu’il y eût dans l’entourage du souverain des dignitaires juifs, portant l’habit de cour et l’épée de chevalier, suffisait déjà pour inspirer une réserve salutaire aux ennemis des Juifs. On n’osait pas, comme en Allemagne, outrager, vilipender et parfois tuer les Juifs, alors qu’on savait qu’ils avaient des défenseurs puissants auprès du roi. Souvent même on les croyait bien plus influents qu’ils ne l’étaient en réalité. Le clergé lui-même mettait une sourdine à sa haine, tant qu’il trouvait en face de lui les Joseph d’Ecija, les Samuel ibn Wakar et d’autres fonctionnaires juifs. Mais si, en Castille même, les Juifs étaient relativement
heureux, leur situation était bien douloureuse dans les pays voisins. Ainsi,
dans l’Aragon, qui formait un royaume indépendant avec Majorque et Le signal de l’attaque fut donné par les habitants
d’Estella. Un jour de sabbat ( Sur d’autres points encore du pays se produisirent des
scènes de carnage ; plus de 6.000 Juifs périrent. Seule, la communauté
de Pampelune, capitale de En Castille du moins, on l’a vu plus haut, la situation des Juifs était satisfaisante. Ils y étaient à l’abri des violences sanglantes qui sévissaient si fréquemment contre leurs coreligionnaires des autres pays. Mais, là aussi, ce ne fut qu’une éclaircie de très courte durée. Alphonse XI, quand il eut atteint sa majorité et pris lui-même les rênes du gouvernement (1325-1380), admit parmi ses favoris deux Juifs, Don Joseph d’Ecija et Samuel ibn Wakar. Le premier, dont le nom complet était Joseph ben Ephraïm Beneviste Hallévi, était d’une belle stature, de manières affables, et savait la musique. Sur la recommandation de son oncle, le roi le nomma son trésorier et même son conseiller intime (privado). Joseph d’Ecija ne sortait qu’en carrosse officiel, accompagné de chevaliers, et des grands d’Espagne mangeaient à sa table. Un jour, le roi lui confia une mission qui faillit lui
coûter la vie. Envoyé à Valladolid, il fut assiégé dans le palais de
l’infante, et le peuple le réclama pour le tuer. Quelques personnes de sa
suite purent s’échapper et informer le roi de ce qui se passait. Celui-ci
accourut, appela les chevaliers de Don Samuel ibn Wakar (Abers huacaz), l’autre favori juif, était le médecin, l’astronome et aussi quelque peu l’astrologue de son souverain. Tout en n’exerçant aucune fonction politique, il jouissait quand même d’un grand crédit à la cour. Comme il arrive fréquemment entre courtisans qui tirent leur éclat du même soleil, Don Joseph et Ibn Wakar se jalousaient l’un l’autre, et leur rivalité allait avoir des conséquences fâcheuses pour leurs coreligionnaires. A la suite de plaintes portées par le peuple contre des usuriers juifs et musulmans, qui, forts de l’appui d’Alphonse XI, se montraient parfois impitoyables envers leurs débiteurs, les cortès de Madrid, de Valladolid et d’autres villes sollicitèrent le roi d’intervenir pour mettre fin à ces abus. Le roi y consentit. Encouragées par ce premier succès, les cortès allèrent plus loin. Elles demandèrent au roi d’interdire dorénavant aux Juifs d’acquérir des biens-fonds, d’affermer les impôts ou de remplir les fonctions de trésoriers royaux (1329). Cette fois, Alphonse XI refusa. Bien plus, il accorda de nouvelles faveurs à Don Samuel ibn Wakar, lui confiant la ferme des revenus provenant des marchandises importées de Grenade, et l’autorisant par un privilège spécial à frapper les monnaies du pays au-dessous du titre légal. Par jalousie, Joseph d’Ecija offrit au roi de verser au Trésor une somme plus élevée qu’Ibn Wakar pour avoir la ferme des taxes payées par les marchandises de Grenade. Il croyait déjà avoir joué un bon tour à son rival, quand celui-ci parvint à persuader au roi qu’il rendrait service à la population castillane en prohibant toute importation de Grenade (1330-1331). Pendant que ces deux fonctionnaires juifs s’efforçaient de
se nuire mutuellement, leurs ennemis complotaient non seulement leur perte à
tous deux, mais la perte de tous les Juifs de Castille. Ils faisaient croire
à la foule qu’Ibn Wakar, en frappant de la monnaie au-dessous du titre légal,
avait produit une grande cherté dans le pays, parce que les habitants
exportaient les vivres pour être payés en monnaie étrangère, qui avait plus
de valeur que l’argent de Abner de Burgos, appelé plus tard Alfonso Burgensis
