HISTOIRE DES JUIFS

TROISIÈME PÉRIODE — LA DISPERSION

Première époque — Le recueillement après la chute

Chapitre XV — Situation heureuse des Juifs dans l’empire franc et déclin de l’exilarcat en Orient — (814-924).

 

 

Les Juifs d’Europe ne connaissaient pas le schisme qui avait affaibli le judaïsme de l’Orient, ils ignoraient également les froissements si pénibles qui s’étaient produits entre l’exilarcat et le gaonat, ainsi que la rivalité funeste des chefs d’école de Pumbadita. Pour eux, la Babylonie continuait à briller d’un éclat idéal, elle était toujours à leurs yeux le centre du culte et de l’enseignement religieux. Les décisions venues de Sora et de Pumbadita étaient acceptées en Europe avec une respectueuse soumission, et quoiqu’en France et en Italie on vit quelques Juifs éminents se livrer à l’étude de l’aggada et de la doctrine secrète, les Juifs européens se considéraient, en général, comme dépendants des autorités religieuses de l’Orient. Sous les règnes de Charlemagne et de son fils Louis (814-840), qui les traitaient avec bienveillance, les Juifs de l’empire franc s’adonnèrent avec ardeur à l’étude de la Loi et témoignèrent d’un zèle si vif pour le judaïsme qu’ils inspirèrent à de nombreux chrétiens le désir de connaître la religion juive.

Malgré son zèle pour l’Église, Louis, successeur de Charlemagne et surnommé le Débonnaire, se montra très favorable aux Juifs. Il les protégea contre l’hostilité des barons et du clergé, leur permit de voyager librement à travers le royaume, les autorisa non seulement à employer des ouvriers chrétiens, mais aussi à faire le commerce d’esclaves, à acheter des serfs à l’étranger et à les revendre en France, et défendit au clergé de baptiser les esclaves des Juifs et de les enlever ainsi à leurs maîtres par l’affranchissement. Les foires qui avaient précédemment lieu le sabbat furent fixées au dimanche. Les Juifs ne pouvaient être condamnés à la peine de la flagellation que par leurs propres tribunaux, on ne pouvait pas non plus les soumettre aux épreuves de l’eau et du feu. Il leur suffisait de payer patente et de rendre compte annuellement ou tous les deux ans de leurs revenus pour pouvoir trafiquer sans entrave ; quelquefois même, ils étaient nommés fermiers des impôts. Un fonctionnaire spécial, portant le titre de maître des Juifs (magister Judœorum), était chargé de sauvegarder les droits des Juifs. Du temps de Louis le Débonnaire, ce fonctionnaire s’appelait Evrard.

La faveur particulière dont jouissaient les Juifs de France n’était pas due, comme on pourrait le croire, aux avantages que leur habileté commerciale assurait à leur pays, mais à leur titre de juifs. Judith, la seconde femme de Louis, cette reine si belle et si intelligente, avait une profonde vénération pour le judaïsme et pour les héros de l’histoire juive. Le savant abbé de Fulda, Rhaban Maur, ne trouva pas de flatterie plus efficace pour conquérir la faveur de cette reine que de lui dédier son travail sur les livres d’Esther et de Judith et de la comparer à ces deux héroïnes. A la cour, beaucoup de grands affirmaient hautement leur respect pour les Juifs, parce que cette race descendait des patriarches et des prophètes. Des chrétiens instruits avouaient préférer la lecture du philosophe juif Philon et de l’historien juif Josèphe à celle des évangiles ; des nobles déclaraient qu’ils auraient mieux aimé avoir pour législateur celui des Juifs que celui dont ils suivaient la doctrine, et ils demandaient à des Juifs de prier pour eux et de les bénir. Des membres de la famille royale, pour leur témoigner leur estime, offraient à des Juifs de riches cadeaux.

