HISTOIRE DES JUIFS

TROISIÈME PÉRIODE — LA DISPERSION

Deuxième époque — La science et la poésie juive à leur apogée

Chapitre V — La deuxième croisade et la première accusation de meurtre rituel dirigée contre les Juifs — (1148-1171).

 

 

Sous les deux rois capétiens Louis VI et Louis VII, les Juifs de France jouissaient, pendant la première moitié du XIIe siècle, comme autrefois sous Louis le Débonnaire, d’une situation prospère. Une large aisance régnait parmi eux, ils possédaient non seulement des maisons, mais aussi des champs et des vignes, qu’ils cultivaient eux-mêmes ou faisaient cultiver par des serviteurs chrétiens. On raconte même, non sans exagération, que la moitié de la ville de Paris, encore peu importante à cette époque, appartenait à des Juifs. Les communautés juives étaient reconnues comme des corporations indépendantes et avaient à leur tête un chef, portant le titre de prévôt et chargé de représenter leurs intérêts vis-à-vis des chrétiens. Le prévôt de chaque ville était élu par les Juifs, et son élection était ratifiée par le roi ou le baron qui avait droit de suzeraineté sur la ville. Les Juifs étaient reçus à la cour et occupaient divers emplois. Jacob Tain, la plus grande autorité rabbinique du temps, était très estimé du roi.

Grâce à la sécurité qui leur était ainsi assurée, les savants juifs du nord de la France pouvaient continuer l’œuvre commencée par Raschi. Arraché par la mort à la tâche qu’il avait entreprise, le chef d’école de Troyes laissa de nombreux disciples, qui, à l’exemple de leur maître, s’appliquaient avant tout à comprendre et à expliquer le Talmud. Dans leur amour pour la vérité, ils ne craignaient pas de soumettre môme les explications de Raschi à la plus sévère critique ; mais leur respect pour la mémoire de leur maître était tel qu’ils ne présentaient leurs commentaires que comme des additions (Tossafot) à ceux de Raschi. De là, leur nom de tossafistes. Leur but était, en partie, de combler les lacunes laissées par Raschi, en partie de rectifier et compléter ses explications.

Le principal caractère des tossafistes est de ne s’appuyer, dans leurs commentaires, sur aucune autorité, mais de faire appel, pour comprendre le texte, à la seule intelligence. Possédant une érudition prodigieuse, ils connaissaient toutes les contradictions, apparentes ou réelles, et toutes les analogies qui pouvaient se présenter dans le Talmud, et, grâce à leur étonnante finesse de dialectique, ils savaient disséquer, en quelque sorte, chaque passage et chaque opinion, en montrer les éléments constitutifs, indiquer le côté commun de ce qui semblait contradictoire, et faire ressortir la différence de ce qui paraissait semblable. Le texte du Talmud devint entre leurs mains comme une matière très malléable, qu’ils façonnaient à leur guise. Il arrivait même souvent que pour des questions que, pour les besoins de la pratique, ils étaient obligés de résoudre, ils trouvaient les solutions dans des textes talmudiques qui, au premier abord, ne paraissaient avoir rien de commun avec ces questions.

Les premiers tossafistes appartiennent, pour la plupart, à la famille de Raschi : ce furent ses deux gendres, Meïr ben Samuel, de Ramerupt (petite ville près de Troyes), et Juda ben Nathan ; ses trois petits-fils Isaac, Samuel et Jacob Tam, fils de Meïr, et enfin un de ses parents d’Allemagne, Isaac ben Ascher Hallévi, de Spire.

Mais si les Juifs du nord de la France et des provinces rhénanes étudiaient avec ardeur le Talmud, ils négligeaient totalement la poésie. L’imagination ne pouvait, en effet, s’abandonner que difficilement à ses caprices et à ses fantaisies dans un milieu où dominait surtout la logique, et où l’on était surtout occupé à éplucher le texte du Talmud. Même les explications de la Bible avaient un caractère talmudique. Les commentateurs de la Bible ne se préoccupaient nullement du sens réel du texte, ils restaient servilement attachés aux explications traditionnelles et aux interprétations de l’Aggada. A côté des tossafot talmudiques, il y eut les tossafot bibliques. Deux hommes, qui vécurent vers 1100-1166, firent seuls exception à cette règle : Joseph Kara et Samuel ben Meïr. Le premier était fils de Simon Kara, l’auteur d’un recueil d’aggadot, et le second était petit-fils de Raschi, élevé également dans le respect de l’4ggada. Ils avaient donc d’autant plus de mérite d’abandonner la routine et de se laisser guider, dans leurs commentaires sur la Thora, par la grammaire et le bon sens, et non pas uniquement par la tradition. Samuel ben Meïr ou, par abréviation, Raschbam, ne craignit même pas de donner parfois des explications qui sont en contradiction formelle avec le Talmud, ont une allure caraïte et frisent presque l’hérésie. Cette ardeur des Juifs de France pour l’étude s’éteignit brusquement dans le sang ; l’ère des persécutions commença également pour eux.

