HISTOIRE DES JUIFS

TROISIÈME PÉRIODE — LA DISPERSION

Première époque — Le recueillement après la chute

Chapitre XIII — Organisation du judaïsme babylonien ; époque des Goanim — (640-750).

 

 

Après la mort de Mahomet, les musulmans se répandirent avec une impétuosité indomptable au delà des frontières de l’Arabie ; ils se précipitèrent, l’épée dans une main et le Coran dans l’autre, à la conquête des plus belles régions de l’Asie et de l’Afrique, électrisés par leur cri de guerre : Allah seul est Dieu, et Mahomet est son prophète. Le vieux royaume de Perse tomba au premier choc ; les provinces byzantines, la Palestine, la Syrie et l’Égypte, dont la population détestait les empereurs de Constantinople, acceptèrent avec empressement la domination arabe. En Palestine surtout, les Juifs et les Samaritains favorisèrent la conquête musulmane. La ville forte de Césarée, la capitale politique du pays, où se trouvaient, dit-on, 700.000 hommes en état de porter les armes, fut livrée aux Arabes par un Juif. Jérusalem tomba au pouvoir du khalife Omar (vers 638), il y éleva une mosquée sur l’emplacement du temple. Cette ville resta pour les musulmans la cité sainte (Al-Kouds).

L’islamisme naissant se montra cependant aussi intolérant pour les Juifs que le christianisme. Omar leur interdit le séjour de Jérusalem ; il les soumit, en outre, à un certain nombre de lois restrictives qui sont connues sous le nom de législation d’Omar, et qui s’appliquaient également aux chrétiens. Ainsi, il leur était défendu de construire de nouvelles synagogues et d’embellir les anciennes ; ils ne pouvaient chanter à l’office qu’à mi-voix, ils devaient réciter les prières des morts à voix basse, ils ne pouvaient occuper aucune fonction publique, ni juger les musulmans, ni empêcher leurs coreligionnaires de se convertir à l’islamisme, ni porter une bague à cachet. Enfin, on leur imposait, ainsi qu’aux chrétiens, un vêtement d’une couleur particulière, et on ne leur permettait pas de monter à cheval. Pendant que les musulmans étaient exempts de tout impôt ou ne payaient qu’une taxe légère pour secourir les pauvres, les Juifs et les chrétiens étaient soumis à un impôt personnel et à un impôt foncier.

Malgré ces restrictions, les Juifs se sentaient plus libres chez les musulmans que dans les pays chrétiens. D’abord, les lois d’Omar ne leur étaient pas rigoureusement appliquées, même du vivant de ce khalife. Ensuite, les musulmans, tout en étant convaincus de la supériorité de leur religion, ne méprisaient pas les Juifs, comme le faisaient les chrétiens, ils savaient reconnaître leur mérite et leur témoigner, à l’occasion, les plus grands égards.

C’est surtout dans l’ancienne Babylonie, appelée Irak par les Arabes, que la conquête musulmane fut bienfaisante pour les Juifs. Les rois sassanides, qui gouvernaient alors le pays, persécutaient le judaïsme et le christianisme. Aussi Juifs et chrétiens aidèrent-ils les Arabes, quand ils eurent envahi la Babylonie, à conquérir cette région. Les services qu’ils leur rendirent dans cette guerre durent être très importants, puisque le khalife Omar, qui n’était cependant pas indulgent pour les infidèles, les en récompensa en leur accordant un certain nombre de privilèges. Le chef de l’Église chaldéenne, Jésujabu, qui avait le titre de patriarche ou catholicos, obtint le droit d’étendre son autorité sur tous les chrétiens de l’Irak, et ceux-ci lui devaient obéissance non seulement dans les questions religieuses, mais encore dans les questions politiques. Des privilèges analogues furent probablement accordés à l’exilarque Bostanaï ; Omar ou un de ses lieutenants donna même en mariage à ce dignitaire une fille du roi de Perse, Kosru, qu’il avait emmenée en captivité (642). Bostanaï fut le premier exilarque qui reçut l’investiture de la main d’un khalife. Revêtu de pouvoirs politiques et judiciaires assez étendus, il réunit entre elles, par des liens étroits, toutes les communautés juives de la Babylonie. Il fut autorisé à se servir officiellement d’un sceau spécial, sur lequel était gravée une mouche, et qu’il apposait sur les édits et les ordonnances qu’il promulguait.

Après la mort d’Oman (644), tombé sous les coups d’un meurtrier, et celle de son successeur Othman (655), tué dans une émeute, Ali fut élevé à la dignité de khalife. À ce moment, l’empire musulman était gouverné par deux partis : les uns tenaient pour Ali, qui avait sa résidence dans la ville de Koufa, dans l’Irak, les autres pour Mouawiya, un parent du khalife Othman. Les Juifs de la Babylonie et les chrétiens nestoriens se déclarèrent pour Ali. On raconte qu’après la prise de la ville de Peroz-Schabur ou Anbar, près de 90.000 Juifs se seraient rendus auprès d’Ali, sous la conduite du chef d’école Mar-Isaac, pour lui jurer fidélité. Ali fut profondément touché de cet hommage, et il accorda à Mar-Isaac un certain nombre de privilèges. C’est probablement de cette époque que datent le titre de gaon porté par le chef de l’école de Sora et les prérogatives attachées à ce titre. Dans la suite, naquit entre les gaonim et les exilarques, c’est-à-dire entre le pouvoir temporel et la pouvoir spirituel, une rivalité qui dégénéra souvent en violentes querelles. — Avec Bostanaï et Mar Isaac commença une nouvelle période dans l’histoire des Juifs, l’époque des gaonim.

Après la mort de Bostanaï, des dissensions éclatèrent entre ses fils. L’exilarque avait eu plusieurs femmes, dont une était, comme on sait, la fille d’un roi de Perse. Le fils de cette dernière, issu de sang royal, était probablement le favori de son père, qui l’avait sans doute désigné pour lui succéder. Les autres enfants de Bostanaï, nés de femmes juives, étaient jaloux de la situation privilégiée de leur frère. Or, comme ce dernier avait eu pour mère une esclave non juive, et qu’il devait suivre, d’après le droit talmudique, la condition de sa mère, ils essayèrent de le vendre comme esclave. Cette conduite coupable fut approuvée par plusieurs docteurs. D’autres prétendirent, au contraire, qu’il n’était pas possible que Bostanaï, homme pieux, eût épousé la captive royale sans l’avoir préalablement affranchie et lui avoir fait embrasser le judaïsme. Pour empêcher qu’un frère ne fût vendu comme esclave par ses autres frères, un docteur, Haninaï, fit déclarer par le tribunal que le fils de la princesse de Perse était affranchi ; celui-ci conserva néanmoins le caractère d’enfant illégitime, et ses fils ne furent jamais considérés comme descendants d’un exilarque.