La liberté religieuse des Juifs était très grande dans l’empire des Francs, ils pouvaient construire de nouvelles synagogues, proclamer devant des auditeurs chrétiens la supériorité du judaïsme, déclarer publiquement qu’ils étaient les descendants des patriarches, la race des justes, les enfants des prophètes, exprimer librement leur opinion sur le christianisme et nier la vertu miraculeuse des saints et des reliques. Des chrétiens fréquentaient les synagogues, assistaient aux offices divins et aux sermons des prédicateurs juifs. Ceux-ci prêchaient, sans doute, dans la langue du pays. L’abbé Rhaban Maur, de Fulda, avoue que dans ses commentaires sur l’Écriture Sainte, qu’il dédia à l’empereur Louis de Germanie, un grand nombre de ses explications sont dues à des Juifs. Par suite de cette situation favorable des Juifs, un certain nombre de chrétiens éprouvaient le désir d’approfondir le judaïsme, et très souvent ils s’y convertissaient. En résumé, pour les Juifs de son royaume, le règne de Louis le Débonnaire fut une période de tranquillité et de bonheur telle qu’il ne s’en présenta plus pour eux, en Europe, jusque dans les temps modernes. Mais, malgré leur situation favorable, ou plutôt à cause de cette situation, les Juifs avaient des ennemis en France. Pour les chrétiens fanatiques, la liberté des Juifs équivalait à la destruction du christianisme, et ils voulaient à toute force sauver leur religion, c’est-à-dire persécuter les Juifs. Il y avait également ceux qui haïssaient à la cour les amis des Juifs et qui, n’osant pas s’attaquer directement à leurs adversaires, s’en prenaient à leurs protégés. Le représentant le plus illustre de ce parti était Agobard, évêque de Lyon, qui fut canonisé par l’Église. C’était un homme passionné et rancunier, qui ne reculait devant aucun obstacle pour atteindre son but ; il alla jusqu’à calomnier la reine et à conspirer contre le roi. Il excita les fils de Louis le Débonnaire, et particulièrement Lothaire, à se révolter contre leur père. Aussi fut-il surnommé Akitophel, parce qu’à l’instar de ce dernier, qui avait poussé Absalon à déclarer la guerre à David, il avait soulevé un fils contre son père. Son ambition était de restreindre de nouveau la liberté des Juifs et de les replacer dans la triste situation qu’ils avaient occupée sous les derniers mérovingiens.

Un fait de peu d’importance lui servit de prétexte pour ouvrir les hostilités. Une esclave s’était enfuie de la maison de son maître, un Juif de Lyon, et, pour être émancipée, s’était fait baptiser par Agobard (vers 827). Les Juifs, voyant dans l’intervention de l’évêque une atteinte à leurs droits, demandèrent à Evrard, le maître des Juifs, de faire rendre l’esclave fugitive à son propriétaire. Agobard refusa d’obtempérer à la demande d’Evrard. La lutte fut longue entre les Juifs et Agobard ; à la fin, celui-ci fut destitué. Il ne se tint pas pour battu. Ennemi acharné des Juifs, il voulait que les lois canoniques de l’Église leur fussent appliquées dans toute leur rigueur, et, dans ce but, il demanda l’appui du parti ecclésiastique de la cour ; cet appui lui fut accordé. Les amis des Juifs ne restèrent pas inactifs, et, de leur côté, ils firent des démarches en faveur de leurs protégés. L’empereur nomma une commission pour examiner la question en litige ; mais, irrité, Agobard s’expliqua très mal. Il fut alors appelé devant l’empereur ; troublé par l’accueil glacial qu’il reçut, il ne put proférer une seule parole, et, comme il le dit lui-même, il grogna plus qu’il ne parla. Louis lui ordonna de s’éloigner de la cour, et Agobard se retira dans son diocèse. Là, il renouvela ses intrigues contre les Juifs. Sur son ordre, les prêtres attaquèrent les Juifs, dans leurs sermons, défendant à leurs ouailles d’entretenir des relations avec eux, de leur rien acheter ou vendre, de prendre part à leurs repas ou d’entrer à leur service.

Informés de ces faits, les amis des Juifs obtinrent des lettres de protection (Indiculi), munies du sceau impérial, qu’ils envoyèrent à la communauté juive de Lyon. Agobard reçut l’ordre de mettre fin à ses excitations contre les Juifs, et le gouverneur de Lyon fut invité à protéger tous ses administrés, sans exception (vers 828). Comme Agobard prétendait que ces lettres impériales étaient fausses, deux commissaires impériaux, Guerrick et Frédéric, pourvus de pleins pouvoirs, se rendirent à Lyon pour mettre à la raison le trop remuant évêque. Il est à remarquer que la population lyonnaise ne prit à aucun moment parti contre les Juifs.

L’évêque de Lyon ne se découragea pas. Peut-être savait-il déjà que des conjurés se préparaient à soulever les fils du premier lit de l’empereur Louis contre l’impératrice et l’archichancelier Bernhard, qui avaient conseillé au monarque de faire un nouveau partage de l’empire au profit de l’enfant de Judith. Car, à un certain moment, laissant de côté toute retenue, il écrivit à tous les évêques de France de faire une démarche collective auprès de Louis pour qu’il relevât la barrière qui séparait autrefois les Juifs des chrétiens. Il ne reste plus qu’une seule de ces lettres, celle qui est adressée à Nibridius, évêque de Narbonne. Agobard y dit, entre autres, que les chrétiens ne réussissent pas, malgré les plus louables efforts, à gagner une seule âme juive à leur religion, tandis que de nombreux chrétiens montrent une faveur marquée pour le judaïsme.