Nous ne trouvons de sécurité ni en Orient, ni en Occident, dit Juda Hallévi dans un de ses chants d’une tristesse si poignante, et ces paroles étaient vraiment prophétiques. Tant que, par indifférence, par habitude ou par intérêt, les chrétiens et les musulmans négligeaient de mettre en pratique le principe, essentiellement intolérant, de leurs religions, les Juifs pouvaient vivre à côté d’eux. Mais dès qu’ils eurent été excités à conformer leur conduite à leurs croyances, les plus sanglantes persécutions affligèrent la population juive. Quoique les Juifs, en général, et surtout leurs chefs religieux ne fussent pas inférieurs aux chrétiens et à leurs prêtres, ceux-ci n’éprouvaient pour eux que du dédain. Dans les pays chrétiens, on méprisait les Juifs parce qu’ils ne voulaient pas croire à la divinité du Fils de Dieu, et les musulmans les maltraitaient parce qu’ils ne reconnaissaient pas Mahomet comme prophète. Des deux côtés, on les plaçait entre l’apostasie et la mort. Français et Allemands rivalisaient avec de sauvages Berbères pour persécuter la plus faible des nations. Sur les bords de la Seine, du Rhin et du Danube comme sur les plages de l’Afrique et du sud de l’Espagne, les adeptes du Christ et de Mahomet, oubliant que la meilleure partie de leurs religions est empruntée au judaïsme, entreprirent, au nom de ces religions, une chasse féroce contre les Juifs. A partir de l’année 1146, commence pour les Juifs une longue période de malheurs et d’indicibles souffrances, qui imprimèrent à la race juive cet air de misère et d’humilité, qui, aujourd’hui encore, après de nombreuses années de liberté, n’a pas complètement disparu.

Ces persécutions eurent pour cause indirecte les catastrophes qui éclatèrent alors en Asie et en Afrique. Pendant que les chrétiens s’oubliaient dans une fausse sécurité à Jérusalem et dans les autres petites principautés qu’ils avaient fondées en Asie, le héros turc Noureddin se préparait à les chasser de ces régions. il s’était déjà emparé de la ville importante d’Édesse, quand les croisés s’aperçurent de l’imminence du danger et implorèrent le secours de l’Europe. C’est alors que fut prêchée en France et en Allemagne une nouvelle croisade, et qu’on surexcita le fanatisme des chrétiens contre les Juifs.

En France, le roi Louis VII, en expiation de certains actes, prit lui-même la croix. Il était accompagné, dans son expédition, par la reine Éléonore et ses dames d’honneur, qui transformèrent le camp des croisés en une cour d’amour. L’abbé de Clairvaux, saint Bernard, homme d’une grande bonté et d’une éloquence entraînante, prit également la croix. Pour grossir l’armée des croisés, le pape Eugène III dispensa, par une bulle, tous ceux qui prenaient part à la croisade, de payer aux Juifs l’intérêt de leurs dettes. Cette mesure équivalait à une véritable spoliation. L’abbé Bernard, qui, d’habitude, se gardait bien de participer à tout acte déloyal, fut invité par le pape à parler de cette bulle dans ses sermons. Un autre abbé, Pierre de Cluny, alla plus loin : A quoi bon, écrivit-il à Louis VII, s’en aller dans des pays lointains à la recherche des ennemis du christianisme, quand nous laissons les Juifs, qui sont pires que les Sarrasins, outrager en paix parmi nous nos plus saintes pratiques. Car le Sarrasin, tout en niant le dogme de l’incarnation, admet du moins que Jésus est né d’une Vierge, tandis que le maudit Juif rejette toutes nos croyances. Fidèle à la loi qui défend le meurtre, je ne vous demande pas d’ordonner le massacre de ces blasphémateurs ; Dieu ne veut pas qu’ils soient exterminés, ils doivent errer à travers le monde comme Caïn, chargés de honte et d’opprobre, et mener une vie mille fois pire que la mort. Leur existence est vile, misérable et troublée par de continuelles frayeurs. Il ne faut donc pas les tuer, mais leur infliger un châtiment qui soit en rapport avec leur condition. Le pieux abbé terminait sa lettre en conseillant au roi de dépouiller les Juifs de tous leurs biens, afin que l’argent de ces maudits ait au moins un emploi utile, en servant à combattre les Sarrasins. Quoique favorablement disposé pour les Juifs, le roi Louis était obligé de laisser exécuter la bulle papale qui dispensait les croisés de s’acquitter de leurs dettes envers les Juifs. Mais, pour le moment, les Juifs de France n’eurent à supporter que des pertes d’argent. Grâce à la bienveillance du roi et de ses ministres, et à l’intervention énergique de l’abbé Suger et de saint Bernard, ils furent préservés de la fureur des croisés.

Il en fut autrement en Allemagne et principalement dans les communautés rhénanes, qui avaient déjà tant souffert de la première croisade. L’empereur Conrad III était sans grande autorité. et la bourgeoisie, qui avait défendu les Juifs tors de la première croisade, s’était tournée contre eux. Ce fut un moine français.

Rodolphe, échappé de son couvent sans l’autorisation de son supérieur, qui excita le fanatisme des Allemands centre les Juifs. Allant de ville en ville et de village en village, il prêcha partout l’extermination de ceux qu’il appelait les déicides. Les persécutions seraient, certes, devenues plus sanglantes encore que la première fois, si l’empereur Conrad n’avait accordé aux Juifs une protection efficace. Dans son propre domaine, il leur offrit un asile à Nuremberg et dans d’autres forteresses, et, dans les villes ou contrées sur lesquelles il n’avait pas de pouvoir direct, il demanda aux princes laïques et ecclésiastiques de les défendre. Il y eut cependant des victimes. Un homme de Trèves, Simon le pieux, qui séjournait à Cologne, fut saisi au moment même où il s’embarquait pour retourner dans sa ville, et, sur son refus de recevoir le baptême, il fut tué. A Spire, une femme, du nom de Minna, qui refusait également d’embrasser le christianisme, périt au milieu d’atroces tortures. Effrayés par ces meurtres, les Juifs des bords du Rhin achetaient aux princes, à prix d’argent, le droit de se réfugier dans leurs forteresses ou leurs châteaux. Le cardinal Arnold, de Cologne, leur donna le château fort de Wolkenburg, près de Kœnigswinter, ainsi que des armes pour se défendre. Tant qu’ils restaient enfermés dans le château, leur vie était en sûreté ; dès qu ils sortaient, ils tombaient entre les mains des croisés, qui les épiaient, et étaient condamnés à choisir entre le baptême et la mort.

