A l’époque où Juda II occupait le patriarcat en Palestine,
les communautés juives de la
Babylonie prirent un développement considérable et
commencèrent à jouer le premier rôle dans l’histoire du judaïsme de ce temps.
La Babylonie,
cette Italie de l’orient, dont la capitale avait d’abord été, comme Rome, la
maîtresse du monde et avait succombé ensuite sous les flots des envahisseurs,
et dont le nom avait brillé au loin, même après sa décadence, d’un prestige
magique, ce pays admirable, où s’étaient établies une première fois les
tribus expulsées de la
Palestine, devint le centre de la pensée juive. Cette
région fertile, qui s’étendait entre le Tigre et l’Euphrate, éclipsa
totalement la Judée. L’accueil
bienveillant qu’elle fit aux Judéens adoucit pour eux l’amertume de l’exil,
elle les traita comme ses propres enfants, et les docteurs s’y livrèrent à
l’étude de la Loi
avec une ardeur nouvelle. C’est que les Judéens, sous la domination des
souverains Parthes et persans, jouissaient presque d’une complète autonomie,
ils avaient à leur tête un chef indépendant. La sécurité que leur assurait
cette situation politique, jointe à une étonnante vitalité que n’avaient pu
affaiblir ni les vexations ni les persécutions, stimula vivement leur
activité intellectuelle et lui imprima une puissante impulsion. Sous l’influence
babylonienne, l’esprit juif s’aiguisa, il devint plus pénétrant et plus
subtil, cherchant et scrutant jusqu’à ce qu’il eût trouvé une réponse à toute
question, une solution à tout problème. Les chefs des écoles de ce pays
apprirent au peuple à réfléchir et à raisonner.
Dans les documents juifs, le terme de Babylonie ne désigne pas toujours le même
territoire. Tantôt, il s’entend de la contrée qui va de l’endroit où le Tigre
et l’Euphrate prennent leur source, jusqu’au golfe Persique ; tantôt, il
indique le pays compris entre les deux fleuves jumeaux depuis le point où
leurs bras commencent à se rapprocher jusqu’à l’endroit où ils s’unissent et
où de nombreux canaux traversaient autrefois la région et mettaient les deux
fleuves en communication : c’est la partie la plus méridionale de la Mésopotamie,
l’ancien royaume de Babel et une partie de l’ancienne Chaldée, c’est aussi la
région qui était habitée en grande partie par des Judéens, et qui, pour cette
raison, était quelquefois appelée pays d’Israël ; enfin, dans sa plus
étroite acception, ce terme ne représente plus qu’un petit territoire situé à
l’est de l’Euphrate et se développant depuis Nehardea, au nord, jusqu’à Sora,
au sud, sur une longueur d’environ 22 parasanges (124 kilomètres). Il était très
important pour les Judéens de connaître d’une façon exacte les frontières de
ce qu’on appelait la
Babylonie, car les Judéens nés en Babylonie étaient
considérés comme issus d’une origine essentiellement juive dont la pureté
primitive n’avait jamais été altérée par le mélange d’un élément étranger.
Sous le rapport de la pureté de race, la Judée elle-même reconnaissait la supériorité de
la Babylonie. Un
ancien proverbe disait : Pour la pureté de la
race, la différence entre les Juifs des provinces romaines et ceux de la Judée est aussi sensible
que la différence entre une pâte de médiocre qualité et une pâte faite de
fleur de farine, mais la Judée
elle-même est comme une pâte médiocre par rapport à la Babylonie.
La région judéo-babylonienne était divisée en une quantité
de petits districts qui étaient appelés du nom de leur ville principale. Il y
avait les districts de Narès, Sora, Pumbadita, Nehardea,
Nehar-Pakod, Mahuza, etc. Chacun de ces districts avait sa
physionomie propre, son originalité, il avait ses mœurs et sa manière de
vivre particulières, il avait même ses poids et ses mesures spéciaux. Dans
cette région, quatre villes surtout avaient une importance capitale et
occupèrent successivement le premier rang. C’était d’abord Nehardea,
forteresse construite près de l’Euphrate et du canal Naraga, et
habitée exclusivement par des Judéens ; elle protégeait la Babylonie juive.
Pendant quelque temps, Nehardea fut la Jérusalem de la Babylonie ; au
moment où le temple subsistait encore, cette ville centralisait les dons
offerts pour le service du temple par toutes les communautés babyloniennes,
et, de là, les sommes recueillies étaient envoyées, sous bonne escorte, à
Jérusalem.
A quelques milles de Nehardea, au sud, était située la
ville de Firuz-Schabur (plus tard, Anbar), fortifiée et très populeuse, la
plus importante cité après la capitale, Ctésiphon. Non loin de là,
près d’un des nombreux canaux de l’Euphrate, se trouvait la ville de
Pumbadita, où s’élevaient de superbes palais. Elle était également habitée
exclusivement par des juifs, qui y étaient établis depuis de longs
siècles ; les Judéens de la
Babylonie la considéraient comme leur capitale. Autour
d’elle et dans son voisinage étaient plusieurs petites villes et quelques
châteaux forts. Les gens de Pumbadita passaient pour être ingénieux et
retors ; on les disait même rusés et voleurs. Si tu te trouves avec un habitant de Pumbadita, dit un
proverbe, change d’hôtel. Au sud de
Pumbadita, à 124
kilomètres (22 parasanges) de là, était Mata-Mehassia, qui était
bâtie près d’un immense lac, Sora. Ce lac n’était autre que
l’Euphrate, qui se développait dans cette région profonde sur une très large
étendue. Mata-Mehassia s’appelait aussi Sora, du nom de ce lac ;
sa population était composée de païens et de Judéens. La campagne qui
entourait Sora était très fertile ; tous les ans, les nombreux canaux et
les embranchements de l’Euphrate l’inondaient et la fertilisaient. Cette
ville formait un contraste absolu avec Pumbadita ; tandis que celle-ci
se distinguait par la magnificence de ses édifices et le caractère sournois
de ses habitants, les gens de Sors, au contraire, étaient pauvres, modestes
et honnêtes. Il vaut mieux, disait un
proverbe, demeurer sur un fumier à Mehassia que
dans un palais à Pumbadita. A ces trois villes, Nehardea,
Pumbadita et Mata-Mehassia, situées près de l’Euphrate, il faut ajouter
Mahuza, voisine du Tigre et à 3 milles de Ctésiphon, la capitale des Parthes.
