HISTOIRE DES JUIFS

TROISIÈME PÉRIODE — LA DISPERSION

Deuxième époque — La science et la poésie juive à leur apogée

Chapitre IX — Controverses religieuses. Autodafé du Talmud — (1236-1270).

 

 

Pendant que cabalistes et philosophes argumentaient les uns contre les autres et introduisaient la scission dans le judaïsme, la semence empoisonnée jetée à pleines mains par la papauté dans un terrain fertile commençait à donner ses fruits malfaisants. Les persécutions contre les Juifs qui, jusque-là, avaient été des faits isolés, se propagèrent avec la rapidité d’une épidémie, et d’année en année elles devinrent plus sanglantes. Il est vrai qu’Innocent III n’avait eu nullement en vue l’extermination des Juifs, il avait voulu seulement les humilier. Il lui avait semblé nécessaire, pour la gloire de l’Église, que toute la société du moyen âge se liguât contre eux pour les écraser, que princes et clergé, bourgeois et paysans, fussent réunis contre eux pour les contraindre à vivre dans l’abjection. Mais le bas peuple, satisfait de voir une classe d’hommes encore plus opprimés que lui, ne se contenta bientôt plus d’avilir les Juifs, il les regarda peu à peu comme des parias, qu’on pouvait assommer comme des chiens enragés. On leur imputait toute espèce de crimes. Les accusations de meurtre rituel se produisaient contre eux tantôt dans une ville tantôt dans une autre, et ces odieuses calomnies étaient énoncées avec une telle conviction qu’elles trouvaient créance auprès des chrétiens les mieux intentionnés. Un jour, on découvrit entre Lauda et Bisehofsheim, dans le pays de Bade, le cadavre d’un chrétien. On accusa immédiatement les Juifs de cette mort, et, sans rechercher si cet homme avait été réellement assassiné, peuple et clergé se précipitèrent sur les Juifs pour les massacrer. On n’eut l’idée d’instruire l’affaire devant la justice qu’après ce carnage. Un procès fut intenté à huit membres des plus respectés et des plus pieux de la communauté (2 et 3 janvier 1235). Soumis à la question, ils avouèrent probablement tout ce qu’on voulut, pour échapper à la torture, et furent exécutés. Les Juifs du voisinage demandèrent alors au pape Grégoire IY de leur accorder un privilège qui les préservât contre la fureur de la populace et les préjugés des juges. Pour éviter le retour de pareilles tueries, Grégoire IX rendit une bulle (3 mai 1235) par laquelle il ordonna l’application de la Constitution d’innocent III. On était alors si peu habitué à voir obéir un dignitaire quelconque à un sentiment de justice en faveur des Juifs qu’on accusa le pape de s’être laissé acheter par eux. La bulle papale resta cependant sans effet. à force d’être enseignée dans les écoles et prêchée dans les églises par les dominicains, l’intolérance entra dans les mœurs, obscurcit les intelligences les plus éclairées et s’insinua dans les plus nobles cœurs.

Un des exemples les plus probants de l’action néfaste exercée par les préjugés de l’époque sur les meilleurs esprits nous est fourni par Frédéric II, le dernier empereur de la dynastie des Hohenstaufen et l’homme le plus remarquable et le plus libéral de son siècle. Plus Sicilien qu’Allemand, ce souverain aimait la science et protégeait les savants avec une munificence très grande. Quand l’université de Naples fut créée, il fit traduire de l’arabe des ouvrages philosophiques et astronomiques et, entre autres savants, employa aussi des Juifs à ce travail. Il échangea des lettres avec un savant juif de Tolède, Juda ben Salomon Kohen ibn Malka, qu’il engagea vraisemblablement à venir en Italie, et il appela de la Provence à Naples un autre Juif, Jacob Anatoli, auquel il paya une pension annuelle afin de lui assurer les loisirs nécessaires pour traduire un certain nombre d’ouvrages arabes. Cet Anatoli était le gendre de Samuel ibn Tibbon, le traducteur des oeuvres de Maïmonide. Ce fut sans doute sur l’ordre de Frédéric II, et avec l’aide d’un savant chrétien, qu’Anatoli ou un autre des protégés juifs de l’empereur traduisit en latin le Guide de Maïmonide, que le souverain allemand étudia avec un grand soin.

Avec des idées aussi larges, Frédéric II semblait devoir se montrer bienveillant pour les Juifs, d’autant plus que ses croyances religieuses étaient très tièdes. Car Grégoire IX, qui, il est vrai, était son ennemi, lui reprochait d’avoir déclaré que le monde avait été trompé par trois grands imposteurs, Moise, Jésus et Mahomet, dont deux étaient morts honorablement et le troisième avait péri sur la croix. Sa foi de chrétien ne devait donc pas être froissée de l’incrédulité des Juifs. Et cependant, il haïssait autant les Juifs que le pieux saint Louis. Quoique adversaire implacable de la papauté, qui lui suscitait partout des obstacles, il appliqua quand même dans ses États la bulle qui éloignait les Juifs de tout emploi public. Il alla même plus loin que les papes dans ses violences contre les Juifs, il parqua les habitants juifs de Palerme, sa capitale, dans un ghetto.

Dans les provinces autrichiennes, sous les princes de Babenberg, les Juifs étaient moins malheureux. Ainsi l’archiduc Frédéric Ier, surnommé le Belliqueux, confia la direction de ses finances à des Juifs et les nomma à d’autres fonctions publiques. Deux frères, Leblin et Nekelo, portaient même le titre de comtes du duc d’Autriche. Pour protéger ses sujets juifs contre les explosions de fanatisme de leurs ennemis, Frédéric le Belliqueux publia en leur faveur, en 1244, un Règlement où il s’était visiblement inspiré de principes de justice et d’humanité. D’après ce statut, un chrétien qui tue un Juif est mis à mort ; s’il le blesse gravement, on lui coupe la main ou on lui inflige une forte amende. Il n’était pas permis de condamner un Juif sur le seul témoignage de chrétiens ; leur accusation devait être corroborée au moins par un Juif. Le fait d’imposer par contrainte le baptême à un enfant juif était puni comme un véritable rapt. Dans la crainte que les tribunaux ordinaires ne fussent disposés à traiter les Juifs avec injustice, Frédéric créa pour eux une juridiction spéciale ; il menaça aussi de peines sévères ceux qui profaneraient leurs cimetières ou leurs synagogues. Il favorisa surtout leur négoce et protégea leur commerce d’argent par des garanties sérieuses, dans le désir d’étendre également sur les Juifs ses grâces et sa bienveillance. Vingt ans après sa promulgation, le Règlement de Frédéric le Belliqueux était en vigueur dans plusieurs autres États, en Hongrie, en Bohême, dans la Grande Pologne, dans ta Misnie, la Thuringe et, plus tard, en Silésie.