irrité de l’intervention bienveillante des prélats en faveur des Juifs, le moine Rodolphe engagea les croisés à désobéir aux évêques. Ses conseils ne furent que trop bien suivis. L’archevêque de Mayence, Henri Ier, chancelier de l’empire, ayant donné asile dans son palais à quelques Juifs poursuivis par la populace, celle-ci pénétra dans la demeure archiépiscopale et les massacra sous ses propres yeux. L’archevêque fit connaître ce fait à saint Bernard et lui demanda d’essayer de réprimer ces excès. L’abbé de Clairvaux publia alors un mandement dans lequel il appelait le moine Rodolphe un fils indigne de l’Église, rebelle envers le supérieur de son couvent, désobéissant aux évêques, et prêchant le meurtre, contrairement aux lois de sa religion. Il ajoutait qu’il était indispensable de ne pas maltraiter les Juifs, parce que l’Église demande leur conversion dans une prière spéciale du vendredi saint. Or, dit-il, il est impossible de les convertir, s’ils sont tous tués. Ce mandement fut adressé aux ecclésiastiques et aux chrétiens de France et de Bavière.

D’abord le moine Rodolphe résista aux injonctions de saint Bernard et continua son oeuvre de destruction, mais il dut céder à la fin devant l’énergie de l’abbé de Clairvaux, et bientôt il disparut de la scène. Malheureusement, les germes malfaisants qu’il avait semés continuaient à se développer en son absence et à produire leurs fruits empoisonnés. On ne cessa pas de massacrer des Juifs à toute occasion. Un jour, on trouva, près de Würzburg, le cadavre d’un chrétien. Des Juifs seuls, disait-on, peuvent avoir commis ce crime, et immédiatement on se rua sur la communauté de Würzburg (24 février 1147). Plus de vingt Juifs, entre autres le rabbin Isaac ben Eliakim, furent mis à mort. D’autres furent tellement maltraités qu’on les crut morts. Quelques chrétiens compatissants les relevèrent du milieu des cadavres et leur prodiguèrent les soins nécessaires. Ému de pitié, l’évêque de Würzburg fit transporter les cadavres des martyrs dans son palais et les enterra dans son jardin.

Quand l’empereur Conrad, après avoir pris la croix avec ses chevaliers et la plus grande partie de son armée, eut quitté l’Allemagne, les excès contre les Juifs se multiplièrent. La populace, se sentant maîtresse du pays, massacra impunément des Juifs sur divers points du territoire (mai 1147).

Ces scènes sauvages eurent leur contrecoup en France. A Carentan (département de la Manche), dans une cour où se trouvaient réunis de nombreux Juifs, il y eut une vraie bataille entre ces derniers et des croisés. La lutte fut longue et acharnée, les pertes furent considérables des deux côtés, mais, à la tin, les Juifs succombèrent sous le nombre. Pas un ne fut épargné. Un tossafiste, Rabbi Péter, périt aussi à cette époque. A Ramerupt, une bande de croisés pénétra le deuxième jour de Pentecôte dans la maison du suant et vertueux tossafiste Jacob Tam, la pilla, déchira un rouleau de la Loi et traîna Jacob Tam dans les champs pour l’y tuer. Il était couvert de blessures et prêt à rendre l’âme, quand vint à passer un chevalier qu’il connaissait. Il implora son secours. Le chevalier consentit à lui venir en aide à la condition de recevoir pour son intervention un beau cheval. Jacob Tam le lui promit et échappa ainsi à la mort (8 mai 1147). Il faut dire cependant qu’en France, il n’y eut pendant la seconde croisade que des désordres locaux.

En Angleterre, où de nombreux Juifs de France s’étaient établis depuis Guillaume le Conquérant, ils n’eurent à subir aucune persécution, parce que le roi Etienne avait pris à cœur de les protéger. Mais en Bohème, cent cinquante environ furent tués par les croisés.

En résumé, la deuxième croisade fut moins désastreuse pour les Juifs que la première, parce que les princes et les hauts dignitaires de l’Église les avaient protégés, et aussi parce que l’empereur d’Allemagne et le roi de France, qui s’étaient anis à la tête des croisés, n’avaient pas accepté dans leurs armées des bandes de brigands et d’assassins, comme l’avaient fait Guillaume le Charpentier et Emicho de Leiningen. Mais, comme on l’a déjà vu plus haut, les Juifs d’Allemagne payèrent chèrement la protection qui leur avait été accordée : elle leur coûta leur liberté ! L’empereur d’Allemagne se considéra dès lors comme le protecteur des Juifs, et ceux-ci, jusque-là libres et indépendants comme les Germains et les Romains, devinrent serfs de la chambre impériale, Kammerànechte. Au commencement, cette qualification indiquait qu’ils étaient inviolables comme les serviteurs de l’empereur et qu’en échange de cette protection, ils verseraient un tribut annuel dans le trésor impérial. Plus tard, les Juifs devinrent à la lettre la propriété de la couronne, ils furent traités en véritables esclaves. Toutes leurs productions intellectuelles se ressentirent, pendant des siècles, de leur situation misérable, elles étaient chétives et mal venues; leurs poètes ne composèrent que des élégies, sans goût ni élégance. Les Juifs d’Allemagne restèrent ainsi les parias de leur pays jusqu’à la fin du XVIIIe siècle.