Sur les instances réitérées d’Agobard, de nombreux prélats se réunirent à Lyon pour examiner par quels moyens on pourrait abaisser de nouveau les Juifs, les soumettre, comme autrefois, aux lois édictées contre eux, et contraindre l’empereur à se conformer à la volonté du clergé. L’assemblée des évêques décida d’envoyer une adresse à Louis pour lui exposer les dangers qui résultaient de la liberté accordée aux Juifs (829). Cet écrit, tel que nous le possédons, est signé de trois évêques : Agobard, Bernhard et Caof, et est intitulé : De la superstition des Juifs ; il est précédé d’une introduction dans laquelle Agobard essaie de justifier la conduite qu’il a tenue jusque-là à l’égard des Juifs. Il n’accuse pas seulement les Juifs, il dresse surtout un réquisitoire sévère contre leurs protecteurs, qui seuls leur auraient assuré la sécurité et la liberté dont ils jouissaient en faisant accroire au peuple qu’ils ne sont pas aussi méchants que les évêques le disent et que, de plus, ils sont chers à l’empereur.

Au point de vue de l’Église et des lois canoniques, l’acte d’accusation formulé par le synode de Lyon contre les Juifs était d’une logique irréfutable. Mais Louis le Débonnaire n’en tint aucun compte, soit parce qu’il connaissait depuis longtemps les sentiments d’Agobard, soit parce que cet acte ne lui parvint pas, le parti favorable aux Juifs l’ayant tout simplement confisqué. Agobard se vengea de la bienveillance persistante de l’empereur pour les Juifs en prenant part (en 830) à la conjuration formées contre l’impératrice Judith et ses amis et même à la révolte des fils de Louis le Débonnaire contre leur père. Il fut destitué et obligé de s’enfuir en Italie. Plus tard, Louis lui rendit son épiscopat.

Un événement qui eut à cette époque un grand retentissement fut la conversion au judaïsme d’un personnage considérable, le gentilhomme et prélat Bodo. Toutes les chroniques du temps en parlèrent comme d’une calamité publique. Il est vrai que cette conversion était accompagnée de circonstances singulières et propres à affliger de pieux chrétiens. Bodo ou Puoto, d’une ancienne famille alemane, était entré dans les ordres et occupait le rang de diacre ; il était très en faveur auprès de l’empereur, qui l’avait nommé son confesseur. D’une ardente piété, il demanda et obtint l’autorisation de se rendre à Rome pour y recevoir la bénédiction du pape et prier sur les tombeaux des apôtres et des martyrs. À Rome, ses sentiments se modifièrent totalement. Honteux des mœurs dissolues qu’affichaient les ecclésiastiques dans la capitale de la chrétienté, il apprécia à leur vraie valeur la pureté et l’élévation du judaïsme et résolut de se faire juif. Au lieu d’examiner les raisons qui avaient pu agir sur Bodo, les chrétiens accusèrent de sa conversion Satan, l’ennemi des hommes et de l’Église, ils crurent aussi que les Juifs l’avaient amené par ruse à accomplir cet acte.

Dès qu’il se fut décidé à embrasser le judaïsme, Bodo partit directement de Rome pour l’Espagne, se fit circoncire à Saragosse, prit le nom d’Éléazar et laissa pousser sa barbe (août 838) ; il se maria avec une juive. Il semble être entré comme soldat au service d’un prince arabe, et sa haine contre ses anciens coreligionnaires était telle qu’il persuada au souverain musulman de l’Espagne de ne tolérer aucun chrétien dans son pays, mais de les contraindre tous à se convertir au judaïsme ou à l’islamisme. On raconte que les chrétiens d’Espagne auraient imploré Louis le Débonnaire et les évêques de France d’intervenir en leur faveur et de se faire livrer ce dangereux apostat.

Tout en étant, très affligé de la conversion de Bodo, l’empereur Louis ne continua pas moins à traiter les Juifs avec équité et à les défendre contre toute injustice. C’est apparemment du règne de Louis le Débonnaire que date la pensée, généreuse dans son principe, et qui a été appliquée pendant tout le moyen âge, que l’empereur est le protecteur naturel et comme le tuteur des Juifs.

Avec Louis le Débonnaire disparut pour longtemps la situation heureuse des Juifs de France. Il est vrai que Charles le Chauve, fils de Louis et de Judith, qui provoqua le morcellement de l’empire des Francs en plusieurs parties formant les pays de France, d’Allemagne, de Lotharingie (Lorraine) et d’Italie (843), semblait avoir hérité de la prédilection de sa mère pour le judaïsme. Son médecin particulier était un Juif, Zédékias, et il avait aussi un favori juif, Juda. Sous son règne, les Juifs purent continuer à s’occuper librement de trafic et à acquérir des terres. Mais le haut clergé, se considérant humilié tout entier par l’échec de l’évêque Agobard, s’efforçait de nuire aux Juifs.

