L’époque où s’accomplit un des événements les plus
mémorables de l’histoire, c’est-à-dire le triomphe du christianisme et son
avènement au trône impérial, marqua le déclin du judaïsme dans son pays
d’origine. Le centre de la pensée juive se déplaça de la Palestine en
Babylonie, et la Judée
ne fut plus bientôt qu’une relique qu’on vénère pour les souvenirs qui s’y
rattachent. Les écoles dirigées par les successeurs de Hanina, de Johanan et
de Resch Lakisch étaient fréquentées par de nombreux élèves babyloniens, pour
lesquels la Judée
gardait un puissant attrait. Parmi les chefs d’école, beaucoup étaient sans
notoriété, et les plus considérables d’entre eux, Ami, Assi, Hiyya ben Abba
et Zeïra étaient originaires de la Babylonie. Abbabu,
esprit très original, était né, il est vrai, en Judée, mais il n’avait aucune
autorité dans les questions de casuistique. La supériorité de la Babylonie en matière
religieuse était si bien établie que Ami et Assi se soumirent spontanément à
l’autorité du successeur de Rab. Les jeunes écoles de la Babylonie surpassèrent
leurs aînées de la
Palestine, Sora et Plumbadita éclipsèrent Sépphoris et
Tibériade. Les patriarches mêmes de cette époque, Gamaliel IV et Juda III,
n’avaient qu’une autorité très restreinte dans les affaires juridiques. Sous
Juda III, l’audition des témoins venus pour annoncer l’apparition de la
nouvelle lune était devenue une pure formalité. Ami voulut rendre à cet acte
son ancienne importance, mais le patriarche lui dit que Johanan avait déclaré
que, dans le cas où, d’après les calculs astronomiques, le trentième jour du
mois était en même temps le premier jour du mois suivant, il était permis de
faire attester par des personnes qui n’avaient en réalité rien vu, qu’elles
avaient aperçu la nouvelle lune. Quoique le sud de la Palestine eût perdu
depuis quelque temps sa supériorité, surtout depuis que le siège du
patriarcat avait été établi dans la Galilée, au nord, il avait cependant conservé
un privilège. C’est, en effet, à Ein-Tab, près de Lydda, dans le sud, que
résidait un délégué du patriarche chargé de fixer les néoménies et les fêtes
et de proclamer les années embolismiques. Sous Gamaliel IV ou Juda III, le
sud perdit ce privilège, et c’est en Galilée qu’on fixa dorénavant le
calendrier. Mais les dates des fêtes étaient établies principalement d’après
la marche du soleil et de la lune, l’audition des témoins avait si peu
d’importance que sous les successeurs de Juda elle cessa de faire partie des
fonctions qui incombaient au patriarche. Juda s’attacha, surtout à organiser
les communautés et les écoles, il chargea trois des principaux amoraïm, Ami,
Assi et Hiyya, de visiter les villes de la Judée afin de s’y rendre compte de la situation
des institutions religieuses et scolaires, et de les raffermir là où elles
menaçaient ruine. Ces docteurs arrivèrent un jour dans une ville où il n’y
avait ni instituteurs, ni chefs religieux. Comme ils demandèrent à voir les
gardiens de la ville, on leur présenta les surveillants. Ce ne sont pas là, dirent-ils, les gardiens, mais les destructeurs de la ville, les
véritables gardiens sont ceux qui instruisent le peuple et la jeunesse. La
garde veille en vain au salut de la maison, si Dieu lui-même ne la protège
pas.
On accuse le patriarche Juda ou son entourage d’avoir
vendu par cupidité des dignités aux riches, et d’avoir refusé l’ordination à
des savants pauvres. Ce ne fut certes pas l’amour de l’argent, mais une
implacable nécessité qui fit agir Juda ainsi; il fut contraint de solliciter
le concours des riches pour l’entretien de la maison du patriarche et des
écoles. Le nombre et la fortune des Judéens avaient diminué, les terres de la Judée étaient presque
toutes entre les mains des païens, et cette situation avait forcé beaucoup de
Judéens à émigrer. Ceux qui étaient restés souffraient en grande partie de la
misère. Du reste, l’empire romain lui-même avait fait banqueroute ; les
luttes de ses chefs, qui se disputaient la pourpre, l’avaient ruiné.