Pendant qu’en France et en Allemagne les Juifs étaient exposés à la fureur des croisés, dans le nord de l’Afrique ils étaient persécutés par un homme qui s’était mis en tête d’établir dans son pays un nouveau système politique et religieux. Ce réformateur, nommé Abdallah ibn Toumart, avait été, à Bagdad, élève du philosophe mystique Alghazali. De retour en Afrique, il prêcha aux Berbères la simplicité dans la manière de vivre et de s’habiller et la haine de la poésie, de la musique et de tous tes arts en général, et il les excita à combattre les rois Almoravides, amis du progrès et de la civilisation. Au point de vue religieux, Ibn Toumart rejeta la doctrine sunnite et l’interprétation littérale du Coran, il n’admettait pas que Dieu sentit comme les hommes et agit sous l’influence des passions. La secte qu’il fonda prit le nom d’Almorahides ou Almohades, c’est-à-dire partisans de l’unité, parce que, d’après eux, l’unité de Dieu était telle qu’elle ne pouvait être représentée sous aucune forme corporelle. Ibn Toumart propagea sa doctrine par le glaive dans l’empire des Almoravides. Après lui, son disciple Abdulmoumen continua son oeuvre. De victoire en victoire, il renversa la dynastie des Almoravides et s’empara de tout le nord de l’Afrique. Comme c’était un fanatique des plus violents, il ne voulait pas qu’on pratiquât dans son empire une autre religion que la sienne.

Après s’être emparé de la ville de Maroc, qui avait soutenu vaillamment un long siège, Abdulmoumen convoqua tous les habitants juifs et leur dit : Dans votre pensée, Mahomet n’est pas prophète et un autre messie viendra pour confirmer votre religion et vos croyances. Vos aïeux ont déclaré que ce messie se présentera au plus tard cinquante ans après Mahomet. Or, ce délai est écouté depuis longtemps, sans qu’aucun prophète soit apparu parmi vous. Il ne nous est donc plus possible de vous laisser persister dans votre incrédulité, et vous avez le choix entre la conversion à l’islam et la mort. Sur les instances des Juifs, Abdulmoumen modifia légèrement son édit, il leur permit d’émigrer et leur accorda même un délai pour vendre leurs immeubles et autres objets qu’ils ne pouvaient emporter avec eux. Mais ceux qui restaient devaient se faire musulmans ou mourir. Bien des Juifs abandonnèrent l’Afrique pour se rendre en Espagne, en Italie ou dans d’autres pays, mais le plus grand nombre se soumit momentanément à l’édit d’Abdulmoumen et accepta l’islamisme (1146).

Les chrétiens étaient soumis à la même alternative que les Juifs, mais comme ils savaient qu’ils seraient reçus à bras ouverts par leurs coreligionnaires de l’Espagne, ils émigrèrent tous. Dans tout l’empire des Almohades, qui s’étendit peu à peu depuis les montagnes de l’Atlas jusqu’à l’Égypte, on détruisit les églises et les synagogues, et le voyageur qui serait venu quelque temps plus tard dans ce pays ne se serait pas douté qu’il eût jamais renfermé des juifs et des chrétiens.

Cependant, la plupart des Juifs qui avaient adopté l’islamisme n’étaient musulmans qu’en apparence. On se montrait, du reste, peu exigeant à leur égard. Il leur suffisait de reconnaître que Mahomet était prophète et de visiter quelquefois les mosquées, et on les laissait pratiquer en secret le judaïsme. Aussi de pieux rabbins n’avaient-ils pas hésité à se faire musulmans, parce qu’on ne leur demandait que de déclarer que Mahomet était prophète, sans les obliger à renier leur religion. Ils réunissaient même autour d’eux de nombreux élèves pour leur enseigner le Talmud. Il est vrai que ces mêmes élèves étaient obligés d’assister ensuite à l’explication du Coran.

Malgré la tolérance relative dont jouissaient les néo-musulmans, il y eut des Juifs qui éprouvèrent des scrupules à reconnaître, aussi peu que cela fût, une autre religion que la leur, et ils se remirent à pratiquer ouvertement le judaïsme ; ils furent tués.

Stimulé par ses succès en Afrique, Abdulmoumen passa le détroit et marcha contre l’Andalousie. Comme elle était déchirée par des divisions intestines, l’Espagne musulmane fut conquise très rapidement. Cordoue tomba au pouvoir des Almohades au mois de juin 1148, et en moins d’un an la plus grande partie de l’Andalousie subit le même sort. Partout on passa le vainqueur, les Juifs furent condamnés à choisir entre l’apostasie, l’émigration ou la mort, et les synagogues furent détruites. Un vieux rabbin de Cordoue, Joseph ibn Zadik, eut la douleur d’assister à la ruine de sa communauté, la plus ancienne et la plus considérée de l’Espagne ; il mourut bientôt après (fin de 1148 ou commencement de 1149). Les brillantes écoles juives de Séville et de Lucéna furent fermées. Meïr, fils et successeur de Joseph ibn Migasch, partit de Lucéna pour Tolède, suivi de tous ceux qui pouvaient quitter la ville. Les autres se firent musulmans en apparence et pratiquèrent en secret le judaïsme, attendant une occasion favorable pour revenir publiquement à leur ancienne religion.