Leur ennemi le plus acharné fut le disciple et successeur d’Agobard, Amolo, évêque de Lyon. Sa haine contre les Juifs était partagée par Hinkmar, évêque de Reims et favori de l’empereur Charles, par les archevêques de Sens et de Bourges et par d’autres ecclésiastiques. Réunis en concile (848) dans la ville de Meaux, ces prélats, désireux d’augmenter la puissance du clergé au détriment de celle du roi et de réprimer le libertinage des prêtres, décidèrent de remettre en vigueur les anciennes lois canoniques et de soumettre de nouveau les Juifs aux dispositions restrictives prises contre eux. Ils ne désignèrent pas exactement au roi les mesures qu’il devait appliquer aux Juifs, ils se contentèrent de lui indiquer les édits promulgués contre eux depuis Constantin, mentionnant la défense que leur fit Théodose II d’occuper un emploi ou une dignité quelconque, rappelant les décisions des conciles, l’édit du roi mérovingien Childebert qui leur interdisait de fonctionner comme juges ou fermiers des douanes et de se montrer dans la rue pendant la fête de Pâques et leur ordonnait de témoigner en public du respect au clergé. Ils invoquèrent même des décisions synodales prises hors de France, spécialement les dispositions adaptées par les Visigoths contre les Juifs relaps. A la fin de leur écrit au roi, ils insistèrent sur l’intérêt qu’il y aurait à obliger les marchands d’esclaves juifs et chrétiens à vendre les esclaves païens dans des pays chrétiens.

Charles le Chauve ne tint nul compte des décisions des évêques, et, quoique son favori Hinkmar en fit partie, il fit dissoudre le concile. Plus tard, sur son ordre, un nouveau concile se réunit à Paris (14 février 846) pour examiner les modifications à apporter à l’organisation de l’Église ; le roi leur défendit de s’occuper, dans cette assemblée, des Juifs. Ni sous les Carolingiens, ni plus tard, aucune loi humiliante ne fut promulguée contre les Juif. Charles n’imposa qu’une légère restriction aux commerçants juifs en les obligeant à payer au fisc 11 pour 100 de leurs revenue, tandis que les autres marchands n’en versaient que le dixième.

Pour effacer l’échec que les adversaires des Juifs avaient subi au concile de Meaux, Amolo conseilla au haut clergé d’agir sur les princes et les seigneurs afin qu’ils abolissent les privilèges des Juifs. La lettre qu’il envoya dans ce but aux prélats forme un digne pendant à l’acte d’accusation adressé par Agobard à Louis le Débonnaire ; on y retrouve, du reste, en grande partie les griefs énumérés par Agobard. Vers la fin de son écrit, Amolo exprime le regret que les Juifs jouissent en France de la liberté de la parole et puissent employer pour leurs travaux domestiques et agricoles des ouvriers chrétiens. Il se plaint aussi que les chrétiens déclarent publiquement que les prédicateurs juifs parlent mieux que les prêtres chrétiens et que Bodo se soit converti au judaïsme. Comme si les Juifs pouvaient être rendus responsables des actes et des paroles des chrétiens !

D’abord l’écrit envenimé d’Amolo n’eut pas plus de résultat que les plaintes d’Agobard et les décisions du concile de Meaux. Mais, peu à peu, ces calomnies se répandirent parmi la noblesse et le peuple, et quand la France eut été morcelée en petits États autonomes et indépendants de la souveraineté royale, elles agirent d’une façon dangereuse pour les Juifs sur les ecclésiastiques et les princes. A Béziers, l’évêque de ce temps prononçait chaque année des sermons enflammés, depuis le dimanche des Rameaux jusqu’aux deuxième jour de Pâques, pour exciter les chrétiens à venger sur les Juifs la mort de Jésus. Il se produisait alors des troubles très graves, les chrétiens attaquaient les Juifs à coups de pierres, ceux-ci se défendaient fréquemment, et, des deux côtés, le sang coulait. Ces désordres devinrent traditionnels à Béziers, ils s’y renouvelèrent annuellement pendant des siècles. Les comtes de Toulouse avaient le droit de donner le vendredi saint un soufflet au syndic des Juifs de la ville, et on raconte qu’un chapelain, du nom de Hugo, demanda une fois l’autorisation d’exercer ce droit seigneurial et donna au syndic un soufflet si violent que la victime en mourut. Pour justifier cette coutume barbare, on prétendait qu’elle fut instituée à la suite d’une trahison commise par les Juifs envers la ville de Toulouse et au profit des musulmans. Plus tard, la colophisation fut remplacée par une taxe annuelle.