On a peu d’informations précises sur les gaonim et les exilarques qui ont vécu de 670, c’est-à-dire depuis la mort de Bostanaï, à l’an 730 ; on ignore même les noms de la plupart d’entre eux. Mar-Isaac fut, selon toute apparence, le premier gaon de Sora ; il eut pour successeur Hunaï. Pendant que celui-ci dirigeait l’académie de Sora, l’école de Pumbadita avait à sa tête Mar-Râba (vers 670-680). Hunaï et Mar-Râba prirent une mesure très importante, qui abolissait une loi talmudique. D’après le Talmud, la femme, même dans le cas où son mari est atteint d’une maladie rebutante ou exerce une profession répugnante, ne peut demander le divorce que très rarement ; elle est obligée de rester avec son mari, même quand elle éprouve pour lui une insurmontable aversion. Persiste-t-elle dans sa demande de divorce, elle est menacée de perdre son douaire et même sa dot. L’avènement de l’islamisme modifia cette situation. Comme le Coran permettait à l’épouse de demander la répudiation, les femmes juives s’adressaient quelquefois aux tribunaux musulmans ; ceux-ci forçaient le mari à consentir au divorce et à restituer à la femme ce qui lui était dû. C’est alors que Hunaï et Mar-Râba autorisèrent l’épouse, contrairement au droit talmudique, à exiger la répudiation sans qu’il en résultât pour elle aucune perte pécuniaire.

Les successeurs de ces deux gaonim, jusqu’à 720, ne sont connus que de nom ; l’histoire du judaïsme babylonien pendant toute cette période est restée absolument obscure. On sait seulement que, dans ces quarante années (680-720), les trois dignitaires juifs (l’exilarque et les chefs des deux écoles de Sora et de Pumbadita) fixèrent entre eux l’étendue de leurs pouvoirs respectifs par des arrangements à l’amiable et des concessions mutuelles, et que les communautés babyloniennes furent définitivement réorganisées.

À la tête de ces communautés se trouvaient l’exilarque et les deux chefs d’académie. L’exilarque avait des fonctions politiques, il représentait le judaïsme babylonien auprès du khalife et des gouverneurs et recueillait les impôts dus par les communautés à la caisse de l’État. Ce dignitaire déployait un faste presque royal ; il portait un costume somptueux, sortait dans les carrosses de l’État, avait sa garde du corps et jouissait, en général, d’une très grande considération. Les deux gaonim ou chefs des académies de Sora et de Pumbadita maintenaient l’unité religieuse, ils dirigeaient l’enseignement talmudique, promulguaient de nouvelles lois et en surveillaient l’exécution ; ils partageaient le pouvoir judiciaire avec l’exilarque. Ce dernier nommait les chefs d’école, après entente préalable avec le Collège. Le chef de l’académie de Sora était seul autorisé à porter le titre de gaon ; il possédait encore d’autres droits qui étaient refusés à son collègue de Pumbadita. Pendant quelque temps, on ne pouvait même placer à la tête de l’école de Pumbadita qu’un membre du Collège de Sora.

L’exilarcat était devenu héréditaire dans la maison de Bostanaï néanmoins, aucun membre de cette famille ne pouvait y être élevé avec l’assentiment des deux académies. L’investiture du nouvel exilarque avait lieu au milieu d’une grande pompe et avec une imposante solennité. Les présidents des deux écoles de Sora et de Pumbadita, accompagnés de leurs Collèges et des personnages les plus considérés du pays, se rendaient dans la ville habitée par le nouvel élu. Là, ils se réunissaient dans une salle spacieuse et luxueusement ornée, où étaient placés des sièges d’honneur pour l’exilarque et les chefs des deux académies. Le gaon de Sora prenait alors la parole pour appeler l’attention du prince de l’exil sur l’importance et la gravité de ses devoirs et pour le prémunir contre tout sentiment de vanité ou d’orgueil. Le jeudi, on se rendait à la synagogue, où les deux chefs d’école imposaient leurs mains sur la tète de l’exilarque, et, au son des trompettes, prononçaient les paroles suivantes : Vive notre maître, le prince de l’exil ! Ces paroles étaient joyeusement acclamées par la foule, qui était toujours très nombreuse à cette cérémonie. L’exilarque sortait alors de la synagogue, accompagné jusqu’à son domicile d’un immense cortège d’honneur.

Le samedi suivant, on célébrait en son honneur un service solennel. Il paraissait à la synagogue dans une tribune élevée et ornée de riches étoffes, comme autrefois les rois de la maison de David au temple de Jérusalem. Le gaon de Sora s’approchait alors de la tribune, ployait le genou devant l’exilarque et s’asseyait à sa droite ; ensuite, venait le chef de l’école de Pumbadita qui se plaçait à sa gauche. Pour lire la Loi, on apportait le rouleau sacré devant lui, à l’instar de ce qui se faisait autrefois pour les souverains ; le président de l’école de Sora lui servait d’interprète (meturgueman). Après la lecture de la Loi, il développait devant les fidèles un sujet d’édification ; s’il n’en était pas capable, le gaon le faisait à sa place. Dans la prière finale, récitée à la gloire de Dieu, on mentionnait le nom de l’exilarque : Puisse cet événement se produire, disait-on, du vivant du prince ! Puis l’officiant appelait la bénédiction divine sur le prince, les chefs et les membres des deux académies (la prière de Yekoum Pourkan) et mentionnait les noms des pays, des villes et des personnes qui contribuaient par leurs dons à l’entretien des écoles. L’exilarque était alors conduit, au milieu d’une imposante procession, jusqu’à sa demeure, où il réunissait autour de lui, dans un magnifique festin, les dignitaires, les savants, les fonctionnaires de l’État et toutes les notabilités qui se trouvaient dans la ville.

