HISTOIRE DES JUIFS

TROISIÈME PÉRIODE — LA DISPERSION

Première époque — Le recueillement après la chute

Chapitre XII — Les Juifs en Arabie — (jusque vers 650).

 

 

La situation des Juifs, si douloureuse en Palestine et dans divers États européens, était très satisfaisante dans la presqu’île Arabique. Là, ils n’étaient pas contraints de vivre, comme leurs coreligionnaires européens, dans la crainte perpétuelle de s’attirer la colère du clergé ou le châtiment du souverain ; là, ils n’étaient pas exclus de toutes les fonctions et de toutes les dignités. Libres et estimés au milieu d’un peuple, jeune, actif et intelligent, ils montraient que le métier des armes leur était aussi familier qu’à toute autre nation et qu’ils savaient se battre avec un admirable courage. Il n’était pas rare de voir des Juifs à la tête des tribus arabes. Ils contractaient des alliances offensives et défensives ; livraient des combats et brillaient dans les tournois. Habiles à manier l’épée, ils savaient aussi conduire la charrue et faite résonner la lyre, ils devinrent sous bien des rapports, les initiateurs des Arabes. L’histoire des Juifs de l’Arabie, un siècle avant l’avènement de l’islamisme et pendant la vie de Mahomet, forme une des plus glorieuses pages des annales du judaïsme.

A quelle époque les Juifs ont-ils émigré en Arabie ? D’après une légende, des Israélites envoyés par Josué contre les Amalécites se seraient établis, dans la ville de Yathrib (plus tard Médine) et sur le territoire de Khaïbar. Une autre légende rapporte que les guerriers de Saül qui avaient épargné le prince Amalécite auraient trouvé, après leur désobéissance, un accueil très hostile auprès du peuple juif et se seraient rendus dans le Hédjaz. Ou bien encore une colonie juive aurait émigré, sous David, dans le nord de l’Arabie. Il se peut que, pendant le règne des puissants rois de Judée, des navigateurs israélites, attirés par Ophin, le pays de l’or, aient créé des comptoirs dans l’Arabie de sud (Yémen, Himyare, Sabée), à Mariba et à Sanaa, pour trafiquer avec les Indes, et y aient fondé des colonies. Les Juifs de l’Arabie disaient avoir entendu raconter par leurs pères que, lors de la destruction du premier temple par Nabuchodonosor, des fugitifs juifs étaient venus jusque dans le nord de l’Arabie. Eu tout cas, il est hors de doute que, pour fuir devant les persécutions des Romains, de nombreux Juifs s’avancèrent jusque dans la presqu’île Arabique, où ils se divisèrent en trois tribus : les Benou-Nadhir, les Benou-Kuraïza et les Benou-Nakdal, dont les deux premières descendaient d’Aaron et portaient le nom de Kohanim (Alkahinani). Une autre tribu juive, les Benou-Kainukaa, habitait le nord de l’Arabie. Le centre de toutes ces tribus était la ville de Yathrib, située dans une région couverte de palmiers et de rizières, et arrosée par de nombreux petits cours d’eau. Pour se défendre contre les attaques des Bédouins, elles élevèrent des châteaux forts dans la ville et aux environs. A l’origine, elles étaient les seuls possesseurs de cette région, mais plus tard (vers 300), elles durent en céder une partie à deux tribus arabes, les Benou-Aus et les Khazradj (appelés ensemble les tribus Kaïla), avec lesquels elles vécurent tantôt en amies, tantôt en ennemies.

Sur le territoire de Khaïbar, au nord de Yathrib, demeuraient aussi de nombreux Juifs, que la tradition faisait descendre des Rêkabites. Ces derniers, sur l’ordre de leur aïeul Yonadab ben Rèkab, vivaient en nomades et en naziréens, et, à ce que raconte la légende, s’avancèrent, après la chute du premier temple, jusque dans la région de Khaïbar. Les Juifs de ce pays possédaient toute une série de forts, dont le plus important s’élevait sur une montagne escarpée. Wadi-l-Kora (la vallée des bourgs), une vallée très fertile, avait une population juive très importante. A La Mecque, où se trouvait le sanctuaire des Arabes, ne demeuraient que peu de Juifs. Ils étaient, par contre, très nombreux dans le Yémen, région dont, selon les paroles des habitants, la poussière était de l’or, où les hommes étaient vigoureux, où les femmes enfantaient sans douleur. Mais, différents en cela de leurs frères du Hèdjaz, les Juifs de l’Arabie Heureuse n’étaient unis entre eux par aucun lien politique ou administratif, ils vivaient disséminés parmi les Arabes. Ils n’en prirent pas moins un ascendant considérable sur les tribus et les rois du Yémen, au point de pouvoir empêcher pendant quelque temps le développement du christianisme dans cette contrée. Ce ne fut que vers la fin du Ve siècle ou le commencement du VIe que des missionnaires chrétiens réussirent à convertir une tribu arabe avec son chef, qui avait sa résidence dans la ville de Nedjran.