Autrefois, les citoyens riches briguaient les honneurs municipaux ; vers le
milieu du nie siècle, ils les fuyaient, au contraire, parce que les
municipalités étaient responsables envers l’État des impôts dus par les
habitants, et que la rentrée de ces impôts devenait de jour en jour plus
difficile. La Palestine
souffrait naturellement de cet appauvrissement général, les communautés
juives ne pouvaient plus payer que des contributions très faibles, et, par
suite, les subsides envoyés par les Juifs du dehors ne suffisaient plus pour
subvenir à l’entretien du patriarcat et des écoles. C’est alors que Juda III
eut l’idée de chercher de nouvelles ressources dans la vente de certaines
dignités, il accordait, par exemple, le titre de rabbi à des personnes qui
n’avaient aucune instruction. Les savants ne ménageaient pas leurs sarcasmes
à ces hommes qui n’avaient d’autre mérite que celui d’être riches, qui
n’avaient jamais étudié la Loi,
et que leur titre autorisait cependant à donner l’enseignement religieux. Un
jour, un prédicateur du peuple, malicieux et spirituel, fut appelé à
fonctionner comme meturgueman (ou interprète) auprès d’un de ceux qui avaient ainsi obtenu
le grade de docteur à prix d’argent. En cette qualité, il était chargé
d’expliquer et de développer au peuple le sujet que le maître devait lui
indiquer tout bas. Il se pencha, approcha son oreille de la bouche du
docteur, mais ne perçut aucun son. Il comprit alors à quelle classe de
savants appartenait ce docteur, et il le fit comprendre aux assistants en
paraphrasant ou plutôt en parodiant le passage dans lequel Habacuc (chap. II, 19) se
moque des idoles muettes : Malheur à celui qui
dit au bloc de bois : réveille-toi, et à la pierre inerte : lève-toi. C’est
cela qui doit instruire ? Cela est enchâssé dans de l’argent et de l’or,
mais n’a pas d’intelligence. Des
idoles d’or et d’argent, voilà comment on appelait, en effet, ces
docteurs qui devaient leur titre de rabbi à leur seule fortune.
Juda III occupa la dignité de patriarche sous le règne de
Dioclétien. Cet empereur, dont l’énergie retarda de quelques années la chute
de la puissance romaine, n’était pas hostile aux juifs ; il haïssait
seulement les chrétiens, parce qu’il croyait que leur lutte opiniâtre contre
la religion de l’État et leur ardeur à faire des prosélytes étaient les
seules causes de la désorganisation de l’empire. Les édits rigoureux qu’il
promulgua dans les dernières années de son règne (303-305) pour contraindre les chrétiens à
adorer les divinités païennes, pour fermer leurs églises et interdire leurs
assemblées religieuses, frappèrent également les Samaritains, mais
n’atteignirent pas les juifs. Aussi ces derniers eurent-ils de nombreux envieux
qui les calomnièrent auprès de Dioclétien ; ils lui rapportèrent, entre
autres, que le patriarche et son entourage se moquaient de son origine
obscure, et plaisantaient sur son nom de aper. On raconte que
l’empereur, irrité, ordonna au patriarche et à quelques notables juifs de se
trouver le samedi soir chez lui, à Panéas, à cinq milles environ de Tibériade
; cet ordre ne fut transmis au patriarche que le vendredi soir, de sorte
qu’il se trouva dans l’alternative de faire ce voyage le jour du sabbat ou de
désobéir à l’empereur. Il arriva cependant avec sa suite, à l’heure fixée, à
Panéas ; mais Dioclétien, probablement pour les plaisanter sur la
malpropreté dont on accusait les juifs, refusa de les recevoir avant qu’ils
n’eussent pris des bains pendant quelques jours. Amenée enfin devant
Dioclétien, Juda et sa suite protestèrent de leur dévouement pour lui et lui
démontrèrent la fausseté des accusations dirigées contre eux. L’empereur leur
pardonna et les congédia.
C’est à cette époque que les Samaritains, contraints par
Dioclétien à sacrifier, comme les chrétiens, aux idoles, furent
définitivement et totalement exclus de la communauté juive. Par une funeste
fatalité, Judéens et Samaritains, qui auraient dû entretenir entre eux des
relations cordiales, n’avaient jamais pu s’entendre, et leur antagonisme
s’était montré plus profond et plus violent toutes les fois que les
circonstances auraient dû les rapprocher. Après la destruction du temple,
leurs relations mutuelles étaient excellentes, les Samaritains étant
considérés sous beaucoup de rapports comme des observateurs rigoureux de la
loi juive. Les persécutions d’Adrien les attachèrent encore plus étroitement
aux Judéens. et lorsque Meïr vint déclarer que les Samaritains devaient être
assimilés aux païens, le peuple ne tint nul compte de sa décision. Johanan
lui même n’éprouvait aucun scrupule à manger de la viande des Samaritains.
Ses successeurs furent plus sévères, et ils parvinrent à établir une
séparation complète entre les Samaritains et les Judéens. Voici le fait qui
aurait provoqué cette mesure : Abbahu ayant voulu faire venir du vin de
Samarie, un vieillard l’informa que les habitants de cette contrée
n’observaient pas les lois religieuses. Abbahu communiqua cette information à
Ami et à Assi, qui se rendirent en Samarie, y firent une enquête et
conclurent que les Samaritains devaient être considérés comme des païens.
Cette séparation fut une cause de faiblesse pour les deux communautés. Le
christianisme, plus prudent et plus actif, réunit toutes ses forces en un
seul faisceau, conquit bientôt l’empire du monde et traita Judéens et
Samaritains avec une égale rigueur. Quand le Golgotha eut atteint les
hauteurs du Capitole, il écrasa de sa masse Sion et Garizim.