Une fois par an, la troisième semaine après la fête des Cabanes, le prince de l’exil tenait une espèce da cour à Sora; les chefs des deux académies et leurs Collèges, les représentants des communautés et d’autres notabilités lui rendaient visite. La réunion de tous ces personnages autour de l’exilarque portait le nom de grande assemblée ou pèlerinage auprès du prince de l’exil. Pendant toute cette semaine, on faisait des conférences religieuses, et, le samedi, on suivait à l’égard de l’exilarque le cérémonial qui était observé en son honneur le samedi de son installation.

Comme revenus, l’exilarque avait les impôts qui lui étaient payés par un certain nombre de villes. Les districts de Naharowan (à l’est du Tigre), de Farsistan et de Holwan lui versaient encore, dans leur décadence, sept cents deniers d’or (environ 8.500 francs). Il avait aussi le droit d’imposer, pour son compte, à toutes les localités placées sous sa juridiction, des taxes extraordinaires ; de plus, on lui offrait des présents.

Au deuxième rang, immédiatement après l’exilarque, se tenait le chef de l’académie de Sora ; il portait le titre de gaon, et en toute circonstance, même quand il était beaucoup plus jeune que lui, il avait le pas sur son collègue de Pumbadita. Celui-ci était cependant absolument indépendant pour les questions d’administration intérieure, à moins que quelque exilarque ne s’y ingérât illégalement. Au-dessous de lui, le chef d’école avait un président de tribunal qui rendait la justice et lui succédait habituellement. Ensuite, venaient sept chefs des assemblées des professeurs et trois compagnons ou savants ; ces dix fonctionnaires paraissent avoir formé le petit sénat. Il y avait, enfin, un Collège de cent membres qui se subdivisait en deux sections d’inégale importance : le grand sanhédrin, composé de soixante-dix membres, et le petit sanhédrin, composé de trente membres. La dignité de membre du Collège était héréditaire, mais celle de président était élective.

Le Collège avait perdu graduellement son caractère de corps enseignant pour ne plus être qu’un corps législatif, un vrai parlement. Deux fois par an, au mois de mars et au mois de septembre (adar et elloul), il se réunissait et tenait séance pendant tout un mois. Ces réunions étaient bien consacrées en partie à des controverses théoriques sur un chapitre du Talmud qui avait été désigné d’avance comme devant servir de thème aux discussions du Collège, mais on y poursuivait avant tout un but pratique, on promulguait de nouvelles lois, on instituait de nouvelles pratiques et on délibérait sur les consultations légales adressées au Collège, pendant le semestre, par les communautés du dehors. A la fin de la session, les réponses à ces consultations étaient lues devant les membres réunis, signées par le chef de l’académie au nom de tout le Collège, scellées du sceau de l’école et apportées par des messagers aux diverses communautés qui les avaient provoquées. Toute communauté qui avait ainsi recours aux lumières des docteurs envoyait d’habitude, avec sa demande, de riches dons en argent. Ces dons étaient-ils offerts explicitement pour l’une des deux écoles, l’autre n’en recevait aucune part ; les envoyait-on sans indiquer la destination, l’académie de Sora en recevait les deux tiers, et le troisième tiers était pour l’école de Pumbadita. Cet argent était réparti par le président entre les membres du Collège et les élèves. Outre les présents qu’elles recevaient, les deux académies avaient des revenus réguliers, fournis par les districts qui étaient placés sous leur autorité. L’école de Sora avait dans son ressort le sud de l’Irak avec les deux villes importantes de Wasit et Bassora, sa juridiction s’étendait jusqu’à Ophir (Inde ou Yémen ?) ; elle recueillait encore dans les plus mauvais temps jusqu’à quinze cents deniers d’or (environ 18.000 francs). De Pumbadita dépendaient les communautés du nord jusqu’au Khorassan.

Chacun des trois chefs du judaïsme babylonien nommait les juges de son district. Ceux-ci recevaient de leur chef hiérarchique un diplôme qui leur donnait le titre de dayyan et le droit de statuer non seulement sur des points de droit civil mais aussi sur des questions religieuses ; en même temps que juges, ils étaient aussi rabbins. Le juge se choisissait parmi les membres de la communauté deux assesseurs (Zchénim), qui formaient avec lui le tribunal des juges-rabbins. C’est ce tribunal qui légalisait les pièces judiciaires, telles que contrats de mariage, lettres de divorce, lettres de change, actes de vente ou de donation. Le juge remplissait aussi l’emploi de notaire de la communauté, et, pour ces diverses fonctions, il recevait un traitement fixe payé par la communauté, des honoraires pour chaque acte qu’il dressait, et, enfin, il prélevait chaque semaine une somme déterminée sur la vente de la viande. Ce fonctionnaire avait probablement aussi la surveillance des écoles.

L’organisation de la communauté juive en Babylonie, qui a servi de modèle à tout le judaïsme et s’est conservée en partie jusqu’à nos jours, était établie sur les bases suivantes. À la tète de la communauté, se trouvait une commission chargée de soigner les intérêts généraux et de distribuer des secours aux pauvres ; elle était composée de sept membres, appelés Parnessè ha-Knéssét. La surveillance de la communauté était confiée au délégué de l’exilarque ou de l’un des deux chefs d’académie. C’est ce délégué qui prononçait les châtiments contre les coupables ; il pouvait infliger deux sortes de châtiments, la bastonnade et l’excommunication. Cette dernière punition n’a été appliquée chez les Juifs ni aussi fréquemment ni aussi arbitrairement que chez les chrétiens, mais chez les premiers aussi on l’a trop souvent employée. L’excommunication simple atteignait ceux qui ne voulaient pas se soumettre à quelque usage religieux ou à quelque ordre des autorités ; les conséquences n’en étaient pas très graves, car ni les étrangers, ni surtout les membres de sa famille n’étaient tenus de s’éloigner de l’excommunié. Ce dernier persistait-il au bout de trente jours dans son insubordination, il était frappé de l’excommunication majeure. Ses amis les plus intimes s’éloignaient alors de lui, il était isolé au milieu de la société et traité en maudit. Ses enfants étaient exclus de l’école et sa femme de la synagogue ; on ne pouvait ni enterrer ses morts, ni même circoncire ses enfants. Quelque rigoureux que fût ce châtiment, il était nécessaire de l’appliquer à une époque où il n’était pas possible d’agir sur la foule par le raisonnement ou la persuasion, pour maintenir l’unité religieuse et assurer le triomphe de la loi.