Les Juifs et les Arabes avaient entre eux de nombreux points de contact, leurs langues étaient parentes, leurs mœurs presque identiques, et, comme ils se mariaient souvent entre eux, leur ressemblance sous le rapport des habitudes et des coutumes devint encore plus complète. Dans le midi, les Juifs, comme les Himyarites, étaient commerçants ; au nord, ils menaient la même existence que les Bédouins, travaillant la terre, élevant du bétail, vendant des armes et même faisant du brigandage. L’organisation de leurs tribus était toute patriarcale. Plusieurs familles étaient réunies sous l’autorité d’un chef (cheikh) qui, en temps de paix, rendait la justice, et, pendant la guerre, conduisait les hommes valides au combat et contractait des alliances. Les Juifs avaient adopté les mœurs hospitalières et chevaleresques des Arabes, mais ils s’étaient également assimilés leurs défauts, ils poursuivaient avec un acharnement implacable la vengeance d’un de leurs membres mis à mort, dressaient des embûches à leurs ennemis, tuaient sans remords. Il arrivait parfois qu’une tribu juive s’alliait à des Arabes pour combattre des Juifs appartenant à un autre parti. Mais, dans ce cas, les vainqueurs traitaient les vaincus avec une certaine douceur et rachetaient les prisonniers de leurs alliés arabes pour ne pas laisser d’esclaves juifs entre les mains des païens. Les Juifs de l’Arabie ne rivalisaient pas seulement avec les indigènes en courage et en vaillance guerrière, ils se mesuraient aussi avec eux dans les tournois poétiques, qui étaient en grand honneur parmi les Arabes. Sur bien des points, les Juifs étaient supérieurs aux Arabes, ils avaient des traditions historiques et des connaissances religieuses, ce qui faisait défaut aux fils du désert, ils avaient une écriture, tandis que la plupart des Arabes n’en connaissaient pas jusqu’au milieu du VIIe siècle. De plus, presque tous les Juifs savaient lire l’Écriture Sainte ; ce qui les fit surnommer par les Arabes le peuple de l’Écriture (Ahlou-l-kitab).

Les Juifs arabes avaient une profonde vénération pour le judaïsme talmudique, ils observaient rigoureusement les prescriptions alimentaires, les fêtes, le jeûne de Kippour, qu’ils nommaient Aschuna, et le sabbat ; en ce jour, ils s’abstenaient même de faire la guerre. Malgré le rôle considérable qu’ils jouaient en Arabie et la situation heureuse qu’ils y occupaient, ils aspiraient à retourner dans la Terre Sainte et appelaient de leurs vœux la venue du Messie. Pendant les prières ils se tournaient vers Jérusalem. Ils étaient en relation avec leurs frères de la Palestine, et, après la disparition du patriarcat, ils se soumirent aux autorités religieuses de Tibériade. Yathrib était, en Arabiee, le centre de l’enseignement religieux juif, il s’y trouvait une école (midnas) et quelques savants (abhâr, habar), mais leur science était bien restreinte. Doués d’une brillante imagination, les Juifs arabes se plurent surtout à enrichir l’histoire biblique de traits fantaisistes, que le peuple prit ensuite pour des faits réels. Ils profitèrent de la large tolérance dont ils jouissaient pour exposer librement leurs vues religieuses et essayer de les faire partager à leurs voisins païens. Les Arabes trouvaient plaisir aux histoires à la fois naïves et sérieuses de la Bible, à ses récits si fortement empreints de poésie, et peu à peu ils se familiarisèrent avec une partie de la Bible et un certain nombre des conceptions religieuses des Juifs. Ceux-ci communiquèrent aussi aux Arabes leur calendrier, ils leur enseignèrent à ajouter un mois supplémentaire à certaines années et leur firent adopter le cycle de dix-neuf ans (vers 420). Détail assez curieux, les Arabes appelaient l’intervalation du mois supplémentaire Nassi, probablement parce que, chez les Juifs, le Nassi ou patriarche faisait le calendrier des fêtes.

Les Arabes ne possédaient aucune tradition sur leur origine, ce fut les Juifs qui leur en créèrent. Il était pour les Juifs du plus haut intérêt d’être considérés comme apparentés avec les Arabes. En effet, la ville sainte de La Mecque était un asile inviolable pour ceux qui s’y réfugiaient. De plus, il y avait dans l’année quatre mois sacrés qui formaient une espèce de trêve de Dieu, pendant laquelle on ne pouvait livrer aucun combat ; les cinq foires de l’Arabie ne pouvaient également être tenues que pendant ces mois. Mais, pour jouir du droit d’asile à La Mecque et des privilèges attachés à la période sacrée de l’année, il fallait être apparenté avec les Arabes.

S’appuyant sur les données du premier livre du Pentateuque, les Juifs prouvèrent qu’ils avaient une double parenté avec les Arabes, et par Yoctan et par Ismaël. Aussi, les deux principales tribus arabes, les vrais Arabes (Himyarites) et les Arabes du Nord, firent-ils remonter leur généalogie, les premiers, jusqu’à à Yoktan, les autres, jusqu’à Ismaël. Fiers d’une origine aussi ancienne, ils s’efforcèrent de mettre leur souvenirs et leurs traditions en harmonie avec les récits de la Bible ; les Arabes du Sud prirent sans scrupule le nom de Kakhtanides (descendants de Kakhtam ou Yoktan) et les Arabes du Nord celui d’Ismaélites.

Liés comme ils étaient avec les Juifs et familiers avec leurs doctrines religieuses et leurs légendes séduisantes, il était tout naturel que quelques Arabes eussent le désir d’échanger leurs croyances, dénuées de tout attrait et de toute poésie contre la religion juive. Il leur était d’autant plus facile de franchir ce pas que, comme les Juifs, ils pratiquaient la circoncision ; le plus souvent, la conversion du chef entraîna celle de la famille ou de la tribu tout entière. Parmi les tribus qui embrassèrent le judaïsme, on mentionne : les Benou-Kinanak, gens belliqueux, parents des illustres Koreïschites de La Mecque ; une tribun ghassanide, qui a produit un célèbre poète judéo-arabe, et enfin plusieurs familles des tribus Auz et Kahznadj à Yathrib.