de Valladolid, pratiquait la médecine. Il était versé dans Mais cela ne lui suffisait pas. Pour rendre manifeste aux yeux des chrétiens la sincérité de sa conversion, il témoignait à ses anciens coreligionnaires une haine violente. Familiarisé avec la littérature juive, il fit ressortir tous les passages qui pouvaient prêter à équivoque, et il multipliait ses accusations contre les Juifs et le judaïsme. Il composa un grand nombre d’écrits où tantôt il attaque avec acharnement la religion de ses aïeux, tantôt il défend le christianisme contre les objections des Juifs. Comme il maniait moins facilement la langue espagnole que l’hébreu, c’est dans cette dernière langue qu’il outrageait le judaïsme. Il eut même l’audace de dédier un de ses ouvrages à un de ses anciens amis juifs, Isaac Pulgar ! Ce dernier, qui était un écrivain habile et un excellent polémiste, lui répondit par un poème tout imprégné de la plus fine et plus mordante ironie ; il riposta encore dans d’autres ouvrages à ses accusations contre le judaïsme. C’est qu’à cette époque les Juifs d’Espagne n’acceptaient pas encore en silence les injures qui leur étaient adressées. Un autre auteur juif, peu connu, écrivit également contre Abner. Il se produisit ainsi une polémique violente sur la valeur respective du judaïsme et du christianisme. Abner, autrement dit Alphonse de Valladolid, fit un pas de
plus. Pour rendre les Juifs odieux au roi Alphonse XI, il les accusa, comme
l’avait, du reste, déjà fait saint Jérôme, de proférer, dans leurs prières,
des imprécations contre Jésus et ses adorateurs. Appelés sans doute par le
roi à se justifier, les représentants des Juifs de Valladolid affirmèrent que
ces imprécations ne s’adressaient nullement au fondateur du christianisme et
à ses adeptes. Sur la demande d’Abner, qui promit de prouver dans un débat
avec les Juifs que son accusation était fondée, le roi de Castille invita les
délégués de la communauté de Valladolid à discuter publiquement cette
question avec leur ennemi. Cette controverse eut lieu en présence de
fonctionnaires et de dominicains. Devant une telle assistance, ce fut
naturellement Abner qui eut gain de cause. Le roi Alphonse décréta ( Parmi les favoris du roi se trouvait Gonzalo Martinez d’Oviedo, autrefois pauvre chevalier, qui devait sa situation élevée à Don Joseph d’Ecija. Au lieu de témoigner de la reconnaissance à son bienfaiteur, Gonzalo le haïssait profondément et, avec lui, tocs les Juifs. Quand il fut devenu ministre du roi et grand-maître de l’ordre d’Alcantara (1337), il conçut le projet d’exterminer les Juifs de Castille. Il commença par insinuer perfidement au roi que Don Joseph et Don Samuel ibn Wakar avaient amassé d’immenses richesses dans les fonctions qu’ils occupaient, et il obtint l’autorisation de prendre toutes les mesures qu’il jugerait nécessaires pour leur faire rendre gorge. Sur son ordre, les deux favoris juifs, ainsi que deux frères d’Ibn Wakar, huit autres parents des inculpés et leurs familles furent jetés en prison et leurs biens confisqués. Don Joseph d’Ecija mourut en prison et Don Samuel succomba aux tortures qui lui furent infligées. Après ce premier succès, Gonzalo intrigua contre deus autres Juifs, Moïse Abudiel et (Soleïman ?) Ibn Yaïsch, qui occupaient également des situations élevées. Gonzalo croyait alors le moment opportun pour attaquer
efficacement la totalité des Juifs de Le péril était imminent. Gonzalo avait, en effet, battu les Maures, dont le chef avait péri sur le champ de bataille, percé par une flèche. Son crédit avait donc grandi auprès du roi, il ne doutait plus que son souverain ne lui permit d’agir arec les Juifs à sa guise, et d’avance il savourait la joie d’assister à leurs souffrances. Ce fut l’intervention d’une femme qui sauva les Juifs et prépara la chute de leur ennemi. La belle et spirituelle Léonore de Guzman, dont les charmes avaient absolument ensorcelé le roi, haïssait Gonzalo Martinez, et elle sut le rendre suspect à Alphonse XI. Celui-ci ordonna alors à Gonzalo de venir le rejoindre à Madrid. Gonzalo refusa d’obtempérer à cet ordre, et, pour pouvoir braver la colère de son souverain, il souleva contre lui les chevaliers de l’ordre d’Alcantara ainsi que les habitants des villes placées sous son autorité. Il alla même jusqu’à se liguer avec le roi de Portugal et le roi de Grenade, ennemi des chrétiens. Alphonse XI convoqua tous ses chevaliers et marcha contre le rebelle. Un soldat de l’entourage du roi fut mortellement blessé. Effrayés des conséquences d’une guerre civile, plusieurs chevaliers d’Alcantara abandonnèrent la cause de leur grand-maître et livrèrent au roi les tours qu’ils étaient chargés de défendre. Se voyant impuissant à continuer la lutte, Gonzalo implora sa grâce du roi ; il fut condamné à mort comme traître et brûlé vif (1339). Les communautés juives de Castille célébrèrent le jour de sa mort comme un jour de délivrance. Le roi Alphonse traita de nouveau les Juifs avec bienveillance, et il confia à Moise Abudiel un poste élevé à la cour. Mais, quoique les Juifs d’Espagne pussent alors vivre