A la suite de ces douloureux événements, le centre du judaïsme se déplaça de l’Espagne musulmane dans l’Espagne chrétienne. Ce dernier pays était alors gouverné par Alphonse Raimundez (1126-1157), souverain libéral et équitable, dont un des conseillers était Juda ibn Ezra, fils de ce Joseph ibn Ezra qui, avec ses trois frères, occupe un rang très honorable dans la littérature hispano-juive. Après avoir conquis la forteresse de Calatrava, située entre Tolède et Cordoue, Alphonse Raimundez confia à Juda ibn Ezra le gouvernement de celte ville et lui accorda en même temps le titre de prince.

Juda mit son influence au service de ceux de ses coreligionnaires qui fuyaient alors devant l’intolérance des Almohades, facilitant leur établissement dans l’Espagne chrétienne et consacrant sa fortune au rachat de ceux qui avaient été faits prisonniers. Il y eut bientôt à Tolède une colonie considérable d’émigrés juifs, et peu après on fonda dans cette ville, sous la haute protection du souverain chrétien, des écoles juives qui attirèrent de nombreux disciples.

Juda ibn Ezra, dont les services étaient de plus en plus appréciés par son maître, fut élevé, en 1149, à la dignité d’intendant de la maison impériale. Dans son zèle pour le rabbinisme, il se laissa entraîner à persécuter les caraïtes, qui étaient alors assez nombreux en Espagne. Il est vrai qu’ils avaient provoqué leurs adversaires par des polémiques violentes.

La science juive, chassée de l’Espagne musulmane, s’acclimata rapidement et prit un grand essor dans la Castille et l’Aragon. Deux hommes, tous les deux de Tolède, donnèrent, à cette époque, un nouvel éclat à la civilisation juive en Espagne : c’étaient Abraham ibn Daud et Abraham ibn Ezra. Différents de caractère et d’esprit, ils aimaient tous les deux d’un amour ardent la science et le judaïsme. Ibn Daud (né vers 1110 et mort en 1150) était familiarisé avec les diverses connaissances humaines de son temps ; il s’occupait tout particulièrement d’histoire, science qui jusque-là avait été peu cultivée chez les Juifs espagnols. Sans être un esprit profond et original, il comprenait rapidement et avait le talent d’exposer les questions avec clarté; c’était un vulgarisateur. Passionné pour les problèmes les plus élevés de la raison humaine, il estimait les recherches philosophiques par-dessus toutes les sciences, parce qu’elles conduisaient seules, selon lui, à la véritable connaissance de Dieu. Il exposa ses idées dans un ouvrage arabe intitulé « la Foi supérieure n, où il combattait ceux de ses coreligionnaires qui marquaient de la défiance envers la philosophie. Quelques-uns de nos contemporains, dit-il, qui ont étudié très superficiellement les sciences profanes, se déclarent impuissants à concilier la raison et la foi. Il est déjà arrivé, en effet, que la spéculation a nui à la foi. De là cette opinion du vulgaire que la philosophie est l’ennemie de la religion. Mais le judaïsme, loin de condamner les spéculations de la raison, les prescrit au contraire comme un devoir.

D’après Abraham ibn Daud, le but principal de la philosophie pst d’enseigner aux individus comme aux peuples la pratique de la morale, but qui lui est commun avec le judaïsme. Cette religion cherche, en effet, à rendre les hommes vertueux. Ibn Daud divise ensuite les devoirs religieux des Juifs en cinq classes. En premier lieu, il faut croire à un Dieu unique et l’aimer. Après, vient l’amour de la justice, la bonté pour ses semblables, même pour ses ennemis. La troisième classe comprend les obligations du chef de la famille envers sa femme, ses enfants et ses serviteurs, obligations réglées par l’affection et l’équité. Arrivent ensuite les devoirs du citoyen envers son pays et ses concitoyens : amour du prochain, compassion pour les faibles et les déshérités, charité. Enfin la cinquième classe renferme les prescriptions dont nous ne connaissons pas la cause avec certitude, telles que les lois alimentaires et les lois relatives aux sacrifices. Parmi ces diverses obligations, la plus importante est la croyance à Dieu, et les moins importantes sont les lois rituelles.

On voit qu’Abraham ibn Daud est arrivé à un résultat tout autre que Juda Hallévi. Celui-ci a accordé aux lois purement rituelles le premier rang parmi les prescriptions du judaïsme, parce qu’elles sont destinées. selon lui, à perpétuer l’esprit prophétique chez les Juifs, tandis que dans le système d’Ibn Daud, elles n’ont, au contraire, qu’une importance secondaire.

A côté de ses travaux philosophiques, Ibn Daud s’adonna à l’étude de l’histoire, et certes il a rendu à la littérature juive plus de services comme historien que comme philosophe. Ce furent les polémiques des caraïtes qui l’engagèrent à étudier l’histoire, pour y trouver des armes contre les adversaires du rabbinisme. En effet, après la mort d’Alphonse Raimundez, mort qui avait sans doute entraîné la chute de Juda ibn Ezra, l’implacable ennemi des caraïtes, ceux-ci relevèrent la tête et recommencèrent leurs attaques contre les rabbanites. Ibn Daud entreprit alors de démontrer par l’histoire que le rabbinisme s’appuie sur une chaîne non interrompue de traditions depuis Moïse jusqu’à son temps, et, dans ce but, il établit par ordre chronologique la suite des représentants du judaïsme qui se sont succédé à travers les époques talmudique, gaonique et rabbinique. Ce livre, qu’il publia en hébreu en 1161, est intitulé : Ordre de la tradition. La partie la plus importante de cet ouvrage est le chapitre consacré à la période brillante des communautés d’Espagne. Pour décrire cette époque, l’auteur s’est servi, en partie, de documents écrits, en partie de renseignements oraux qu’il avait recueillis. Ses informations sont exactes et sûres, ses récits sont brefs, avec bien des sous-entendus, son style est coulant et parfois poétique.