Cet exemple de tolérance donné par un petit prince irrita l’empereur Frédéric II, qui multiplia les mesures d’exception contre les Juifs, les tenant éloignés plus rigoureusement que jamais de tout emploi public, déclarant que partout où ils se trouvaient ils étaient serfs de la chambre impériale, et les accablant d’impôts.

Quoique ennemi de l’Église, il leur appliquait les décisions du concile de Latran plus sévèrement que les rois d’Espagne. Il permettait bien aux Juifs d’Afrique qui fuyaient devant le fanatisme des Almohades de s’établir en Sicile, mais, tandis qu’il exemptait les autres immigrants de tout impôt pendant dix ans, il faisait payer aux Juifs de très lourdes taxes.

C’est vers cette époque qu’à l’occasion d’une nouvelle croisade de sanglantes persécutions eurent lieu en France contre les Juifs. Dans l’Anjou et le Poitou, à Bordeaux comme à Angoulême, on voulut contraindre les Juifs à accepter le baptême. Irrités de leur refus opiniâtre, les croisés les traitèrent avec une cruauté féroce, écrasant sans pitié sous les pieds de leurs chevaux hommes, femmes et enfants, lacérant les rouleaux sacrés, brûlant maisons et synagogues, et pillant tout ce qu’ils pouvaient emporter. Plus de trois mille Juifs périrent ainsi dans l’été de 1236. Près de cinq cents embrassèrent le christianisme. De nouveau, les malheureux Juifs invoquèrent la compassion du pape, qui invita les prélats et saint Louis à les protéger contre les baptêmes forcés et le meurtre. Mais quelle action pouvaient exercer ces interventions momentanées sur des foules auxquelles l’Église elle-même avait enseigné à haïr et à mépriser les Juifs ? Saint Louis lui-même, ce roi que l’histoire a popularisé pour sa justice et sa bonté, éprouvait une telle horreur pour les Juifs qu’il ne voulait même pas en supporter la vue. Que restait-il donc aux Juifs pour se défendre contre la haine qui les enveloppait de toutes parts ? L’argent, et encore l’argent. Opprimés et traqués dans un pays, ils réussissaient souvent à acheter la protection des souverains d’un autre pays. C’est ainsi que le roi d’Angleterre, Henri III, leur vendit pour une somme considérable le droit de vivre en sécurité dans ses États. Mais l’argent était pour les Juifs un instrument à deux tranchants ; s’il leur assurait des avantages, il était aussi pour eux l’origine de bien des maux, car ils ne pouvaient se le procurer qu’en prêtant à un taux très élevé. Il est vrai que, par des confiscations et des impôts exagérés, les princes prenaient la plus grosse part pour eux ; mais le peuple ne voyait qu’une chose, les gros intérêts que les Juifs l’obligeaient à payer. De là, un ressentiment violent contre les Juifs et parfois de terribles explosions de fureur.

Au milieu de leurs douloureuses épreuves, les Juifs avaient encore conservé jusque-là un petit coin où ils se sentaient libres et où ils oubliaient leurs souffrances. C’était l’école. Là, ils s’absorbaient dans l’étude, et leur pensée, s’élevant au-dessus de leur situation misérable, au-dessus de la haine qui les poursuivait au dehors, se retrempait dans les régions sereines de la foi et de l’espérance. Ils n’attendaient de leurs recherches et de leurs veillées laborieuses ni honneurs, ni dignités ; ils aimaient la science pour elle-même, heureux de pouvoir satisfaire leur soif de savoir et se rendre dignes de la félicité éternelle. Avant tout, on voulait apprendre, et le livre qu’on étudiait surtout avec une patience opiniâtre et une ardeur passionnée était le Talmud. Dès que l’enfant savait balbutier, on le conduisait, pendant la Pentecôte, à la synagogue, qui s’appelait aussi l’école, Schule, pour lui enseigner la lecture de l’hébreu et le préparer à l’étude de la Bible et du Talmud. Le jour où l’enfant faisait, pour la première fois, son entrée à l’école était un jour de fête pour les parents et la communauté tout entière. Cette étude minutieuse, constante, du Talmud représentait, il est vrai, toute la culture intellectuelle des Juifs, mais c’était aussi leur suprême consolation, la sauvegarde de leur unité religieuse, l’unique refuge qui. leur avait été laissé jusqu’alors.

Ce refuge aussi devait leur être ravi, on les empêcha même d’étudier. Ce coup douloureux leur fut porté par un Juif renégat, Donin ou Dunin, de La Rochelle. Comme Donin avait exprimé des doutes sur la valeur du Talmud, et, en général, sur l’authenticité de la loi orale, il fut excommunié. Il se détacha alors complètement du judaïsme, se fit baptiser sous le nom de Nicolas, et n’eut plus qu’un désir, celui de se venger de ses anciens coreligionnaires. A l’instigation probable du clergé, il excitait sans cesse la foule contre les Juifs et leurs livres sacrés, et provoqua ainsi les massacres de l’Anjou et du Poitou. Mais sa soif de vengeance n’était pas encore satisfaite. Il se rendit auprès du pape Grégoire IX et accusa devant lui le Talmud de dénaturer le sens des prescriptions bibliques, de présenter Dieu sous des images burlesques, de proférer des blasphèmes contre le fondateur du christianisme et sa mère, et d’être respecté par les rabbins plus que la Bible ; il ajouta que le Talmud seul maintenait les Juifs dans leurs erreurs, et que sans ce recueil ils se seraient convertis depuis longtemps au christianisme.

Il est hors de doute que le Talmud, composé sans aucun esprit de critique scientifique ou historique, contient toute espèce de propos. Par un respect exagéré pour les anciens docteurs, ceux qui ont mis en ordre les matériaux de ce vaste recueil ont cru devoir y admettre la moindre parole, sérieuse ou plaisante, jeu d’imagination ou facétie, qui avait échappé aux tannaïm et aux amoraïm. C’était certainement une faute, ou, du moins, une grave imprudence, car, pour nuire aux Juifs, on a feint de donner la même valeur à tout le contenu du Talmud et de mettre sur le même rang de simples badinages et des prescriptions importantes. Bien souvent, à travers les siècles, l’accusation que Nicolas Donin a dirigée le premier contre le Talmud a été reprise par d’autres ennemis des Juifs et a eu souvent les plus désastreuses conséquences.