La conversion la plus retentissante et la plus importante fut celle d’un puissant roi du Yémen. Les chefs de cette contrée, appelée Tohba, dont l’autorité s’étendait quelquefois sur toute l’Arabie, descendaient historiquement d’Hymian ; la légende faisait remonter leur origine jusqu’à Yoctan. Un prince de cette dynastie, Abou-Kariha-Assad-Tobban, poète remarquable et vaillant guerrier, entreprit une expédition (vers 500), contre Kavadh, roi de Perses. Passant, dans sa marche, près de Yathrib, la capitale de l’Arabie du Nord, il y laissa son fils en qualité de gouverneur. À peine éloigné de la ville, il apprit que les habitants de Yathrib avaient assassiné son fils ; il revint immédiatement sur ses pas pour venger ce meurtre. La ville fut assiégée et tous les palmiers, dont la population tirait sa principale nourriture, furent coupés ; un poète juif de Yathrib composa une élégie sur la destruction de ces arbres comme sur la mort d’êtres bien-aimés. Aidés par les Juifs, qui rivalisaient avec eux de courage et d’énergie, les Arabes soutinrent le siège avec une grande bravoure et épuisèrent les assiégeants par d’incessantes sorties. Abou Kariba lui-même tomba malade. C’est à ce moment que deux docteurs juifs de Yathrib, Caab et Assad, allèrent trouver le prince himyarite pour lui demander de pardonner à la ville et de lever le siège. Dans leur entretien avec Abou Kariba, les deux docteurs lui exposèrent aussi les principes du judaïsme. Ils parvinrent sans doute à exciter au plus haut point l’intérêt du chef arabe pour leur religion, car celui-ci se convertit au judaïsme avec toute son armée. Sur son désir, Caab et Assad l’accompagnèrent au Yémen pour instruire son peuple dans la religion juive et l’y convertir ; ils y réussirent en partie. Cependant, les Himyarites et leur roi paraissent n’avoir été juifs que de nom, et le judaïsme n’exerça probablement aucune action sérieuse sur leurs sentiments et leurs mœurs. Un autre prince, Harith ibn Amrou, neveu du roi du Yémen et chef des Kendites, embrassa également le judaïsme avec sa tribu. Abou Kariba le nomma vice-roi des Maaddites, près de la mer Rouge, et plaça les villes de La Mecque et de Yathrib sous sa domination.

Grâce aux nombreux marchands étrangers que leurs affaires appelaient dans le Yémen, les Juin des régions les plus éloignes apprirent bientôt qu’il existait un royaume juif dans la plus belle et plus fertile partie de l’Arabie. En réalité, le Yémen ne devint vraiment juif que sous le règne de Zorah Dhou-Nowas (520-530), le plus jeune fils ou le petit-fils d’Abou Kariba. Dhou-Nowas, qui, dans son zèle pour la religion juive, ajouta à son nom celui de Yossouf (Joseph), était indigné de l’oppression qui pesait sur ses coreligionnaires de l’empire byzantin, et il résolut d’user de représailles envers l’empereur de Constantinople. Un jour que des marchands byzantins vinrent dans son royaume, à les fit pendre. Cette exécution, qui effraya les marchands chrétiens et porta un coup sérieux au commerce, alors très florissant, de l’Arabie, attira sur le Yémen de très graves difficultés. Un chef voisin, Aidoug, païen, reprocha au roi juif sa rigueur malencontreuse, qui arrêtait tout trafic entre l’Arabie et l’Europe, et lui déclara la guerre. Dhou-Nowas fut vaincu (521) mais non corrigé de son imprudence. La ville de Nedjran, dans le Yémen, dont la majeure partie de la population était chrétienne, avait à sa tête un gouverneur chrétien, Harith ibn Kaleb, vassal de Dhou-Nowas. Soit que Harith n’eût pas assisté son suzerain dans sa guerre contre Aidoug, soit qu’il eût laissé impuni, comme le raconte la légende, le meurtre de deux enfants juifs assassinés à Nedjran, Dhou-Nowas marcha contre la ville et l’obligea à capituler. Harith, avec trois cent quarante notables, se rendit auprès du roi du Yémen pour signer le traité de paix. Quand ils furent arrivés dans son camp, Dhou-Nowas, à ce que l’on raconte, les plaça dans l’alternative d’accepter le judaïsme ou la mort ; ils choisirent la mort. Ce qui est certain, c’est que Dhou-Nowas, pour venger sur les chrétiens de son royaume les mauvais traitements que leurs coreligionnaires infligeaient aux Juifs dans divers États, leur imposa de lourdes taxes.

Les faits survenus à Nedjran furent complètement dénaturés, le châtiment de quelques rebelles devint une persécution contre les chrétiens, et les morts, dont on exagérait le nombre, furent élevés au rang de martyrs. Un évêque syrien, Siméon, qui était alors en route pour l’Arabie du Nord, ajouta foi à tous ces bruits et écrivit à un de ses collègues, qui demeurait tout près de l’Arabie, d’ameuter tous les chrétiens contre le roi juif et de pousser le négus (roi) de l’Éthiopie à lui déclarer la guerre. Il proposa même de contraindre les docteurs juifs de Tibériade à adresser à Dhou-Nowas une lettre collective en faveur des chrétiens. On voulut également entraîner l’empereur byzantin Justin Ier dans cette croisade contre le roi du Yémen. Mais Justin, dont l’armée était aux prises avec les Perses, ne voulut pas se joindre à cette levée de boucliers : Le royaume himyarite, dit-il, est loin, je ne peux pas envoyer mes troupes à une si grande distance, à travers des déserts de sable, mais j’en écrirai au roi d’Éthiopie, il est chrétien comme nous et il est bien plus près de l’Arabie que moi. Il demanda, en effet, au roi d’Éthiopie Elesbaa (ou Atzbeha) d’aller combattre les Himyarites.