Abbahu, qui exclut définitivement les Samaritains de la
communauté juive, n’était cependant pas un rigoriste; sur certaines
questions, ses vues étaient plus larges que celles de ses collègues. Il était
très riche, son intérieur était somptueux, et il avait à son service des
esclaves goths. Son industrie consistait à fabriquer des voiles de femmes. Il
demeurait à Césarée, résidence du gouverneur romain. Les Judéens de cette
ville ne parlaient que le grec et récitaient même la prière du Schema dans
cette langue ; aussi Abbahu comprenait-il parfaitement le grec et
s’entretenait-il dans cette langue avec des savants païens et chrétiens. Il
fit même instruire sa fille dans la littérature grecque, alléguant pour sa
justification l’opinion de Johanan. Simon ben Abba, qui était ennemi de toute
culture profane, en blâma vivement Abbahu. Comme
il tient à faire enseigner le grec à sa fille, dit-il, il invoque l’autorité de Johanan. Grâce à son
vaste savoir, à la douceur de son caractère et à sa belle et imposante
figure, Abbahu jouissait d’un grand crédit auprès du gouverneur romain et
probablement aussi auprès de Dioclétien, et il employa, à plusieurs reprises,
son influence auprès des autorités en faveur des juifs. Ainsi, pour ne citer
qu’un seul cas, qui est en même temps un trait des mœurs de cette époque, Ami,
Assi et Hiyya ben Abba ayant prononcé un jour une peine sévère contre une
femme, Thamar, sans doute parce qu’elle avait péché contre la morale, la
condamnée porta plainte contre ses juges auprès du procureur et les accusa
d’empiéter sur les droits des tribunaux romains. Les juges, craignant les
suites de cette plainte, demandèrent à Abbahu d’intervenir en leur faveur.
Abbahu leur répondit que son crédit avait échoué contre l’implacable rancune
ou peut-être contre la beauté de la plaignante. Cette réponse était écrite
dans un style pittoresque et à mots couverts. En voici le résumé : Je me suis déjà occupé de la question des trois
calomniateurs Eutokos, Eumathès et Talasseus, mais l’intervention de
l’opiniâtre Thamar a fait échouer mes démarches. Cette lettre, qui
nous éclaire sur le goût du temps, est écrite en grande partie en hébreu très
pur et remplie de jeux de mots ; les noms grecs sont également traduits
par des noms hébreux correspondants.
Les connaissances variées qu’il possédait mettaient Abbahu
en état d’attaquer avec succès le christianisme. Cette religion était toute
prête, à l’époque de Dioclétien, à tenter la conquête de l’empire du monde.
Les légions romaines étaient composées en partie de soldats chrétiens ;
à la cour de Dioclétien, vivaient des fonctionnaires chrétiens. Aussi les
chrétiens redoublaient-ils de zèle pour faire des prosélytes et
attaquaient-ils violemment le judaïsme et le paganisme. Les Judéens n’avaient
d’autres armes à leur disposition, pour se défendre, que la raison et le bon
sens, et ils s’en servirent tant qu’ils ne furent pas bâillonnés. Abbahu
attaqua vigoureusement, comme Simlaï, les dogmes chrétiens. Si quelqu’un prétend qu’il est dieu, dit-il, il ment ; s’il déclare qu’il est le fils de l’homme, il
s’en repentira, et s’il promet de monter au ciel, il ne pourra pas accomplir
sa promesse. C’est surtout sur le dogme de l’Ascension que
portaient les controverses des docteurs de la Synagogue et de
l’Église; ce dogme était particulièrement défendu par un médecin de Césarée,
Jacob le Minéen. Les chrétiens invoquaient en faveur du dogme de l’Ascension
la légende qu’Énoch était monté au ciel, comme il est dit : Et il (Énoch)
n’était plus, car Dieu l’avait pris. Abbahu leur démontra, par
d’autres passages, que l’expression Dieu l’avait
pris signifie tout simplement : Il
était mort. Quelques années plus tard, Abbahu aurait peut-être
payé de sa vie la franchise de ses paroles et la justesse de son
argumentation.
