HISTOIRE DES JUIFS

TROISIÈME PÉRIODE — LA DISPERSION

Première époque — Le recueillement après la chute

Chapitre X — Les derniers Amoraïm — (375-500).

 

 

L’époque à laquelle s’effondra l’empire romain marque dans l’histoire du monde une période de ruine et de restauration, de destruction et de renaissance. Une sombre nuée vint, en ce temps, du nord, des frontières de la Chine, portant dans son flanc un orage qui secoua violemment l’État romain, le renversa et couvrit la terre de ses débris. On vit s’avancer la horde sauvage des fluas, le fléau de Dieu, chassant devant eux des tribus aux noms inconnus, des peuplades aux mœurs étranges. Ce mouvement irrésistible qui poussait des masses considérables vers de nouvelles régions rappelait ces paroles du prophète : La terre chancelle comme un ivrogne, elle succombe sous le poids de ses péchés, elle tombe sans pouvoir se relever, et le Dieu Zebaoth punira les armées célestes dans le ciel et les princes de la terre sur la terre. Dans ces innombrables Huns qui se précipitèrent sur l’empire romain et le firent tomber sous leurs attaques, les Juifs voyaient l’armée de Gog dont parle le prophète, s’élançant du pays de Magog avec la vitesse de l’ouragan, avec la rapidité du nuage, pour couvrir la terre, et ce va-et-vient des peuples, ce spectacle d’un empire qui disparaissait, d’un autre qui se formait, leur fit croire, avec une nouvelle conviction, à l’éternité de la nation juive. Un peuple se lève, un autre s’évanouit, et Israël subsiste toujours. Mais, d’un autre côté, la vue de ces changements fit reconnaître aux chefs religieux du judaïsme, eu Palestine comme en Babylonie, la nécessité impérieuse de mettre en sûreté le trésor qui leur était confié et de le soustraire à l’influence des variations qui pourraient se produire dans l’histoire des peuples ; ils comprirent que le temps était venu de récolter ce que leurs prédécesseurs avaient semé, de réunir et de coordonner les matériaux considérables accumulés pendant plusieurs générations et par diverses écoles. A la tête de ce mouvement se trouvait Aschi.

Rabbana Aschi (né en 352, mort en 427), originaire d’une famille très ancienne et très riche, était remarquablement doué. A l’âge de vingt ans, il fut placé à la tête de l’école de Sora, où il parvint à attirer de nouveau de nombreux élèves. Le local de l’école menaçant ruine, il le fit entièrement reconstruire, et, pour activer les travaux, il les surveilla jour et nuit jusqu’à leur complet achèvement. Sur son ordre, les ouvriers donnèrent à ce bâtiment une grande hauteur ; il dominait les autres édifices de la ville. — Aschi joignait à la dialectique pénétrante de l’école de Pumbadita la vaste érudition des docteurs de Sora ; son autorité religieuse était aussi considérable qu’avait été celle de Raba, et ses contemporains lui donnèrent le titre de Rabbana (notre maître).

Aschi resta cinquante-deux ans à la tête de l’école de Sora. Pendant ce laps de temps, l’académie de Pumbadita eut sept chefs. L’école de Nehardéa, délaissée depuis la destruction de cette ville par Ben Naçar (Odenat), avait aussi repris, à cette époque un certain rang. Mais l’école de Sora jouit d’une suprématie incontestable, et les plus anciens amoraïm, Amêmar, Mar-Zutra et d’autres, reconnurent l’autorité d’Aschi ; même les deux exilarques de son époque, Mar-Kakana et Mar-Zutra Ier, acceptaient ses décisions. Ce a était plus, comme autrefois, à Nehardéa ou à Pumbadita, mais à Sora que les exilarques recevaient les délégués des communautés babyloniennes et convoquaient les assemblées générales. Aschi fit de Sora le centre de la vie religieuse de la Babylonie juive et assura à cette ville une Influence. prépondérante dans la direction du judaïsme babylonien.

Grâce à ses éminentes qualités et à sa situation élevée, Aschi put entreprendre une oeuvre qui exerça une profonde influence sur les destinées comme sur le développement du peuple juif. Il commença ce travail gigantesque de rassembler et de mettre en ordre l’énorme quantité d’explications; de déductions et de développements qui, sous le nom de Talmud, avaient été ajoutés à la Mishna. Un des principaux motifs de cette entreprise fut certainement le souci de préserver de l’oubli ces matériaux considérables, accumulés par trois générations d’amoraïm, qui étaient confiés à la seule mémoire. Aschi eut la bonne fortune de pouvoir travailler à la coordination de ces matériaux pendant cinquante-deux ans. Chaque année, pendant les mois de kalla, où collègues et disciples étaient réunis autour de lui, il étudiait avec ses auditeurs un certain nombre de traités de la Mishna et y ajoutait les explications et développements talmudiques ; au bout de trente ans, il avait ainsi soigneusement étudié prés de quarante traités. Les matériaux étaient prêts, il ne s’agissait plus que de les réviser et les mettre en ordre ; Aschi consacra à ce travail la seconde période de son activité.