Louis II, fils de Lothaire, était favorablement disposé pour le clergé. Dès qu’il fut maître de l’Italie (885), il ratifia une décision synodale en vertu de laquelle tous les Juifs, dont les ancêtres étaient cependant venus dans le pays longtemps avant l’arrivée des Germains et des Lombards, devaient quitter l’Italie ; ceux qui ne seraient pas partis au 1er octobre 885 pouvaient être arrêtés et livrés à la justice par le premier venu. Cette mesure ne put heureusement pas être exécutée, parce que l’Italie était alors partagée en de nombreux petits territoires dont la plupart des chefs refusaient obéissance au roi.

En France, sous les successeurs de Charles le Chauve, lorsque l’autorité royale se fut affaiblie de plus en plus et que le fanatisme des seigneurs eut augmenté, le roi Charles le Simple en arriva, par bigoterie, à faire don à l’église de Narbonne des revenus des terres et des vignobles que les Juifs possédaient dans le duché de ce nom (899-914). Bien des seigneurs français se persuadèrent peu à peu que la protection accordée par Charlemagne et Louis le Débonnaire aux Juifs de leur État impliquait pour ces derniers l’obligation de se conduire réellement en protégés du souverain, c’est-à-dire de mettre, à sa disposition leur personne et leurs biens. Cette pensée présida certainement à la rédaction de l’acte par lequel l’usurpateur Boso, roi de la Bourgogne et de la Provence, disposé des Juifs de son État en faveur de l’Église, comme si c’étaient des serfs. Cette situation étrange des Juifs ne cessa qu’avec le règne des Capétiens.

Dans l’Europe orientale, la situation des Juifs devint également pénible. Malgré les persécutions de l’empereur Léon l’Isaurien, les Juifs s’étaient répandus dans tout l’empire byzantin, principalement dans l’Asie Mineure et en Grèce. Dans ce dernier pays, ils cultivaient des mûriers, élevaient des vers à soie et fabriquaient de la soie ; ils étaient soumis à toutes les mesures restrictives édictées successivement par les divers souverains de Byzance, afin qu’ils fussent très humiliés et avilis. On leur accordait néanmoins la liberté religieuse (vers 850).

C’est à ce moment que Basile le Macédonien monta sur le trône de Byzance. Au fond, cet empereur n’était pas hostile aux Juifs, mais il était hanté par le désir de les convertir au christianisme, et il organisa, dans ce but, des réunions publiques où les Juifs devaient prouver par des arguments irréfutables la supériorité de leur religion ou avouer que Jésus est le point culminant de la Loi et des prophètes. Prévoyant que ces discussions n’amèneraient que peu de résultats, il promit aux Juifs qui se convertiraient de les élever aux mêmes honneurs et dignités que les chrétiens. De nombreux Juifs embrassèrent ou firent semblant d’embrasser le christianisme ; Basile mort (886), ils retournèrent à la foi de leurs aïeux. Mais le fils et successeur de Basile, Léon le Philosophe, était bien plus intolérant que son père, il menaça (vers 900) de traiter en apostats, c’est-à-dire de faire mourir, tous les Juifs convertis qui pratiqueraient leur ancienne religion.

Sous la domination des khalifes, les Juifs avaient été d’abord heureux, mais peu à peu, surtout après la mort d’Almamoun, ils furent soumis, comme dans les pays chrétiens, à des restrictions humiliantes. Le khalife Almoutavakhil, le troisième successeur d’Almamoun, renouvela contre eux les lois iniques d’Omar, leur imposant, comme aux chrétiens et aux mages, un vêtement d’une couleur et d’une forme particulières, transformant les synagogues et les églises en mosquées, leur interdisant l’accès des fonctions publiques et défendant aux musulmans de les instruire (849-856) ; ils n’avaient pas le droit de monter à cheval, ils ne pouvaient sortir que sur des ânes ou des mulets (853-854). S’ils achetaient une maison, ils étaient contraints de payer au khalife le dixième de sa valeur. L’exilarcat aussi avait perdu de son importance ; depuis qu’à la suite d’un décret d’Almamoun, les exilarques n’étaient plus reconnus par le khalife, ils ne possédaient plus ni caractère officiel ni autorité politique.