Abbahu était modeste, doux et bienveillant. Quand il dut
recevoir l’ordination, il se retira devant Abba d’Akko et il exprima le désir
qu’on accordât cette dignité à ce dernier pour l’aider à s’acquitter d’une
dette qui pesait sur lui. Un autre fait prouve encore sa grande
bienveillance. Il fit un jour des conférences dans une ville en môme temps
que Hiyya ben Abba ; celui-ci traita des questions de casuistique, et
Abbahu des sujets d’édification. Les conférences d’Abbahu, semées
d’anecdotes, d’historiettes, de jeux de mots, eurent naturellement plus
d’attrait pour la foule et attirèrent un auditoire plus nombreux que les
dissertations arides de Hiyya. Voyant son collègue s’affliger de
l’indifférence que montrait le peuple pour son enseignement, Abbahu le
consola en ces termes : Les matières que tu
enseignes sont comme des pierres précieuses qui ne peuvent être appréciées
que par de rares connaisseurs, tandis que les sujets que moi je développe
ressemblent à du clinquant, qui frappe tous les regards. Cette
anecdote a un intérêt historique, elle montre qu’à cette époque on commençait
à négliger en Judée l’étude sévère, difficile et aride de la Loi pour les causeries
légères de l’Aggada. — Abbahu se défendait même contre l’éloge qu’on faisait
de sa modestie : Ma modestie tant vantée,
dit-il un jour, est bien inférieure à celle de mon
collègue Abba d’Akko ; celui-ci permet à son meturgueman (porte-parole) d’ajouter ses propres réflexions aux développements qu’il
lui ordonne de faire entendre à la foule. On voit par ce dernier
fait qu’on ne professait plus le même respect qu’autrefois pour
l’enseignement des docteurs. Le meturgueman ne se contentait plus d’être
simplement l’organe, le porte-parole de celui qui enseignait, il exposait en
môme temps ses propres idées. Aussi accusait-on les maturguemanim de
ne s’acquitter, en général, de leur fonction que par vanité, pour faire
admirer leur belle voix ou leur facilité d’élocution, et on leur appliquait
ce verset : Mieux vaut la parole sévère du sage
que le chant du sot. Voici, enfin, un dernier fait qui montre
l’indulgence inaltérable d’Abbahu, et jette en même temps une certaine
lumière sur les mœurs de cette époque. Il était d’usage, en Judée, qu’en
temps de sécheresse, le plus digne de la communauté récitait les prières
prescrites pour demander de la pluie. A une époque de grande sécheresse, on
recommanda à Abbahu pour cet office un homme de très mauvaise réputation que
le peuple avait surnommé Cinq Péchés (Pentêkaka). Abbahu
le fit appeler et lui demanda quelle était sa profession. Je suis entremetteur, répondit-il, je nettoie le théâtre, j’apporte aux baigneurs leur linge,
les divertis par mes farces et joue de la flûte. —N’as-tu jamais fait aucun bien dans ta vie ?
lui demanda Abbahu. — Un jour que je nettoyais le
théâtre, répliqua Pentêkaka, je vis
une femme, appuyée contre une colonne, qui versait des larmes abondantes. Je
lui demandai la cause de son chagrin, et j’appris que son mari était en
prison et qu’elle ne pouvait trouver la somme nécessaire à sa rançon qu’en se
laissant déshonorer. Aussitôt, je vendis mon lit, ma couverture et tout mon
mobilier, j’en remis le prix à cette femme et lui dis : avec cet argent tu
pourras racheter ton mari sans être obligée de payer sa liberté du prix de
ton déshonneur. A ces mots, Abbahu dit à Pentêkaka : Tu es seul digne de prier pour nous dans la détresse.
Le théâtre se ressentait, à cette époque de décadence, de
l’abaissement général des esprits, les pièces sérieuses en étaient bannies,
on y représentait des farces pour amuser la foule, et le judaïsme était
souvent le sujet de ces bouffonneries. Abbahu, qui était au courant de ce qui
se passait dans les théâtres, se plaignait que les institutions juives
fussent livrées aux railleries et à la risée des spectateurs. On amène, par exemple, sur la scène, dit-il, un chameau couvert d’un drap noir, et alors se produit le
dialogue suivant : Pourquoi ce chameau est-il en deuil ? — Parce que les Judéens observent rigoureusement l’année
sabbatique, ne goûtent même à aucun légume et se contentent de manger des
chardons ; le chameau est ainsi privé de sa nourriture, et il s’en afflige.
— Ou bien le momus (bouffon) arrive sur la scène, les cheveux coupés. — Pour quelle raison Momus est-il en deuil ? — A cause de la cherté de l’huile. — Qui a causé cette cherté ? — Ce sont les juifs ; ils dépensent pour le sabbat tout ce
qu’ils ont gagné pendant la semaine, et comme il ne leur reste même plus de
bois pour faire cuire leurs aliments, ils sont obligés de brûler leur lit et,
par conséquent, de se coucher par terre dans la poussière. Par mesure de
propreté, ils consomment de grandes quantités d’huile, c’est pourquoi l’huile
est si chère.
Abbahu n’était pas versé dans les questions de
casuistique, mais comme il jouissait d’une grande considération auprès des
autorités romaines, ses collègues, par flatterie, ne lui faisaient aucune
observation, même quand il se trompait dans son enseignement. Autant Simon
ben Abba avait été sans cesse éprouvé, autant Abbahu fut toujours heureux, et
la destinée le favorisa jusque dans sa vieillesse. n avait deux fils très
instruits, Abimaf et Hamm. Ce dernier se rendit à Tibériade, sur l’ordre de
son père, pour y compléter son instruction ; là, il négligea l’étude pour
être toujours prêt à rendre les derniers devoirs aux morts. Son père l’en
réprimanda vivement dans une lettre qui est d’une concision remarquable : T’ai je envoyé à Tibériade parce qu’il n’y avait pas de
tombeaux à Césarée ? L’étude est supérieure à la pratique. —
Abbahu fut, en Judée, la dernière personnalité remarquable de l’époque
talmudique. A sa mort, raconte la légende, les colonnes même de Césarée
versèrent des larmes.