Pour prouver son dire, Nicolas Donin réunit des extraits du Talmud, qu’il fit suivre de trente-cinq chefs d’accusation. On y lit, entre autres, que le Talmud enseigne des erreurs, des sottises et des absurdités, contient des blasphèmes contre Dieu, autorise les Juifs à tromper les chrétiens et injurie Jésus et l’Église. Comparés aux outrages déversés sur les Juifs par les évangélistes et les pures de l’Église jusqu’à saint Jérôme et saint Augustin, les rares passages du Talmud relatifs à Jésus, en supposant qu’ils s’appliquent vraiment au fondateur du christianisme, ne paraissent que d’innocentes plaisanteries. Mais, dans sa lutte contre la Synagogue, l’Église avait remporté la victoire, et, par conséquent, elle s’arrogeait le droit d’être d’une excessive susceptibilité. Quant aux assertions de Nicolas Donin d’après lesquelles le Talmud permettrait aux Juifs de tromper les chrétiens et de se délier de leurs serments, c’étaient d’impudents mensonges.

A la suite de l’accusation de Nicolas Donin, le pape Grégoire IX adressa des bulles aux évêques de France, d’Angleterre, de Castille, d’Aragon et du Portugal pour leur ordonner de confisquer tous les exemplaires du Talmud, pendant que les Juifs seraient réunis dans leurs synagogues, et de les remettre aux dominicains et aux franciscains. Les souverains de ces pays devaient prêter main-forte aux évêques. Les prieurs des dominicains et des franciscains étaient chargés d’ouvrir une enquête sur le Talmud et, dans le cas où les accusations de Nicolas Donin seraient fondées, d’en brûler tous les exemplaires (juin 1239).

Ni en Espagne, ni en Angleterre, on ne tint compte des ordres de Grégoire IX. En France seulement, où le roi saint Louis était sous la domination du clergé, il fut donné suite aux bulles papales. Les exemplaires du Talmud furent saisis et transportés à Paris, et l’enquête commença. Sur l’ordre du roi, une controverse devait avoir lieu sur les différents chefs d’accusation entre Nicolas Donin et quatre rabbins. Ces quatre défenseurs du Talmud étaient Yehiel (ou Vivo) de Paris, Moïse de Coucy, de retour, alors, de son voyage en Espagne, Juda ben David de Melun, et Samuel ben Salomon de Château-Thierry. La controverse eut lieu publiquement (le 25 juin 1240), en langue latine, à la cour du roi, en présence de plusieurs évêques et dominicains et devant la reine mère, Blanche de Castille. Comme, parmi les quatre défenseurs, Yehiel savait probablement le mieux le latin, il fut chargé par ses collègues de porter la parole dans ce colloque.

Se référant à la Constitution des papes, qui garantissait aux Juifs toute liberté dans leurs affaires intérieures, et faisant observer que le Talmud était pour eux un livre absolument indispensable, plus précieux que leur vie même, Yehiel refusa d’abord de prendre part à la controverse. Il ne s’y décida que sur les instances de la reine mère et après qu’elle eut affirmé que la vie d’aucun Juif n’était en danger. Nicolas Donin voulut alors lui faire jurer qu’il répondrait selon sa conscience et qu’il n’essaierait pas d’échapper à des questions embarrassantes par des subterfuges. Mais sur l’observation de Yehiel qu’il n’avait jamais prêté serment et qu’il ne voulait pas invoquer inutilement le nom de Dieu, la reine mère l’en exempta.

La discussion tourna autour de ces deux points : le Talmud contient-il des blasphèmes contre Dieu et des assertions contraires à la morale ? Contient-il des blasphèmes contre Jésus ? Après avoir réfuté divers arguments produits contre le Talmud, Yehiel convint que ce recueil renfermait, en effet, des attaques contre un Jésus, fils de Panthéras, mais il affirma que ce personnage n’avait rien de commun avec Jésus de Nazareth. Yehiel était de bonne foi dans son affirmation, le passage prêtant très facilement à l’erreur. Il ajouta que ni saint Jérôme ni les autres Pères de l’Église qui avaient connu le Talmud ne lui avaient jamais reproché d’outrager le christianisme, et que c’était par pure malveillance, et dans le désir de se venger, que Nicolas Donin avait dirigé ces accusations contre ses anciens coreligionnaires et leur code religieux.

Pendant deux jours, Yehiel réfuta les arguments de Donin, et pendant ces deux jours, toute la communauté de Paris pria et jeûna, pour que Dieu détournât d’elle le danger qui la menaçait. Le troisième jour, on fit venir Juda de Melun, qui avait été tenu jusque-là au secret pour l’empêcher de s’entendre avec Yehiel ; il se trouva d’accord avec Yehiel sur les principales questions. On ne fit pas comparaître les deux autres rabbins.

Un instant, les Juifs purent espérer que l’orage serait écarté de leur tète; ils étaient parvenus à gagner à leur cause un prélat influent, qui leur avait promis de les faire entrer de nouveau en possession des livres confisqués. Malheureusement, ce prélat mourut, et sa mort fut considérée, ou présentée au roi par les moines, comme une punition divine, parce qu’il s’était montré favorable aux Juifs. Encore une fois l’iniquité triompha; le Talmud fut condamné, et vingt-quatre charretées d’exemplaires furent brûlés publiquement à Paris (1242). Ce douloureux événement affligea profondément les Juifs, beaucoup d’entre eux célébrèrent pendant longtemps par des jeûnes ce triste anniversaire, et deux jeunes savants, Abraham Bedarsi, de la Provence, et Meïr, de Rothenbourg, en Allemagne, en perpétuèrent le souvenir dans de touchantes élégies.

Un peu plus tard, quand le pape Innocent IV eut été informé que les Juifs avaient pu arracher au feu un certain nombre d’exemplaires du Talmud, il ordonna au roi de France de procéder à de nouvelles perquisitions. C’est ainsi qu’on fit en France, à plusieurs reprises, des autodafés de livres hébreux.