Mahuza, qui s’appelait aussi Mahuza-Malka, du nom de Nehar-Malka
(canal royal),
qui se trouve dans le voisinage du Tigre, s’élevait sur une hauteur et était
protégée par deux solides murailles et un fossé profond.
Mahuza, avec son fort, avait une grande importance pour la
sécurité des souverains parthes ou perses ; néanmoins, elle était exclusivement
habitée par des Judéens. Les principaux habitants de cette ville descendaient
de prosélytes, aussi leur caractère différait-il de celui des autres Judéens
de la Babylonie,
ils étaient légers, recherchant le plaisir et montrant plus de goût pour les
occupations frivoles et mondaines que pour les choses religieuses; on disait
d’eux qu’ils étaient noués à l’enfer. Les femmes de Mahuza aimaient les
divertissements et les longs loisirs. Lorsqu’un docteur palestinien, venu de
Judée à Nehardea, déclara qu’il était permis aux femmes de sortir le sabbat
avec des tiares en or garnies de pierres précieuses, il ne se trouva dans
cette ville que vingt-quatre femmes qui profitèrent de cette permission,
tandis que dans un seul quartier de Mahuza dix-huit femmes usèrent de cette
autorisation. Le voisinage de la capitale parthe, Ctésiphon, dont les
habitants jouissaient d’une large aisance, influait certainement sur les
mœurs des gens de Mahuza. Cette capitale ainsi que la ville d’Ardechir,
nouvellement créée, contenaient une population juive considérable.
Les nombreux canaux qui traversaient la Babylonie faisaient
ressembler cette région à une île verdoyante ; la campagne babylonienne,
fertile et bien cultivée, avait l’aspect d’un magnifique jardin. Les dattiers
abondaient dans le pays, ce qui donna lieu à ce proverbe. Les Babyloniens achètent un panier de dattes à un denar,
et ils ne se consacreraient pas à l’étude de la Loi ! Les
Judéens de la Babylonie
étaient adonnés à l’agriculture et à toutes sortes de métiers ; ils
creusaient et nettoyaient des canaux, élevaient du bétail, s’occupaient de
commerce, faisaient le cabotage et pratiquaient un certain nombre d’arts. Par
suite de leur importance numérique, ils vivaient en Babylonie presque aussi
indépendants que dans leur propre État. Leur vassalité envers les seigneurs
du pays consistait à payer certains impôts, la taxe personnelle (Charage) et l’impôt
foncier (Taska).
Il y avait encore à ce moment dans la région de l’Euphrate de nombreuses
terres sans maîtres ; ceux qui s’engageaient à en payer l’impôt foncier
pouvaient se les approprier.
Les Judéens avaient leur chef politique, le prince de
l’exil (Resch Galuta),
qui était un des hauts fonctionnaires de l’empire perse et occupait, dans la
hiérarchie des dignitaires, le quatrième rang après le souverain. Le Resch
Galuta était, en quelque sorte, un vassal de la couronne de Perse ; le
monarque ne le nommait pas lui-même, il confirmait seulement son élection.
Les marques de sa dignité consistaient en une tunique de soie et une ceinture
en or. Plus tard, les exilarques déployèrent un luxe princier ; ils
sortaient dans des voitures richement ornées, escortés d’une garde du corps
et précédés d’un héraut chargé d’annoncer leur passage. Chaque fois que le
roi leur accordait une audience solennelle, ils étaient reçus avec le plus
profond respect par les serviteurs royaux, et ils parlaient librement au
souverain des questions dont ils avaient à l’entretenir. Selon la coutume des
princes orientaux, ils faisaient exécuter de la musique à leur lever et à
leur coucher, ce que certains docteurs blâmèrent comme un oubli de la
destruction de Jérusalem.
Les exilarques descendaient de la maison de David, le
peuple supportait volontiers leur domination parce qu’il se sentait honoré en
leur personne. Ces dignitaires faisaient remonter leur origine à Zérubabel,
le petit-fils du roi Joïakin, qui serait, d’après certains documents, revenu
à Babel[1] et devenu le chef
d’un grand nombre de familles. C’est au IIe siècle que nous voyons pour la
première fois l’exilarcat occupé par un homme d’une origine obscure, Mar-Huna ;
celui-ci ordonna qu’après sa mort on l’enterrât en Palestine. A partir de
cette époque, les exilarques se succédèrent sans interruption jusqu’au XIe
siècle ; leur influence fut considérable sur la marche de l’histoire
juive en Babylonie.
Les anciens documents fournissent peu de renseignements
sur les rapports des exilarques avec le peuple, ils nous apprennent que le
Resch Galuta était le juge supérieur des communautés non seulement pour les
affaires civiles, mais encore pour les questions pénales ; il rendait la
justice lui-même ou en confiait l’administration à un suppléant. Comme moyen
de coercition envers les indociles, il employait la bastonnade. Il avait
aussi dans ses attributions la police des villes, l’inspection des poids et
mesures, la surveillance des canaux et le soin de veiller à la sûreté
générale ; il nommait des fonctionnaires spéciaux à ces divers emplois.