La
Palestine avait produit pendant quinze siècles consécutifs
des hommes éminents à des titres divers, des juges, des généraux, des
prophètes, des soferim, des patriotes et des savants; à l’époque où nous sommes,
sa sève était tarie. Par contre, il régnait une activité extraordinaire dans
les écoles fondées en Babylonie par Rab et Mar-Samuel. Pendant les cinquante
années que ces docteurs dirigèrent ces écoles, l’enseignement religieux prit
un essor considérable. Toutes les classes de la population se livraient alors
à l’étude de la Loi
avec une ardeur toute fraîche et s’efforçaient de conformer leur conduite aux
principes qu’on leur enseignait; elles témoignaient le plus vif respect aux
savants et professaient un dédain profond pour les ignorants. Les mœurs des
juifs babyloniens, autrefois si grossières, s’adoucissaient de plus en plus ;
on mettait en pratique dans la vie privée, comme dans la vie publique, les
prescriptions de morale enseignées par Rab et Mar-Samuel. La Babylonie jouissait en
ce temps de nombreux droits, attachés autrefois exclusivement au sol de la Palestine, on y
prélevait même les offrandes destinées aux prêtres, probablement pour les
distribuer aux docteurs ; car le sacerdoce cédait alors le pas à la science
religieuse. Ce pays était devenu un État juif dont la Constitution était
représentée par la Mishna,
et les pouvoirs publics par le prince de l’exil et les assemblées populaires
convoquées par les docteurs. Cette effervescence intellectuelle influa sur
les exilarques, qui s’adonnèrent à l’étude de la Loi avec un zèle tout
nouveau ; Néhémie et Ukban, petits-fils de Rab, mentionnés avec
leur père, Nathan, parmi les exilarques de cette époque, méritèrent
par leurs connaissances juridiques d’être qualifiés du titre de Rabbana.
Cette activité intense qui s’était emparée de tous les juifs de la Babylonie et montrait
que le judaïsme était encore assez vigoureux pour produire une nouvelle
floraison, fut soigneusement entretenue par les successeurs de Rab et de
Mar-Samuel. Les plus importants d’entre eux furent : Huna, chef de
l’académie de Sora, dont l’autorité religieuse était reconnue par les
communautés juives de la
Babylonie et du dehors ; Juda ben Yehesquél,
qui fonda une école à Pumbadita et introduisit une nouvelle méthode dans
l’enseignement de la Halaka
; Nahmam ben Jacob, qui, après la destruction de Nehardea (259), transféra son
école à Schekan-Zib, près du Tigre ; et, enfin, Hasda
Schèschét et Rabba bar Abbahu. Ces différents amoraïm imprimèrent
à renseignement des écoles babyloniennes des directions variées.
Huna, de Diokar, (né vers 212 et mort en 297) succéda à Rab
comme chef de l’école de Sora ; il jouit d’une autorité considérable, à
laquelle les amoraïm de Tibériade même se soumirent. L’histoire de sa vie est
en même temps un tableau des mœurs de cette époque, où les Judéens savaient
concilier leur ardeur pour l’étude de la Loi avec la pratique d’un métier. Huna, quoique
apparenté avec l’exilarque, avait une fortune très modeste. Il cultivait
lui-même son petit champ, et n’en rougissait nullement. Deux adversaires lui
demandaient-ils de juger leur différend, il leur faisait d’habitude cette
réponse : Donnez-moi quelqu’un pour accomplir mon
travail, et je serai votre juge. Il fut aperçu, un jour, rentrant
chez lui, la bêche sur l’épaule, par Hama bar Anilaï, homme le plus riche,
mais aussi le plus généreux et le plus charitable de la Babylonie. Ce Hama
avait atteint l’idéal dans la pratique de la charité. Dans sa maison, on
cuisait jour et nuit du pain pour les pauvres ; sa demeure avait quatre
entrées, une de chaque côté, afin que les indigents pussent y pénétrer
facilement ; ils y entraient avec la faim et en sortaient rassasiés.
Dans la rue, il avait toujours la bourse à la main pour ne pas faire attendre
les pauvres honteux qui lui demanderaient l’aumône. Pendant une année de
disette, il fit placer du blé devant la porte de ceux qui n’osaient pas
tendre la main. Avait-on besoin d’argent pour payer une lourde contribution,
on s’adressait à Hama, qui ne refusait jamais la somme demandée. Malgré ses
immenses richesses, il était d’une grande modestie, et quand il vit revenir
Huna, chargé de sa bêche, il voulut se saisir de l’outil pour le porter. Huna
ne le lui permit point : Tu n’as pas l’habitude,
dit-il, de porter des instruments aratoires dans
ta ville, je ne veux donc pas que tu le fasses ici. Plus tard,
Huna devint très riche, et il fit de sa fortune un très noble emploi. Pendant
les temps d’orage, quand la tempête soufflait sur la ville, il parcourait les
rues en litière pour inspecter les maisons, et il faisait abattre les murs
qui menaçaient ruine. Dans le cas où le propriétaire ne pouvait pas faire
rebâtir à ses frais l’édifice démoli, Huna mettait les ressources nécessaires
à sa disposition. Aux heures des repas, ses domestiques ouvraient toutes
grandes les portes de la maison et disaient à voix très haute : Que ceux qui ont faim entrent ici, ils seront rassasiés.
Il contribuait à l’entretien de très nombreux disciples indigents qui
fréquentaient son école, située à Sora. Ses conférences étaient suivies par
huit cents élèves, il avait besoin de treize meturguemanim pour que ses
paroles pussent être entendues de tout l’auditoire.