A force de voir l’Église traiter les Juifs en réprouvés et multiplier contre eux les lois restrictives, le peuple les croyait capables de tous les crimes. Au moment où les Mongols et les Tartares, ces sauvages guerriers de Gengis Khan, envahissaient l’Europe, ravageaient la Russie et la Pologne et étendaient leurs incursions jusqu’en Allemagne, on répandit le bruit que les Juifs étaient secrètement d’accord avec eux. Au lieu de s’attaquer à Frédéric II et au pape, dont les querelles constantes facilitaient singulièrement les progrès de ces terribles conquérants, la colère populaire s’en prenait aux Juifs. Sans doute, il y avait dans les rangs des Mongols quelques soldats juifs, originaires du Khorassan, ou, comme le rapportait la légende, des dix tribus qui s’étaient établies dans les gorges des monts Caspiens. Mais les Juifs allemands savaient-ils seulement que l’armée ennemie renfermait un certain nombre de leurs coreligionnaires? On peut en douter. Quoi qu’il en soit, le bruit se répandit que les Juifs d’Allemagne avaient trahi leur pays, et qu’au lieu de livrer aux Mongols des aliments empoisonnés, comme ils en avaient donné l’assurance à leurs compatriotes, ils avaient essayé de leur remettre des tonneaux remplis d’armes. Cette accusation servit de prétexte à d’atroces cruautés.

Après la persécution violente, la persécution légale. Dans la pensée de l’Église, la situation des Juifs au milieu de la société chrétienne était sans doute encore trop belle, elle se croyait donc dans l’obligation de la rendre plus misérable. Jusqu’alors, la médecine avait été surtout pratiquée par des Juifs. Presque chaque prince avait son médecin juif. Aux yeux de l’Église, l’influence que les médecins pouvaient avoir sur les malades était un danger pour le christianisme, et, au concile de Béziers (1246), elle résolut d’interdire à tout médecin juif de donner ses soins à un chrétien. Cette interdiction fut renouvelée à un autre concile, tenu dans le sud de la France. Et cependant, c’étaient les Juifs qui avaient principalement donné l’impulsion aux études médicales dans la Provence. Toute la famille des Tibbonides, l’aïeul, le fils et le petit-fils, avaient enseigné la médecine à des chrétiens, et maintenant on voulait défendre à un membre de cette famille, à Moïse (établi à Montpellier vers 1250-1260), qui avait traduit de nombreuses oeuvres médicales et philosophiques, de soigner un chrétien !

Mais, malgré les foudres dont ils étaient menacés, les chrétiens ne se soumettaient que difficilement à l’ordre de l’Église. Quand on sent sa vie en danger, on est tenté parfois d’oublier son salut éternel, et comme les médecins juifs étaient renommés pour leur expérience, les malades chrétiens continuaient de les consulter. Ainsi, le comte du Poitou et de Toulouse, frère de saint Louis, qui avait une maladie d’yeux, sollicita les soins d’un oculiste juif, Abraham d’Aragon. A Montpellier aussi, où se trouvait à cette époque une école de médecine célèbre, les médecins juifs pouvaient continuer d’être examinateurs, praticiens et mêmes professeurs.

En Angleterre, où régnait alors Henri III (1216-1272), les Juifs soutiraient comme ils avaient souffert sous le roi précédent, Jean sans Terre. Sans doute, Henri III favorisait l’immigration des Juifs dans son royaume et les protégeait quelquefois contre le fanatisme du clergé. Mais il était léger, prodigue, et il avait besoin de beaucoup d’argent ; il obligea les Juifs à lui en fournir. II plaça toutes les communautés juives d’Angleterre sous l’autorité d’un grand rabbin, dont la principale fonction consistait, aux yeux du roi, à faire rentrer la taxe imposée aux Juifs. Un jour qu’il avait besoin d’une somme élevée, il convoqua même un parlement juif, qu’il chargea de lui trouver l’argent qui lui était nécessaire. Quand il eut suffisamment pressuré les Juifs, pensant ne plus pouvoir rien tirer d’eux, il les donna en gage à son frère Richard, qui les ménagea encore moins que le roi Henri.

On peut juger par les chiffres suivants quels lourds impôts Henri III faisait peser sur les Juifs d’Angleterre. Dans l’espace de sept ans, ils durent lui payer 422.000 livres sterling. Un seul juif, Ahron de York, fut obligé de verser au roi, dans ces sept ans, 30.000 marcs d’argent, et à la reine 200 marcs d’or.

Aux exactions royales venaient s’ajouter encore, pour les Juifs d’Angleterre, les vexations de l’Église. A la suite des démarches pressantes du clergé, le roi défendit aux Juifs de construire de nouveaux temples et de réciter les prières à haute voix dans leurs synagogues, et il leur enjoignit très sévèrement de porter toujours, et d’une façon visible, le signe distinctif sur leurs vêtements. La situation était telle que le grand rabbin Elias déclara, au nom de tous ses coreligionnaires d’Angleterre, qu’ils ne pouvaient plus supporter les souffrances qu’on leur infligeait et qu’ils demandaient l’autorisation d’émigrer. Quelque triste et douloureux qu’il fût, l’exil se présentait pour ces malheureux comme la délivrance. Mais on refusa même de les laisser partir, et ils furent forcés de rester malgré eux en Angleterre.

A en juger superficiellement, et surtout quand on les compare à leurs coreligionnaires d’Angleterre, de France et d’Allemagne, les Juifs d’Espagne se trouvaient à cette époque dans une situation très satisfaisante. En Castille, ils étaient alors gouvernés par le roi Alphonse X (1252-1284), que ses contemporains avaient surnommé le Sage, et qui était, en effet, un ami de la science et un esprit libéral. Quand il marcha, eu sa qualité de prince héritier, contre Séville, il avait des Juifs dans son armée, et après la victoire, au moment de partager les terres à ses soldats, il n’oublia pas les Juifs. Il répartit entre eux les champs d’un village qu’il leur donna en entier, et qui prit le nom de village des Juifs, Aldea de los Judios. Les Juifs de Séville, qui vivaient malheureux sous les Almohades, ayant sans doute accueilli avec joie son entrée dans la ville conquise, Alphonse les traita avec bienveillance et leur donna trois mosquées pour !es transformer en synagogues. Comme témoignage de leur reconnaissance, les Juifs de Séville lui offrirent une clef admirablement travaillée, sur laquelle était gravée cette inscription en hébreu et en espagnol : Le Roi des rois ouvre, le roi du pays va entrer.