Il n’est pas nécessaire d’exciter Elesbaa contre Dhou-Nowas ; depuis longtemps il voyait avec peine la couronne du royaume himyarite sur la tête d’un juif. Aussi saisit-il avec empressement l’occasion de déclarer la guerre au roi arabe. Il équipa une flotte considérable, à laquelle vinrent se joindre plusieurs vaisseaux byzantins que le collègue de Justin Ier, Justinien, amena d’Égypte, et une armée nombreuse traversa la mer Rouge pour pénétrer dans le Yémen. Dhou-Nowas essaya de s’opposer à la marche des envahisseurs. Mais, que pouvaient ses faibles troupes contre les nombreuses légions du roi  d’Éthiopie ? A la première rencontre, Dhou-Nowas fut battu, et la ville de Zafara (Thafar) tomba au pouvoir de l’ennemi avec les trésors et la femme du chef himyarite. Quand il se vit perdu, Dhou-Nowas se précipita du haut d’un rocher dans la mer (vers 530). Les Éthiopiens mirent tout a feu et à sang, ils pillèrent, tuèrent et emmenèrent les survivants comme prisonniers ; les Juifs surtout eurent à subir la fureur du vainqueur, des milliers d’entre eux furent massacrés, en expiation de la mort des prétendus martyrs de Nedjran. Telle fut la fin du royaume judéo-himyarite, qui, comme on voit, n’eut qu’une durée éphémère.

Vers la même époque, éclatèrent les dissensions entre les Juifs de Yathrib et leurs concitoyens arabes. Les tribus juives de Yathrib, soutenues par le roi himyarite, suzerain de toute la région, avaient la prépondérance sur les tribus pagano-arabes. Ces dernières supportaient cette domination qu’avec impatience, et elles profitèrent des embarras du roi himyarite pour se rendre indépendantes des Juifs. Voici comment elles s’y prirent. Un chef arabe, Harith ibn Abou-Schammir, de la tribu de Ghassan, qui avait accepté du service à la cour de Byzance, fut invité à venir à Yathrib avec ses troupes ; il y consentit. Pour ne pas donner l’éveil aux juifs, il leur fit accroire qu’il se disposait à se rendre dans le royaume himyarite. Il établit son camp de Yathrib et invita les chefs juifs à venir l’y trouver. Dans l’espoir que Harith, selon l’usage, leur offrirait des présents, quelques-uns d’entre eux acceptèrent son invitation, il les fit massacrer à mesure qu’ils entraient dans sa tente. Je vous ai délivrés, dit-il alors aux Arabes de Yathrib, d’une grande partie de vos ennemis, avec de la vigueur et du courage, il vous sera facile de rendre maître des autres. Puis il partit. Les Arabes n’eurent pas le courage d’attaquer ouvertement les chefs juifs ; un jour, ils les invitèrent à un repas et les tuèrent. Les tribus juives, soumises ainsi à l’autorité des Arabes, ne supportèrent d’abord que difficilement cette humiliation. Mais, l’impuissance contre leurs nouveaux maîtres par suite de la perte de leurs chefs, elles se résignèrent peu à peu à leur sort et demandèrent elles-mêmes la protection des tribus arabes. C’est ainsi que les juifs de Yathrib devinrent les clients (Mawali) des Aus et des Khazradj.

A son retour de Yathrib, le prince ghassanide Harith ibn Abou-Schammir attaqua un poète juif qui s’acquit, à cette occasion, parmi les Arabes, une très grande renommée. Samuel ibn Adiya (né vers 500 et mort vers 580), d’un caractère très chevaleresque, était l’ami intime du plus grand poète arabe des temps préislamiques, et, grâce à cette intimité, il est devenu immortel. D’après les uns, il était d’origine païenne, de la tribu des Ghassanides ; d’autres prétendent qu’il eut une mère arabe et un père juif. Son père Adiya demeurait d’abord à Yathrib ; plus tard il construisit, aux environs de Taïma, un château fort que ses couleurs variées firent surnommer Alablak et qui a été immortalisé par la poésie arabe. Samuel, chef d’une petite tribu, jouissait d’une telle considération dans le Hédjaz que même des tribus arabes, trop faibles pour se défendre, se plaçaient sous sa protection ; il offrait un asile dans son château fort à tous les persécutés. Un jour, l’aventureux prince kendite, le roi des poètes arabes, Imroulcaïs, entouré partout d’ennemis, vint également chercher un refuge à Alablak, et, après y avoir reçu l’hospitalité, s’éloigna, laissant en dépôt à Samuel sa fille, son cousin, cinq magnifiques cottes de mailles et d’autres armures. Quand le chef des Ghassanides arriva dans le Hédjaz, il se présenta devant le château de Samuel et réclama les armes d’Imroulcaïs. Sur le refus du châtelain, il assiégea le fort. Voyant que le siège traînerait en longueur, il eut recours à un autre moyen pour obtenir ce qu’il désirait. Il s’était emparé d’un enfant de Samuel, que sa nourrice avait emmené hors du fort, et il menaçait de le mettre à mort si on ne lui livrait pas ces armes. Fais comme il te plaira, répondit le père, la trahison est un carcan qui jamais ne se rouille, et mon fils à des frères. Le barbare, insensible à tant de grandeur d’âme, tua l’enfant sous les yeux du père, mais il ne put s’emparer du fort. Plus fidèle que Samuel, devint une expression proverbiale parmi les Arabes, pour désigner par hyperbole le suprême degré de la fidélité.