Ce fut Huna qui organisa le judaïsme babylonien, et cette
organisation subsista pendant huit siècles. Il établit naturellement une
hiérarchie parmi les fonctionnaires. Les assemblées convoquées pendant
certains mois de l’année pour suivre l’enseignement des docteurs portaient le
nom de metibta, le chef de l’assemblée s’appelait Resch metibta
(recteur) ;
après lui, venaient les Reshè halla (professeurs), chargés de donner des
explications préparatoires, pendant les trois premières semaines des mois de
Balla, sur le sujet que le chef de récole voulait développer dans ses
conférences. Le pouvoir judiciaire appartenait aux exilarques. Ceux-ci, soit
parce qu’ils n’étaient pas versés dans les questions juridiques, soit parce
qu’ils n’avaient pas ou ne voulaient pas prendre le temps de rendre la
justice, en confiaient le soin aux docteurs. Ces derniers rendaient la
justice devant la maison ou le palais de l’exilarque; de là, le nom de Juge
de la porte (dayyan
di baba) que portait le chef de la magistrature.
Huna garda pendant quarante ans la direction de sa
metibta. Le respect que ses contemporains professaient pour son savoir et son
caractère lui permit de rendre la Babylonie complètement indépendante de la Judée, et de faire
reconnaître aux écoles babyloniennes une autorité religieuse égale à celle
des écoles de la Palestine.
Il rompit le dernier lien qui rattachait les pays de l’exil
à la mère patrie, ou plutôt il eut le courage de faire envisager la situation
sous son vrai jour. En réalité, la Babylonie était déjà, depuis de nombreuses
années, égale et même supérieure à la Palestine, et c’est par respect pour le berceau
du judaïsme, ou pour obtenir en faveur de quelque doctrine la sanction des
écoles d’un autre pays, que les savants babyloniens consultaient quelquefois
l’opinion des docteurs de la
Judée. Sous la direction de Huna, l’académie de Sora
occupait le premier rang en Babylonie. Ce docteur mourut subitement à l’âge
de quatre-vingts ans (297).
Ses amis et ses élèves rendirent à ses restes les plus grands honneurs.
L’orateur qui prononça son oraison funèbre commença par ces mots : Huna méritait que l’esprit saint reposât sur lui.
Son corps fut transporté en Palestine ; là, les hommes les plus
remarquables, tels que Ami et Assi, allèrent au-devant du convoi. Il fut
enterré dans le caveau de son compatriote Hiyya.
Un des plus jeunes contemporains de Huna était Juda ben
Yehesquél (220-299).
Ce docteur, doué d’une intelligence pénétrante, avait un caractère ferme et
loyal, mais très anguleux. Descendant d’une famille dont l’origine remontait
peut-être jusqu’aux temps bibliques, Il attachait une importance capitale à
la noblesse et à la pureté de race. Il aimait la simplicité en toute chose,
et il se montrait violent et blessant envers ceux qui étaient raffinés dans
leurs manières ou leurs paroles. Quoique sa vénération pour la Terre sainte fût profonde,
il blâmait vivement ceux qui abandonnaient la Babylonie pour
fréquenter les écoles de la Palestine. Juda fonda à Pumbadita une académie,
qui, après la destruction de Nehardea, joua, dans le nord de la Babylonie, un rôle aussi
considérable que l’école de Sors dans le sud.
Chez Juda ben Yehesquél, comme, en général, chez ses
compatriotes, le sentiment était subordonné à la raison; il ne consacrait
qu’un jour par mois à la prière, et le reste du temps il s’adonnait à l’étude.
Mar-Samuel l’avait déjà surnommé le sagace
; il créa cette dialectique fine et pénétrante qui avait régné autrefois,
pendant un certain temps, dans les écoles de la Palestine, et qui fut
poussée jusqu’aux dernières limites de la subtilité dans les écoles
babyloniennes. Dans son enseignement, il s’occupait exclusivement des
questions de droit, parce qu’elles lui fournissaient l’occasion de supposer
les cas les plus variés, de faire les déductions les plus étonnantes et les
applications les plus imprévues, et il laissa totalement de côté les parties
de la Mishna
qui traitaient des lois de la pureté lévitique ou d’autres prescriptions qui
n’avaient plus d’utilité pratique dans son temps. Aimant surtout la clarté et
la précision, il ne se contentait pas, quand il rapportait une tradition, de
la faire simplement connaître, il désignait en même temps le docteur qui
l’avait enseignée. Cependant son frère Rami (R. Ami) l’accusa de donner souvent des
indications inexactes : N’adoptez pas,
dit-il quelquefois, ces décisions, telles que mon
frère les rapporte au nom de Rab ou de Samuel : ces docteurs les ont
formulées autrement. Rami se mit encore, dans une autre
circonstance, en opposition avec Juda. Celui-ci avait défendu sévèrement de
quitter la Babylonie
et même déclaré que les exilés avaient commis un péché grave en retournant en
Palestine avec Zérubabel et Ezra, malgré le conseil que le prophète Jérémie
leur avait donné de rester en Babylonie. Rami ne tint nul compte de l’opinion
de son frère, et se rendit en Judée.