tranquilles jusqu’à la mort d’Alphonse XI et qu’ils fussent encore plus
heureux sous son successeur, ils renoncèrent de plus en plus à cultiver leur
esprit. Le rigorisme exagéré des fils d’Ascheri faisait sentir son influence,
le goût pour la science allait s’affaiblissant. Ce n’est plus en Espagne,
mais dans le sud de Parmi les enfants d’Ascheri, les plus remarquables étaient Jacob et Juda. Tous deux étaient de savants talmudistes, mais dénués de toute autre connaissance. L’un d’eux, Jacob ben Ascher (né vers 1280 et mort en 1340), subit la plus dure des destinées, toute sa vie ne fut qu’une suite de peines et de souffrances ; mais il supporta tout avec la plus courageuse résignation. A son arrivée en Espagne, son père avait quelque fortune et vécut constamment dans l’aisance, mais Jacob fut toujours très pauvre. Malgré son profond dénuement, il n’accepta jamais aucun traitement pour ses fonctions de rabbin. Très versé dans le Talmud, il se distinguait plutôt par son érudition que par l’originalité de son esprit. Il eut pourtant le grand mérite de mettre un peu d’ordre dans le chaos talmudique et de codifier les nombreuses prescriptions disséminées dans cet immense recueil. Utilisant tous les travaux antérieurs de ce genre, notamment ceux de Maïmonide, Jacob composa un code divisé en quatre parties appelées Turim (vers 1340), qui contiennent les lois rituelles et civiles ainsi que les lois relatives à la morale et au mariage. L’apparition de ce code marque une nouvelle phase dans le développement intérieur du judaïsme. En examinant de près l’ouvrage de Jacob, on peut en quelque sorte mesurer de combien de degrés le niveau du judaïsme officiel avait baissé depuis Maïmonide. Dans le code de Maïmonide, c’est la raison qui prédomine ; l’auteur rattache, plus ou moins heureusement, la moindre pratique à des principes qui forment la base même de la religion. Le code de Jacob est caractérisé par un étroit rigorisme, tel qu’il régnait alors dans les communautés juives de l’Allemagne, et qui multipliait les aggravations et les actes de contrition. On y trouve bien plus de prescriptions établies par des autorités rabbiniques trop scrupuleuses que de lois extraites du Talmud. II semble que, dans ce recueil, le judaïsme talmudique soit devenu un judaïsme purement rabbinique. Jacob y a même inscrit comme lois religieuses de simples fantaisies cabalistiques. Cet ouvrage laisse aussi beaucoup à désirer sous le rapport de la forme, de l’exposition et de la langue. Mais malgré ses défauts, il fut accueilli avec une grande faveur. Sauf quelques rares exceptions, rabbins et juges, en Espagne comme en Allemagne, le préférèrent au livre de Maïmonide. Ils étaient contents de posséder un code définitif où ils trouvaient facilement tout ce qu’ils avaient besoin de savoir, qui n’exigeait pas une étude approfondie et s’adressait bien plus à la mémoire qu’à l’intelligence. En un mot, le Tur de Jacob devint un manuel indispensable à tous ceux qui voulaient connaître le judaïsme tel que le comprenaient alors les rabbins. Juda, le frère de Jacob, l’égalait en savoir et en vertu, mais ne possédait pas, comme lui, un esprit d’ordre et de rigoureuse méthode. Après la mort de son pure, il lui succéda comme rabbin de Tolède. Il remplit ses fonctions avec une conscience scrupuleuse et une parfaite impartialité, et il avait le droit de se faire rendre par la communauté le témoignage que jamais il ne s’était rendu coupable de la moindre faute. Mais il se sentit toujours dépaysé en Espagne, et il parait que dans son testament il conseilla à ses cinq fils de retourner en Allemagne. Les persécutions que subirent alors les Juifs d’Allemagne, pendant la période de la peste noire, engagèrent probablement les fils de Juda à rester en Espagne, où ils se trouvaient sans doute plus en sécurité que dans la patrie de leur aïeul. Grâce au zèle fanatique d’Abba Mari, à l’anathème lancé
par Salomon ben Adret et à l’aversion d’Ascheri pour toute science autre que
celle du Talmud, les études profanes étaient tombées chez les Juifs espagnols
dans un complet discrédit. Les spéculations philosophiques surtout leur
inspiraient une véritable horreur. Aux yeux des hommes sincèrement pieux,
elles conduisaient nécessairement à l’incrédulité, et les faux dévots les
déclaraient tout simplement abominables. Lévi ben Gerson ou Léon de Bagnols, appelé
aussi Léon l’Hébreu (né
en 1288 et mort vers 1345), est plus connu sous le nom de Gersonide.