Au commencement, les exilarques ne paraissent pas avoir
été payés par le peuple, il est probable que, selon l’ancien usage de l’Asie,
on leur offrait des présents ; plus tard, seulement, il est question de
ressources régulières que certaines villes mettaient annuellement à leur
disposition. En public, on leur accordait des honneurs qui n’étaient rendus
qu’aux souverains de la maison de David. Ainsi, dans la synagogue, ils se
tenaient dans une tribune élevée qui leur était spécialement destinée, et,
quand ils étaient appelés à lire un chapitre de la Tora, le rouleau de la Loi était apporté à leur
place. Les revenus de leurs immenses domaine étaient très élevés ; ils
avaient à leur service de nombreux esclaves et d’autres serviteurs, même des
hommes libres invoquaient leur patronage, et, pour indiquer qu’ils
appartenaient à l’exilarque, ils portaient sur leurs vêtements les armes de
leur maître. Les exilarques exigeaient de leurs clients qu’ils portassent ces
insignes, ils ne permettaient même pas aux savants pauvres qu’ils
entretenaient de les déposer ou de les cacher. Le pouvoir du Resch Galuta
était considérable, et, comme il n’était pas suffisamment réglé ni limité par
des lois ou des usages, il dégénérait quelquefois en despotisme. Aussi se
plaignait-on souvent de l’arbitraire, des abus et des violences des exilarques
ou de leurs serviteurs ; ils dépossédaient, par exemple, des chefs
d’école et en nommaient d’autres, moins dignes, à leur place. Mais quel
pouvoir s’est jamais tenu dans les limites de la modération et de la
justice ?
A l’époque où l’enseignement de la Loi n’était pas encore
organisé dans la Babylonie,
l’ignorance des exilarques en matière religieuse était telle qu’on
transgressait dans leur maison, en toute innocence, les plus graves
prescriptions alimentaires. Il y eut cependant des exilarques qui eurent une
connaissance très approfondie de la
Loi, possédèrent les plus solides vertus et furent comptés
parmi les gloires les plus pures du judaïsme. L’importance numérique des
Judéens de Babylonie, l’indépendance dont ils jouissaient dans ce pays, le
pouvoir presque absolu de l’exilarque, imprimèrent à l’histoire juive de
cette région un cachet tout particulier. Il se créa en Babylonie une
situation nouvelle que la
Judée n’avait pas connue, qui nécessita l’établissement de
nouvelles lois et poussa la doctrine religieuse vers une nouvelle évolution.
Sous le patriarcat de Juda Ier les jeunes gens de
Babylonie affluaient en nombre considérable dans les écoles de la Galilée. On aurait
dit qu’ils se hâtaient de se réchauffer, dans la patrie juive, avant son
extinction complète, à la flamme expirante du foyer de l’enseignement
religieux, afin de pouvoir répandre ensuite la chaleur vivifiante de l’étude
de la Loi dans
le pays où ils étaient nés. La jeunesse juive des pays parthes était
entraînée par une attraction irrésistible vers la Palestine ;
c’était là un témoignage de l’amour profond que les Judéens dispersés
ressentaient pour le pays de leurs aïeux. Beaucoup de ceux qui ne pouvaient
pas se rendre en Palestine s’y faisaient porter après leur mort, pour y
dormir du dernier sommeil. On voyait arriver, chargés sur de petites barques
ou transportés à dos de chameau, de longues rangées de petits cercueils
contenant les ossements de ceux que la pensée seule de reposer un jour dans la Terre sainte avait
soutenus et consolés à l’heure suprême. Quelques-uns de ces cercueils,
provenant d’Alexandrie et de Syrie, ont été retrouvés ; ils portent à
l’extérieur, à côté du nom du défunt, de très beaux ornements. Ce désir
passionné d’être enseveli dans le pays des ancêtres était encore augmenté par
la croyance que la résurrection des morts aura lieu en Palestine. Les
chrétiens eux-mêmes partageaient cette espérance, ou, pour mieux dire, cette
superstition. Mais si les morts de la Babylonie, enterrés en Palestine, ne se sont
pas réveillés de leur sommeil, les jeunes gens babyloniens qui venaient
s’asseoir aux pieds du patriarche Juda Ier s’imprégnaient en quelque sorte de
la Terre
sainte et en revenaient animés d’une nouvelle ardeur pour l’étude. Deux
d’entre eux, Rab et Mar-Samuel, transplantèrent l’enseignement
de la Loi dans
leur pays d’origine, et y organisèrent des écoles. Ces écoles subsistèrent
avec des fortunes diverses pendant plus de huit siècles, et c’est encore
l’influence de l’enseignement de ces docteurs qui ranima plus tard l’activité
intellectuelle dans l’Espagne juive.
Rab, ou plutôt Abba Areka, avait suivi son oncle
Hiyya à Sepphoris ; là, il fréquenta son école et profita si bien de son
enseignement que le patriarche Juda Ier, qui, certes, ne prodiguait pas Ies
dignités, lui accorda le titre de docteur. Dès que l’annonce de son retour de
Palestine se fut répandue en Babylonie, son condisciple Mar-Samuel, qui était
revenu avant lui, et son ami Karna allèrent à sa rencontre ; Karna
surtout l’accabla de questions. Le roi Parthe Artaban, le dernier des
Arsacides, qu’une nouvelle dynastie allait précipiter du trône et priver de
la vie, traita Rab avec une grande bienveillance ; il espérait
probablement qu’à la suite de l’établissement d’une école importante en
Babylonie, les Judéens n’émigreraient plus, ou, au moins, émigreraient en
moins grand nombre dans l’empire romain. Même le docteur qui était alors à la
tête de l’école de Nehardea, Schèla, reconnut la supériorité de Rab.