Quand il eut pris les rênes du gouvernement, Alphonse X confia des fonctions publiques à des Juifs. Il eut comme ministre des finances un savant talmudiste, Don Meïr de Malea, qui porta le titre d’almorazif. Son fils Don Zog (Isaac) lui succéda dans cette dignité. Le médecin du roi. qui était en même temps son astronome et son astrologue, était également un Juif, Don Juda ben Moïse Koben. Il se trouvait, à ce moment, en Espagne, peu de savants chrétiens comprenant l’arabe. Des Juifs traduisaient les ouvrages arabes eu castillan, et des clercs traduisaient alors la version castillane en latin. Alphonse X employa un chantre de la synagogue de Tolède, Don Zog ibn Sid, à la rédaction de tables astronomiques, appelées, depuis, tables alphonsines, et qu’on pourrait désigner à plus juste titre sous le nom de tables de Zog ou Sid. On trouve encore un autre savant juif à la cour de Castille, Samuel Hallévi (Aboutafia Alawi ?), qui attacha son nom à une clepsydre, qu’il avait confectionnée sur l’ordre du roi.

On pourrait conclure de la prédilection marquée par le roi pour les savants juifs qu’il traitait leurs coreligionnaires avec équité. Il n’en était rien. Les préjugés du temps avaient également exercé leur influence néfaste sur Alphonse X, qui restreignit l’activité des Juifs par une législation oppressive, les considérant comme une classe inférieure. On ne sait pas si la législation wisigothe, cette source empoisonnée à laquelle s’alimentait sans cesse la haine des Espagnols contre les Juifs, avait été traduite en castillan sur son ordre ou sur l’ordre de son père, mais il est certain qu’Alphonse X promulgua lui-même plusieurs édits contre les Juifs.

Dans le code qu’il publia en castillan pour être appliqué aux divers peuples de son royaume (1257-1266), il ajouta un chapitre relatif aux Juifs, où on lit, entre autres : Quoique les Juifs ne croient pas au Christ, ils sont quand même tolérés dans les pays chrétiens, afin qu’ils rappellent à tous qu’ils descendent de ceux qui ont crucifié Jésus. On y lit aussi que les Juifs étaient honorés autrefois et appelés le peuple de Dieu, mais qu’ils s’étaient avilis par le crime commis sur Jésus ; aucun Juif ne peut donc exercer un emploi public ou être revêtu d’une dignité en Espagne. Alphonse X accueillit dans son code toutes les lois d’exception que la malveillance des Byzantins et des Visigoths avait inventées contre les Juifs, il y ajouta même d’autres restrictions. Il ordonna aux Juifs et aux Juives de porter un signe distinctif à leur coiffure, déclarant passibles d’une amende ou de la flagellation ceux qui contreviendraient à cet ordre. Juifs et chrétiens ne pouvaient ni manger ensemble, ni se baigner ensemble. Alphonse le Sage ajouta également foi à cette fable ridicule que les Juifs crucifiaient tous les ans un enfant chrétien, le vendredi saint. Pourtant, le pape Innocent IV lui-même avait déclaré cette accusation mensongère et proclamé l’innocence des Juifs. Mais, dès qu’un pape élevait la voix eu faveur des Juifs, on ne croyait plus à son infaillibilité. Aussi Alphonse X renouvela-t-il contre les Juifs l’interdiction de se montrer dans les rues le vendredi saint ; il menaça de mort ceux qui crucifieraient même une figure de cire. Mais voici une singularité encore plus étrange. Alphonse X, qui avait attaché un médecin juif à sa personne, interdit aux chrétiens de se servir de remèdes préparés par un Juif ! Il faut cependant ajouter qu’il défendit de profaner les synagogues, d’imposer aux Juifs le baptême par contrainte, de les faire comparaître devant les tribunaux pendant leurs fêtes, et il les dispensa des cérémonies burlesques qui accompagnaient la prestation du serment dans certains pays, ne les obligeant qu’à poser simplement la main sur la Thora.

Pour le moment, toutes ces lois restaient sans conséquence pratique ; Alphonse X ne les mettait pas en vigueur. Mais plus tard, elles furent appliquées et contribuèrent à rendre le séjour de l’Espagne très douloureux pour les Juifs.

En Aragon, les Juifs étaient bien plus malheureux que dans la Castille. Le roi d’Aragon, Jacques Ier, qui possédait des propriétés dans le midi de la France, avait des entrevues fréquentes avec saint Louis ou ses conseillers et apprenait d’eux à opprimer les Juifs. De plus, il avait souvent besoin de l’indulgence de son confesseur Raimond de Peñaforte, et il cherchait à gagner ses bonnes grâces au détriment de la tranquillité des Juifs. On sait que de Peñaforte était hanté du désir de convertir juifs et musulmans. Sous son impulsion, les dominicains apprenaient avec ardeur l’arabe et l’hébreu, dans l’espoir de conquérir plus facilement les âmes juives.

Parmi les dominicains, le premier qui essayât de convertir les Juifs par la prédication fut un renégat, Pablo Christiani. Partout où il passait, dans le midi de la France comme dans d’autres régions, il provoquait les Juifs à des controverses publiques, pour leur démontrer que leurs livres saints annonçaient déjà la divinité de Jésus et sa mission messianique. Devant l’inanité de ses efforts, son chef, Raimond de Peñaforte, résolut d’organiser à la cour une controverse entre Pablo et un des plus célèbres rabbins de l’époque, Nahmani, de Girone, sur la valeur comparative du judaïsme et du christianisme. Le roi Jayme, se conformant au désir du général des dominicains, invita Nahmani, connu sous le nom de Maître Astruc de Porta, et plusieurs autres rabbins, à venir prendre part à un colloque public, à Barcelone (1263). Nahmani y consentit, à condition, cependant, qu’il eût toute liberté pour exprimer sa pensée. Sur la recommandation que lui fit Raimond de Peñaforte de ne proférer aucune parole injurieuse pour le christianisme, Nahmani répondit avec dignité que lui aussi connaissait les convenances. Et, de fait, il représenta le judaïsme à la cour chrétienne d’Aragon avec autant d’honneur qu’autrefois Philon d’Alexandrie devant un empereur païen.