Tout en étant soumis aux caprices des gouverneurs musulmans et quelquefois à l’arbitraire des exilarques eux-mêmes, le judaïsme babylonien apparaissait au loin sous les plus brillantes couleurs. Les Juifs de tous les pays voyaient dans l’institution de l’exilarcat le rétablissement de la dynastie royale de David et dans le gaonat la résurrection des écoles talmudiques. A mesure que les khalifes de la famille des Omayyades étendaient leurs conquêtes, au nord, jusqu’à la Transoxanie, à l’est, jusqu’aux Indes, à l’ouest et au sud, jusqu’à l’Afrique et aux Pyrénées, de nouvelles communautés juives venaient se placer sous l’autorité de l’exilarque et des gaonim. La Palestine elle-même se subordonna à la Babylonie. Les regards de tous les Juifs étaient tournés vers l’heureuse région où régnait un prince juif, le prince de l’exil, on se consolait de la destruction du temple et de la dispersion par la pensée que, près des fleuves de Babel, dans ce coin mystérieux où s’était établie la partie la plus active et la plus vaillante de la nation juive, où avaient vécu les illustres amoraim, fleurissait un Etat juif. Dieu, se racontait-on, a fait fonder les écoles de Sora et de Pumbadita douze ans avant que Nabuchodonosor n’incendiât le temple de Jérusalem, il les a couvertes tout spécialement de sa protection, elles n’ont jamais été persécutées ni par Rome, ni par Byzance, n’ont jamais été ni opprimées ni asservies. La délivrance d’Israël viendra de la Babylonie, et les habitants juifs de cette contrée privilégiée seront préservés des maux de l’époque messianique. L’attachement des Juifs du dehors pour la Babylonie était si profond, qu’ils demandaient comme un suprême honneur que leur souvenir fait rappelé, après leur mort, à une cérémonie funèbre que célébreraient les deux académies. Pour donner satisfaction au désir qui lui en était exprimé de toutes parts, le Collège décida de consacrer deux jours par an, pendant ses sessions, à prier pour l’âme des bienfaiteurs des écoles. Des listes de morts étaient envoyées même de France et d’Espagne afin que leur nom fût rappelé à cette solennité.

Au moment où les Juifs de l’Irak obtenaient des khalifes le droit de vivre en liberté et de former de nouveau un État autonome, leurs frères d’Espagne, auxquels l’histoire réservait cependant un rôle si brillant, étaient exposés aux plus cruelles souffrances. Les uns avaient émigré, les autres avaient dd accepter le baptême et promettre par écrit, sur l’ordre du roi Chintila, de rejeter sincèrement le judaïsme et d’observer fidèlement les pratiques chrétiennes. Ces Juifs convertis n’en restaient pas moins attachés de toute leur âme à la foi de leurs pères ; ils étaient, du reste, protégés en partie contre les rigueurs du roi par la noblesse wisigothe, indépendante de son souverain. Dès que Chintila fut mort, ils s’empressèrent, sous son successeur Chindaswind (642-652), qui détestait le clergé, de revenir publiquement au judaïsme.

Le fils et successeur de Chindaswind, Receswinth (652-672), fut très hostile aux Juifs. Par fanatisme ou par flatterie envers le clergé, il recommanda vivement au synode réuni à cette époque de prendre des mesures énergiques contre les Juifs, surtout contre les Juifs relaps. Dans son discours du trône, il prononça devant les ecclésiastiques les paroles suivantes : Je me plains des Juifs, parce que j’ai appris que mon pays était souillé de leur pernicieuse présence. Tandis qu’avec l’aide du Tout-Puissant, toutes les hérésies ont été exterminées radicalement de ce royaume, cet opprobre de l’Eglise (les Juifs) est resté ici, il faut qu’il soit amélioré par notre piété ou détruit par notre rigueur. Les uns ont conservé leur ancienne incrédulité, d’autres, purifiés par le baptême, sont retombés dans leurs erreurs, ils sont des blasphémateurs plus coupables que ceux qui n’avaient jamais été baptisés. Je vous adjure donc de prendre à l’égard des Juifs, sans acception de personne, une résolution énergique qui soit agréable à Dieu et utile à notre foi. Le huitième concile de Tolède ne vota aucune mesure nouvelle, il se borna à confirmer les dispositions prises par le quatrième. Les Juifs purent rester dans le pays, mais n’avaient le droit ni de posséder des esclaves, ni d’occuper une fonction, ni de témoigner contre un chrétien.

Bien plus douloureuse encore était la situation de ceux qui, pendant la persécution, avaient embrassé le christianisme. Ils durent abjurer de nouveau le judaïsme et rentrer dans le giron de l’Église ; la fuite était impossible, les châtiments les plus sévères menaçaient ceux qui, après avoir reçu le baptême, se cachaient ou essayaient de quitter le pays. On croyait rendre leur conversion plus sincère en les forçant de nouveau à signer une formule d’abjuration (placitum Judœorum). Les Juifs de la capitale Toletum (Tolède) signèrent, le 18 février 654, pour le roi Receswinth, un acte de foi dans lequel ils déclaraient : que déjà sous le roi Chintila ils avaient fait vœu de persister dans la religion chrétienne, mais que leur incrédulité et leurs erreurs héréditaires les avaient empêchés de reconnaître la divinité du Christ ; que maintenant ils promettaient, de par leur libre volonté, eux, leurs femmes et leurs enfants, de ne plus observer les rites et usages des Juifs ; qu’ils s’abstiendraient d’entretenir des relations condamnables avec des Juifs non baptisés, de se marier entre parents (oncles et nièces), d’épouser des femmes juives, d’accomplir les cérémonies du mariage juif, de pratiquer la circoncision, de célébrer la Pâque, le sabbat et les autres fêtes juives, de suivre les prescriptions alimentaires et, en général, tous les usages abominables du judaïsme ; qu’ils s’engageaient, au contraire, à reconnaître sincèrement les enseignements des évangiles et les traditions apostoliques et à observer sans détours ni hypocrisie les lois de l’Église ; que, tout en ne pouvant pas surmonter leur répugnance pour la chair de porc, à laquelle il leur était impossible de goûter, ils promettaient de manger sans aversion ce qui était cuit avec le porc ; que quiconque d’entre eux violerait un de ces engagements périrait de leurs propres mains ou des mains de leurs fils par le feu ou la lapidation ; qu’ils juraient par la Trinité de rester fidèles à cette déclaration. Il est très probable que dans les autres villes du royaume hispano-visigoth les Juifs furent contraints de signer des actes semblables. Ils durent néanmoins payer la taxe imposée aux Juifs, le fisc ne voulait pas que leur conversion lui fût préjudiciable.