Abraham ben Meïr ibn Ezra (né vers 1089 et mort en 1167), de Tolède, avait plus de savoir et de profondeur qu’Ibn Daud. Admirablement doué, il était capable à la fois d’embrasser les objets dans leur ensemble et de les examiner dans leurs détails ; il était vif, spirituel, mordant, mais sans chaleur. D’une érudition étonnante, il était versé dans les sciences profanes comme dans les sciences religieuses. Il avait néanmoins un défaut capital, il manquait de fermeté dans ses opinions. Versatile et léger, tantôt il combattait le caraïsme. tantôt il lui faisait des concessions. Sa polémique était acerbe ; il cherchait moins, dans ses discussions, à trouver la vérité qu’à blesser son adversaire. C’était un esprit négatif, l’antithèse de Juda Hallévi, dont il était, dit-on, proche parent.

On peut dire qu’Ibn Ezra (c’est ainsi qu’à tort on a pris l’habitude de l’appeler) réunissait en lui les plus vifs contrastes. A un esprit net, perspicace et hardi, il joignait une foi rigoureuse, qui dégénérait parfois en fanatisme et lui faisait condamner tout libre examen. Sa froide raison, qui recherchait la cause de tout phénomène, ne l’empêcha pas de fonder une doctrine mystique qui laisse tout dans le vague. Confiant en Dieu et le considérant comme seul maître de sa destinée, il ne croyait pas moins à l’influence fatale des astres sur le sort des hommes. Ces contradictions ont coexisté chez lui pendant toute sa vie.

Tout en sachant se servir avec habileté des diverses formes de la prosodie arabe et néo-hébraïque, Ibn Ezra n’était pas poète. Ses productions poétiques sont savantes, correctes, mais froides et guindées. Ce sont des pensées, des sentences, des exhortations exprimées en vers, mais il n’y a là rien qui rappelle l’effusion d’une lime ardente ou la foi d’un cœur ému. Il ne retrouve toute sa supériorité que dans les épigrammes, les satires, les énigmes. Dans la prose, il est sans rival ; il s’est créé un style à part, d’une concision et d’une énergie singulières.

Comme commentateur de la Bible, Ibn Ezra occupe le premier rang. Il était spécialement doué pour l’exégèse. En commentant les Saintes Écritures, il pouvait utiliser sa vaste érudition et exercer son imagination capricieuse, sans être astreint à enchaîner ses pensées d’une façon logique. Son esprit mobile et inquiet était, en effet, incapable de produire une oeuvre complète et systématique. Ses explications du Pentateuque forment une sorte d’encyclopédie où il parle de tout. Sa langue est vive, spirituelle, souvent obscure.

Par son commentaire du Pentateuque, Ibn Ezra devint le chef d’un petit nombre d’esprits éclairés, qui entendaient expliquer la Bible à l’aide de la raison et de la science, et non pas d’après les données do l’Aggada. A ce point de vue, il est tout l’opposé de Raschi. Quoiqu’il déclarât hérétique toute interprétation contraire à la Massora, son commentaire est tel que le rationalisme et même l’incrédulité invoquent parfois son autorité. Et, de fait, il a pu être accusé, avec une apparence de raison, de mettre en doute, comme Hiwi Albalchi, Yitshaki et autres rationalistes, la haute antiquité de la Bible. Dans des phrases obscures et énigmatiques, il semble faire entendre que plusieurs versets de la Thora n’y ont été ajoutés que bien plus tard. Mais l’obscurité calculée de son style laisse planer le doute sur ses véritables intentions.

Pauvre dans une ville ruinée par la guerre, Ibn Ezra se décida à émigrer de Tolède. Dans sa passion de faire des épigrammes, il raillait lui-même son peu de chance : Je m’efforce, dit-il, d’acquérir quelque aisance, mais les astres me sont contraires. Si j’étais marchand de suaires, on cesserait de mourir ; si je vendais des cierges, le soleil ne se coucherait plus jusqu’à ma mort. Il quitta donc sa ville natale et se mit à voyager avec son fils Isaac. Il visita l’Afrique, l’Égypte, la Palestine, et entra en relations, à Tibériade, avec des rabbins qui prétendaient posséder des exemplaires très corrects de la Thora. N’ayant le courage de se fixer nulle part, il alla jusqu’en Babylonie et gagna même Bagdad, où résidait alors une sorte d’exilarque, auquel le khalife avait accordé une certaine suprématie sur les communautés juives de l’Orient. Dans ses longs voyages, Ibn Ezra recueillit de nombreuses observations et étendit ainsi son vaste savoir.

Après son retour d’Orient, qu’il quitta, ce semble, à la suite du chagrin que lui causa son fils en se faisant musulman et en s’établissant définitivement à Bagdad, Ibn Ezra se rendit à Rome (1140). Là, il trouva enfin le repos tant désiré. Son apparition en Italie fait époque dans l’histoire de la civilisation des Juifs de ce pays. Ceux-ci, quoique jouissant d’une certaine liberté, étaient restés stationnaires à un degré inférieur de culture intellectuelle. Ils ne comprenaient le Talmud que par routine, n’avaient aucune intelligence sérieuse de la Bible, et la poésie néo-hébraïque ne s’était manifestée chez eux que sous forme de méchante prose rimée. Par contre, leur esprit était largement ouvert à toutes les superstitions du moyen âge.