Ce recueil ne fut pas écrit dès son achèvement, on avait encore, à cette époque, des scrupules à mettre la tradition orale par écrit, d’autant plus que les chrétiens s’étant approprié l’Écriture sainte pour en faire la base de leur religion, le judaïsme, d’après les conceptions de ce temps, ne se distinguait plus du christianisme que parce qu’il avait une loi orale. Cette pensée fut souvent exprimée sous forme poétique par l’Aggada : Moïse a voulu mettre la loi orale par écrit ; mais l’Éternel, prévoyant qu’un jour les nations traduiraient la Tora en grec et déclareraient qu’elles sont le vrai peuple d’Israël et les enfants de Dieu, s’est opposé au projet de Moise, parce qu’il a voulu laisser aux Juifs une marque distinctive par laquelle ils pourraient prouver qu’eux seuls sont ses élus. Quiconque connaît mon mystère, dit Dieu, est mon fils, c’est-à-dire quiconque connaît la Mishna et l’explication orale de la Tora. Le prophète Rosée a dit dans le même sens : Si j’écrivais toutes les lois, Israël serait considéré comme une nation étrangère. En coordonnant le Talmud, Aschi compléta l’œuvre commencée deux siècles auparavant par Juda. Cette coordination présentait cependant de très graves difficultés. La Mishna rapporte sèchement les décisions juridiques formulées dans des paragraphes distincts, qu’il n’était pas trop difficile de mettre en ordre; le Talmud, au contraire, montre en quelque sorte sur le vif le développement de la tradition orale, il indique la genèse des diverses lois, en fait ressortir l’esprit et enregistre les raisonnements plus ou moins subtils qui ont conduit aux diverses conclusions. La rédaction du Talmud est certainement un des faits les plus considérables de l’histoire juive ; le Talmud babylonien (Talmud babli) devint, en effet, pour le judaïsme un élément d’action très important. Quoiqu’il ait consacré principalement son activité à la rédaction du Talmud, Aschi ne se résigna cependant pas à employer exclusivement ses facultés à un simple travail de compilation. Il résolut un grand nombre de questions restées jusque-là obscures ou mal comprises, et les solutions qu’il en donne sont le plus souvent aussi remarquables par leur justesse et leur profondeur que par leur simplicité.

Les vingt dernières années de l’activité d’Aschi coïncidèrent avec le règne du roi sassanide Yesdegird (399-420). Ce monarque, surnommé al-Hatim (le pécheur) par les mages, parce qu’il ne voulut pas se laisser dominer par eux, se montra tolérant pour les Juifs et les chrétiens. Les jours où l’on prêtait hommage au roi, on voyait à la cour les trois principaux représentants du judaïsme babylonien : Aschi, comme délégué de Sora ; Mar-Zutra, comme délégué de Pumbadita, et Amêmar, comme délégué de Nehardéa. Un autre docteur, Huna bar Zutra, était un des familiers de Yesdegird.

Le mouvement d’émigration et les révolutions considérables qui se produisirent, à cette époque, parmi les peuples, et le châtiment infligé par Dieu à l’empire de Rome, réveillèrent les espérances messianiques dans les cœurs juifs. On répéta partout dans la foule que le prophète Élie avait annoncé que le Messie viendrait au 85e jubilé (4200 de la création, 440 de l’ère vulgaire). De pareilles croyances ont rencontré de tout temps des adeptes passionnés, qui, ne se contentant pas de nourrir silencieusement leurs espérances dans leur cœur, se sont efforcés de faire partager leur enthousiasme à la foule et l’ont entraînée dans de folles aventures. Le même phénomène se reproduisit à l’époque d’Aschi. Un de ces rêveurs mystiques parcourut pendant une année toutes les communautés juives de l’île de Crète, leur persuadant que l’époque messianique était arrivée et leur promettant de leur faire traverser la mer à pied sec, comme autrefois Moïse, dont il avait, du reste, le nom, et de les conduire jusque dans la Terre promise. On le crut sur parole, les Juifs crétois ne s’occupèrent plus de leurs affaires, distribuèrent leurs biens et attendirent avec anxiété le jour fixé par leur Messie pour le passage de la mer. Au jour dit, le Messie, suivi de toute la population juive de Crète, se dirigea vers la mer. Monté sur une colline qui s’avançait dans l’eau, il engagea ses partisans à se précipiter sans crainte dans les flots, leur assurant que les eaux se retireraient devant eux. Un grand nombre de ces hallucinés se noyèrent ; d’autres furent sauvés par des marins. Le faux Moïse paraît n’avoir pas été retrouvé.

Aschi chercha à prémunir les Juifs contre des croyances aussi dangereuses, et il expliqua ainsi la prophétie alors répandue dans le peuple : Il n’est pas possible que le Messie apparaisse avant le 85e jubilé ; à partir de cette époque, on peut avoir l’espoir, mais non la certitude, qu’il viendra. — Aschi mourut dans un âge très avancé (en 427), deux ans avant la prise de Carthage par le Vandale Geiseric. Celui-ci emporta en Afrique toutes les dépouilles entassées dans Rome, et, parmi elles, les vases enlevés autrefois, par Titus, du temple de Jérusalem. Ces vases, comme les Juifs eux-mêmes, furent condamnés à de bien étranges pérégrinations !

La Judée, qui continuait à être le siège du patriarcat et, par conséquent, à conserver la direction de toutes les communautés juives de l’empire romain, était à ce moment en pleine décadence. Sous la domination oppressive du christianisme, l’étude de la Loi rencontrait de nombreuses difficultés, et l’enseignement du Talmud, autrefois si brillant, ne jetait plus que de faibles lueurs. Les derniers amoraïm, désireux sans doute d’imiter leurs collègues babyloniens, recueillirent alors les travaux des diverses écoles de la contrée, les coordonnèrent et en formèrent le Talmud de Jérusalem (ou plutôt de la Judée). Les documents relatifs à cette époque sont si rares que le nom d’aucun de ceux qui collaborèrent à cette entreprise ou qui en prirent l’initiative n’a été conservé.

C’est à cette époque que disparut l’institution du patriarcat. Les trois derniers patriarches connus sont : Gamaliel V, successeur de Hillel II, son fils Juda IV, et Gamaliel le dernier. On sait très peu de chose de leur administration. Ils portaient, comme leurs prédécesseurs, le titre pompeux de sérénissime, jouissaient des privilèges attachés à ce titre, percevaient les contributions spéciales destinées au patriarcat, mais n’exerçaient plus, en réalité, qu’une faible autorité. Même le droit qu’ils avaient possédé jusque-là d’exclure de la communauté juive ceux qui suivaient les pratiques chrétiennes leur fut enlevé. Sur l’instigation des évêques, les autorités civiles forcèrent, en effet, les patriarches et les chefs des communautés, appelés pris, à accueillir de nouveau parmi les Juifs les apostats qu’ils avaient exclus.