Le fils de Samuel, Schoraïch, avait hérité des sentiments généreux de son père. Un jour que le célèbre poète arabe, Maïmoun Ascha, auquel son humeur capricieuse avait fait beaucoup d’ennemis, fut amené prisonnier, inconnu parmi d’autres captifs, au château fort de Schoraïch, il composa un dithyrambe en l’honneur de Samuel :

Sois comme Samuel, quand il fut assiégé

Par un prince belliqueux avec son armée

Trahis, ou tu perdras ton enfant !

C’est un choix terrible que tu as à faire.

Mais il répondit sans hésiter : Tue ton

Prisonnier, je protège mon hôte.

Schoraïch reconnut le poète et le fit remettre en liberté.

Vers la fin du VIe siècle, les Juifs de Yathrib avaient à peu près reconquis leur ancienne puissance. Les tribus d’Aus et de Khazradj, qui les avaient placés sous leur domination, étaient épuisées par dix années de luttes incessantes, auxquelles les Juifs n’avaient pris qu’une part peu active. Une dernière guerre entre ces deux tribus amena le déclin définitif et la prépondérance des Juifs à Yathrib.

Outre les prosélytes que le judaïsme fit parmi les tribus arabes, il forma un homme dont l’action a été profonde sur la marche de l’histoire des peuples et continue à s’exercer encore aujourd’hui sur de nombreuses nations. Mahomet, le prophète de La Mecque et de Yathrib, n’est pas né dans le judaïsme, mais il s’est nourri de ses doctrines et de ses traditions. Dans des réunions d’amis à La Mecque, son lieu de naissance, aux foires et dans ses voyages, le fils d’Abdallah entendit souvent parler de la religion qui proclame un Dieu unique, d’Abraham, qui s’était consacré au culte de ce Dieu, d’institutions sociales et de préceptes moraux bien antérieurs au paganisme arabe, et son esprit si vaste et si impressionnable fut vivement frappé de tous ces récits. Il subit aussi l’influence d’un habitant notable de La Mecque, Waraka ibn Naufal, de la noble tribu des Koreïschites, cousin de sa femme Khadidja ; Waraka avait adopté les croyances juives et savait lire l’hébreu.

Les premières doctrines de Mahomet, conçues au milieu d’accès d’épilepsie et rapportées à un cercle restreint d’amis comme des révélations de l’ange Gabriel, portent un cachet absolument juif. A la base de l’islamisme, sa nouvelle religion, le prophète arabe place ce principe fondamental du Judaïsme : Il n’y a d’autre dieu qu’Allah ; ce n’est que plus tard que, dans un mouvement d’orgueil, il ajouta : Et Mahomet est son prophète. Déclarer comme le faisait Mahomet, que le dieu qu’il prêchait n’avait pas d’associé (contrairement au dogme de la Trinité) et qu’il ne voulait être adoré sous aucune forme matérielle, s’élever avec violence contre le culte rendu dans la Kaaba à trois cents idoles, flétrir les mœurs dissolues qui régnaient parmi les Arabes et l’usage barbare des parents de jeter les nouveau-nés du sexe féminin dans l’eau, et proclamer que ces doctrines n’étaient pas nouvelles mais appartenaient à la vieille religion d’Abraham, c’était affirmer publiquement le triomphe du judaïsme et la réalisation de cette prophétie qu’un jour viendra où tout genou déchira devant le DIEU UN, où toute bouche l’exaltera. Déjà Paul de Tarse avait été obligé, pour prêcher le christianisme aux Grecs, de leur faire connaître d’abord le judaïsme. La meilleure partie du Coran est empruntée à la Bible et au Talmud.

Quand Mahomet s’aperçut de l’insuccès de sa prédication à La Mecque, siège de l’idolâtrie, et du danger qu’il courait dans cette ville, il s’adressa à quelques habitants de Yathrib. Ceux-ci, en rapports fréquents avec des Juifs, trouvèrent les révélations de Mahomet moins étranges, parce qu’ils leur reconnurent un air de parenté avec le judaïsme, ils adhérèrent aux doctrines du nouveau prophète et l’engagèrent à venir à Yathrib. Mahomet se rendit dans cette ville en 622 ; c’est l’année de l’émigration ou l’hégire. Il y arriva pendant la fête de Kippour, et comme il vit que les Juifs jeûnent en ce jour, il établit le jeûne Aschura, disant qu’il appartenait plus aux Arabes qu’aux Juifs de jeûner. Pour gagner les bonnes grâces des Juifs, il ordonna de tourner la face (quibla) pendant la prière, vers Jérusalem, et, dans les différends qu’il avait à juger entre Juifs et Arabes, il se montrait toujours favorable aux premiers. Il eut pendant longtemps un secrétaire juif. Ces prévenances de la part d’un homme si célèbre flattèrent les Juifs de Médine, — c’est ainsi que s’appelait Yathrib depuis que Mahomet s’y était établi, — et plusieurs d’entre eux, parmi lesquels se trouvait un savant de la tribu de Kainukaa, Abdallah ibn Salam, montrèrent un profond attachement pour celui qui, à leurs yeux, était presque un prosélyte juif et qu’ils croyaient appelé à propager le judaïsme en Arabie. Ces amis, qui lui fournirent une partie de ses révélations, furent appelés Anzar (aides) ; ils continuèrent à observer toutes les pratiques juives, sans que Mahomet s’en formalisât.