Receswinth savait que la noblesse du pays défendait les Juifs et permettait à ceux d’entre eux qui avaient été baptisés de force de vivre selon leur conscience, il promulgua un édit en vertu duquel nul chrétien ne devait protéger ceux qui pratiquaient en secret le judaïsme, sous peine d’être excommunié ou exclu de l’Église. Cette loi ne produisit cependant pas le résultat désiré. Les chrétiens judaïsants, comme on les appelait, restèrent attachés à leur ancienne religion, ils apprirent à fatiguer par leur ténacité la méfiance vigilante de leurs ennemis. Dans l’intérieur de leurs maisons, ils continuèrent à célébrer les fêtes juives et à négliger l’observance des fêtes chrétiennes. Pour remédier à cet état de choses, le clergé les obligea à passer les jours de fêtes juives et chrétiennes sous les yeux d’ecclésiastiques, et ils furent ainsi contraints de négliger les unes et de célébrer les autres (655).

Sous le règne du roi Wamba (672-680), les Juifs jouirent de nouveau d’une certaine liberté, ils en profitèrent pour publier des écrits de controverse, dans lesquels ils montraient que ce n’était ni par aveuglement ni par folie, comme le prétendaient les conciles et les auteurs chrétiens, qu’ils n’acceptaient pas le baptême, et par lesquels ils s’affermissaient dans la foi juive et y affermissaient en même temps ceux d’entre eux qui appartenaient en apparence au christianisme. Ces œuvres de polémique étaient probablement écrites en latin. On ne connaît qu’un seul point de leur contenu, on sait qu’elles rapportaient une tradition d’après laquelle le Messie n’apparaîtrait que dans le septième millénaire de la création, parce que les six mille années répondaient aux six jours de la création et que le septième millénaire représentait le sabbat universel, le temps messianique. Or, d’après les calculs des Juifs, il ne s’était même pas écoulé quatre mille ans entre la création du monde et l’apparition de Jésus, ce dernier ne pouvait donc pas être le Messie. Cet argument était présenté, selon toute apparence, sous une forme très habile, puisqu’il ébranla maint chrétien dans sa foi.

Les Juifs ne conservèrent pas longtemps cette liberté de culte et de parole. Wamba fut détrôné par un seigneur d’origine byzantine, Erwig, vrai Grec de la décadence, sans foi ni conscience. Pour s’attacher le clergé, l’usurpateur lui sacrifia les Juifs. Devant le concile qui devait le couronner, il prononça contre les Juifs un discours fanatique, dont voici le début : C’est avec des larmes que je viens supplier la vénérable assemblée de s’appliquer à purifier le pays de la lèpre de la corruption. Levez-vous ! levez-vous !... exterminez ces Juifs pestiférés qui s’endurcissent sans cesse dans de nouvelles folies, examinez les lois que Notre Majesté va promulguer contre eux.

Des vingt-sept paragraphes que le roi Erwig soumit à l’approbation du concile, un seul se rapportait aux Juifs, tous les autres avaient en vue les malheureux qui avaient été baptisés de force et qui, malgré leurs déclarations écrites, malgré les peines les plus sévères, restaient attachés de cœur au judaïsme. Pour amener les Juifs au christianisme, Erwig proposa tout simplement de les obliger à se présenter au baptême dans le délai d’un an, eux, leurs enfants et tous leurs parents, et, dans le cas où ils ne se conformeraient pas à cet ordre, de confisquer leurs biens, de les frapper de cent coups de verges, de leur arracher la peau du front et de la tête, et de les chasser enfin du pays. Les chrétiens judaïsants, déjà si durement éprouvés, furent soumis à une nouvelle vexation. Ils étaient déjà obligés de passer les solennités juives et chrétiennes sous la surveillance du clergé, Erwig contraignit ceux qui se mettaient en voyage pendant la fête de Pâques à se présenter devant les ecclésiastiques des localités où ils s’arrêtaient, pour faire constater qu’ils accomplissaient fidèlement leurs devoirs religieux. Il était ordonné aux Juifs de porter constamment sur eux le texte des lois qui les concernaient, afin qu’il ne leur fût pas possible, en cas de désobéissance, d’arguer de leur ignorance.

Le concile, présidé par le métropolitain Julien, de Tolède, d’origine juive, approuva toutes les mesures proposées par Erwig et décida qu’elles ne pourraient jamais être abolies. Deux jours après la clôture de l’assemblée, on convoqua tous les Juifs pour leur faire connaître les dispositions prises à leur égard (25 janvier 681). Pour la troisième fois, les Juifs baptisés durent abjurer le judaïsme et signer un acte de foi.

La situation si malheureuse des Juifs hispano-visigoths s’aggrava encore sous Egica, le successeur d’Erwig. Ce roi leur défendit de posséder des maisons et des terres, il leur interdit la navigation et le commerce avec l’Afrique et, en général, toute relation d’affaires avec les chrétiens. Les Juifs étaient obligés de céder tous leurs immeubles au fisc, qui leur donnait un semblant de dédommagement. Poussés au désespoir par ces mesures rigoureuses, ils se mirent en rapport avec leurs frères d’Afrique pour détruire la puissance wisigothe (694) ; ils comptèrent probablement, pour l’exécution de ce projet, sur le concours du khalife, au dehors, et, dans le pays même, sur l’appui des seigneurs mécontents. Le complot aurait pu réussir dans l’état de décadence où se trouvait alors l’empire Visigoth, il fut dévoilé trop tôt. Non seulement les coupables, mais tous les Juifs de l’Espagne et de la Septimanie, province gauloise qui appartenait aux Visigoths, furent réduits en servage et répartis entre les grands du pays, sans pouvoir jamais être affranchis. Les enfants au-dessous de sept ans furent arrachés à leurs parents, afin d’être élevés dans le christianisme. Seuls, les guerriers juifs qui défendaient les défilés des Pyrénées contre les invasions du dehors conservèrent leur liberté.

