HISTOIRE DES JUIFS

TROISIÈME PÉRIODE — LA DISPERSION

Première époque — Le recueillement après la chute

Chapitre VI — Le patriarche Juda II ; les Amoraïm — (220-280).

 

 

Après la mort des plus jeunes contemporains de Juda le Saint et de son fils Gamaliel II, une ère relativement plus heureuse s’ouvrit pour les Judéens. A l’extérieur, leur situation politique était des plus favorables, grâce aux dispositions bienveillantes de l’empereur qui régnait alors à Rome, et, à l’intérieur, ils étaient dirigés par des hommes à l’esprit généreux et élevé. Les plus célèbres de ces docteurs étaient, en Judée : le patriarche Juda II, fils de Gamaliel ; Johanan, le savant le plus considérable de son époque ; Simon ben Lakisch, homme d’opposition aussi vigoureux de corps que ferme de caractère. Dans le pays des Parthes, près de l’Euphrate, Abba Areka, fondateur d’une école qui subsista pendant plus de sept siècles, et Mar-Samuel, qui était à la fois docteur de la Loi, astronome et médecin. Juda II formait, en quelque sorte, en Palestine, le centre vers lequel convergeaient toutes ces intelligences. Au temps de sa jeunesse, les pratiques religieuses étaient observées avec une telle rigueur que la famille du patriarche elle-même était sévèrement blâmée chaque fois qu’elle s’en écartait. Mais, avec l’aide de son frère Hillel, il parvint à alléger en partie cette lourde chaîne. Dès leur enfance, les deux frères avaient marqué leur prédilection pour la culture grecque et le costume du pays. Les docteurs, qui savaient que les enfants du patriarche seraient obligés plus tard d’entretenir des relations avec les autorités romaines, leur pardonnaient cette infraction aux lois juives; mais le peuple se montrait moins indulgent pour les transgressions de ce genre. Ainsi, il arriva une fois que Juda et son frère Hillel sortirent le jour du sabbat avec des chaussures ornées de boucles en or, ce qui était alors considéré comme défendu ; ils en furent vivement critiqués, et comme ils n’osèrent pas déclarer que cet acte n’était pas contraire à la Loi, ils durent se déchausser et remettre leurs souliers à leurs esclaves. Une autre fois, ils se baignèrent ensemble à Kaboul, des passants, les voyant, leur dirent : Chez nous, il n’est pas permis que deux frères se baignent ensemble.

Quand Juda eut succédé à Gamaliel II (vers 225), il transporta le siège du patriarcat de Sepphoris à Tibériade. Cette ville acquit ainsi une importance considérable ; elle conserva sa prépondérance plus longtemps que les autres villes où avait résidé autrefois le Nassi, et auxquelles se rattachaient tant de souvenirs, et elle devint le refuge des anciennes traditions. Le sud de la Palestine, ou s’étaient déroulés les principaux événements de l’histoire juive, fut totalement éclipsé par la Galilée.