Pendant que l’exilarcat déclinait, l’académie de Pumbadita, voisine de Bagdad, la capitale des khalifes, grandissait en considération et devenait l’égale de l’école de Sora ; ses chefs purent porter officiellement le titre de gaon. Autrefois, le chef de l’école de Pumbadita était tenu de se rendre chaque année, accompagné de son Collège, à la résidence de l’exilarque pour lui présenter ses hommages, et maintenant le prince de l’exil ne pouvait plus tenir ses réunions qu’à Pumbadita. L’académie de cette ville était probablement redevable de cette heureuse transformation à son chef Paltoï ben Abbaï, homme actif et d’humeur batailleuse, qui ouvrit la série des gaonim remuants et ambitieux. Ces fonctionnaires, qui exigeaient l’observation stricte et rigoureuse de toutes les pratiques religieuses, se montraient aussi très sévères dans les questions de morale. Interrogé si un Juif peut voler un non Juif dans le cas où il n’en résulterait aucun inconvénient pour le judaïsme, le gaon Mar Sar-Schalom (849-859) répondit avec colère qu’un tel acte était sévèrement condamné par le Talmud, et qu’il n’était pas permis d’agir autrement à l’égard d’un étranger qu’envers un coreligionnaire. A coté de cette morale austère, les gaonim avaient des conceptions religieuses très étroites et des croyances superstitieuses. Ce même gaon Sar-Schalom était fermement convaincu que de mauvais génies s’attachaient aux pas de celui qui accompagnait un convoi funèbre, et son contemporain Natronaï II (859-869), gaon de Sora, déclarait hérétiques, passibles de l’excommunication et exclus du temple tous ceux qui transgresseraient la moindre prescription talmudique.

Les académies de Sora et de Pumbadita se restreignaient à l’enseignement talmudique, elles négligeaient toute autre étude et considéraient comme entachés de caraïsme ceux qui se consacraient à des études scientifiques ; elles commencèrent cependant à rédiger leurs consultations en arabe, et non plus, comme auparavant, dans un mélange d’hébreu et de chaldéen. Mais, en dehors de l’Irak, en Egypte et à Kairouan, il se produisit parmi les rabbanites un mouvement scientifique, faible d’abord, puis de plus en plus considérable, qui créa, vers la fin du IXe siècle, une rivalité heureuse entre caraïtes et rabbanites.

Parmi ces derniers, Isaac ben Soleïmas Israeli (né vers 845 et mort en 940) se distingua particulièrement comme médecin, philosophe et philologue. Originaire d’Egypte, il fut appelé à Kairouan (vers 904) par le dernier prince aghlabite Ziadeth-Allah, qui le nomma son médecin. Il entra au service du fondateur de la dynastie fatimite, Obeïd-Allah, l’imam messianique (le mahdi, prétendu fils d’une Juive), après que ce chef eut défait Ziadeth-Allah ; son maître lui témoigna une vive affection (909-933). Sur le désir d’Obeïd-Allah, il composa huit ouvrages médicaux, dont le meilleur, d’après les personnes compétentes, est son traité sur la fièvre. Plus tard, ces écrits furent traduits en hébreu, en latin, et, en partie, en espagnol ; un médecin chrétien, qui a fondé une école de médecine à Salerne, s’attribua, en plagiaire, la paternité d’une partie de ces ouvrages.

Si Isaac Israeli contribua par ses écrits médicaux au développement de la science médicale, son ouvrage philosophique Sur les définitions et les descriptions ne rendit que très peu de services à la philosophie. Israeli exerça surtout une action, profonde, par ses conférences, sur ses auditeurs, et il forma deux élèves distingués, un musulman, Abou Gafar ibn Alguzzar, reconnu comme une autorité dans les questions médicales, et un juif, Dounasch ben Tamim. Israeli devint centenaire et survécut à son protecteur le khalife Obeïd-Allah, qui, mourut pour avoir désobéi, pendant une maladie, à son médecin juif.

A l’époque où Israeli descendit dans la tombe, vers 940, la voie était ouverte, chez les rabbanites, aux études scientifiques, et beaucoup devaient la parcourir dans l’avenir avec éclat. Les caraïtes s’élancèrent, en ce temps, sur les traces des philosophes motazilites, mais ils ne mirent au jour aucune conception féconde ni aucune pensée originale, ils s’en tinrent à des formules stériles. Ainsi, le caraïsme était sorti à peine de l’enfance qu’il portait déjà les signes de la vieillesse. Ses savants se consacrèrent tout particulièrement à l’exégèse biblique et à l’étude de la langue hébraïque, sans faire avancer cette science d’un seul pas. Un caraïte, Mosché Ben-Ascher (885), de Tibériade, scribe d’état, composa un traité sur la prononciation des voyelles et sur les accents, mais il n’avait aucune notion de la construction de la phrase hébraïque et ne connaissait qu’imparfaitement les formes de la langue. Aidé de son fils Akron Ben-Ascher (vers 900), il créa la Massora, c’est-à-dire il indiqua les règles de l’orthographe de l’Écriture Sainte et réunit les diverses variantes de la Thora. Bien que cette Massora, composée d’après des manuscrits caraïtes, s’écarte souvent des indications que le Talmud et les manuscrits babyloniens donnent sur l’orthographe biblique, elle fut cependant admise par les rabbanites et fait encore autorité de nos jours.