La présence d’Ibn Ezra à Rome réveilla parmi les Juifs italiens le goût des travaux littéraires. L’heure était. du reste, favorable à la restauration des études juives en Italie. C’était le moment où un ecclésiastique hardi, Arnaud de Brescia, reprochait violemment aux papes de ne pas gouverner selon l’esprit de l’Évangile, et les engageait à déposer le pouvoir temporel pour être vraiment des serviteurs humbles et modestes de l’Église. On voyait alors régner jusque dans Rome l’esprit de critique associé aux aspirations vers la liberté. Entraîné par les paroles enflammées du jeune réformateur, le peuple s’était insurgé contre le pape et avait proclamé la république (1139-1143). C’est à cette époque qu’Ibn Ezra vint à Rome. Bientôt des disciples de tout age se groupèrent autour du savant espagnol, célèbre par ses connaissances et ses voyages, et furent captivés par sa parole nette, vire et spirituelle. Malgré cet accueil flatteur, Ibn Ezra ne séjourna que peu de temps à Rome. Il continua ses pérégrinations à travers l’Italie, s’arrêtant tantôt à Salerne, tantôt à Lucques et à Mantoue, et composant dans ce pays, avec une étonnante rapidité et sur les sujets les plus variés, des livres qu’il dédiait à ses protecteurs ou plutôt à ceux qui le faisaient vivre.

D’Italie, Ibn Ezra se rendit dans le midi de la France, région qui, par suite de son voisinage de la Catalogne, connaissait mieux la littérature hispano-juive que le nord de la France, l’Italie ou l’Allemagne. La Provence formait, pour les Juifs, la frontière entre deux courants intellectuels, l’un dirigé vers les études talmudiques et l’autre vers les sciences et les arts. Les Juifs de Provence suivaient les deux courants, mais étaient restés des imitateurs dans tous les deux genres d’études, sans parvenir à rien créer. Ibn Ezra apporta dans ce milieu un nouveau stimulant. Il s’établit d’abord dans la vieille communauté de Béziers (Bedars). qui était habitée par plusieurs savants juifs, et où il fut reçu par tous avec de grandes démonstrations d’estime et de respect.

Quoique âgé de soixante-dix ans, Ibn Ezra, emporté par sa passion des voyages, quitta la France pour la cité brumeuse de Londres ; il y avait été appelé par un riche protecteur, qui l’entoura de soins affectueux. A Londres, il écrivit une sorte de philosophie religieuse; il y composa, en outre, un autre ouvrage, d’un caractère singulier, précédé d’une introduction intéressante. Il raconte que, dans un songe, une apparition mystérieuse lui a remis une lettre du Sabbat, où ce jour de fête se plaint d’un écrit publié pour démontrer que le repos sabbatique ne doit pas commencer la veille au soir, mais seulement le matin même du samedi. Cette apparition a invité Ibn Ezra à défendre le samedi tel qu’il a toujours été célébré. En se réveillant dans la nuit, il a lu, à la clarté de la lune, les passages coupables qui lui ont été signalés en rêve et qui déclarent, en effet, que le sabbat ne commence pas la veille au soir, mais le matin seulement. Cette opinion, qui excitait tant la Colère d’Ibn Ezra, avait été émise par Raschbam, le petit-fils de Raschi. Je combattrai cette erreur de toutes mes forces, s’écrie Ibn Ezra, afin qu’Israël ne pèche pas contre le Seigneur, et, dans un mouvement de pieuse indignation, il ajoute : Puisse se dessécher la main de celui qui a écrit une telle énormité, et puisse son œil s’obscurcir ! Chose plaisante que de voir un homme aussi hardi dans ses opinions, parfois presque hérétiques, lancer ses foudres contre un pieux talmudiste !

Après un court séjour à Londres, où il aurait pu vivre heureux et tranquille, Ibn Ezra quitta cette ville pour retourner dans le midi de la France. Il conserva sa vigueur d’esprit jusqu’à la fin de ses jours, et ses dernières oeuvres ont les mêmes qualités de fraîcheur, de clarté et de précision que ses premières.

Le plus célèbre contemporain d’Ibn Ezra en France fut Jacob Tam, de Ramerupt (né vers 1100 et mort en 1171), le plus jeune des trois petits-fils de Raschi. Bien supérieur, comme talmudiste, à tous les rabbins de son temps et même à ses frères Isaac et Samuel. il joignait une vaste érudition à une remarquable pénétration et à une grande netteté d’esprit. Ce fut surtout Jacob Tain qui fonda l’école des tossafistes. Il n’occupait aucune situation officielle et était simple commerçant, mais il jouissait néanmoins d’une très grande autorité, et sa réputation s’étendait jusqu’en Espagne et en Italie. On sait déjà qu’à l’époque de la seconde croisade, il perdit tous ses biens et faillit. également perdre la vie. C’est pendant ces temps troublés qu’il composa son commentaire sur le Talmud. Il est désigné sous le nom de Rabbénou Tam.

A cette époque eut lieu un événement qui se produisait pour la première fois depuis la clôture du Talmud. Sous la présidence de Jacob Tam, de nombreux rabbins de France se réunirent en synode pour prendre certaines mesures rendues nécessaires par les circonstances et le temps. Ce furent peut-être les conciles tenus en France par les papes Pascal, Innocent II, Calixte et Alexandre III, qui inspirèrent aux rabbins l’idée de convoquer un synode. Les assemblées rabbiniques étaient naturellement entourées de moins de pompe que les conciles ; elles se réunissaient dans une localité quelconque, où la foire attirait d’habitude de nombreux Juifs, à Troyes ou à Reims.