Ce dernier, à la mort de Schèla, fut nommé son successeur, mais il se retira
devant son jeune collègue, Mar-Samuel, qui était originaire de Nehardea.
L’exilarque qui détenait alors le pouvoir paraît avoir
appelé principalement des savants babyloniens aux fonctions dont il
disposait. Il éleva à la dignité de juge du tribunal de Kafri un de ses
parents, Mar-Ukba, qui était riche, habile jurisconsulte, très modeste
et digne à tous égards de la fonction qu’il occupait. Karna fut également
nommé juge ; comme il était peu fortuné, il se faisait dédommager par les
diverses parties du temps qu’elles lui faisaient perdre. Abba Areka devint
surveillant du marché (Agoranomos) ;
il fut chargé d’inspecter les poids et mesures. L’exilarque voulut qu’Abba
Areka fixât également le prix des denrées, afin d’empêcher le renchérissement
des vivres. Sur son refus, il fut mis en prison et n’en sortit qu’à la suite
des démarches pressantes de Karna auprès de l’exilarque. Son emploi
d’inspecteur du marché obligeait Abba Areka à se rendre souvent dans les
divers districts de la Babylonie
juive ; il apprit ainsi dans quelle profonde ignorance vivaient les
communautés éloignées du centre. Il arriva un jour dans un endroit où l’on ne
connaissait même pas la défense de manger de la viande avec du lait. Pour
remédier en partie aux inconvénients qui résultaient d’une telle situation,
Rab défendit souvent ce qui était permis, et comme son autorité était très
grande, les aggravations qu’il introduisit dans le judaïsme furent acceptées
et acquirent force de loi. L’abandon dans lequel se trouvait la région de
Sora lui inspira la pensée d’y fonder une école. Son entreprise réussit
admirablement ; l’académie de Sora resta, presque sans interruption,
pendant huit siècles, le siège de la science juive.
La nouvelle école, appelée du nom consacré de Sidra,
fut ouverte (vers
219) par Abba Areka. Attirés par la réputation de ce docteur, douze
cents disciples accoururent de tous les coins de la Babylonie et des pays
parthes. L’école ne pouvait plus contenir tous les auditeurs, et Abba Areka
fut obligé de l’agrandir par l’adjonction d’un jardin. Ses disciples lui
témoignaient une profonde vénération, ils l’appelaient Rab, le maître,
comme on avait nommé autrefois le patriarche Juda Rabbi ou Rabbenou ;
ce titre de Rab est devenu son nom. Son école était désignée par le terme de
Bé-Rab (maison du
Rab) ; cette appellation s’appliqua plus tard à toute école. Son
autorité religieuse dépassait la Babylonie. Le plus illustre docteur de la Judée, Johanan, lui
écrivait : à notre maître en Babylonie
; il se fâchait contre ceux qui parlaient de son collègue avec dédain, et il
avoua que Rab était le seul docteur auquel il se fait subordonné. Rab
possédait des champs qu’il faisait cultiver et dont il consacrait les revenus
à l’entretien de ses disciples pauvres. Du reste, il avait organisé son
enseignement de telle sorte que ses auditeurs pouvaient se consacrer à
l’étude de la Loi
tout en pratiquant un métier pour s’assurer des moyens d’existence. Les
élèves se réunissaient à Sora pendant deux mois de l’année (Ader et Ellul), au
commencement de l’automne et au commencement du printemps. Durant ces deux
mois, appelés mois de réunion (Yarhè Kalla), il y avait chaque jour, dès le matin, des
conférences ; les auditeurs prenaient à peine le temps de déjeuner. Ces
conférences publiques s’appelaient Kalla. Outre ces deux mois, pendant
lesquels il s’occupait de ses disciples, Rab consacrait à l’instruction du
peuple la semaine qui précédait chacune des principales fêtes. L’exilarque se
rendait d’habitude à Sora et assistait à ces réunions pour recevoir les
hommages de la foule; les maisons étaient insuffisantes pour loger tous ceux
qui affluaient dans la ville, ils étaient obligés de camper en plein air, sur
les bords du lac de Sora. Les conférences faites à l’approche des fêtes portaient
le nom de Riglè. Pendant les mois de Kalla et la semaine de Riglè, les
tribunaux chômaient et les créanciers n’avaient pas le droit de citer leurs
débiteurs devant la justice.
On ne sait pas si Rab employa un système d’enseignement
particulier. Sa méthode consistait à exposer tout au long la Mishna, qu’il avait
rapportée absolument complète de Palestine, et à expliquer les mots et la
signification de chaque prescription. Ces explications et ces développements
portent le nom de Memra ; Rab en a laissé un nombre
considérable ; ils forment, avec ceux des chefs d’école Johanan et
Mar-Samuel, ses contemporains, une partie importante du Talmud. Comme les
habitants juifs de la
Babylonie connaissaient, en général, très vaguement les
pratiques religieuses et ne savaient pas toujours distinguer entre ce qui
était défendu et ce qui était permis, Rab avait résolu d’ajouter, comme on
l’a vu plus haut, de nombreuses aggravations aux lois existantes. La plupart
de ses décisions furent acceptées ; on ne fit exception que pour celles
qui se rapportaient au droit civil, parce que son autorité était bien moins
grande dans les affaires civiles que dans les questions rituelles.