Il naquit à Orange, dans une famille de savants, et il compta parmi ses aïeux
ce Lévi de Villefranche qui, indirectement, amena la proscription des
recherches scientifiques. Quoique Ben Adret eût menacé d’excommunication
quiconque s’adonnerait à ces recherches, Gersonide s’y livra dès sa jeunesse
et acquit ainsi des connaissances variées. Il n’avait pas encore trente ans
quand il commença à écrire un important ouvrage philosophique. C’était un
esprit sérieux, habitué à approfondir les questions et à ne jamais rester
dans le vague. En astronomie, il a fait un certain nombre d’observations que
des hommes compétents ont jugées assez sérieuses pour les faire servir de
base à leurs calculs. Il avait, du reste, inventé un instrument qui
facilitait ces observations. Et lui, l’homme de science, l’esprit
mathématique, il était tellement enthousiasmé de cette invention qu’il la
chanta dans un petit poème hébreu, assez obscur. Il écrivit aussi des
ouvrages de médecine et découvrit plusieurs remèdes. Il était également
considéré comme un talmudiste remarquable, et comme il avait la passion de
l’ordre et de la clarté, il composa un livre de méthodologie pour Maestro Léon de Bagnols, comme on l’appelait en sa qualité
de médecin, était établi tantôt à Orange ou à Perpignan, tantôt à Avignon, où
résidaient alors les papes. Il n’était donc pas soumis ii l’autorité directe
du roi de France et, par conséquent, ne fut pas atteint par le décret
d’expulsion que ce souverain prit contre les Juifs de son royaume. II ne
souffrit pas, non plus, des violences des Pastoureaux. Ce fut précisément à
cette époque que commença son activité littéraire, qui dura pendant plus de
vingt ans (1321-1343).
Son principal ouvrage est son traité de théologie, où il expose les
conceptions métaphysiques les plus hardies avec un calme et une sérénité de
philosophe, sans se soucier des graves inconvénients qu’elles pouvaient avoir
pour sa tranquillité. Tout en sachant qu’il risquait d’être excommunié, il
proclamait hautement ce qu’il considérait être la vérité même si cette vérité
contredisait Parmi les penseurs juifs, Gersonide n’a d’égal que Spinoza
pour la franchise et la sincérité. Il n’admettait de mystère ni en science ni
en religion, mais recherchait partout la lumière et la vérité. Il n’acceptait
pas plus sans examen toutes les assertions de Malgré sa grande valeur, Gersonide n’exerça que peu d’influence sur le judaïsme. Manquant d’égards, dans l’expression de ses opinions, pour les croyances traditionnelles, hésitant à admettre le système biblique de la création, il passa pour hérétique aux yeux des orthodoxes. Ses Combats du Seigneur, Milhamot Adonaï, furent appelés Combats contre le Seigneur. Par contre, il jouit d’une grande estime auprès des savants chrétiens. Il était encore en vie quand le pape Clément VI fit traduire de l’hébreu en latin son traité sur l’astronomie et son étude sur l’instrument qu’il avait inventé (1342). A côté de Gersonide, il faut également mentionner Moïse de Narbonne, appelé Maestro Vidal. Partisan enthousiaste de la philosophie, Vidal Narboni partageait son admiration entre Maïmonide et Averroës, et il commenta en grande partie les œuvres de ces deux philosophes. Il voyagea beaucoup, se rendant du pied des Pyrénées jusqu’à Tolède et retournant à Soria (1345-1362), et comme il était curieux et savait observer, il acquit des connaissances variées et étendues. Ni les souffrances ni les mésaventures ne purent ralentir son zèle pour l’étude. Lors des persécutions amenées par la peste noire, une populace féroce se rua sur la communauté de Cervera. Vidal Narboni s’enfuit avec d’autres coreligionnaires, et dans cette catastrophe il perdit tous ses biens et, ce qui lui était plus cher encore, tous ses livres. Mais dès qu’il put, il reprit ses travaux interrompus. Vidal Narboni manquait d’originalité, il resta toute sa
vie un fervent disciple d’Aristote, avec une teinte d’averroïsme. Il
considérait le judaïsme comme un acheminement à la connaissance des plus
hautes vérités morales et philosophiques. Pour lui, le texte de |