Cependant, malgré les excitations d’Ambroise et d’autres membres du clergé catholique, qui le poussaient à persécuter les ariens et autres hérétiques, Théodose le Grand (379-395) confirma aux patriarches et aux primats le privilège d’excommunier les membres indignes de la communauté et défendit, en général, aux fonctionnaires civils de s’immiscer dans les affaires religieuses des Juifs. Il donna à ces derniers une preuve de son équité en condamnant à mort le consulaire Hesychius que Gamaliel V avait accusé de lui avoir dérobé des papiers importants. Théodose dut intervenir plus d’une fois pour modérer l’ardeur religieuse de chrétiens trop zélés, qui se faisaient gloire de troubler les prières des Juifs, de piller et d’incendier les synagogues ou de les transformer en églises. Parmi les principaux et plus acharnés ennemis du judaïsme se trouvaient Jean Chrysostome, d’Antioche, et Ambroise, de Milan.

Jean Chrysostome tonnait contre les Juifs du haut de la chaire dans des discours d’une éloquence véhémente, mais ampoulée et cynique ; il prononça consécutivement six sermons contre eux. C’est que les Juifs d’Antioche étaient vraiment de grands coupables, ils permettaient aux chrétiens de suivre les usages juifs, de se faire juger par des tribunaux juifs, d’assister, le sabbat et les jours de fête, aux offices dans les synagogues, où les femmes surtout, grandes dames et femmes de la basse classe, venaient toujours en très grand nombre ; ils leur permettaient aussi d’écouter avec recueillement, au nouvel an juif, le son du schofar, de célébrer la fête de l’Expiation et de prendre part aux réjouissances de la fête des Cabanes. Les chrétiens préféraient soumettre leurs différends à des arbitres juifs, parce qu’il leur semblait que la prestation du serment se faisait d’une façon plus solennelle chez les Juifs que chez eux. Ces témoignages de respect accordés par les chrétiens aux pratiques du judaïsme indignaient Chrysostome, il proférait les plus violentes injures contre les Juifs, les accablant d’outrages et qualifiant leurs synagogues de théâtres à scandales et de cavernes de voleurs.

Ambroise, de Milan, dépassait Chrysostome en violences et en odieuses calomnies contre les Juifs. Il appela l’usurpateur Maxime judéen, parce qu’il avait ordonné au sénat romain de faire reconstruire aux frais de la ville une synagogue de Rome incendiée par les chrétiens, et il protesta en des termes tellement vifs contre Théodose, qui avait condamné l’évêque de Callinicus, dans le nord de la Mésopotamie, à rebâtir à ses frais une synagogue qu’il avait fait incendier par des moines, que l’empereur fut obligé de revenir sur sa décision. Dans sa haine contre les Juifs, Ambroise inventa de fausses accusations contre eux, leur reprochant de mépriser les lois romaines et les raillant de ce qu’aucun d’eux ne pouvait devenir ni empereur, ni gouverneur, ni général, ni sénateur, de ce qu’ils étaient repoussés de la table des grands et ne servaient qu’à remplir le trésor impérial. Devant ces attaques incessantes, inspirées par un aveugle fanatisme, il devint nécessaire de protéger efficacement les Juifs. Partant de ce principe qu’aucune loi ne défendait, dans l’empire romain, l’exercice du judaïsme, Théodose exigea que les adeptes de cette religion fussent respectés dans leur personne et leurs synagogues, et il édicta des peines sévères contre les chrétiens qui troubleraient leur tranquillité. Mais les ordres impériaux étaient impuissants à modifier l’esprit du temps, qui était hostile aux Juifs, et les persécutions continuèrent. Du reste, il existait déjà contre les Juifs, avant le règne de Théodose, un certain nombre de lois restrictives, ces lois restèrent en vigueur. Théodose enleva même aux Juifs le privilège, qu’ils avaient obtenu sous ses prédécesseurs, d’être exempts, à cause de leurs croyances, de certaines charges publiques.

A la mort de Théodose le Grand, l’empire romain échut à ses deux fils et fut divisé en deux tronçons, l’empire d’Orient et l’empire d’Occident. Les Juifs romains eurent ainsi deux maîtres différents. En Orient, où régnait l’empereur Arcadius (395-408) ou plutôt ses deux conseillers tout-puissants Rufin et Eutrope, ils étaient assez bien traités. Rufin aimait l’argent, et les Juifs avaient déjà appris à en connaître le pouvoir magique. Grâce à la protection de Rufin, ils obtinrent la promulgation de plusieurs édits favorables. En 396, une loi leur confirma le droit de nommer eux-mêmes les surveillants de leurs marchés (agoranomos) et menaça d’un châtiment rigoureux ceux qui y mettraient obstacle ; dans la même année, une autre loi protégea les illustres patriarches contre toute injure. A la suite d’attaques dirigées en Illyrie contre les synagogues, et dont les instigateurs furent sans doute des membres du clergé, qui désiraient aussi ardemment la destruction des sanctuaires juifs que la ruine des temples païens, Arcadius, ou plutôt Eutrope, ordonna aux gouverneurs de châtier sans merci les facteurs de désordres (397) ; en même temps, il renouvela la loi, promulguée sous Constantin, qui exemptait les patriarches et autres fonctionnaires religieux juifs, à l’instar des ecclésiastiques chrétiens, de toute charge judiciaire. Enfin, par le décret de février 398, les Juifs furent autorisés à soumettre leurs différends, dans le cas où les deux parties y consentiraient, aux patriarches ou à d’autres arbitres juifs, et à remettre aux autorités romaines l’exécution de la sentence prononcée. Il ne faut pas trop s’étonner que, sous un gouvernement aussi capricieux que celui d’un empereur byzantin, on rencontre, à côté de ces lois libérales, une mesure intolérante : un édit, promulgué en 399, imposait à tous les Juifs, même aux dignitaires religieux, les charges curiales. Cette loi n’eût sans doute pas vu le jour sans la chute d’Eutrope, qui eut lieu en cette année.