Mais l’empire Visigoth touchait à sa fin. Après la mort de Witisa, fils d’Egica, Tarik, le conquérant mahométan, vint de l’Afrique en Andalousie avec des forces considérables, il fut rejoint par tous les Juifs bannis d’Espagne et par ceux qui étaient restés dans la Péninsule. Après la bataille de Xeres (juillet 711) et la mort de Roderic, dernier roi des Visigoths, les Arabes victorieux s’avancèrent rapidement dans l’intérieur du pays. Grâce à l’appui des Juifs, auxquels ils confiaient la garde des villes dont ils s’emparaient, les généraux musulmans disposaient toujours de presque toute leur armée pour continuer la conquête du pays, et ils triomphaient ainsi facilement des résistances qu’ils rencontraient. Quand Tarik s’approcha de Tolède, il ne s’y trouvait plus qu’une faible garnison ; les grands et le clergé s’en étaient enfuis. Pendant que les chrétiens invoquaient, dans les églises, la protection divine (dimanche des Rameaux de l’an 712), les Juifs ouvrirent les portes de la ville au général arabe, qu’ils acclamèrent comme un libérateur. Ils avaient tant souffert depuis Reccared et Sisebut ! Un peu plus tard, le gouverneur d’Afrique, Mousa-ibn-Noasïr, envahit l’Espagne avec une seconde armée et s’empara d’un certain nombre de villes, il en laissa également la garde aux Juifs.

L’Espagne tout entière devint une province musulmane, et les Juifs de cette contrée passèrent sous la domination des Arabes. Pour les récompenser de l’appui qu’ils leur avaient prêté, leurs nouveaux maures les traitèrent avec bienveillance, ils leur permirent de pratiquer ouvertement leur religion et d’avoir leurs tribunaux particuliers, leur imposant seulement une taxe (dsimma), qui était également payée par les chrétiens récemment soumis. Les Juifs d’Espagne entrèrent ainsi, à leur tour, dans la grande communauté formée par leurs nombreux coreligionnaires qui vivaient dans le vaste empire des khalifes.

Sous les premiers khalifes omayyades, les Juifs vécurent libres et heureux au milieu des Arabes. Moaviya, Yezid Ier, Abdu-l-Malik, Walid Ier et Solaïman (655-717) étaient des souverains tolérants et éclairés, qui ne s’inspiraient pas, dans leur conduite, des doctrines étroites du Coran. Ils aimaient la poésie (Abdu-l-Malik était poète), estimaient la science et récompensaient les savants distingués aussi généreusement que les illustres guerriers. Le peuple lui même avait un certain goût littéraire et mettait tous ses soins à parler un langage correct et élégant. Les Juifs de l’Arabie imitaient sur ce point l’exemple de leurs concitoyens musulmans. Aussi, pendant que les Juifs, en général, se servaient d’un langage corrompu, mélange d’hébreu, de chaldéen et de grec, impropre à toute production littéraire, et qu’ils se montraient indifférents pour la forme dont ils revêtaient leurs idées, leurs coreligionnaires arabes s’exprimaient en un hébreu correct et pur. Les tribus juives de Kaïnoukaa et de Nadhir, qui avaient émigré en Palestine et en Syrie, et celles de Khaïbar et de Wadi-l-Kora, qui s’étaient établies à Koufa et dans d’autres parties de l’Irak, avaient emporté avec elles dans leur nouvelle patrie le goût de la poésie arabe ; elles l’inspirèrent à leurs autres coreligionnaires. Aussi, cinquante ans après que les Arabes eurent conquis la Palestine et la Perse, vers 683, un Juif babylonien, le médecin Masser-Gawaih, de Bassora, sut traduire un ouvrage médical du syriaque en arabe.

Stimulés par le zèle passionné avec lequel les Arabes étudiaient le Coran et les productions de leurs poètes, les Juifs se livrèrent avec ardeur à l’étude de la Bible et essayèrent, eux aussi, d’avoir leurs poètes ; de là, la naissance de la poésie néo-hébraïque. Mais, tandis que les Arabes chantaient la guerre, la chevalerie et l’amour, se lamentaient sur la perte de leur fortune ou lançaient des sarcasmes contre les adversaires qu’ils ne pouvaient atteindre de leur épée, les poètes juifs célébraient Dieu et sa puissance et gémissaient sur les souffrances de la nation juive. Tels étaient les deux principaux thèmes développés par les chantres juifs. Il vint s’y ajouter bientôt un troisième élément. On sait que depuis la chute de l’État juif, l’enseignement religieux était devenu l’âme du judaïsme, la plus grande partie des offices du sabbat et des fêtes était consacrée à la lecture de la Thora et des prophètes, aux commentaires des targoumistes (interprètes) et aux développements des aggadistes (prédicateurs). Pour agir sur les esprits, la poésie hébraïque devait donc devenir didactique, et comme le poète n’avait d’autre théâtre que la synagogue, d’autre public que les fidèles, la poésie devait nécessairement prendre un caractère synagogal ou liturgique.

Une circonstance particulière vint favoriser le développement de la poésie synagogale : les simples et courtes prières qu’on récitait au temple étaient devenues insuffisantes. On y avait bien ajouté quelques psaumes et un certain nombre de compositions liturgiques, mais le peuple avait besoin, à ce moment, de s’entretenir longuement avec son Créateur et de prolonger son séjour à la synagogue. Il devenait de toute nécessité d’élargir le cadre de l’office divin, surtout pour les fêtes du Nouvel An et de l’Expiation, où les fidèles, contrits et repentants, désiraient passer au temple la plus grande partie de la journée.