Pendant quatre jours, à partir du 20 juillet, Nahmani et Pablo Christiani discutèrent ensemble dans le palais du souverain, en présence de toute la cour, des hauts dignitaires de l’Église, de la noblesse et du peuple. Pour éviter les trop nombreuses digressions, Nahmani avait proposé, dès l’abord, de délimiter avec précision le champ de la discussion. Il s’agissait, selon lui, de s’en tenir à l’examen des questions suivantes : le Messie est-il déjà arrivé ? D’après la Bible, le Messie doit-il être un dieu ou un simple mortel ? Enfin, à laquelle des deux religions faut-il accorder la préférence ? La proposition de Nahmani une fois admise, Pablo essaya de prouver par des passages de l’Aggada que le Talmud admettait la divinité de Jésus. Mais Nahmani affirma que l’Aggada ne représente nullement la tradition et que les Juifs ne sont pas tenus d’y croire, assertion que son adversaire lui reprochait comme hérétique. Plus hardie encore paraissait cette déclaration de Nahmani qu’il préférait au Messie le roi chrétien devant lequel il parlait. Invité à expliquer sa pensée, il dit qu’il y avait plus de mérite pour les Juifs à observer leur religion dans l’exil, sous un prince chrétien, au milieu des persécutions et des humiliations, que sous le règne du Messie, c’est-à-dire d’un souverain juif puissant et illustre, dans la liberté et l’indépendance. Pour prouver que le Christ n’était pas le Messie, Nahmani rappela, comme l’avaient déjà fait d’autres polémistes, que, d’après les prophètes, toute discorde et toute guerre auront disparu à l’époque messianique et que les hommes vivront entre eux comme frères. Or, dit Nahmani, depuis l’avènement du christianisme, les guerres sont peut-être devenues plus fréquentes, les chrétiens étant aussi belliqueux que les autres nations, et, en se tournant vers le roi, il ajouta : Il me semble, ô roi, que cela te paraîtrait dur, ainsi qu’à tes chevaliers, de te soumettre aux exigences de l’âge messianique et de renoncer à guerroyer.

Effrayés de la franchise avec laquelle Nahmani s’était exprimé sur le christianisme pendant les trois premiers jours du colloque, ses coreligionnaires ainsi que des chevaliers et des bourgeois chrétiens de Barcelone, qui portaient de l’intérêt aux Juifs, lui conseillaient de mettre fin à la controverse. Nahmani était tout disposé à suivre leur conseil, mais, sur l’ordre du roi, le tournoi continua. Le docteur juif en sortit triomphant, et quand le roi le reçut en audience privée, il lui dit qu’il n’avait jamais entendu défendre une mauvaise cause avec autant d’esprit et de chaleureuse conviction.

Par amour-propre et aussi pour maintenir le prestige du christianisme, les dominicains répandirent le bruit que, dans l’impuissance de réfuter les arguments de Pablo, Nahmani s’était enfui secrètement de Barcelone. Naturellement, cela était faux. Nahmani avait prolongé, au contraire, son séjour à Barcelone pour recevoir le roi et les dominicains, qui devaient aller visiter la synagogue. En effet, ils y vinrent le samedi qui suivit la fin du colloque. Là, de Peñaforte recommença à argumenter contre le judaïsme, affirmant, entre autres, que la Trinité pouvait être expliquée par le vin, qui avait à la fois de la couleur, de la saveur et du bouquet et était cependant un. Il ne semblait pas difficile de réfuter de tels raisonnements. Avant de partir, Nahmani fut reçu une seconde fois par le roi, qui lui offrit des présents comme témoignage de son estime.

Malgré son échec à Barcelone, Pablo Christiani ne perdit pas espoir de convaincre les Juifs, dans des colloques publics, de la supériorité du christianisme. Muni de lettres royales (du mois d’août 1263) par lesquelles il était ordonné à toutes les communautés juives d’Aragon et dépendances de soutenir des controverses avec lui, s’il le désirait, dans les synagogues ou d’autres réunions publiques, de l’écouter avec calme, de répondre avec modération à toutes ses questions et de lui remettre les livres dont il pourrait avoir besoin pour son argumentation, Pablo essaya dans bien des villes son système de conversion. Il fut partout accueilli très froidement par ses anciens coreligionnaires. Changeant alors de tactique, il accusa le Talmud, où, peu auparavant, il avait prétendu trouver les dogmes de la religion chrétienne, de blasphémer Jésus et sa mère Marie.

À la suite de ses démarches, le pape Clément IV rendit une bulle pour ordonner de confisquer en Espagne tous les exemplaires du Talmud, et, dans le cas où l’accusation portée contre cet ouvrage serait fondée, de les brûler. Le roi Jayme atténua en partie la bulle papale, il exigea seulement que les passages incriminés ; fussent effacés. La commission de censure, composée de l’évêque de Barcelone, de Raimond de Peñaforte et de trois autres dominicains, signala les passages prétendus outrageants pour le christianisme. C’était alors la première fois que les dominicains exerçaient en Espagne la censure contre le Talmud. Si ce livre n’a pas été brûlé comme en France, les Juifs en furent sans doute redevables au dominicain Raymond Martini, un des membres de la commission, qui croyait avoir découvert dans le Talmud des passages favorables au christianisme ; et, par conséquent, ne voulait pas détruire un recueil aussi précieux.

Après avoir sévi contre le Talmud, les dominicains ne pouvaient pas laisser impuni le savant rabbin qui l’avait si vaillamment défendu au colloque de Barcelone. Du reste, Nahmani venait de leur fournir un nouveau grief contre lui. Pour mettre tin aux vantardises de Pablo Christiani et des dominicains, qui, dans l’espoir d’amener plus facilement les Juifs au baptême, déclaraient qu’ils étaient sortis victorieux de la controverse, il publia, avec l’autorisation de l’évêque de Girone, un compte rendu véridique, en hébreu, du colloque de Barcelone, et le répandit parmi ses coreligionnaires. Sur l’affirmation de Pablo que cet écrit outrageait le christianisme, Raimond de Peñaforte en dénonça l’auteur au roi. Don Jayme fut obligé de tenir compte de l’accusation du fanatique dominicain, mais, comme s’il s’était méfié de l’impartialité des adversaires de Nahmani, il fit comparaître le savant juif devant une commission spéciale, au lieu de le laisser juger par le tribunal ordinaire des dominicains, et assista lui-même aux débats. Il fut facile à Nahman de prouver qu’il n’avait reproduit dans son compte rendu que les assertions émises publiquement pendant la controverse, en présence du roi et de Peñaforte lui-même.

Quoique convaincus de la justice de la cause de Nahmani, le roi et la commission n’osaient pas l’acquitter complètement, de peur d’exciter la colère des dominicains ; ils le condamnèrent à s’exiler pendant deux ans de sa ville natale et à livrer son ouvrage aux flammes. Cette sentence semblait trop douce aux dominicains, qui auraient voulu faire citer Nahmani devant leur propre tribunal et lui infliger un châtiment rigoureux. Mais Don Jayme s’y opposa, il accorda même à Nahmani une sorte de privilège, en vertu duquel le vaillant champion du colloque le Barcelone ne pouvait être jugé pour toute question relative à ce colloque qu’en présence du souverain (avril 1265).