A Jérusalem, le caraïsme prit un caractère très prononcé d’ascétisme. Soixante caraïtes, venus de divers pays, où ils avaient abandonné leurs biens et leur famille, s’organisèrent dans la ville sainte en une communauté, s’abstenant de vin et de viande, vêtus de haillons, jeûnant et priant, pour amener promptement la délivrance d’Israël. Ils s’appelaient ceux qui pleurent sur Sion et Jérusalem (Abèlè Zion). Les usages adoptés par ces moines caraïtes agirent sur la vie religieuse des caraïtes, en général, qui se mirent à observer très rigoureusement les lois de pureté lévitique, évitant de se mettre en relations avec des non juifs, dont ils ne goûtaient ni pain, ni pâtisserie, ni divers autres aliments. Peu à peu, ils déclarèrent les rabbanites eux-mêmes impurs, réprouvés et impies, et ils s’abstinrent de franchir leur seuil.

Établis d’abord en Babylonie et en Judée, les caraïtes se répandirent plus tard en Égypte, en Syrie et jusque dans la Crimée, ils formèrent des communautés importantes à Alexandrie, au Caire et, en Crimée, dans les villes de Bospore (Kerisch), de Sulchat et de Kaffa (Théodosie). Quelques caraïtes ardents essayèrent, par des discussions, des discours et des lettres, de propager leur doctrine parmi les rabbanites. L’un d’eux, nommé Eldad et se disant originaire de la tribu de Dan, était un homme fin et rusé qui, par le récit des voyages merveilleux qu’il prétendait avoir faits en Mésopotamie, en Égypte, dans l’Afrique et en Espagne, s’acquit de son temps une réputation considérable. Il appartenait à cette catégorie de fourbes qui se croient autorisés à mentir dans un but religieux, savent exploiter la crédulité humaine et prendre la foule dans un tissu inextricable de fables et d’impostures. Les gaonim eux mêmes ajoutèrent foi aux récits fantaisistes d’Eldad, ils crurent que la tribu de Dan possédait, en effet, comme il le disait, des traditions émanant directement de Moïse, écrites en hébreu et relatives aux rites juifs, quoique ces traditions fussent, sur bien des points, en contradiction avec le Talmud et portassent l’empreinte du caraïsme.

A cette époque, l’éclat dont avait brillé, à l’origine, l’exilarcat avait déjà bien pâli, et il s’effaça de plus en plus devant l’autorité grandissante de l’académie de Pumbadita. Cette école prit, en effet, un essor considérable sous la direction d’un gaon éminent, autrefois rabbin et juge à Bagdad, qui se nommait Haï ben David (890-897). Les Juifs occupaient alors de nouveau une situation satisfaisante dans l’empire musulman ; le vizir du khalife Almoutadhid (892-902), Obeïd-Allah ibn Soleïman, les traitait avec équité, il les nommait même aux emplois publics. Ce fut surtout la communauté de Bagdad qui profita de cet heureux changement, elle acquit une grande influence auprès du khalife et prit une place prépondérante dans le judaïsme de l’Irak. Quand son rabbin Haï ben David fut nommé chef de l’académie de Pumbadita, elle lui prêta un appui efficace pour établir la suprématie de cette académie sur toute la Babylonie juive. L’école de Sora, qui occupait auparavant le premier rang, avait décliné peu à peu et perdu successivement ses divers privilèges ; il lui en restait un seul, le droit de disposer, pour son entretien, de la plus grande partie des sommes envoyées par les Juifs du dehors aux écoles babyloniennes, elle en fut dépouillée par le gaon de Pumbadita, Mar Kohen-Zédék II.

Mar Kohen-Zédéh II ben Joseph, qui fut à la tête de l’école de Pumbadita depuis 917 jusqu’à 936, était un de ces hommes énergiques et passionnés qui, sans aucune ambition personnelle, s’identifient en quelque sorte avec l’institution à laquelle ils appartiennent, désirent sa grandeur plus ardemment que leur propre élévation et mettent tout en œuvre pour atteindre leur but. Dès qu’il fut entré en fonctions, il demanda que ce fût dorénavant Pumbadita, à la place de Sora, qui reçût la plus grande partie des dons offerts pour les deux académies. Cette exigence souleva des discussions très vives, il fut décidé finalement que Sora ne serait plus privilégiée et que les revenus seraient répartis par portions égales entre les deux écoles.