Mahomet ne trouva cependant que peu d’adhérents parmi les Juifs ; son égoïsme, son orgueil et ses passions sensuelles éloignaient de lui des hommes auxquels leurs prophètes avaient donné une conception plus élevée d’un envoyé de Dieu. Regardez-le, disaient les Juifs ; par Dieu ! il n’est jamais rassasié, et les femmes absorbent tous ses soins. S’il est réellement prophète, qu’il s’occupe de sa mission et non des femmes. Les Juifs disaient encore : Dieu n’apparaît à ses élus qu’en Palestine, c’est donc là que Mahomet, s’il est prophète, doit accomplir sa mission.  Ou bien : Tu te vantes d’être de la religion d’Abraham, qui ne mangeait, cependant, ni de viande de chameau, ni du fromage fait avec du lait de chamelle. Les principaux adversaires juifs de Mahomet étaient : Pinhas ibn Azoura, esprit caustique, qui ne manquait pas une occasion de se moquer de lui ; Kaab ibn Ascharaf, le poète Abou-Afak, plus que centenaire, qui cherchait à le rendre odieux aux yeux des Arabes ; enfin, Abdallah, fils de Saurah, considéré comme le Juif le plus savant du Hédjaz. Ils raillaient l’envoyé de Dieu, tournaient en ridicule ses révélations et ses prédications, et le traitaient avec dédain ; ils ne supposaient pas que le pauvre fugitif de La Mecque, qui était venu implorer du secours à Médine, soumettrait ou exterminerait bientôt leurs tribus ; ils oubliaient que l’ennemi le plus dédaigné est souvent le plus redoutable.

Au commencement, Mahomet parut se montrer indifférent aux attaques des Juifs. Soyez convenables, dit il à ses partisans, dans vos discussions avec les gens de l’Écriture (Juifs), et dites-leur : Nous croyons et à ce qui vous a été révélé et à ce qui nous a été a révélé. Notre Dieu est le même que le vôtre et nous lui sommes entièrement soumis. Peu à peu, leurs relations se tendirent. D’un côté, les Juifs s’efforcèrent de provoquer des défections parmi ses adhérents, et ils parvinrent à exciter contre lui l’homme le plus considérable de Médine, le khazradjite Abdallah ibn Oubey, qui était sur le point d’être élu chef de la ville et que l’arrivée de Mahomet avait remis dans l’ombre ; jusqu’à ses derniers jours, il resta l’adversaire implacable de Mahomet. D’autre part, les partisans du prophète lui demandèrent avec instance de se prononcer nettement au sujet du judaïsme. Voyant que ses amis juifs continuaient à s’abstenir de manger de la chair de chameau et à suivre les autres pratiques juives, ils lui dirent : Si la Tora est un livre divin, pourquoi ne nous obliges-tu pas à en observer les prescriptions ? Mahomet était trop imprégné des sentiments et des idées arabes pour embrasser la religion juive, il savait aussi que les Arabes ne se soumettraient que très difficilement aux pratiques sévères du judaïsme. Il se décida donc à rompre avec les Juifs. Pour bien marquer cette rupture, il les invectiva dans une longue soura (la soura de la vache), et il décida qu’à l’avenir les musulmans ne se tourneraient plus, pendant la prière, comme auparavant, vers Jérusalem, mais vers La Mecque et le temple de la Kaaba. Le jeûne Ashura qu’il avait établi à la fête juive de l’Expiation fut aboli et remplacé par le jeûne du Ramadhan, mois qui, de temps immémorial, était sacré pour les Arabes. Mahomet supprima encore d’autres usages juifs qu’il avait recommandés précédemment. Les Juifs n’étaient plus pour lui de vrais croyants, adorateurs du DIEU UN, mais des incrédules qui vénéraient Ezra (Ozaïr) comme fils de Dieu, et des menteurs qui avaient effacé de la Tora les passages qui annonçaient la venue de Mahomet comme prophète.

Mahomet craignit cependant de traduire déjà sa haine en actes, son influence n’était pas encore considérable, et les Juifs, alliés à quelques tribus arabes, étaient bien supérieurs en nombre à ses partisans. Son audace augmenta après la bataille de Bedr (hiver 624), où il défit la puissante tribu des Koréïschites. L’humble apôtre se transforma alors en un violent despote qui ne reculait devant aucun moyen, fût-ce le guet-apens et le meurtre, pour triompher de ses ennemis. Confiant dans la solidité et le courage de ses compagnons, il commença à faire la guerre aux Juifs. Ce fut la petite tribu de Kainukaa qui eut à supporter ses premiers coups. Voici le fait qui servit de prétexte aux hostilités. Un musulman, irrité d’une mauvaise plaisanterie d’un Juif, le tua ; les Kainukaa tirèrent vengeance de ce meurtre. Mahomet les plaça alors dans l’alternative d’embrasser l’islamisme ou d’accepter la guerre ; ils prirent les armes. Comptant sur l’appui des Nadhir et des Kuraïza, leurs coreligionnaires, ils se retirèrent dans leurs châteaux forts, prés de Médine. Mahomet vint les y assiéger. Plus avisés, les nombreux Juifs du nord de l’Arabie auraient prévu qu’un jour ou l’autre ils seraient attaqués à leur tour par Mahomet, et ils se seraient alliés tous ensemble contre lui ; il leur eût été alors bien facile d’écraser sa petite armée. Mais, pour leur malheur, ils étaient divisés entre eux, et chaque tribu se désintéressait de ses voisins. Pendant quinze jours, les Kainukaa repoussèrent vaillamment les attaques des Arabes. Épuisés et désespérant d’être secourus, ils ouvrirent les portes de leurs forts. Mahomet les fit enchaîner et donna ordre de les égorger. Abdallah ibn Oubey, leur allié, saisit le prophète par sa cuirasse : Je ne te lâcherai, lui dit-il, que lorsque tu m’auras donné la promesse formelle de remettre les prisonniers en liberté ; ils ont été mon appui, ils m’ont défendu contre les rouges et les noirs. N’osant repousser cette demande, Mahomet dit : Qu’on les délivre, et que Dieu les damne, eux et Abdallah ! Dépouillés de tous leurs biens, les Kainukaa partirent alors, au nombre de sept cents, pour se rendre en Palestine ; là, ils s’établirent dans la Batanée, dont la capitale était Adraat.