Après avoir organisé l’enseignement religieux, Rab se
préoccupa de corriger les mœurs des juifs babyloniens. La simplicité de la
vie conjugale d’autrefois avait dégénéré en brutalité. Si un jeune homme et
une jeune fille qui se rencontraient étaient d’accord pour se marier, ils
appelaient les premiers venus comme témoins, et l’union se concluait. Des pères
mariaient leurs filles mineures ; le fiancé ne pouvait voir sa fiancée
qu’au moment où il ne lui était plus possible de revenir sur sa décision, ou
bien il demeurait dans la maison de son futur beau-père, où ses relations
étaient absolument libres avec sa fiancée. La loi, loin de condamner ces
mœurs grossières, les protégeait, au contraire, de son autorité. C’est contre
un tel état de choses que Rab lutta de toute son énergie. Il interdit ces
unions immorales qui se contractaient sans aucune démarche préliminaire,
prescrivit rigoureusement aux pères de ne pas marier leurs filles sans leur
consentement, surtout avant leur majorité, avertit les jeunes gens de ne pas
choisir inconsidérément leur compagne, sans même la connaître, afin de ne pas
s’exposer à être amenés à haïr celles qu’ils devraient aimer, et il défendit
aux fiancés de demeurer sous le même toit avant leur mariage. Un époux
condamné à accorder le divorce à sa femme avait quelquefois recours à
certains artifices que lui permettait la loi pour ne pas se soumettre à la
sentence prononcée contre lui ; Rab rendait ces ruses inutiles en ne
tenant, dans ces cas, aucun compte de la loi. Ce docteur releva également le
prestige de la magistrature ; les huissiers des tribunaux eurent rang de
fonctionnaires ; chacun devait comparaître sur invitation devant la
justice ; ceux qui ne se soumettaient pas aux décisions des juges
étaient frappés d’excommunication. C’était là, en Babylonie, une punition
rigoureuse qui produisait une impression profonde. On proclamait en public
les délits commis par l’excommunié, et tout commerce avec lui était
sévèrement interdit jusqu’à ce qu’il eût fait pénitence. Il résulte de ce qui
précède que Rab poursuivait un double but, le relèvement moral et
intellectuel de la population juive. Ses efforts furent couronnés de succès ;
il parvint à amender les mœurs et à répandre l’instruction dans une région
qui était auparavant, selon l’expression du Talmud, un champ en friche ouvert à tout venant. Rab
plaça autour de ce champ une double barrière, des mœurs austères et une
solide instruction ; il fit pour la Babylonie ce que Hillel Ier avait fait pour la Judée.
Rab ressemblait encore sous d’autres rapports à
Hillel ; il était, comme lui, patient, indulgent et modeste. Il avait
une femme qui était méchante, acariâtre, et le contrariait en toute
circonstance; il supportait ses vexations avec une inaltérable douceur. Ayant
offensé, dans sa jeunesse, Hanina, le chef de l’école de Sepphoris, il
supplia plusieurs fois ce docteur de lui accorder son pardon. Croyait-il
avoir fait du tort à un homme du peuple, il se rendait auprès de lui la
veille de Kippour afin de se réconcilier avec lui. Pour écarter de son esprit
toute pensée d’orgueil aux jours où les Judéens accouraient par milliers
autour de sa chaire, il répétait ces paroles de Job : L’homme, fut-il assez grand pour toucher au ciel, est
abaissé en un clin d’œil, et avant de se rendre au tribunal, il
disait : Je me livre volontairement à la
mort ; je ne viens pas ici pour soigner mes intérêts, je retourne chez
moi sans que j’aie obtenu aucun avantage. Plaise au ciel que je puisse
revenir dans ma maison aussi innocent que j’en suis parti. Il eut
la joie de laisser un fils, Hiyya, très versé dans les questions dogmatiques,
et de marier sa fille dans la famille de l’exilarque ; les enfants de
cette fille furent plus tard des princes savants et respectés. Son deuxième
fils, Aïbu, ne montrait aucune disposition pour l’étude ; entre autres
conseils qu’il lui donna, il lui recommanda instamment de s’occuper
d’agriculture : Mieux vaut une petite quantité
récoltée dans son champ qu’une grande quantité gagnée dans les affaires.
Rab resta pendant vingt-huit ans, jusqu’à sa vieillesse, à la tête de
l’académie de Sora (219-247).
Tous ses disciples accompagnèrent son corps jusqu’à sa dernière demeure, et,
sur la proposition de l’un d’eux, la Babylonie prit le deuil pour une année
entière ; pendant cette année, il n’y eut ni fleurs, ni guirlandes de
myrte aux mariages. Tous les Judéens de la Babylonie, à l’exception
d’un seul, Bar-Kascha, de Pumbedita, pleurèrent la mort de l’illustre Amora.
Rab eut comme ami et collaborateur Samuel ou Mar-Samuel,
appelé également Aïoc et Yarhinaï. Ce docteur, qui contribua
pour une part importante au relèvement du judaïsme babylonien, avait des
idées plus originales et des connaissances plus variées que Rab. Dans sa
jeunesse, il suivit le courant qui entraînait tous ceux qui avaient soif de
science vers la Palestine ;
il fréquenta l’école de Juda Ier. On raconte qu’il guérit une maladie d’yeux
dont souffrait le patriarche, et que ce dernier ne lui accorda pas
l’ordination. Il retourna en Babylonie avant Rab et, à la mort de Schèla, il
fut élevé à la dignité de chef d’académie.
Mar-Samuel était un homme calme, sensé, ennemi de toute
exagération. A la croyance de ses contemporains, qui pensaient que la venue
du Messie serait précédée de nombreux miracles, il opposa cette conception
qu’à ce moment-là aussi tout suivra son cours normal, et que l’époque
messianique ne se distinguera des temps antérieurs que par l’indépendance
absolue dont jouira la nation juive. Mar-Samuel ne se consacra pas uniquement
à l’enseignement de la Loi,
il s’occupa également d’astronomie et de médecine. Son autorité dans les
questions rituelles était moins grande que celle de Rab, mais il était un
jurisconsulte éminent et toutes ses décisions dans les affaires civiles
acquirent force de toi. Il formula cette règle, d’une importance capitale,
que Ies juifs doivent obéissance aux lois du pays où ils demeurent aussi bien
qu’à leur propre législation, ce qu’il exprima par ces mots : Dina demalkuta dina. Les Judéens de la Babylonie et des pays
parthes, vivant sous un régime de liberté et de tolérance, acceptèrent
facilement cette prescription, qui était au fond une innovation très hardie.