On a vu plus haut que Juda attachait une très grande
importance à la pureté de race; il poussa les scrupules, sur ce point, si
loin qu’il empêcha pendant longtemps son fils Isaac de se marier, par crainte
que la femme qu’il épouserait ne fut pas d’une origine absolument pure. Son
ami Huna lui en fit le reproche en lui disant avec une grande justesse :
Sommes-nous bien sûrs de ne pas descendre des
païens qui, après la prise de Jérusalem, ont déshonoré les jeunes filles de
Sion ? — Juda était tenu en très haute estime par les Juifs
de la Babylonie
aussi bien que par ceux du dehors, et, après la mort de Huna, il fut nommé
chef de l’académie de Sora (297). Son autorité fut même reconnue en Judée. Il exerça ses
fonctions avec une rigoureuse impartialité; ainsi, il ne craignit pas, un
jour, d’excommunier un membre influent de l’académie, contre lequel avaient
été dirigées certaines-accusations. Cet. homme étant venu le voir pendant sa
maladie, Juda lui dit : Je suis fier d’avoir
eu le courage de te punir, sans égard pour ta haute situation.
Après être resté pendant deux ans à la tête de la metibta, il mourut
dans un âge très avancé.
Juda eut pour successeur un vieillard de quatre-vingts
ans, Hasda, de Kafri (217-309). Ce docteur était un disciple de Rab, pour lequel il
éprouvait une profonde vénération. Il recueillit fidèlement toutes les
opinions émises par Rab, il promit même une récompense à quiconque pourrait
lui citer une seule décision de son illustre
maître, dont il n’eut pas connaissance. Hasda fut considéré comme
le plus heureux des amoraïm. Issu d’une famille très pauvre, il acquit une
telle fortune qu’elle devint proverbiale. Il vit célébrer soixante mariages
dans sa famille, et, pendant sa vie, il n’eut la douleur de perdre aucun de
ses parents. Quoiqu’il eût fréquenté l’école de Huna, sa méthode
d’enseignement se rapprochait de celle de Juda ; il se distingua surtout
par sa dialectique subtile. Son savoir était supérieur à celui de Huna, et il
le fit sentir un jour à son collègue, ce qui amena dans leurs relations une
tension qui subsista pendant plusieurs années. C’est probablement à la suite
de ce désaccord que Hasda quitta Sora pour retourner à Kafri, mais il s’y
sentit seul et abandonné. Un jour que le Conseil de l’école de Sora le
consultait sur une question difficile, il répondit tristement : Pourquoi ramasse-t-on maintenant le bois vert ? on
croit donc trouver un trésor dessous ! Pendant que Huna
dirigeait encore l’académie de Sora, Hasda fit élever à ses propres frais une
école dans cette ville (293) ;
il ne continua pas moins à considérer Huna comme la seule autorité religieuse
de la ville et s’abstint de statuer sur aucun cas. Nommé, après la mort de
Juda, chef de l’académie de Sora, il conserva cette dignité pendant dix ans
et mourut à l’âge de quatre-vingt-douze ans (309).
Mar-Schéschét était, comme Hasda, disciple de Rab
et auditeur de Huna. Doué d’une mémoire prodigieuse, il savait par cœur toute
la Mishna et
les autres recueils de lois. Aussi Hasda était-il effrayé de l’abondance des
citations que faisait Mar-Schéschét dans chaque discussion ; il est vrai
que, de son côté, ce dernier ne suivait pas sans crainte les développements
subtils de la dialectique de Hasda. Mar-Schéschét était, en effet, un
adversaire déclaré de ces raisonneurs de l’école de Pumbadita qui
dissertaient à l’infini sur chaque question pour faire admirer la finesse et
l’ingéniosité de leur esprit. Quelqu’un faisait-il à Mar-Schéschét une
objection spécieuse, il lui disait aussitôt : Tu
es sans doute de Pumbadita, où l’on veut faire passer un éléphant par un trou
d’aiguille.
On sait par Mar-Schéschét que les gens de la maison de
l’exilarque de son époque étaient peu scrupuleux dans l’observance des lois
religieuses et avaient des mœurs rudes et grossières. Invité, à plusieurs reprises,
à manger chez l’exilarque, il déclina chaque fois L’invitation, et il motiva
un jour son refus en déclarant que les serviteurs du Resch Galuta
découpaient, pour les faire rôtir, des morceaux de chair sur des animaux
vivants. L’exilarque ignorait sans doute ces actes de sauvagerie ; ce fait
prouve, au moins, qu’il ne se préoccupait pas de la conduite religieuse de
ses domestiques. Ceux-ci jouaient même les plus méchants tours aux docteurs
qui étaient en relations avec leur maître et les enfermaient quelquefois dans
des cachots.
Le plus jeune amora de cette génération était Nahman
ben Jacob, disciple de Samuel (235-324). Il était un des représentants les plus remarquables
de ces Judéens de la
Babylonie auxquels la large aisance, la sécurité et l’indépendance
dont ils jouissaient avaient inspiré un sentiment de présomptueux orgueil. Il
épousa Yalta, fille de l’exilarque, qui était veuve, et il adopta le
faste et les manières arrogantes de la famille de sa femme. Ayant des
eunuques à son service, comme un prince de l’Orient, il les employait parfois
à rappeler par la violence cana qui étalent tentés de l’oublier au respect
qu’il se croyait dû. Son beau-père l’avait nommé aux fonctions de juge, et il
faisait sentir, à l’occasion, à ses collègues que lui seul avait le droit de
rendre la justice. Contrairement à l’usage, il siégeait seul, sans
assesseurs, au tribunal. Son caractère était hautain et violent. Un jour, une
vieille femme vint se plaindre auprès de lui des esclaves de l’exilarque, qui
lui avaient volé des matériaux de construction pour élever une succa (cabane).