Juda II inspira, comme son grand-père, une grande vénération à ses contemporains, qui le désignaient simplement sous le titre de Rabbi ou Rabbenou ; mais, pas plus que son aïeul, il n’échappa à la critique, que, du reste, il supporta avec une grande douceur. C’est ce docteur que les documents juifs représentent comme le favori particulièrement aimé d’un empereur romain. Le hasard, aidé par Ies prétoriens, avait toujours eu une grande part dans l’élection des empereurs de Rome ; ce fut lui qui fit d’un jeune homme de Syrie, Alexandre Sévère (222-235), le maître du monde. Le nouvel empereur tint le judaïsme en très haute estime, et, par la considération qu’il témoigna aux adeptes de cette religion, il contribua grandement à les relever dans l’opinion publique. Dans ses appartements, on voyait, à côté des portraits d’Orphée et du Christ, le portrait d’Abraham. Il répétait souvent cette maxime généreuse, que Hillel avait formulée longtemps avant le Christ et proclamée comme la base même du judaïsme : Ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qu’on te fasse ; il la fit graver sur le palais impérial et les édifices publics, et il avait soin de la faire publier par un héraut toutes les fois qu’il était obligé de sévir contre un coupable. Il opposait souvent les mœurs honnêtes, des Judéens et des chrétiens à la corruption des Romains, et il voulait que la nomination des plus hauts dignitaires romains se fit d’après les mêmes règles que l’ordination des fonctionnaires juifs et chrétiens. Le christianisme trouva en lui un juge très bienveillant, mais il témoigna une préférence marquée pour le judaïsme ; il autorisa les communautés juives à accueillir des prosélytes et il abolit la loi d’Adrien qui défendait aux Judéens, sous peine de mort, de se rendre à Jérusalem. Les gens d’Antioche et d’Alexandrie raillaient les sympathies d’Alexandre Sévère pour la religion juive ; ils lui donnèrent le surnom de chef de synagogue (archisynagogus) et de grand-prêtre. A cette époque, le patriarche Juda jouissait d’une autorité presque souveraine ; il avait obtenu de nouveau la prérogative d’infliger des pénalités corporelles, à condition cependant de ne pas les appliquer publiquement et d’en prévenir d’abord l’empereur. Pendant sa campagne en Perse (231-233), Alexandre Sévère se rendait fréquemment à Antioche, et c’est là qu’il paraît avoir fait la connaissance du patriarche. De nombreuses légendes se sont formées chez les Judéens au sujet de la profonde sympathie que l’empereur Sévère (Asvérus), fils d’Antonin — ou Antonin lui-même — témoigna pour le judaïsme et ses adeptes. Il faut faire naturellement, dans ces récits, la part de l’exagération ; il n’est pas moins vrai que plus d’un fait rapporté par ces légendes appartient à l’histoire. Les Judéens, traités le plus souvent avec mépris et cruauté par les empereurs romains, appréciaient particulièrement l’heureuse sécurité que leur assurait Alexandre Sévère, et ils appliquaient au règne de cet empereur les paroles de Daniel : Même quand les juifs succomberont, on leur viendra un peu en aide. Leurs sentiments à l’égard des Romains se modifièrent totalement ; leur aversion pour leurs maîtres fit place à une bienveillante sympathie. Les chrétiens de cette époque reprochaient aux Judéens d’entretenir des relations moins cordiales avec eux-mêmes qu’avec les païens. La barrière que la haine avait élevée entre Romains et Juifs s’abaissait, ces derniers sortaient peu à peu de leur isolement farouche, leur horizon s’éclaircissait, ils commençaient à décorer leurs appartements de peintures, et les docteurs les plus rigoristes ne pensaient pas à le défendre. Cette détente dans les relations des Judéens avec Rome engagea le patriarche à abolir certaines défenses qui avaient été maintenues et observées jusque-là avec la plus grande rigueur. Pendant la première insurrection contre les Romains, au moment où sévissait dans toute sa violence la tourmente soulevée par la haine de race, le synode s’était efforcé d’empêcher tout commerce avec les païens, en défendant aux Judéens de leur acheter de l’huile et d’autres aliments. Cette défense put être facilement observée, à l’origine, en Palestine, parce que le pays produisait tout ce qui était nécessaire à la vie, et que la Galilée exportait de l’huile en quantité suffisante pour en alimenter les provinces voisines. Mais, pendant la guerre d’Adrien, toutes les plantations d’oliviers furent saccagées dans la Galilée, et la nécessité contraignit les Judéens à faire venir leur huile du dehors. Le patriarche Juda II parvint à faire abolir par le Collège l’ancienne défense des docteurs. — Jusqu’alors, l’enfant né du mariage d’une juive avec un païen ou un esclave était considéré comme bâtard et rejeté hors de la société. Juda II déclara licite, contrairement à l’opinion de son grand-père, l’union contractée par l’enfant issu d’un tel mariage. Il aurait voulu lever également l’interdiction de manger du pain des païens, et abolir, en tout ou en partie, le jeûne d’Ab, établi en souvenir de la destruction du temple. Mais sa décision concernant l’huile avait mécontenté gravement quelques docteurs, et leur opposition l’empêcha de faire accepter ses autres réformes. Il réussit cependant à supprimer encore une pratique instituée pendant les guerres néfastes d’Adrien : il fat de nouveau permis aux fiancées de se faire porter, le jour de leur mariage, dans des litières de luxe.