Le plus ancien des poètes liturgiques ou Païtanim paraît être José b. José Hayathom ou Haithom. On ne sait ni dans quel pays ni à quelle époque il est né, il semble être originaire de la Palestine et n’avoir pas vécu avant le Ier siècle de l’hégire. Dans ses poésies liturgiques pour le Nouvel An, il s’inspire des sentiments qui animent les fidèles pendant cette fête et des souvenirs qu’elle rappelle, il célèbre Dieu comme créateur et maître tout-puissant de l’univers, comme juge souverain et équitable. Ces compositions remarquables, qui exaltent le passé glorieux, les souffrances présentes et l’avenir radieux d’Israël, sont à la fois des chants de triomphe et de tristes élégies, où s’entremêlent les cris de douleur et les accents de joie et d’espérance. José b. José composa également un poème pour la fête de l’Expiation ; c’est une sorte d’épopée liturgique qui raconte la création de l’homme et de l’univers, l’impiété des premières générations, la mission d’Abraham et sélection de ses descendants comme peuple de Dieu, la consécration de la famille d’Aron au service du temple, les cérémonies accomplies par le grand prêtre dans le sanctuaire pendant la fête de l’Expiation, et enfin la joie que manifestait le peuple quand il s’apercevait à certains signes que ses fautes étaient pardonnées. Les compositions de José b. José se font remarquer par la profondeur et l’élévation de la pensée ; elles sont devenues, dans certaines communautés, partie intégrante de l’office et elles ont servi de modèle aux poètes postérieurs, mais elles n’ont encore ni rime, ni mètre ; le seul caractère qui les distingue de la prose ordinaire, c’est que les lettres qui commencent les versets se suivent dans l’ordre alphabétique.

La poésie néo-hébraïque ne conserva pas longtemps cette forme si simple. Familiarisés avec la littérature arabe, les Juifs ne tardèrent pas à introduire la rime dans leurs compositions poétiques. La premier auteur juif connu qui ait adopté la rime est Yannaï, originaire, à ce que l’on croit, de la Palestine. Yannaï a écrit des poèmes liturgiques pour les sabbats qu’on nomme extraordinaires, soit parce qu’ils rappellent des événements historiques, soit parce qu’ils sont rapprochés de certaines fêtes et leur servent en quelque sorte d’introduction. Les aggadot servant de thème aux prédicateurs ne présentaient plus aucun intérêt pour les fidèles, parce qu’ils les connaissaient depuis longtemps. Yannaï chercha à les rendre plus attrayantes en les revêtant d’une forme poétique. Mais il n’en sut pas faire ressortir les points intéressants ni les relever par un style élégant et clair, ses rimes sont pauvres et son expression est lourde et obscure.

Son disciple, Éléazar Kalir ou Kaliri, de Kiriat-Séfer, n’écrivit ni avec plus de grâce ni avec plus de clarté. Pour triompher des nombreuses difficultés de forme et de fond qu’il s’imposait dans la composition de ses poésies, il était obligé de faire violence à la langue hébraïque et de créer des mots nouveaux en dépit de toute règle grammaticale. Aussi, tout ce qu’il a écrit forme une suite d’énigmes, dont la solution échappe à tous ceux qui ne possèdent pas une profonde connaissance de la littérature aggadique. Il a composé plus de cent cinquante morceaux liturgiques, hymnes pour les fêtes, prières de pénitence, élégies pour les jours de jeûne, mais un très petit nombre de ses compositions a une valeur poétique, et aucune n’est réellement belle. Les communautés babyloniennes, italiennes, allemandes et françaises les ont admises néanmoins à l’honneur d’être récitées au temple, mais les communautés espagnoles, habituées à un langage plus correct et plus élégant, n’en ont pas voulu.

Par suite de l’insertion de ces morceaux liturgiques dans l’office, celui-ci changea de caractère. La traduction des chapitres de la Thora et les discours d’édification cédèrent la place aux piyyoutim. C’est alors qu’on introduisit le chant dans le service divin, car les piyyoutim furent chantés et non récités, et l’officiant prit une place prépondérante dans la synagogue.

A cette époque, c’est-à-dire au premier siècle de l’hégire, se produisit dans le judaïsme un mouvement qui provoqua parmi les Juifs des querelles, des dissensions et de cruels déchirements, mais qui, en fin de compte, fut très bienfaisant. On sait que, dans les communautés juives de la Babylonie, le Talmud était accepté comme code religieux. Quand l’islamisme se fut propagé de l’Inde jusqu’en Espagne et du Caucase jusqu’au cœur de l’Afrique, l’autorité des gaonim et, par conséquent, celle du Talmud s’étendit à son tour. Les Juifs de la Babylonie se soumettaient assez facilement à la doctrine, souvent étroite, du Talmud, parce qu’elle était conforme à leurs mœurs, à leurs habitudes et à leurs propres conceptions et qu’elle avait été établie par leurs chefs religieux. De plus, les Juifs babyloniens et africains n’étaient pas assez familiarisés avec la Bible et le Talmud pour reconnaître si les pratiques prescrites par les écoles rabbiniques étaient fondées ou non sur des textes de la Thora ; il leur suffisait de savoir qu’un usage religieux était ordonné par les gaonim pour qu’ils l’acceptassent.

Il n’en était pas de même des Juifs arabes établis en Palestine, en Syrie et dans l’Irak. C’étaient de vrais fils du désert, guerriers vaillants et chevaleresques, habitués à vivre et à penser librement, autrefois en relations constantes avec les Arabes, parmi lesquels ils s’étaient de nouveau établis après la conquête de la Perse et de la Syrie. Certes, ils aimaient passionnément leur religion, ils lui avaient souvent sacrifié liberté, fortune et patrie, mais leur judaïsme était plus large que celui du Talmud. Pour obéir aux prescriptions talmudiques, ils devaient renoncer à leurs rapports avec les Arabes, ne pouvaient plus boire de vin en leur société, en un mot, ils se sentaient gênés dans leurs habitudes et leurs relations. Outre ce premier motif d’hostilité envers le Talmud, les Juifs arabes en avaient un autre. Les controverses religieuses qu’ils avaient à soutenir contre les mahométans, pour démontrer la valeur du judaïsme en face des prétentions de l’islamisme, les obligeaient à puiser des arguments dans la Bible. C’est ainsi qu’ils découvrirent que bien des lois établies par le Talmud et les académies n’avaient aucun fondement dans la Thora. Quelles qu’en fussent les causes, il est certain que les premiers symptômes d’éloignement pour le Talmud se manifestèrent dans la colonie judéo-arabe de la Syrie ou de l’Irak. On sait de source autorisée qu’au commencement du VIIIe siècle, un grand nombre de Juifs en Syrie se laissèrent entraîner à délaisser le judaïsme talmudique pour s’en tenir aux prescriptions de Moïse.