Enhardi par ce premier succès, Kohen-Zédék s’attaqua à l’exilarcat. Le prince de l’exil était alors Ukba, homme très lettré, familiarisé avec la poésie arabe et sachant lui-même versifier agréablement en arabe. Kohen-Zédék réclama pour Pumbadita le droit, qui appartenait à l’exilarque, de nommer les juges et de percevoir les taxes spéciales dans les communautés juives du Khorassan. Il est possible que ce droit eût appartenu autrefois à Pumbadita et que le gaon ne demandât en réalité qu’une simple restitution de pouvoir. Quoi qu’il en soit, l’exilarque repoussa la demande de Kohen-Zédék et en appela au khalife : Kohen-Zédék fit alors agir ses amis auprès d’Almoktadir (908-932) ou plutôt auprès de son vizir tout-puissant Ibn Forat. Ukba fut destitué et banni de Bagdad, sa résidence (917) ; il se rendit à Karmisin (Kermanscha, à l’est de Bagdad). Le chef de l’école de Sora, Jacob ben Natronaï, assista impassible à cette lutte.

Une circonstance fortuite vint en aide à Ukba. Le khalife, encore jeune et ami des plaisirs, s’établit par hasard pour quelque temps à Karamanscha ; Ukba s’arrangea de façon à le rencontrer dans ses promenades et lui adressait chaque fois des salutations et des louanges en vers arabes. Un jour, le secrétaire du khalife fit remarquer à son maître avec quel talent Ukba savait varier les compliments qu’il lui adressait. Mandé auprès d’Almoktadir et invité à solliciter de lui une faveur, Ukba demanda et obtint la grâce d’être réintégré dans son ancienne dignité. Après une année de bannissement, il revint donc comme exilarque à Bagdad (vers 918). Ce retour plut médiocrement à Kohen-Zédék et à ses partisans. A force d’intrigues et de cadeaux, ils réussirent à faire destituer et envoyer Ukba une deuxième fois en exil, et, pour qu’il n’eût pas l’occasion de reconquérir les bonnes grâces du khalife, il fut obligé de quitter les provinces orientales du khalifat ; il se rendit en Afrique, à Kairouan (vers 919). Là, il fut reçu avec de grands honneurs : la communauté juive de Kairouan, où se trouvait alors le célèbre médecin et philosophe Isaac Israeli, le traita en exilarque, établit pour lui dans la synagogue un siège plus élevé que les autres, et lui fit oublier, par les égards et la vénération qu’elle lui témoignait, les vexations qu’il avait subies dans sa patrie.

Comme Kohen-Zédék avait combattu en Ukba, non l’homme, mais l’exilarque, il ne lui suffit pas d’avoir fait bannir son adversaire, il voulut faire disparaître l’exilarcat même. Mais le peuple tenait à cette institution et par habitude et aussi parce qu’il y rattachait le glorieux souvenir de la dynastie royale de David. D’un autre côté, le gaon de Sora commençait à se lasser du rôle effacé que lui imposait son ambitieux collègue de Pumbadita. Aussi, après que l’exilarcat fut resté vacant pendant un ou deux ans, le peuple demanda-t-il qu’il eût de nouveau un titulaire, et il désigna pour cette dignité David ben Zakkaï, un parent d’Ukba. Le Collège de Sora tout entier ratifia le choix du peuple et alla présenter ses hommages (en 921) à David ben Zakkaï, à Kasr, sa résidence ; mais Kohen-Zédék et le Collège de Pumbadita refusèrent de reconnaître le nouvel exilarque. Ambitieux, énergique et fermement résolu de se maintenir à son poste, David ben Zakkaï, en vertu de son pouvoir d’exilarque, déposa Kohen-Zédék et nomma un autre gaon à sa place. Quoiqu’il fût délaissé, dès lors, par une partie de ses partisans, Kohen-Zédék n’abandonna pas la lutte. Ces tristes querelles entre le gaonat et l’exilarcat se prolongèrent pendant près de deux ans, elles affligèrent vivement les cœurs vraiment religieux.

Un aveugle, universellement respecté pour sa profonde piété, Nissi Naharvani, résolut de mettre fin à ces dissensions. Une nuit, il se rendit dans la demeure de Kohen-Zédék, et là, tâtonnant à travers l’appartement, il se présenta soudain dans le cabinet de travail du gaon. Ému de l’apparition subite de Naharvani à une heure avancée de la nuit, Kohen-Zédék se laissa convaincre par la parole chaleureuse et entraînante de cet aveugle si vénéré et il consentit à se réconcilier avec David ben Zakkaï Celui-ci, de son côté, fit des concessions à son adversaire et le rétablit dans ses fonctions de gaon de Pumbadita.

Après avoir échoué dans sa lutte contre l’exilarcat, Kohen-Zédék eut encore le chagrin de voir l’école de Sora, sous la direction d’un savant venu de pays lointain, briller d’un nouvel éclat et éclipser de nouveau pendant quelque temps sa rivale de Pumbadita. Ce fut le gaon Saadia, le fondateur de la philosophie religieuse chez les Juifs, qui rendit à l’académie de Sora son ancienne splendeur et ouvrit une nouvelle époque dans l’histoire juive.