Quelle fut, pendant ce temps, la situation des Juifs dans l’empire d’Occident, sous le faible Honorius ? Il est très difficile de le dire. Quoique les communautés juives d’Apulie et de Calabre eussent perdu, à cette époque, les libertés curiales, on ne peut pas en conclure, que les Juifs, en général, aient été persécutés. Honorius défendit, il est vrai, en avril 399, dans toute l’étendue de son empire, la collecte de l’argent destiné au patriarche, et exigea que les sommes déjà recueillies fussent versées, dans le trésor impérial, mais cette mesure ne paraît pas avoir été inspirée par un motif religieux. Honorius voulait seulement empêcher que des sommes aussi considérables passassent de sa préfecture dans celle de son frère. Cinq ans plus tard (404), cette interdiction fut levée, et les Juifs purent de nouveau envoyer leurs offrandes au patriarche. Au reste, les lois relatives aux Juifs n’étaient pas toutes empreintes du même esprit ; si, d’une part, Honorius défendit aux Juifs et aux Samaritains de prendre part au service militaire, d’autre part, il les protégea efficacement contre l’arbitraire des fonctionnaires et leur donna une preuve remarquable de sa tolérance en défendant aux tribunaux de les faire comparaître le sabbat et les autres jours de fête (409).

Avec le règne du successeur d’Arcadius, Théodose II (408-450), qui était animé d’excellents sentiments, mais dont la faiblesse était pour les évêques fanatiques un encouragement à la violence, commença pour les Juifs la période du moyen âge. On leur défendit d’élever de nouvelles synagogues, de juger les différends existant entre Juifs et chrétiens, de posséder des esclaves. Ce fut sous Théodose II que disparut définitivement l’institution du patriarcat. Le dernier patriarche, Gamaliel, jouit cependant d’un très grand crédit à la cour de l’empereur, il fut élevé à la dignité de préfet et obtint un diplôme d’honneur (codicillus honorarius). Il dut, sans doute, ces distinctions à ses connaissances médicales ; Gamaliel était, en effet, médecin, et on lui attribue la découverte d’un remède efficace contre les maladies de la rate. La situation élevée qu’il occupait lui fit croire qu’il pouvait se placer au-dessus des lois d’exception dirigées contre les Juifs, il fit construire de nouvelles synagogues, jugea des procès où étaient impliqués des chrétiens et viola d’autres édits de ce genre. Théodose II l’en punit en le dépouillant de ses diverses dignités et en ne lui laissant que les seuls privilèges attachés à son titre de patriarche (415).

Gamaliel n’eut pas de successeur. Avec lui disparut le dernier dignitaire appartenant à la maison de Hillel. Cette illustre famille avait dirigé, pendant trois siècles et demi, les destinées religieuses du judaïsme, elle avait fourni des docteurs remarquables et de vaillants défenseurs de la liberté et de la nationalité juive, et son histoire particulière forme un chapitre important de l’histoire générale des Juifs. De la maison de Hillel étaient sortis quinze patriarches, dont deux Hillel, trois Simon, quatre Juda et six Gamaliel.

Pendant que Théodose était empereur d’Orient et Honorius empereur d’Occident, l’évêque Cyrille, d’Alexandrie, expulsa les Juifs de cette ville. Après avoir convoqué tous les chrétiens, il leur tint des discours enflammés contre les Juifs, surexcita leur fanatisme, envahit avec eux les synagogues, dont il s’empara pour les consacrer au culte chrétien, les poussa au pillage et contraignit les Juifs à chercher leur salut dans la fuite (415). G’est ainsi que les chrétiens d’Alexandrie firent subir aux Juifs de cette ville le même sort qu’ils avaient enduré eux-mêmes 370 ans auparavant de la part des païens. Malgré l’énergie qu’il déploya pour défendre les Juifs, le préfet Oreste fut impuissant à réprimer l’émeute, il ne put que porter plainte contre Cyrille ; la cour de Constantinople donna gain de cause à l’évêque. Ce dernier se vengea d’Oreste avec une cruauté inouïe, il le livra à une bande de moines fanatiques du mont Nitra, qui le lapidèrent. Ce premier meurtre fut bientôt suivi d’un second. Cette horde de moines sauvages se jeta un jour sur Hypathie, célèbre par ses connaissances philosophiques, son éloquence et ses mœurs austères, l’assassina et déchiqueta son corps avec une férocité bestiale. De tous les Juifs d’Alexandrie, un seul, Adamantius, qui enseignait la médecine, accepta le baptême pour échapper à l’expulsion ; tous les autres préférèrent les souffrances de l’exil à l’abandon de leur foi.

Les Juifs de Magona (Mahon), petite ville de l’île espagnole Minorque, dans la Méditerranée, ne montrèrent pas la même fermeté dans leurs croyances. Persécutés par l’évêque de Mahon, Sévère, ils ne craignirent pas d’acheter leur sécurité au prix d’une apostasie. Il est à remarquer qu’en Espagne, comme dans d’autres régions, les Juifs et les chrétiens entretinrent d’abord entre eux des relations pacifiques ; ce fut le clergé qui éveilla les sentiments de haine et d’intolérance dans la population chrétienne. L’évêque Osius (Hosius), de Cordoue, membre du concile de Nicée et organisateur du concile d’Elvire, fit adopter à cette dernière réunion une décision en vertu de laquelle la peine d’excommunication était prononcée contre les chrétiens qui auraient des relations avec les Juifs, contracteraient des mariages avec eux, ou feraient bénir par eux les fruits de leurs champs.