Le principe de l’inviolabilité des lois du pays établi par Mar-Samuel était,
eu effet, en contradiction formelle avec les anciens usages, qui permettaient
et souvent recommandaient la transgression de certaines lois étrangères. Ce principe
eut dans la suite les plus heureuses conséquences pour les Judéens, il
contribua, d’un côté, à les réconcilier avec le gouvernement des pays où les
jetait la destinée ; d’autre part, aux ennemis des israélites qui auraient
pris prétexte de l’apparent esprit d’exclusivisme du judaïsme pour conseiller
des mesures de persécution contre la nation juive, on pouvait opposer ce
commandement de Samuel, qui réduisait à néant tous leurs raisonnements. Déjà
le prophète Jérémie avait adressé ce conseil salutaire aux tribus dispersées
en Babylonie : Travaillez au salut de la ville où
vous êtes établis. Mar-Samuel transforma ce conseil en une
prescription religieuse : On est tenu de se
soumettre à la loi de l’État.
C’est à Jérémie et à Mar-Samuel que le judaïsme est
redevable d’avoir pu subsister dans les pays étrangers.
Mar-Samuel fut une des figures les plus originales de
cette époque. Profondément pénétré de l’esprit du judaïsme, dont il
connaissait admirablement les doctrines et les traditions, il sut néanmoins
voir au delà des limites étroites de sa patrie et de sa religion, et il se
préoccupa aussi des autres nations et de leurs croyances. Il s’instruisit
particulièrement chez les savants de Perse, et il étudia l’astronomie avec
son ami Ablaat. L’immense plaine qui se développe entre le Tigre et
l’Euphrate et dont le vaste horizon n’est borné par la moindre colline était
le berceau de l’astronomie ; cette science dégénéra bientôt, dans cette
région, en astrologie. Samuel était trop pénétré des idées juives pour
accorder quelque crédit à l’astrologie ; il ne s’occupa que de
l’observation et de l’étude sérieuse des corps célestes. Les voies du ciel, dit-il, me sont aussi familières que les rues de Nehardea,
mais il ajouta qu’il ne savait pas calculer la marche des comètes. Il utilisa
ses connaissances astronomiques pour établir un calendrier qui permettait aux
juifs babyloniens de fixer les fêtes sans attendre que la Palestine les informât
chaque fois de l’apparition de la nouvelle lune. Samuel ne publia pas ce calendrier,
probablement par respect pour le patriarche et pour ne pas rompre l’unité du
judaïsme, et on continua à considérer les calculs du calendrier comme une
science secrète (Sod
ha-iboui). On sait que Samuel exerçait la médecine, mais aucun
document ne donne d’indication précise sur ses connaissances médicales ;
il prétendait pouvoir guérir toutes les maladies, à l’exception de trois.
L’éclat dont brillait l’académie de Sora, organisée par
Rab, faisait pâlir la renommée de l’école de Mar-Samuel. Mais la plus
cordiale entente ne cessa de régner entre les deux docteurs, et Samuel, qui
était d’une rare modestie, céda en toute circonstance le pas à Rab et se
soumit à son autorité. Après la mort de ce dernier, Mar-Samuel fut reconnu
comme le seul chef religieux de la Babylonie ; il conserva cette dignité
pendant dix ans. Johanan, qui était en Judée, hésita d’abord à le traiter en
supérieur. Dans les lettres qu’il envoyait en Babylonie au nom de l’école de
Tibériade, il appelait Rab : Notre maître en
Babylonie, et Mar-Samuel : Notre
collègue. Mar-Samuel lui fit alors parvenir un tableau où il avait
indiqué les dates des fêtes pour une durée de soixante ans : C’est un très habile mathématicien, se contenta
de dire Johanan. Mais lorsqu’il eut soumis à Johanan ses recherches sur un
nombre considérable de cas douteux de maladies qui pouvaient se présenter
chez les animaux et les rendre, d’après les prescriptions talmudiques,
impropres à la consommation, son autorité fut reconnue même eu Judée.
A l’époque dont il s’agit, c’est-à-dire vers le milieu du
IIIe siècle, se produisirent dans l’empire romain et les pays parthes des
événements politiques d’une extrême gravité, qui changèrent complètement la
situation de ces deux États et exercèrent une profonde influence sur l’histoire
des Judéens. Pendant que l’empereur Alexandre Sévère dirigeait les destinées
de Rome, la famille des Arsacides, qui régnait depuis quatre siècles sur les
Parthes, fut renversée du trône ; une nouvelle dynastie s’empara du
pouvoir et introduisit d’importantes modifications dans l’administration
intérieure comme dans la politique extérieure. L’auteur de cette révolution
fut Ardechir, d’origine persane. Soutenu par le parti national persan,
qui haïssait les Arsacides parce qu’ils témoignaient une prédilection marquée
pour la civilisation grecque, dédaignaient le culte de Zoroastre et s’étaient
toujours montrés impuissants à repousser les attaques des Romains, Ardechir
marcha contre Artaban, le dernier descendant des Arsacides et l’ami de Rab,
le battit, le détrôna et fonda la nouvelle dynastie royale des Sassanides.
Rab s’affligea vivement de cet événement. A la nouvelle de la mort d’Artaban,
il s’écria amèrement : Le pacte est rompu !