Les docteurs témoignaient au patriarche un profond respect, mais ils ne fermaient nullement les yeux sur ses faiblesses, et ils avaient le courage de le réprimander à l’occasion. Le patriarcat était devenu une dignité presque royale ; Juda II avait attaché à sa personne une garde du corps qu’il chargeait de faire exécuter ses ordres. Ces allures de souverain déplaisaient aux docteurs, d’autant plus que le patriarche les traitait avec peu de ménagement. Ainsi, il abolit certains privilèges qui, dans la vie civile, plaçaient les savants au-dessus du reste de la population, et il les obligea à payer des impôts municipaux. Simon bar Lakisch, un de ces docteurs qui sacrifiaient toute considération de personne à l’amour de la vérité, s’éleva énergiquement contre cette façon de traiter les savants et attaqua Juda avec violence. Un jour, Bar Lakisch soutint à l’école cette opinion qu’un patriarche qui aurait commis une faute devrait être flagellé comme tout autre coupable. Un autre docteur, Haggaï, fit observer qu’il serait même nécessaire de destituer le patriarche après la flagellation, autrement il se vengerait de ceux qui l’auraient condamné à ce châtiment. Cette discussion était évidemment dirigée contre Juda. Dans un premier mouvement de colère, le patriarche donna ordre à ses esclaves goths d’aller s’emparer du téméraire qui avait osé l’attaquer ; Johanan, le chef de l’école, parvint à l’apaiser. Une autre fois, Juda se plaignit à Bar Lakisch de la rapacité des fonctionnaires qui s’étaient emparés, après la mort d’Alexandre Sévère, de l’administration romaine, et qui exerçaient les plus honteuses déprédations : Prie pour moi, lui dit-il, car le gouvernement romain me traite avec une rigueur excessive. — Ne prends rien, et on ne te prendra rien, répliqua Bar Lakisch. Sous cette réponse se cachait probablement une attaque contre une innovation introduite par Juda II. Avant lui, les patriarches n’étaient pas payés par le peuple ; ils étaient assez riches pour pouvoir vivre des revenus de leur fortune personnelle. Juda Ier avait distribué une partie de ses richesses ; il était venu souvent en aide aux élèves nécessiteux. Son petit-fils n’avait aucune fortune, il ne put pas subvenir à l’entretien des élèves. La plupart des Juifs de la Palestine étaient pauvres ; ils n’avaient même plus les moyens d’acheter ou de prendre à ferme des champs. Les terres de la Palestine étaient en grande partie entre les mains des païens ; elles appartenaient à des Syriens ou à des Romains. Ce n’étaient donc pas les Judéens de la Palestine qui pouvaient subvenir aux besoins du patriarche ; il fallait s’adresser aux communautés du dehors. Juda II fut probablement le premier patriarche qui envoya des messagers dans les riches communautés romaines pour recueillir les ressources nécessaires à l’entretien de sa maison. Un de ses messagers fut Josua ben Lévi, qui se rendit en Italie et à Rome. Ce docteur remarqua dans cette ville une singularité qui le frappa vivement. Des hommes, couverts de haillons, grelottaient en hiver sous les morsures d’un froid rigoureux, tandis que les statues de marbre des places publiques étaient préservées contre les atteintes du froid par de chaudes et épaisses couvertures. Ce contraste entre l’indifférence presque cruelle des Romains pour les pauvres et leurs soins attentifs pour les statues étonna naturellement un docteur dont la religion prêche avant tout la compassion pour les malheureux.

Le voyage de Josua ben Lévi fut certainement couronné de succès. Les Judéens du dehors contribuaient très volontiers à maintenir l’éclat du patriarcat, qui rappelait l’époque brillante de David. Les commerçants et les navigateurs juifs s’étaient accoutumés à consacrer la dixième partie de leurs revenus à l’entretien des écoles de la Palestine. A leurs yeux, ces contributions, recueillies par des messagers et nommées apostolès, remplaçaient les dons qu’ils offraient autrefois pour le temple de Jérusalem ; elles représentaient le lien qui rattachait les juifs d’Europe, d’Afrique et d’Asie à la Terre Sainte et au patriarcat. En instituant ces quêtes périodiques, que des apôtres devaient faire hors de la Palestine, Juda II montra certainement plus de perspicacité que l’adversaire de cette institution, Simon bar Lakisch ; il entretint ainsi, dans le cœur de tous les Judéens, le sentiment de la solidarité.

Le frère de Juda II, Hillel, paraît avoir été également une personnalité de grande valeur. Entre autres sentences remarquables qu’il prononça, il faut signaler la suivante : Ne te sépare pas de la communauté, ne te fie pas à ta vertu avant le jour de ta mort, et ne condamne pas ton prochain avant que tu ne te sois trouvé dans la même situation. Hillel était très versé dans la Bible ; il fut souvent consulté sur des passages difficiles de l’Écriture sainte ou des apocryphes par un Père de l’Église qui, par suite de ses tendances philosophiques, avait dû s’éloigner des docteurs alexandrins et s’était établi à Césarée.