Dans la situation pénible qui leur était faite dans les pays chrétiens, il ne restait aux Juifs d’autre arme contre leurs oppresseurs que la raillerie. Mais ils la maniaient parfois avec maladresse, et particulièrement au jour de Purim, où l’animation de la fête conduisait souvent à l’ivresse et, par suite, à des démonstrations irréfléchies. En ce jour, la jeunesse bruyante pendait en effigie Aman, l’ennemi traditionnel des Juifs, à un gibet auquel, par hasard ou à dessein, on donnait la forme de la croix et qu’ensuite on brûlait. Ce fait irritait naturellement les chrétiens, qui accusaient les Juifs d’outrager leur religion. Pour mettre fin à ce scandale, Théodose II ordonna aux recteurs de la province d’en punir les auteurs de peines rigoureuses ; mais il n’arriva pas à le faire cesser. Cette plaisanterie de carnaval eut un jour les plus désastreuses conséquences. Les Juifs d’Imnestar, petite ville de la Syrie située entre Antioche et Chalcis, ayant élevé un de ces gibets d’Aman, les chrétiens les accusèrent d’y avoir attaché un enfant chrétien et de l’avoir fait mourir à coups de fouet. Par ordre de l’empereur Théodose, tous les inculpés furent sévèrement châtiés. La population chrétienne d’Antioche vengea, de son côté, le prétendu crime d’Imnestar en s’emparant des synagogues des habitants juifs. C’est un fait digne de remarque que les préfets et les recteurs des provinces se prononçaient presque toujours contre le clergé et en faveur des Juifs. Le préfet d’Antioche, qui informa Théodose II de la spoliation commise par les chrétiens, dut qualifier cet acte d’une façon excessivement sévère pour que l’empereur, imprégné de la plus étroite bigoterie, adressât aux coupables l’ordre de rendre les synagogues à leurs propriétaires. Siméon, anachorète qui vivait dans une espèce d’étable, près d’Antioche, protesta vivement contre cet ordre. En apprenant la décision de l’empereur, il lui écrivit en des termes très blessants, lui disant qu’il reconnaissait Dieu seul comme son empereur et maître, et le pressant de revenir sur sa résolution. Théodose obéit à cette injonction, les synagogues restèrent entre les mains des chrétiens, et le préfet qui avait eu le courage d’invoquer la justice de l’empereur contre les spoliateurs fut destitué.

La sombre et intolérante dévotion de Théodose a agit fortement sur l’empereur d’Occident, Honorius. Ce furent ces deux souverains qui promulguèrent ensemble, en très grande partie, les diverses mesures restrictives qui pesaient sur les Juifs au moment où ils passèrent de la domination romaine sous celle des nouveaux États germaniques. Sous leur règne, l’accès de toutes les fonctions administratives et militaires fut fermé aux Juifs ; par contre, on continua à leur imposer la charge plus lourde qu’honorable, des fonctions municipales ; Théodose ne leur laissa même pas la faculté de disposer librement de leur fortune pour des œuvres de bienfaisance.

Malgré la disparition du patriarcat, les communautés juives avaient continué à envoyer en Palestine les offrandes destinées autrefois à l’entretien du patriarche et de sa maison ; ces sommes étaient consacrées très probablement par les primats au service des écoles. Tout à coup parut un décret obligeant les primats à verser l’argent déjà recueilli dans le trésor impérial et à laisser dorénavant aux fonctionnaires de l’empire le soin de faire rentrer ces contributions ; même les dons envoyés par les Juifs des provinces occidentales devaient être remis aux trésoriers impériaux (30 mai 429). La nouvelle Rome avait hérité de la rapacité de l’ancienne. De même que l’empereur païen Vespasien avait mis autrefois la main sur les sommes envoyées par les communautés juives pour le service du temple, de même l’empereur chrétien s’appropria les contributions payées pour l’entretien du patriarcat, imposant comme taxe obligatoire ce qui n’avait été payé jusque-là que comme don volontaire.

Et cependant, malgré la situation douloureuse des Juifs établis dans l’empire d’Orient, l’ardeur pour l’étude de la Loi n’était pas éteinte en Judée. On avait cessé, il est vrai, d’expliquer et de développer la loi orale, mais on s’efforçait de bien connaître la langue hébraïque et de comprendre le sens naturel (Peschat) des Écritures saintes. Cet enseignement avait pour principaux sièges les écoles de Tibériade et de Lydda. C’est dans ces deux villes qu’un des Pères de l’Église latine, saint Jérôme (331-420), qui fonda un couvent de nonnes à Bethléem, chercha des maîtres juifs pour étudier, comme Origène, la Bible dans le texte original. Un de ses maîtres fut Bar-Hanina. Comme les chrétiens se servaient de leur connaissance de la langue hébraïque pour combattre, les croyances juives, il avait été interdit, dans les derniers temps, aux savants juifs de leur enseigner cette langue. Afin de ne pas froisser les susceptibilités de ses coreligionnaires, Bar-Hanina se rendait secrètement auprès de Jérôme pour étudier la Bible avec lui. Jérôme fit rapidement des progrès remarquables, il n’apprit pas seulement à prononcer et à traduire correctement l’hébreu, il parvint à s’assimiler l’esprit même de la langue et à la parler. — Les Juifs de cette époque témoignèrent aussi d’un sens critique très développé dans la distinction qu’ils surent établir entre les livres canoniques et les apocryphes. Dans le désir de clore la discussion qui s’était élevée parmi les chrétiens sur la sainteté de quelques écrits d’un caractère douteux, le concile de Nicée avait donné place dans le Canon à plusieurs livres apocryphes. Les Juifs, dans leurs entretiens avec Jérôme sur la Bible, firent sur quelques-uns de ces apocryphes des observations dont les exégètes modernes reconnaissent encore aujourd’hui la justesse et la valeur.