Nahman l’écouta à peine : Je descends d’un homme,
dit-elle alors malicieusement, qui posséda 318
esclaves (Abraham), et tu ne daignes pas
prêter l’oreille à ma réclamation ! Nahman l’apostropha
rudement et décida qu’elle n’avait droit qu’à être dédommagée de la valeur
des matériaux qui lui avaient été pris. — Sa femme, Yalta, était encore plus
orgueilleuse et plus arrogante que lui, elle avait l’humeur changeante et
capricieuse d’une princesse orientale. Elle exigeait que tous les savants
juifs qui rendaient visite à Nahman lui présentassent leurs hommages ;
l’un d’eux, Ulla, ayant refusé de le faire, elle l’insulta. Comme ce docteur
se rendait souvent de la
Palestine en Babylonie, et qu’il était sans doute pauvre,
elle lui dit : Les voyageurs sont des bavards, et
les gueux, des pouilleux.
Nahman introduisit dans le droit juif une réforme très
utile. Autrefois, lorsqu’une personne déclarait ne pas devoir l’argent qui
lui était réclamé, elle ne pouvait être condamnée à affirmer son dire par
serment que dans le cas où elle reconnaissait devoir au moins une partie de
la somme réclamée ; la contestation portait-elle sur la somme tout
entière, l’accusé était dispensé du serment. Les anciens croyaient, en effet,
dans leur honnête et loyale simplicité, qu’aucun débiteur n’aurait l’audace
de nier totalement ce qu’il devait. L’application de ce principe étant
devenue un encouragement au vol, Nahman décida que dans tous les cas, qu’il
niât une partie seulement ou la totalité de la somme réclamée, l’accusé
serait obligé d’affirmer sa déclaration par serment.
Un autre amora, Zeïra, forma en quelque sorte un
trait d’union entre la Judée
en décadence et le judaïsme babylonien, qui était alors à son essor ; Il
personnifia plus que tout autre le contraste si vif qui existait entre les
Judéens de la mère patrie et ceux de la colonie babylonienne. Cet amora
fréquenta, les écoles de Huna et de Juda ben Yehesquêl. Peu satisfait de la
méthode babylonienne. Il désirait se rendre en Judée pour y suivre
l’enseignement des docteurs de la Galilée. Mais, sachant que Juda blâmait
vivement l’émigration en Palestine, il n’osait pas réaliser son vœu. Un jour,
cependant, entraîné par sa passion de visiter la Terre Sainte, il
quitta la Babylonie
presque secrètement. Arrivé sur les bords du Jourdain, il n’eut pas la
patience de chercher un pont pour traverser ce neuve, et il gagna l’autre
rive sur une corde. Un chrétien, témoin de cet acte, dit à Zeïra : Vous, Judéens, vous ne vous êtes pas encore corrigés de
cette dangereuse précipitation dont vous avez déjà donné une preuve au pied
du mont Sinaï. — Puis-je retarder d’un
seul instant, lui répondit Zeïra, mon
entrée dans la Terre
Sainte, où Moïse et Aron eux-mêmes n’ont pas pu pénétrer !
Dès son arrivée à Tibériade, il essaya de se corriger de l’habitude, chère
aux écoles babyloniennes, de raisonner à outrance sur toutes les questions ;
d’après la légende, il jeûna pendant quarante jours afin que Dieu l’aidât à
oublier totalement la méthode babylonienne. Mais cette méthode avait agi si
profondément sur son esprit que, malgré lui et à son insu, il déployait dans
les controverses les qualités caractéristiques des écoles de la Babylonie, et ce
furent précisément sa finesse et sa subtilité qui lui assurèrent un des
premiers rangs parmi les savants de la Judée. On voulut l’élever au grade de docteur:
il chercha d’abord, par modestie, à se soustraire à cet honneur, et il ne
l’accepta que lorsqu’on lui eut persuadé que les charges honorifiques
rachètent les péchés. Malgré sa prédilection pour les écoles de la Palestine, Zéïra blâma
vivement les prédicateurs ou aggadistes palestiniens de ce temps, qui
avaient pris l’habitude d’appliquer, dans leurs prédications, certains
passages de la Bible
à la situation du moment et d’en travestir ainsi le sens réel, et il qualifia
les principaux représentants de ce système, Levi et Abba bar Kahana,
de sorciers. Il ne devint pas moins, à
côté de ses collègues Ami, Assi et Abbabu, une des autorités religieuses de la Judée. Il survécut à
ces docteurs. A sa mort, un poète composa sur lui l’élégie suivante : La Babylonie lui a donné le jour, il a acquis la sagesse dans la Terre Sainte,
Tibériade gémit et se lamente, elle a perdu son joyau.
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