Irrités de la fermeté du roi, qui se refusait à abandonner Nahmani à leur discrétion, les dominicains en appelèrent au pape Clément IV. Celui-ci se joignit avec empressement à Peñaforte (en 1266) pour demander une punition exemplaire contre le Juif qui avait osé soutenir la supériorité du judaïsme sur le christianisme ! Dans la crainte que le roi ne cédât, à la fin, aux instances de ses ennemis, Nahmani, âgé alors de soixante-dix ans, abandonna son pays, ses deux fils, son école et tous ses amis pour prendre le chemin de l’exil ; il se rendit dans la Terre Sainte. Là, d’amères déceptions l’attendaient. Comme autrefois Juda Hallévi, il fut profondément affligé de l’état de dévastation et de morne tristesse dans lequel il trouva le pays et la ville de ses rêves. Quelques années auparavant, en 1260, sous le sultan Houladjou, les Mongols ou Tartares avaient entièrement ravagé cette contrée. Plus un endroit est sacré, s’écria Nahmani avec désespoir, plus il est dévasté ; c’est Jérusalem qui offre le plus de ruines. Parmi les habitants juifs de la cité sainte, les uns avaient été tués, les autres s’étaient enfuis, emportant les rouleaux de la Loi à Sikem. Après le départ des Mongols, on trouva à Jérusalem environ deux mille musulmans et trois cents chrétiens, mais il n’y avait plus qu’une ou deux familles juives. Assis tristement sur la montagne des Oliviers, en face des ruines de l’ancien temple, Nahmani exhala en vers empruntés à d’autres poètes sa douleur sur l’aspect désolé des lieux saints.

Pour rendre un peu de vie à cette Terre Sainte à laquelle il avait fait autrefois une si large place dans ses rêves, Nahmani y éleva des synagogues, organisa des communautés et fonda une école. Bientôt, il se vit entouré de nombreux disciples, dont plusieurs étaient venus de la région de l’Euphrate, et parmi lesquels se trouvaient aussi, dit-on, des caraïtes, entre autres le célèbre Ahron ben Joseph, l’ancien. Quoique particulièrement familiarisé avec la science talmudique, Nahmani, en sa qualité d’enfant de l’Espagne, possédait encore assez d’autres connaissances pour pouvoir jeter des semences fécondes dans le terrain, depuis si longtemps en friche, des pays d’Orient. Même la doctrine cabalistique, qu’il fut le premier à implanter dans cette contrée, rendit des services à ses coreligionnaires orientaux, parce qu’elle enrichit leur esprit d’idées qui leur étaient totalement inconnues et les habitua à raisonner et à réfléchir. Ce fut en Palestine, et dans le but de réveiller chez les Juifs de ce pays le goût de l’exégèse biblique, que Nahmani composa son commentaire sur la Tora, où l’on retrouve l’esprit original et les sentiments généreux et, élevés, mais aussi les rêveries mystiques de l’auteur. Car, à l’exemple d’un grand nombre de ses prédécesseurs, Nahmani voulait trouver ses conceptions et ses idées dans le texte sacré, et il l’interpréta, par conséquent, dans le sens de ses propres vues.

Nahmani avait laissé en Espagne de nombreux disciples, dont le plus remarquable fut Salomon ben adret. Celui-ci contribua, pour une grande part, à imprimer au judaïsme espagnol de son temps la marque des idées personnelles de son maître. Attachement inébranlable et passionné pour le judaïsme, vénération profonde pour le Talmud, goût de dilettante pour les sciences profanes et la philosophie, respect pour la Cabale comme pour une doctrine de la plus haute antiquité, tels sont les principaux traits qui caractérisent Nahmani et, après lui, les rabbins de l’Espagne. Il faut y ajouter un désir ardent de revoir la Terre Sainte et de s’y établir, désir qui grandit avec les maux dont les Juifs souffraient alors.

Ces maux, en vérité, augmentaient d’année en année. Si l’histoire juive voulait suivre pas à pas les chroniques, les mémoires et les martyrologes, on n’y lirait que le récit d’atroces tueries, on y verrait le sang couler à flots, les cadavres s’entasser, et princes et peuples remplir les fonctions de bourreaux. En effet, du XIIIe au XIVe siècle, les persécutions des Juifs se multiplient avec une effrayante rapidité, le fanatisme populaire, la cupidité des rois, la jalousie des marchands s’unissent pour les opprimer, les abreuver d’humiliations et d’outrages et les pousser au désespoir. Les pillages succèdent aux pillages, les massacres aux massacres ; selon l’expression du prophète, le peuple juif est asservi et écrasé, sans qu’il ouvre la bouche, il est égorgé comme un troupeau de moutons, toutes les nations de l’Europe rivalisent entre elles pour l’injurier et le frapper.

En Allemagne, pendant la lutte qui éclata, à la mort de l’empereur Frédéric II, entre les Guelfes et les Gibelins. et se prolongea jusqu’au couronnement de l’empereur Rodolphe de Habsbourg, les Juifs furent égorgés par milliers. Tous les ans, il y eut de nouveaux massacres à Wissembourg, Magdebourg, Arnstadt, Coblence, Sinzig, Erfurth, et dans bien d’autres villes de l’Allemagne. Des familles entières mettaient leur gloire à brûler le plus de Juifs possible et s’intitulaient fièrement rôtisseurs de Juifs, Judenbreter. Au lieu d’arrêter ces excès, le clergé semblait, au contraire, y encourager le peuple par les humiliations avilissantes qu’il imposait aux Juifs. Ainsi, pour exposer les Juifs plus sûrement à la risée et aux insultes de la populace, le concile de Vienne (1264), présidé par un légat du pape, décida qu’à la place de la rouelle, ils porteraient un chapeau pointu ou une coiffure en forme de corne.

En France, le souverain lui-même allait au-devant des vœux de l’Église pour avilir et humilier les Juifs. Une année avant son départ pour Tunis, où il trouva la mort, saint Louis, sur le conseil de son favori Pablo Christiani, obligea les Juifs à porter sur la poitrine et dans le dos un morceau d’étoffe rouge ou jaune, en forme de roue, afin que de tous les côtés les infâmes pussent être reconnus de loin.