Tout en ayant eu des maîtres juifs et trouvé la vérité hébraïque dans le texte original, Jérôme détestait profondément les Juifs, montrant ainsi à ceux qui lui avaient reproché son étude de l’hébreu comme une hérésie qu’il était resté orthodoxe. Ce sentiment de haine était partagé par un de ses plus jeunes contemporains, le Père de l’Église Augustin, et devint un article de foi, un dogme pour toute la chrétienté, qui acceptait comme paroles révélées tout ce que disaient les saints Pères de l’Église. C’est le fanatisme puisé dans les écrits des Pères de l’Église qui arma plus tard rois et peuples, croisés et pastoureaux contre les Juifs, fit élever des bûchers et inventer les plus horribles supplices. — Quoiqu’ils fussent haïs par les particuliers et méprisés par l’État, les Juifs de Césarée prenaient part aux jeux et divertissements à la mode : ils conduisaient des chars, concouraient dans l’arène pour le prix de course, arboraient la couleur verte ou bleue, comme cela se pratiquait à Rome, Ravenne, Constantinople et Antioche. Mais, à cette époque, les jeux mêmes prenaient un caractère confessionnel, la rivalité entre les différentes couleurs devenait une lutte religieuse, et la défaite ou le triomphe des conducteurs de char juifs, samaritains ou chrétiens donnaient lieu à des mêlées, souvent sanglantes, entre les coreligionnaires des vainqueurs et des vaincus.

Dans la Perse, où les Juifs avaient joui jusque-là d’une tranquillité à peine troublée par quelques vexations, ils commencèrent également, vers le milieu du Ve siècle, à être sérieusement persécutés. Le judaïsme de ce pays était devenu pauvre en personnalités remarquables, l’activité créatrice qui avait régné jusqu’alors dans les écoles déclinait visiblement, les docteurs se contentaient de répéter et de coordonner les opinions de leurs devanciers. L’histoire des Juifs de ce temps se meut dans des limites très étroites : on nomme des chefs d’école, ils enseignent, meurent et sont remplacés par d’autres. Un des savants les plus importants de cette époque fut Mar, fils d’Aschi, appelé également Tab-Yomè. Il se trouvait à Mahuza quand il fut informé que l’école de Sora venait de perdre son chef. A cette nouvelle, il se rendit immédiatement à Sora ; il y arriva au moment où les membres de l’académie étaient réunis pour élire le nouveau chef d’école. Invité à venir délibérer avec le Conseil sur l’élection d’Aha, il retint les délégués qui furent envoyés auprès de lui pour le chercher ; on en envoya d’autres, il les retint encore. Quand ils furent au nombre de dia, il fit une conférence devant eux, et ils l’acclamèrent Rèseh Metibta (455). Aha fut vivement affecté de son échec, il s’appliqua ce dicton : Une fois que le malheur a frappé quelqu’un, il ne cesse de l’accabler de ses coups ! C’est dans cette même année qu’éclata en Babylonie contre les Juifs une persécution sanglante qui se prolongea à travers tout le règne des derniers rois néo-perses.

Yesdigerd II (438-457) n’imita pas à l’égard des Juifs la tolérance de son prédécesseur, il leur défendit de célébrer le sabbat (456). Les bons rapports qui avaient existé jusque-là entre le gouvernement perse et les Juifs furent sans doute troublés par les mages qui, par leur fanatisme, exercèrent sur les rois de Perse la même influence néfaste que les conseillers ecclésiastiques sur les empereurs d’Orient, et qui, à l’instar des chrétiens, étaient animés d’un ardent désir de prosélytisme. Les documents de l’époque ne disent pas quel accueil les Juifs firent à la défense d’observer le sabbat. Il est probable qu’il ne leur était pas difficile d’éluder cette interdiction ; en tout cas, on ne mentionne aucun martyr à l’occasion de cette persécution. Yesdigerd fut tué l’année qui suivit la promulgation de son édit relatif au sabbat, et ses deux fils Chodar-Warda et Peroz se disputèrent la couronne, les armes à la main.

A cette époque, l’académie de Sora avait à sa tête Mar bar Aschi. Ce docteur jouissait d’une très grande autorité, et toutes ses décisions, sauf trois, reçurent force de loi, mais il ne semble pas avoir donné un bien grand éclat à l’école qu’il dirigeait. Continuant l’œuvre commencée par son père, il s’efforça d’achever la coordination du recueil talmudique, travail qui était d’autant plus urgent qu’une nouvelle ère de persécutions semblait s’ouvrir et que l’avenir n’était rien moins que certain. On connaît peu de chose du caractère de Mar bar Aschi, on sait seulement qu’il était d’une grande délicatesse de conscience. Toutes les fois qu’un de mes collègues, dit Mar, comparait devant mon tribunal, je quitte mon siège, parce que je considère les docteurs comme mes parents et que je crains de me montrer, à mon insu, trop partial à leur égard.

Après la mort de Mar (468), une persécution sanglante fut dirigée contre les Juifs de Babylonie et de Perse. Cet événement funeste se produisit sous Peroz ou Pheroces (459-484). Le motif de cette persécution aurait été, dit-on, la vengeance que le roi Peroz, circonvenu par les mages, voulait tirer des Juifs d’Ispahan, dont quelques-uns auraient tué et écorché deux prêtres. La moitié de la population juive d’Ispahan fut massacrée et les enfants furent enlevés pour être élevés dans le culte du feu. Bientôt, ce mouvement d’intolérance s’étendit dans les communautés babyloniennes, où il persista jusqu’à la mort de Peroz. L’exilarque Huna-Mari, fils de Mar-Zutra, et deux autres docteurs, Amemar bar Mar-Yanka et Mescherschaya bar Pacod, furent jetés en prison et exécutés (469-470) ; ce furent les premiers martyrs juifs de la Babylonie. Il est remarquable qu’un exilarque subit le martyre pour le judaïsme. Quelques années plus tard, la persécution prit un caractère plus grave, les écoles furent fermées, les assemblées populaires qui avaient lieu, à l’approche des fêtes, pour entendre les conférences religieuses des docteurs, furent interdites, les tribunaux juifs furent supprimés et les enfants juifs convertis de force à la religion des mages (474). La ville de Sora paraît avoir été détruite à cette époque. Peroz, dont le fanatisme rappelle celui d’Adrien, découvrit un procédé de persécution auquel l’empereur romain n’avait pas songé, il éloigna la jeunesse juive du judaïsme pour la contraindre à pratiquer le culte du feu ; comme Adrien, il a été flétri par l’histoire juive de l’épithète de malfaisant et surnommé Piruz reschia.