Il craignait que le changement de dynastie n’amenât une guerre civile, que le
pays, déchiré par les luttes intestines, ne devint facilement la proie des
Romains et que les Judéens ne perdissent la semi indépendance dont ils
jouissaient. Le parti qui vint au pouvoir avec Ardechir porte dans l’histoire
le nota de néo-Perses et dans les documents juifs celui de Hèbrim (Hèbré) ; il.
en reste encore aujourd’hui quelques débris sous le nom de Guèbres.
Les Arsacides s’étaient montrés assez indifférents pour le culte du
feu ; Ardechir, au contraire, témoigna pour cette religion un zèle
fanatique ; il s’intitula orgueilleusement : Adorateur de Hormuz,
divin Ardechir, roi des rois d’Iran, d’origine céleste. Il réunit les
fragments qui subsistaient encore du Zend-Avesta, le recueil des lois
persanes, et les fit adopter comme lois religieuses. — On enseigna partout la
doctrine de Zoroastre sur le double principe de la lumière et des ténèbres (Ahura-Mazda et
Angrimainyus) ; les mages, qui formaient la caste sacerdotale de
ce culte, redevinrent tout-puissants, ils sévirent contre les hellénisants
par le fer et le feu. Leur intolérance se manifesta également envers les
chrétiens établis dans la partie supérieure de la Mésopotamie, dans
les districts de Nisibis et d’Édesse, où ils avaient fondé des écoles. Les
Judéens n’échappèrent pas aux mesures vexatoires des mages, et seules leur
importance numérique, leur centralisation et leur énergie les préservèrent
d’une persécution plus grave. Dans l’ivresse de leur triomphe, les néo-Perses
enlevèrent aux tribunaux juifs le droit de se prononcer dans les affaires
criminelles, qu’ils avaient jugées jusque-là, ils fermèrent aux Judéens
l’accès de toutes les fonctions, même de celle d’inspecteur des neuves et des
canaux, et ils exercèrent une certaine contrainte sur les consciences. Ainsi,
pendant les fêtes où, dans les temples consacrés au culte du feu, les mages
adoraient la lumière comme image visible du dieu Ahura-Mazda, ils ne
permettaient pas aux Judéens d’entretenir dans leur demeure du feu dans
l’âtre ou d’allumer une lumière ; ils faisaient irruption dans leurs
maisons, éteignaient tout feu et toute lumière, et enlevaient des tisons
enflammés pour les offrir à leur dieu. Ils ouvraient les tombes pour exhumer
les cadavres, parce qu’ils croyaient qu’un corps mort souillait la Spenta-Armaita (la terre divine).
Aussi la plupart des docteurs se montrèrent-ils hostiles aux néo-Perses.
Johanan craignit vivement que ce peuple ne maltraitât les Judéens de la Babylonie. Le
patriarche Juda II s’enquit avec inquiétude du caractère des néo-Perses
auprès de Lévi ben Sissi, qui faisait souvent le voyage de Judée en
Babylonie. Les Parthes, lui dit ce
docteur, ressemblent aux armées du roi David, les
néo-Perses, au contraire, sont de vrais démons. La tolérance
prévalut cependant peu à peu, les Juifs se réconcilièrent avec les
néo-Perses, entretinrent avec eux des relations amicales, se départirent même
en leur faveur de la stricte observance de certaines lois religieuses et
prirent part dans diverses circonstances à leurs repas. Les docteurs
autorisèrent les Judéens à fournir aux mages, pendant leurs fêtes, les
charbons dont ils avaient besoin, s’écartant ainsi de l’ancienne loi qui
considérait un tel acte comme une participation au culte du feu. Rab
lui-même, malgré sa sévérité, permettait de transporter le soir de sabbat,
sur la demande des mages, les lumières de Hanuka de la cour dans l’intérieur
de la maison. Ces rapports amicaux entre Perses et Judéens s’établirent sans
doute sous le règne de Schabur Ier (242-271). Ce souverain était l’ami de Mar-Samuel. II affirma
à ce docteur que dans les divers combats qu’il avait livrés aux Romains dans
des provinces habitées par une nombreuse population juive, il n’avait jamais
versé le sang d’aucun Judéen, excepté à Césarée (Mazaca), la capitale de la Cappadoce, où il en
avait fait passer plusieurs milliers au fil de l’épée, parce qu’ils avaient
défendu avec trop de ténacité la cause des Romains contre les Perses.
Pendant que ces faits se passaient en Babylonie, éclata
dans l’empire romain une révolution qui influa, de son côté, sur les
destinées du judaïsme. Après la mort d’Alexandre Sévère, Rome devint la proie
d’une effroyable anarchie. Dans un demi-siècle (235-284), près de vingt Césars et autant
d’usurpateurs avaient occupé le trône et risqué leur vie pour réaliser, ne
fut-ce que pendant un jour, leur rêve de revêtir la pourpre impériale et
décréter librement des exécutions en masse. L’heure de la revanche avait
sonné. De tous les pays que Rome avait autrefois soumis se présentaient des
candidats au trône pour dompter à leur tour la Babylone italienne.
C’étaient des oiseaux de proie qui se jetaient sur l’État romain comme sur un
corps en décomposition. Au temps de Mar-Samuel (248), le criminel empereur Philippe, Arabe
de naissance et brigand de race, put encore célébrer le millième anniversaire
de la fondation de Rome ; mais, déjà, Rome était partout, dans tous les
camps, dans toutes les stations militaires, excepté dans Rome même. Le Sénat
acceptait avec une singulière résignation tous les empereurs qui plaisait aux
caprices des légions de lui envoyer, et il sanctionnait servilement leur
nomination. Les Parthes, d’un côté, et les Goths, de l’autre, envahissaient
en foule l’empire romain, comme s’ils étaient chargés de lui infliger le
châtiment dont l’avaient menacé les Sibylles.