Après sa victoire sur les Kainukaa, Mahomet engagea les musulmans, dans une révélation, à refuser toute protection aux Juifs : Ô vous qui croyez, ne prenez point pour amis les Juifs et les chrétiens ; qu’ils se protègent eux-mêmes. Celui qui les prend pour amis leur ressemble ; Dieu n’est pas le guide des pervers. Les chrétiens étaient en petit nombre dans le nord de l’Arabie et n’y jouissaient que d’une situation précaire, ils souffrirent donc peu de cette exclusion. Il n’en fut pas de même des Juifs. Habitués à mener une existence indépendante et à guerroyer de côté et d’autre, ils avaient souvent besoin de l’appui de leurs voisins arabes. Quand ceux-ci, sur l’ordre de Mahomet, ne voulurent plus contracter d’alliance avec eux, ils restèrent seuls exposés aux coups de leurs ennemis.

Dans leur haine pour Mahomet, les Benou-Nadhir cherchèrent à le tuer par ruse. Un jour, ils l’invitèrent à venir les voir dans leur fort de Zouhara, avec l’intention de le précipiter du haut des remparts ; leur chef était alors Houyey ibn Akhtab. Mahomet accepta leur invitation, mais il devina à temps les mauvais desseins de ses hôtes et s’enfuit à Médine. Il ne tarda pas à se venger cruellement des Benou-Nadhir. Placés dans l’alternative de se convertir à l’islamisme ou d’émigrer en masse, ils se décidèrent, sur l’instigation d’Abdallah ibn Oubey, qui leur promit de venir à leur aide, à accepter la lutte, et se retirèrent dans leurs châteaux. Les secours annoncés n’arrivant pas, ils durent capituler. Mahomet leur laissa la vie sauve, mais à condition de lui livrer leurs armes, de quitter leurs forts et de n’emporter de leurs biens que ce qu’ils pouvaient charger sur un chameau. Ils partirent au nombre de six cents et allèrent s’établir, les uns au milieu de leurs frères de Khaïbar, les autres prés de Jéricho et à Adraat (juin-juillet 625). Plus tard, Mahomet justifia cette guerre dans la révélation suivante : Tout ce qui est dans les cieux et sur la terre chante les louanges de Dieu ; il est le Puissant, le Sage. C’est lui qui a fait sortir de leurs demeures les infidèles parmi les gens de l’Écriture pour rejoindre ceux qui ont déjà émigré (les Kainukaa). Vous ne croyiez pas qu’ils partiraient, eux-mêmes pensaient que leurs forteresses les protégeraient contre Dieu. Mais Dieu les a attaqués du côté où ils ne s’y attendaient pas ; il a jeté la terreur dans leur cœur, et ils ont contribué autant que les croyants à la destruction de leurs maisons.

Ceux des Benou-Nadhir qui étaient restés en Arabie essayèrent d’organiser une coalition contre Mahomet. Trois d’entre eux, Houruyey, Kinanah ibn-ar-Rabia et Sallam ibn Mirchkam, s’efforcèrent de décider les Koraïschites de La Mecque, la puissante tribu des Ghatafan et d’autres Arabes à unir leurs forces contre l’orgueilleux prophète ; ils réussirent dans leur entreprise. Il leur fut plus difficile de faire entrer la tribu juive des Kouraïza dans cette ligue. Le chef des Benou-Kouraïza, Kaab ibn Assad, refusa même d’abord d’accorder un asile à Houyey, parce que sa tribu avait conclu une alliance avec les musulmans. Mais, éclairé sur les dangers communs qui menaçaient tous les Juifs arabes, il consentit enfin à prendre part à la guerre contre le prophète. Dix mille alliés entrèrent en campagne et marchèrent sur Médine, dont ils crurent pouvoir s’emparer sans coup férir ; ils se heurtèrent contre de solides retranchements que Mahomet, averti par un traître, avait fait élever à la hâte. Les assaillants s’épuisèrent en vains efforts pour s’emparer de la ville. A la fin, Mahomet réussit à semer la discorde parmi les confédérés, qui retournèrent chez eux.

La guerre des tranchées, comme on l’appela, fut donc un nouveau succès pour Mahomet ; ce furent les Juifs qui supportèrent les fâcheuses conséquences de l’échec des confédérés. Dès que ces derniers se furent éloignés de Médine, le prophète marcha immédiatement avec trois mille hommes contre les Kouraïza. Ceux-ci, trop faibles pour livrer bataille en rase campagne, se retranchèrent derrière les remparts de leurs châteaux forts. Après un siège de vingt-cinq jours (février-mars 627), ils n’eurent plus de vivres et songèrent à capituler. Ils demandèrent au prophète de les traiter comme les Nadhir, c’est-à-dire de les laisser émigrer avec leurs femmes, leurs enfants et une partie de leurs biens. Mahomet refusa ; il voulut qu’ils se rendissent à discrétion. Près de sept cents Juifs, et parmi eux les chefs Kaab et Houyey, furent égorgés sur une place publique de Médine, et leurs cadavres entassés dans une seule et même fosse. L’endroit où cette exécution eut lieu fut nommé le marché des Kouraïza. Ce forfait fut accompli au nom de Dieu : Voici ce qu’en dit le Coran : Dieu a expulsé de leurs forts ceux des gens de l’Écriture qui aidaient les alliés et a jeté la terreur dans leurs cœurs ; vous avez tué les uns, vous avez réduit les autres en captivité. Il vous a donné en partage leurs maisons, leurs richesses et leur pays, que vous n’aviez jamais foulé jusqu’alors de vos pieds. Dieu est tout-puissant. Les femmes furent échangées contre des armes et des chevaux. Mahomet se choisit comme concubine, parmi les captives, une jeune fille juive d’une grande beauté, nommée Rihâna ; celle-ci repoussa fièrement les faveurs du prophète.