Aux confins même de l’Europe et de l’Asie, l’Église poursuivait les Juifs de sa haine. Jusqu’alors, les Hongrois et les Polonais avaient laissé les Juifs vivre en paix dans leurs contrées, parce qu’avec leur humeur belliqueuse et leurs mœurs presque sauvages ils n’avaient pas beaucoup d’aptitude pour tirer profit des produits de leur pays, et que les Juifs seuls savaient utiliser, au grand avantage de tous les habitants, les richesses des terres qui s’étendaient le long du bas Danube, de la Fistule et des deux côtés des Carpates. Aussi, malgré l’opposition de la papauté, les Juifs occupaient-ils en Hongrie de nombreux emplois publics, ils avaient la ferme du sel, des impôts et souvent des terres. Le roi de Hongrie Béla IV les maintint dans leurs emplois et introduisit même dans son pays le Règlement de Frédéric le Belliqueux, qui protégeait les Juifs contre les violences du peuple et du clergé et leur accordait une juridiction spéciale. Hais, à la suite de l’intervention de la papauté, cette situation changea brusquement. Des légions de dominicains et de franciscains envahirent les contrées des Carpates, en partie pour prêcher une croisade contre les Mongols, en partie pour ramener les schismatiques de l’Église grecque sous la domination du pape. Pour atteindre leur but, il fallait avant tout réchauffer la foi trop tiède des Hongrois et leur inculquer des sentiments de fanatisme et d’intolérance. Sous leur impulsion, des prélats de la Hongrie et de la Pologne méridionale se réunirent en synode à Ofen (sept. 1279), sous la présidence du légat du pape, et promulguèrent des lois restrictives contre les Juifs de la Hongrie, de la Pologne, de la Dalmatie, de la Croatie, de la Slavonie, de la Lodoménie et de la Galicie. Il fut interdit d’affermer quoi que ce fût aux Juifs ou de leur confier des fonctions publiques, parce qu’il était dangereux de les laisser demeurer avec des chrétiens et entretenir avec eux des relations cordiales. Le synode d’Ofen recommanda aussi de faire porter aux Juifs des deux sexes, en Hongrie, un morceau d’étoffe rouge, en forme de roue, attaché sur le côté gauche de la poitrine. Comme, à côté des Juifs, le clergé avait encore à combattre, en Hongrie, les musulmans et les schismatiques, et que les Magyars et les Polonais n’étaient pas encore inféodés à l’Église, les édits du synode contre les Juifs n’étaient pas appliqués très rigoureusement. C’est seulement cinquante ans plus tard que le dernier roi de la famille des Arpades, Ladislas IV, donna à ces édits force de loi en Hongrie.

Dans la Péninsule ibérique également, la présence des musulmans empêchait l’Église de se montrer trop tracassière envers les Juifs, et ceux-ci continuaient d’exercer des fonctions publiques dans ce pays, en dépit de la législation restrictive qui les en excluait. On a vu plus haut qu’Alphonse X avait pour trésorier Don Zag de Malea, fils de Don Meïr, et quoique le pape Nicolas III l’en blâmât (1279), il conserva néanmoins ce fonctionnaire. Si, plus tard, il traita Don Zag et ses coreligionnaires avec dureté, il faut peut-être en chercher la cause dans les événements politiques autant que dans ses préjugés contre les Juifs. En effet, le fils d’Alphonse X, l’infant Don Sanche, dont les rapports avec son père étaient très tendus, contraignit un jour le ministre juif à lui remettre la caisse de l’État. Dans sa colère, le roi fit arrêter Don Zag, qui fut conduit, chargé de chaînes, à travers la ville où se trouvait alors Don Sanche. Celui-ci essaya en vain de sauver le malheureux almoxarif ; son père resta impitoyable et fit exécuter Don Zag (1280). Il châtia même tous les coreligionnaires de Don Zag, bien innocents cependant de la faute de son ministre. Un jour de sabbat, il les fit tous jeter en prison et les condamna à de fortes amendes. Mal lui en prit de cette injustice. Car son fils, qui sentait bien que, dans l’intention de son père, l’exécution de Don Zag et la persécution des Juifs devaient être pour lui un châtiment et une leçon, s’en irrita et se révolta ouvertement contre Alphonse X ; la majeure partie de la noblesse, du peuple et du clergé se déclara pour lui. Alphonse X en mourut de chagrin.

Sous le règne de Don Sanche, la situation des Juifs fut tolérable ; elle varia cependant avec les caprices du roi. Don Sanche réforma la perception des impôts prélevés sur les Juifs. Jusqu’alors, chaque Juif versait pour lui et sa famille, comme capitation, une taxe de 3 maravédis (environ 2 francs). Sur l’ordre de Don Sanche, des délégués de toutes les communautés juives se réunirent à Huete, et, là, le roi leur indiqua la somme totale que les habitants juifs de chaque province seraient tenus, dorénavant, de verser au Trésor ; il laissait aux délégués le soin de faire la répartition entre les communautés et les familles (1290). Cette répartition engendra parfois des dissensions dans les communautés, car des membres, et souvent des plus riches, étaient quelquefois exemptés de tout impôt par le roi, ce qui aggravait la charge des autres.

D’après un recensement opéré à cette époque, la Castille comptait alors près de 850.000 Juifs, qui payaient au Trésor pour divers impôts 2.780.000 maravédis. Les Juifs formaient alors en Castille plus de quatre-vingts communautés importantes, dont la plus considérable était celle de Tolède ; avec quelques petites localités voisines, elle comptait soixante-douze mille membres. On trouvait encore des communautés juives importantes à Burgos (29.000 âmes), Carrion (24.000 âmes), Cuenca, Valladolid et Avila.

Si la situation des Juifs était assez bonne, à cette époque, en Castille, elle était très satisfaisante dans le jeune royaume de Portugal, sous le règne des rois Alphonse III (1248-1279) et Denis (1279-1325). Protégés contre les lois oppressives de l’Église, les Juifs n’étaient pas obligés, comme dans d’autres contrées, de payer la dîme au clergé catholique ou de porter la rouelle, ils pouvaient même s’élever aux plus hautes dignités. Le roi Denis avait un ministre juif, nommé Juda, qu’il avait placé comme grand-rabbin (arraby moor) à la tête du judaïsme portugais. A diverses reprises, l’Église avait essayé de soumettre également les Juifs du Portugal au droit canon, mais elle s’était heurtée contre les sentiments d’équité et de tolérance des souverains. A la fin, pour donner une apparence de satisfaction au clergé, le roi Denis consentit à laisser introduire dans son royaume la législation restrictive forgée par la papauté contre les Juifs, mais il négligea le plus souvent de la faire appliquer.