Ce fut, selon toute apparence, dans un de ces synodes qu’au souvenir des persécutions de la deuxième croisade, et pour éviter de mettre en danger la sécurité des communautés, on défendit à tout Juif d’acheter des crucifix, des vases ou des ornements d’église, ou tout autre objet servant au culte catholique. A un autre concile, auquel prirent part cent cinquante rabbins de Troyes, Auxerre, Reims, Paris, Sens, Dreux, Lyon et Carpentras, de la Normandie, de l’Aquitaine, de l’Anjou, du Poitou et de la Lorraine, et qui fut présidé par Samuel et son frère Tain, on prit diverses résolutions. Ainsi, on interdit à tout Juif de citer un de ses coreligionnaires devant la justice du pays, à moins que son adversaire se refusât à comparaître devant un tribunal fuit. Il fut aussi défendu à tout Juif de chercher à se faire confier, par les autorités du pays, les fonctions de prévôt ou chef de la communauté. Ces fonctions ne devaient être accordées que par l’élection et à la majorité des voix des membres de la communauté. Quiconque transgressait ces défenses était excommunié. On renouvela également, à ce synode, la menace d’excommunier les dénonciateurs et les traîtres. Enfin, on décida que la mesure prise par Guerschom contre la polygamie ne pourrait être abolie que pour des motifs très graves et par une réunion d’au moins cent rabbins venus de trois différentes régions, de l’Île-de-France, de la Normandie et de l’Anjou. Toutes ces décisions eurent force de loi en France comme en Allemagne.

Dans sa vieillesse, Jacob Tam fut témoin d’un drame sanglant qui se passa près de sa résidence, à Blois. Cet événement tragique mérite une mention particulière, à cause de l’accusation qui en fut l’origine. Pour la première fois, alors, fut produite contre les Juifs cette abominable calomnie qu’ils se servent de sang chrétien pour la célébration de leur Pâque. Un soir, à l’heure du crépuscule, un Juif de Blois, allant faire baigner son cheval dans la Loire, rencontra le domestique d’un seigneur chrétien dont le cheval ne voulut pas entrer dans l’eau. Le domestique connaissait la haine de son maître pour la population juive, et il eut l’idée d’attribuer au Juif qu’il venait de rencontrer la cause de la peur manifestée par le cheval. Il s’avisa donc d’aller raconter qu’il avait vu un Juif jeter à l’eau le cadavre d’un enfant chrétien, ce qui avait effrayé son cheval et l’avait empêché d’entrer dans la Loire. Le maître, qui haïssait fort une femme juive du nom de Pulcelina, très influente auprès du comte Théobald de Chartres, résolut de profiter de cette circonstance pour se venger d’elle. Il répéta au comte les paroles de son domestique, et ajouta que les Juifs avaient crucifié cet enfant à l’occasion de leur fête de Pâque. Théobald fit jeter en prison tous les Juifs de Blois, au nombre d’une cinquantaine, à l’exception de Pulcelina. Celle-ci consola ses coreligionnaires en leur faisant espérer que son intervention auprès du comte, qui l’aimait, assurerait leur délivrance. Mais les malheureux prisonniers apprirent bientôt que, par haine pour Pulcelina, Isabeau, femme de Théobald, surveillait toutes ses démarches et l’empêchait de pénétrer jusqu’auprès du comte. Il restait aux Juifs une seule chance de salut, ils connaissaient la cupidité du comte et ils essayèrent de racheter leur vie à prix d’argent. Sur les conseils de leurs amis chrétiens, ils lui offrirent cent livres argent comptant et cent quatre-vingts livres en créances, probablement tout ce qu’ils possédaient. Le comte aurait peut-être accepté cette offre sans l’intervention d’un ecclésiastique, qui lui persuada qu’avant tout il était nécessaire de s’assurer si le témoignage du domestique était faux. Un soumit le témoin à l’épreuve de l’eau en l’exposant, sur la Loire, dans une barque remplie d’eau. Comme celte barque ne sombra pas, Théobald en conclut que les Juifs avaient réellement commis le crime dont ils étaient accusés, et il les condamna tous à être brûlés vifs. Ils étaient déjà sur le bûcher, entourés de flammes, quand un prêtre chrétien leur promit la vie sauve s’ils acceptaient le baptême ; ils refusèrent. Trente-quatre hommes et dix-sept femmes périrent ainsi dans les flammes, proclamant jusqu’à leur dernier souffle l’unité de Dieu et la grandeur de leur religion (20 siwan 1171). Pulcelina fut également mise à mort.

Sur l’ordre de Jacob Tam, le jour où succombèrent les martyrs de Blois fut érigé en jour de jeûne et de deuil. La célébration de cet anniversaire perpétua ainsi le souvenir de la première accusation de sang dirigée contre les Juifs. Combien de fois, depuis, les Juifs n’ont-ils pas été accusés de se servir de sang chrétien pour Pâque ! Des milliers de martyrs ont péri, victimes de cette odieuse calomnie.

Avec Jacob Tam disparaît la force créatrice de l’école française, et avec Ibn Ezra l’originalité de l’école espagnole. Un homme va paraître, Moïse ben Maïmoun, qui réunira en lui les qualités de ces deux écoles et exercera une action profonde sur le judaïsme tout entier.