L’année suivante arriva le tour des Juifs de Khaibar. Mais la campagne que Mahomet entreprit contre eux fut autrement difficile que les précédentes guerres. La région était couverte d’une série de forts défendus par de vaillants et solides guerriers ; des tribus arabes, les Ghatafan et les Fezara, avaient promis leur aide. L’âme de la résistance était l’exilé nadirhite Kinanah ibn-ar-Rabia, homme d’une volonté tenace et d’une bravoure indomptable, surnommé le roi des Juifs. Il avait comme lieutenant Marhab, un vrai géant, d’origine himyarite. Mahomet commença par adresser des prières solennelles à Dieu pour lui demander la victoire. Cet acte de piété accompli, il marcha contre les Juifs de Khaibar avec une armée de quatorze mille hommes. Selon son habitude, il signala son entrée en campagne par la destruction des palmiers pour couper les vivres à l’ennemi ; ensuite, il s’empara assez facilement de quelques fortins. Le château fort Camuss, qui s’élevait sur un rocher abrupt, opposa une plus longue résistance ; il repoussa plusieurs assauts tentés par les meilleurs capitaines de Mahomet, Abou-Bekr et Omar. Un des défenseurs de Camuss était Marhab, qui avait à venger la mort de son frère Harith ; il fit des prodiges de valeur. Quand Ali, un autre lieutenant de Mahomet, s’approcha du fort, Marhab lui cria : Khaibar connaît ma vaillance, je suis Marhab le héros, couvert d’une solide armure et dur à la fatigue, et il provoqua Ali à un combat singulier ; il fut tué. Avec Marhab tomba également la forteresse de Camuss. On ne sait pas ce qui advint des prisonniers. Kinanah fut mis à la torture pour qu’il indiquât l’endroit où étaient cachés les trésors des vaincus ; il mourut sans avoir parlé. La chute de cette forteresse amena la reddition des autres châteaux forts ; Fadak, Wadi-l-Kora et Taïma se soumirent également au prophète. Les Juifs purent rester dans la pays et conserver leurs terres, à condition de remettre à Mahomet, comme tribut, la moitié de leurs revenus. Cette campagne avait duré près de deux mois (printemps 628).

Mahomet ramena de cette guerre deux belles captives, Safia, la fille de son ennemi implacable Houyey, et Zaïnab, la sœur de Marhab. Cette dernière essaya de se venger de celui qu’elle regardait comme le meurtrier de son frère et de ses coreligionnaires. Dissimulant ses sentiments de haine, elle feignit un profond attachement pour Mahomet et gagna ainsi sa confiance. Un jour, elle servit de la viande empoisonnée ; un des convives en mourut. Mahomet, trouvant au mets un goût désagréable, le rejeta. Interrogée par le prophète sur le motif de ce crime, Zaïnab lui répondit : Tu as fait endurer de cruelles souffrances à mon peuple ; je me suis dit que si tu n’étais qu’un vulgaire despote, ta mort serait une délivrance pour mon peuple ; serais-tu, au contraire, prophète, alors mon poison n’aurait aucune action sur toi. Elle fut exécutée. A la suite de cet incident, Mahomet ordonna à ses soldats de ne se servir de la vaisselle enlevée aux Juifs qu’après l’avoir trempée dans de l’eau bouillante. — Ces défaites successives ne découragèrent pas les Juifs ; ils cherchèrent à s’allier avec les mécontents des tribus arabes pour essayer de nouveau d’abattre la puissance naissante de Mahomet. Les pourparlers avaient lieu dans la maison d’un juif, Suwailim, à Médine. Suwailim fut dénoncé et sa maison livrée aux flammes. Quand Mahomet mourut (632), les Juifs s’en réjouirent fort ; ils croyaient qu’avec lui disparaîtrait la croyance des Arabes à son immortalité et à sa mission divine. Mais déjà le fanatisme avait fait soin œuvre ; le Coran tout entier, dans ses polémiques comme dans ses doctrines, avait acquis force de loi, il était devenu le livre par excellente d’une population considérable dans trois parties du monde, et ses violentes diatribes contre les Juifs étaient considérées par tous les musulmans comme des articles de foi. L’islamisme, comme le christianisme, meurtrit le sein qui l’avait nourri. Le deuxième khalife, Omar, d’un fanatisme farouche, expulsa de Khaibar et de Wadi-l-Kora les tribus juives que le prophète avait laissées par traité sur leurs terres, il ne voulut pas que le sol sacré de l’Arabie fût souillé par leur présence ; il chassa pour la même raison les chrétiens de Nedjran. Les guerriers musulmans eurent en partage les vastes domaines des Juifs ; ceux-ci obtinrent, en compensation, un petit territoire situé près de l’Euphrate, dans le voisinage de la ville de Koufa (vers 640). Malgré ces divers actes d’hostilité des Arabes envers les Juifs, on peut dire que le triomphe de l’islamisme fut un bienfait pour le judaïsme.