Rome subit encore la honte de voir son empereur, Valérien,
enchaîné comme esclave au char de triomphe de Schabur. La captivité de
Valérien et la faiblesse de son fils et successeur Gallien relâchèrent
partout les derniers liens de la discipline ; il n’y eut plus ni autorité, ni
obéissance ; pendant dix ans, l’État romain ressembla à une immense arène,
ensanglantée par les luttes de ses propres sujets. Sur tous les points de
l’empire se levaient des usurpateurs. Le désarroi et la désorganisation
étaient encore bien plus accentués dans les provinces orientales qui
touchaient au puissant royaume des Perses. Odenat, un riche et vaillant
guerrier de Palmyre, avait groupé autour de lui une bande de sauvages
Sarrasins, et, à la tête de cette horde de pillards, il faisait de nombreuses
incursions en Syrie et en Palestine et, d’autre part, jusque dans la région
de l’Euphrate. Il s’était arrogé le titre de sénateur. N’avait-il pas le
droit d’espérer être revêtu un jour, aussi bien que son compatriote Philippe,
de la pourpre impériale ? Les Judéens l’appelèrent Papa Bar Naçar,
chef de brigands, ils lui appliquèrent ce passage de la vision de Daniel
: Une petite corne sortit de la grande, elle
avait des yeux humains et une bouche qui proférait des paroles hautaines.
Cet aventurier ruina totalement plusieurs communautés juives de la Palestine et de la Babylonie, il
détruisit l’antique Nehardea (261), qui, depuis l’exil, de Babylone, était devenue le
centre du judaïsme. Lors de cette destruction, les filles de Samuel furent
faites prisonnières et emmenées à Sepphoris, elles furent rachetées et
remises en liberté avant même qu’on sut de quelle famille elles étaient.
Odenat étendit peu à peu son pouvoir, il devint le chef de l’oasis de Palmyre
ou Tadmor, que le roi Salomon avait transformée en une belle cité. La
décadence de l’empire romain était telle que ce petit prince asiatique fut
obligé de défendre le territoire romain contre les invasions des Perses.
L’empereur Gallien récompensa Odenat de ses services en l’appelant à partager
le trône avec lui (264).
Odenat occupa cette haute situation que pendant un temps très court, il fut
assassiné en 267. La rumeur publique accusa Zénobie, sa femme, d’avoir
été l’instigatrice de ce crime.
Après la mort d’Odenat, sa veuve Zénobie, dont les deux
enfants étaient mineurs, fut nommée régente de la Palmyrène. Sous
son règne, la ville de Palmyre devint le centre du luxe, de la civilisation
et du bon goût. D’après une source chrétienne, Zénobie aurait été juive, mais
aucun document juif ne signale cette particularité. Les historiens romains
dépeignent sous les plus brillantes couleurs la magnificence de cette reine.
Dans son superbe palais, dont les ruines montrent encore aujourd’hui la
valeur artistique, elle offrait l’hospitalité à des savants remarquables,
avec lesquels elle se plaisait à s’entretenir sur les sujets les plus variés.
A sa cour, vivait l’illustre philosophe et critique Longin, qui fait
ressortir, dans son traité sur le Sublime, la vigoureuse concision et
la beauté de ces paroles du récit de la Création : Que la
lumière soit ; Zénobie y avait aussi accueilli Paul de
Samosate, évêque d’Antioche. Elle paraît s’être également éprise des
principes du judaïsme ; néanmoins, les docteurs juifs parlent en termes
peu bienveillants de la principauté de Palmyre. Heureux
celui qui assistera à la chute de Tadmor, dit Johanan. C’est un
fait certain que de nombreux juifs avaient pris les armes contre Zénobie,
dont la domination s’étendait probablement sur la Judée.
Le Talmud raconte que cette reine ayant condamné à mort,
sans doute pour un motif politique, un certain Zeïra ben Hinena, deux
disciples de Johanan, Ami et Samuel, se rendirent auprès d’elle pour implorer
la grâce du coupable. Elle rejeta leur demande, en leur disant : Croyez-vous donc que Dieu, parce qu’il a déjà fait de
nombreux miracles en votre faveur, continuera toujours à vous couvrir d’une
protection particulière ? Un autre événement rapporté par le
Talmud paraît s’être passé également sous le règne de Zénobie. Un certain Ulla
ben Koscher, accusé d’un crime politique, avait trouvé un asile à Lydda,
dans la maison de Josua ben Lévi. Des soldats cernèrent la ville et
menacèrent de la détruire si on ne leur livrait pas Ulla. Josua, placé dans
la douloureuse alternative de causer la mort d’un homme ou la destruction
d’une communauté, engagea l’accusé à se livrer lui-même aux autorités. Il
s’appuya, pour en agir ainsi, sur une loi qui permettait d’abandonner à son
sort un accusé poursuivi pour crime politique, dans le cas où sa délivrance
mettrait l’existence de nombreuses personnes en danger. Néanmoins, la pensée
d’avoir contribué, quoique indirectement, à faire mourir un homme troubla la
conscience d’un grand nombre de Judéens. La légende raconte que le prophète
Élie apparut à Josua ben Lévi et lui reprocha de s’être conformé dans cette
circonstance à une loi quelconque, au lieu de s’être inspiré de la Mishna des justes, qui s’élève au-dessus de l’horizon
étroit et borné de la législation écrite.
Aurélien triompha de la résistance acharnée de Zénobie et
mit fin au règne brillant (267-273) de cette vaillante impératrice ; elle fut emmenée à
Rome, attachée au char de triomphe du vainqueur. Johanan vit encore la
réalisation du vœu qu’il avait exprimé contre Tadmor, il mourut quelques années
après (279).
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