L’effet immédiat de ces persécutions fut de pousser les Juifs à quitter la Babylonie ; ils émigrèrent du côté du sud jusqu’en Arabie et, à l’est, jusqu’aux Indes. Un homme, nommé Joseph Rabban (ce titre indique suffisamment son origine babylonienne), arriva, avec un grand nombre de famille juives, sur la côte de Malabar, en l’année 4250 de l’ère de la création (490) ; ils étaient donc partis de la Babylonie sous le règne de Peroz. Le roi indien Airvi (Eravi), de Cranganor, accueillit les voyageurs juifs avec une grande bienveillance, leur permit de s’établir dans son pays, les autorisa à vivre conformément à leurs lois et à choisir parmi eux un chef (mardeliar) pour les administrer. Leur premier chef fut Joseph Rabban. Le roi Airvi lui accorda des privilèges importants et des dignités spéciales, qui devaient rester héréditaires dans sa famille. Il avait le droit, à l’instar des princes indiens, de sortir, monté sur un éléphant, de se faire précéder d’un héraut d’armes avec tambours et cymbales et de s’asseoir sur des tapis. Joseph Rabban eut, paraît-il, une série de 72 successeurs qui gouvernèrent les colonies judéo-indiennes jusqu’au jour où éclatèrent des dissensions parmi les Juifs ; dans ces luttes intestines, un grand nombre de Juifs furent tués, Cranganor fut détruit, et les survivants émigrèrent à Mattachery (à une lieue de Cochin), qui fut surnommé ville des Juifs. Les privilèges accordés par Airvi aux émigrés juifs furent gravés sur une table d’airain, en caractères tamuliques (vieux indiens), dans une traduction hébraïque très obscure. Cette table existe encore de nos jours.

Les familles juives qui avaient émigré avec Joseph Rabban rencontrèrent, selon toute apparence, sur la côte de Malabar, des coreligionnaires qui pouvaient bien être partis de Perse antérieurement ou à l’époque où d’autres émigrés juifs s’étaient rendus en Chine. La population juive des Indes orientales se compose encore aujourd’hui de deux classes ou plutôt de deux castes qui diffèrent tellement l’une de l’autre par la couleur de la peau, les traits du visage, les mœurs et les usages, qu’elles peuvent être difficilement considérées comme membres d’une seule et même tribu. On trouve sur la côte de Malabar et dans l’île de Ceylan des Juifs blancs qui se disent originaires de Jérusalem et des Juifs noirs qui ne se distinguent en rien des Indiens indigènes. Ces deux classes n’ont aucune ressemblance entre elles, et les Juifs blancs témoignent pour leurs coreligionnaires noirs le dédain que la race blanche éprouve, en général, dans toutes les parties du monde, pour la race noire. Il est vrai que les Juifs noirs vivent dans un état de très grande ignorance, connaissant peu la religion de leurs pères, ne possédant que de rares exemplaires de la Bible et du Talmud, et n’ayant aucune notion de leur propre histoire.

Après la mort de Peroz, les persécutions cessèrent et la situation des communautés babyloniennes s’améliora, les écoles furent rouvertes et de nouveaux chefs furent placés à leur tète. La direction de l’université de Sora fut confiée à Rabina, qui resta en fonction de 488 à 499, et celle de Pumbadita à José, qui enseigna de 471 jusque vers 520. Ces deux docteurs, voyant que l’avenir du judaïsme devenait de plus en plus incertain et que l’enseignement religieux allait en décroissant, consacrèrent toute leur activité à l’achèvement du Talmud ; ils sont désignés dans les chroniques nomme les derniers des amoraïm. Rabina et José furent certainement aidés dans leur travail par ceux des membres des deux académies dont les noms ont été conservés. Le plus important d’entre eux fut Ahaï bar Huna, de Bè-Hatim, tout près de Nehardéa (mort en 506). Grâce à son originalité de pensée, à sa clarté d’esprit et à sa pénétrante perspicacité, Ahaï était estimé et vénéré, même en dehors de la Babylonie, comme le prouvent les termes suivants d’une épître que la Judée adressa aux docteurs babyloniens : Respectez Ahaï, il éclaire de ses lumières les exilés de la Babylonie. L’exilarque de ce temps, Huna-Mar, possédait, sans doute, des connaissances talmudiques, car la chronique, d’ordinaire peu favorable à ces dignitaires, le mentionne parmi les docteurs et lui donne le titre de rabbi. Son histoire, à laquelle se rattachent des événements importants, appartient à l’époque qui suit celle dont il s’agit actuellement.

Aidés d’Ahaï, de Huna-Mar et d’autres savants, Rabina et José achevèrent définitivement le Talmud ; en d’autres termes, ils déclarèrent que le recueil des discussions, décisions et ordonnances qu’ils venaient de coordonner était définitif et que rien ne devait plus y être ajouté. La clôture du Talmud babylonien, appelé aussi guemara, eut lieu dans l’année de la mort de Rabina (13 kislev ou 2 décembre 499), à la fin du Ve siècle, à l’époque où les Juifs déposèrent dans la presqu’île Arabique les premiers germes d’une nouvelle religion et d’un nouvel empire et où s’élevèrent, en Europe, sur les débris de l’ancienne Rome, les royaumes des Goths et des Francs.