L’auteur principal de ce mouvement était un habitant de la Syrie, nommé Sérène (Serenus), qui prétendait être le Messie (vers 720). Il promit aux Juifs de chasser les mahométans de la Palestine et de leur rendre ce pays. Les Juifs accueillirent, selon toute apparence, les projets de Sérène avec une faveur très marquée, parce qu’ils commençaient à être en butte aux persécutions du khalife Omar II (717-720), qui remit en vigueur contre eux la législation restrictive d’Omar Ier et voulut les forcer à embrasser l’islamisme. Sérène poursuivit en même temps l’abolition des principales pratiques talmudiques, il ordonna de ne plus célébrer le deuxième jour de fête, de ne plus réciter les prières usuelles, de ne plus tenir compte des lois alimentaires prescrites par le Talmud, il permit le vin des non Juifs, le mariage entre personnes parentes à un degré prohibé par le Talmud, et la conclusion du mariage sans contrat préalable. La réputation de Sérène pénétra jusqu’en Espagne, où beaucoup de Juifs abandonnèrent tout pour suivre le faux Messie. Ils ne se décidèrent sans doute si facilement à quitter leur pays que parce qu’ils étaient peu satisfaits de leur situation.

Sérène finit misérablement. Il fut fait prisonnier et amené devant le khalife Yézid, successeur d’Omar II. Accusé d’avoir voulu tromper les Juifs, il nia s’être présenté sérieusement comme le Messie. Le khalife le remit alors aux Juifs eux-mêmes, pour le châtier de sa supercherie. Ses partisans voulurent rentrer dans la communauté juive, dont ils s’étaient séparés en transgressant les prescriptions talmudiques. Fallait-il les recevoir comme des pécheurs repentants ou comme des prosélytes ? La question fut soumise au chef de l’académie de Pumbadita, Natronaï ben Nehemia, surnommé Mar Yanka (719-730). Ce docteur déclara qu’on pouvait les accueillir comme israélites, mais qu’ils devaient faire pénitence dans les synagogues et déclarer publiquement qu’ils observeraient dorénavant les lois du Talmud ; ils étaient, en outre, soumis à la flagellation.

A cette époque, il y eut également des Juifs qui ne suivaient même pas les prescriptions bibliques, ils n’observaient pas le sabbat, mangeaient du sang, ne tuaient pas les animaux selon le rite, et cependant n’étaient ni chrétiens, ni musulmans. On ne sait pas dans quelle région avaient vécu ces Juifs, qui vinrent demander à Natronaï de les admettre de nouveau parmi les fidèles.

Trente ans après l’échec de Sérène, se produisit, sur un autre théâtre, un nouveau mouvement antitalmudique, inspiré par des espérances messianiques. Cette agitation était l’œuvre d’un homme extravagant et très courageux, Obadia Abou-Isa ben Ishak, de la ville d’Ispahan. Ses adhérents racontaient comme une chose merveilleuse qu’il ne savait même pas lire l’hébreu ; c’était exagéré, il connaissait la Bible et le Talmud. Guéri de la lèpre, il vit dans ce fait un miracle et se crut appelé à de hautes destinées, il se présenta, non comme le Messie, mais comme son précurseur, chargé de lui frayer la route. Sa foi dans sa mission était absolue, il était profondément convaincu que Dieu l’avait chargé de délivrer les Juifs de l’oppression. Comme Sérène, il introduisit certaines modifications dans le judaïsme, mais elles ne sont pas connues. On sait seulement qu’il interdit le divorce, même en cas d’adultère, ajouta une quatrième prière quotidienne aux trois qui étaient déjà établies, défendit l’usage de la viande et du via et déclara le culte des sacrifices à jamais aboli.

Abou-Isa essaya d’accomplir l’œuvre de la délivrance par l’épée, il transforma ses sectateurs en guerriers. Le moment était favorable pour une tentative de ce genre. Dans toute l’étendue de l’empire musulman avaient éclaté des émeutes contre Merwan II, le dernier khalife de la dynastie des Omayyades. Grâce à ces troubles, Abou-Isa put réunir sans encombre ses partisans aux environs d’Ispahan et caresser un instant l’espoir de réussir dans son entreprise. Mais le général de Merwan fut défait près de l’Euphrate (août 749), et le khalife abbasside Abdallah, vainqueur du dernier représentant des Omayyades (750), mit fin à l’anarchie qui régnait dans les pays musulmans. Abou-Isa, battu par Abdallah, tomba sur le champ de bataille. Après sa mort, ses partisans se dispersèrent, mais ils restèrent fidèles pendant très longtemps au souvenir de leur maître, vivant conformément à ses prescriptions, sous le nom d’isawites ou ispahanais.

Les chefs religieux avaient assisté avec indifférence à ces mouvements, sans s’apercevoir qu’un nouvel esprit commençait à régner parmi les Juifs et menaçait d’ébranler l’autorité du judaïsme talmudique. Les exilarques favorisaient inconsciemment l’agitation antitalmudique par leurs procédés arbitraires et despotiques ; pour les motifs les moins sérieux, ils destituaient les meilleurs chefs d’école et leur donnaient des remplaçants qui étaient absolument au-dessous de leur tâche. Ils paraissaient surtout en vouloir à l’académie de Sora. L’exilarque de cette époque, Salomon, petit-fils ou arrière petit-fils de Bostanaï, imposa à cette académie comme président un docteur de l’école rivale de Pumbadita, et, dans celle-ci, il soutint un personnage sans mérite et sans instruction, Natraï Kakana, contre le maître de ce dernier, Ahaï, de Sabba (non loin de Bagdad), savant d’un très grand mérite. Froissé dans son amour-propre, Ahaï émigra (vers 750) en Palestine, où il composa un recueil de pratiques religieuses, le premier ouvrage de ce genre qui ait paru dans la période post talmudique. Le même exilarque Salomon plaça plus tard deux frères à la tête des écoles de Sora et de Pumbadita, l’un, Jehudaï, aveugle et impropre à une fonction aussi importante, à Sora, et l’autre, Dudaï, à Pumbadita. Pendant que les deux frères dirigeaient les destinées religieuses des communautés babyloniennes, éclata un mouvement antitalmudique, le caraïsme, qui marqua profondément dans l’histoire du judaïsme.