Le Talmud, qui se compose de douze volumes, ne ressemble à aucune autre production littéraire, il forme une œuvre spéciale qui doit être jugée d’après des règles particulières. Aussi est-il excessivement difficile, même à ceux qui sont très familiers avec ses procédés et sa méthode, d’en donner une définition exacte et précise. On pourrait être tenté de le comparer aux travaux des Pères de l’Église, composés vers la même époque. Mais on reconnaîtrait à un examen attentif que cette comparaison n’est même pas possible. Il est vrai qu’il s’agit ici moins de faire voir ce que le Talmud est en soi que d’indiquer ce qu’il a été dans l’histoire, quelle influence il a exercée sur les générations suivantes. On a dirigé contre le Talmud, à diverses époques, les accusations les plus diverses, on l’a décrié avec passion et on l’a brûlé, parce qu’on n’a regardé que ses défauts sans vouloir tenir compte de son mérite, qu’on ne peut réellement apprécier qu’en embrassant d’un coup d’œil toute l’histoire juive. Sans doute, le Talmud de Babylone a un certain nombre de défauts inhérents à toute œuvre de l’esprit qui a une tendance exclusive, il poursuit son but avec une logique inflexible, traite sérieusement les questions les plus futiles, enregistre avec gravité des croyances et des pratiques superstitieuses empruntées à la religion des Perses et relatives à la puissance des démons, à l’efficacité de le magie et des formules de conjuration, à la signification des songes, croyances et superstitions qui sont en contradiction absolue avec l’esprit du judaïsme ; il contient aussi des maximes et des sentences hostiles aux autres peuples et aux autres religions ; enfin, son interprétation de la Loi est souvent très subtile, étrange, contraire au bon sens et à la réalité. Dans le Talmud dominent l’aridité et la sécheresse, on n’y trouve nulle trace du souffle poétique qui anime certaines parties de la Bible, il n’a rien de l’éloquence entraînante des prophètes, de l’élévation des Psaumes, de la profondeur de pensée de Job, des accents brûlants du Cantique des Cantiques. Par suite de ces divers défauts, on a reproché au Talmud de s’occuper de vétilles et de minuties, on l’a condamné comme une source d’erreurs et d’immoralités. Cette critique méconnaît qu’il n’est pas le travail d’un auteur unique, responsable de chaque parole et de chaque idée. Le Talmud est l’œuvre de la nation juive tout entière. Ce livre extraordinaire présente, pris sur le vif, six siècles de l’histoire juive avec les costumes, les expressions et les idées propres à chaque époque. On dirait qu’une catastrophe pareille à celle qui nous a conservé Pompéi et Herculanum a pétrifié ces six siècles avec toutes leurs particularités pour les déposer dans le Talmud. Qu’y a-t-il alors d’étonnant qu’on y trouve le mal à côté du bien, des pensées généreuses et élevées à côté de sentiments exclusifs et étroits, des remarques profondes à côté d’observations oiseuses, des conceptions remarquables à côté d’absurdités, des idées juives à côté de superstitions païennes. Le plus souvent, les paroles d’intolérance enregistrées par le Talmud, et relevées avec une satisfaction haineuse par les adversaires des Juifs, ne sont que l’expression d’une colère passagère, arrachées par le désespoir à quelque docteur et que des disciples trop zélés ont pieusement conservées. Mais, si le Talmud rapporte les cris de vengeance échappés à de malheureux opprimés, il contient aussi les plus généreuses sentences de morale et charité, il enseigne l’amour que l’homme doit à l’homme, sans distinction d’origine et de religion.

Le Talmud de Babylone se distingue de celui de Jérusalem par une argumentation plus serrée, une pénétration plus vive et des aperçus plus profonds. Les idées originales y abondent, elles n’y sont souvent présentées qu’à l’état d’ébauche et de façon à obliger l’esprit à la réflexion. En étudiant de près le Talmud, on pénètre jusqu’au sous-sol de la pensée, on assiste à son éclosion, on suit son développement jusque dans ses ramifications les plus fines et les plus ténues, on monte jusqu’à ces hauteurs vertigineuses où l’esprit ne peut plus la saisir. Pour ces diverses raisons, le Talmud de Babylone éclipsa totalement le Talmud de Jérusalem et devint le livre par excellence, la propriété exclusive et en quelque sorte l’âme de la nation juive. Les générations suivantes en firent leur principal, leur unique aliment intellectuel, les penseurs se plaisant à approfondir son argumentation, et les hommes de cœur admirant sa morale élevée. Pendant plus de dix siècles, les Juifs restèrent indifférents au monde extérieur, à la nature, aux hommes et aux événements, ils a’y voyaient que des incidents insignifiants, de simples fantômes, la seule réalité pour eux était le Talmud, ils ne considéraient comme vrai que ce qui avait sa sanction, ils ne connaissaient la Bible, l’histoire de leurs aïeux, l’éloquence passionnée et les paroles consolatrices de leurs prophètes, les effusions ardentes de leurs Psalmistes que par le Talmud. Mais, comme le judaïsme a sa racine dans le monde réel et que le Talmud a dû s’occuper nécessairement de questions concrètes, de faits de ce monde-ci, ces idées mystiques, ce dédain du monde, cette haine de la réalité qui ont donné naissance au moyen âge à de nombreux cloîtres de moines et de nonnes n’ont pas pu se fixer parmi les Juifs. Il faut reconnaître que le raisonnement dans le Talmud dégénère quelquefois en subtilité, en une aride scolastique, il n’est pas moins vrai que cette habitude de raisonner, même poussée jusqu’à l’exagération, a été très utile aux Juifs. C’est le Talmud qui leur a donné ces qualités de pénétrante dialectique et de profondeur d’esprit qui les ont préservés aux plus mauvais jours de l’engourdissement intellectuel dont souffrirent les autres peuples, il les a entourés d’une atmosphère saine et pure qui les a protégés contre la corruption et a entretenu la fraîcheur et l’activité de leur esprit. On peut dire que le Talmud a été l’éducateur de la nation juive, l’influence qu’il a exercée sur elle a été des plus salutaires ; car, malgré les humiliations qu’elle a eu à subir, les outrages dont elle a été abreuvée et l’avilissement auquel elle a été condamnée, elle a su conserver des mœurs honnêtes et pures. Le Talmud a été la bannière qui a servi de signe de ralliement aux Juifs dispersés dans les divers pays, il a maintenu l’unité du judaïsme.