L’Église d’Alexandrie, qui s’était laissé égarer pendant longtemps par la doctrine gnostique, vit se développer, à cette époque, chez ses docteurs, un esprit de recherche et de critique qui détruisit l’influence pernicieuse des gnostiques et fit disparaître la haine que cette secte n’avait cessé d’attiser contre l’Ancien Testament. C’est sous l’impulsion de ce nouvel esprit que les savants chrétiens essayèrent de faire ressortir la connexité existant entre l’Ancien et le Nouveau Testament ; mais, en même temps, ils s’aperçurent que, pour accomplir cette tâche, il était absolument nécessaire de comprendre la langue hébraïque, et que la seule connaissance du texte original leur permettrait de concilier les contradictions qu’ils avaient remarquées entre les dogmes chrétiens et les conceptions bibliques. Un des Pères de l’Église, Origène, se livra à l’étude de la langue hébraïque et en encouragea l’enseignement avec une infatigable activité. Il savait que les juifs étaient ses maîtres dans la connaissance de l’hébreu et l’explication de la Bible, et il avoua que, pendant ses différents séjours en Judée (vers 229-253), ils lui indiquèrent le véritable sens de plusieurs passages difficiles. II est vrai qu’à ce moment la casuistique n’avait pas encore supplanté l’exégèse biblique. Outre Hillel et Simlaï, il y avait de nombreux savants juifs qui connaissaient la Bible à fond et riaient des raisonnements puérils des docteurs de l’Église, qui tiraient leurs arguments de la traduction corrompue des Septante. Ils raillaient la crédulité des chrétiens, pour qui toute œuvre apocryphe présentée sous le couvert de l’antiquité, telle que les histoires de Tobie, de Judith et de Suzanne, prenait un caractère sacré et devait servir d’appui à leurs controverses. Pour protéger les dogmes de l’Église contre ces railleries et mettre les docteurs chrétiens en état de discuter sérieusement avec les Judéens, Origène entreprit la tâche épineuse de corriger le texte altéré et défectueux des Septante et de le publier avec le texte original de la Bible. Il compara, à cet effet, les traductions d’Aquilas, de Symmachus, de Théodotion et de trois autres auteurs, et il les plaça l’une à côté de l’autre en colonnes, dont les premières étaient occupées par le texte hébreu transcrit en caractères hébreux et en caractères grecs. Ce travail porte le nom d’Hexaples (Sextuple). Malgré les efforts d’Origène pour la rendre plus correcte, la version des Septante resta altérée comme auparavant, elle devint même encore plus défectueuse, car il s’y glissa plus d’un passage qui appartenait à une des traductions publiées à côté de celle des Septante. Du reste, les dogmes chrétiens n’auraient pas supporté la lumière trop éclatante de la vérité ; ils avaient besoin, pour pouvoir subsister, de la confusion et de l’obscurité. La religion chrétienne est fondée sur ce verset d’Isaïe : Une jeune fille est enceinte, elle mettra au monde un fils. Le texte hébreu ne connais pas la vierge immaculée, dont la disparition entraînerait l’écroulement du christianisme ; cette vierge n’existe que dans la traduction corrompue de la Bible, et voilà pourquoi il était indispensable que cette traduction restât altérée.

La plupart des docteurs palestiniens s’occupèrent très peu d’exégèse biblique ; leur activité se concentra spécialement sur l’étude de la loi orale, c’est-à-dire de la Mishna. Ce dernier ouvrage était rédigé avec une grande concision ; de plus, il contenait des mots devenus obscurs, il rapportait des lois qui n’étaient plus pratiquées, quelques-unes de ses parties exigeaient une attention particulière et une certaine érudition pour être comprises. Les chefs d’école s’appliquèrent tout d’abord à rendre plus claire la rédaction concise et souvent obscure de la Mishna ; ce qui leur fit donner le nom d’Amoraïm, commentateurs. Mais ce n’était là qu’une partie de leur tâche ; ils se détachèrent peu à peu du texte de la Mishna et se frayèrent des voies nouvelles. Ils traitèrent la Mishna comme les Tannaïtes avaient traité la Tora ; ils analysèrent, découpèrent et disséquèrent le texte, et, à leur insu, ce texte se volatilisa en quelque sorte entre leurs mains et changea de fond et de forme.

La première génération des Amoraïm, qui succéda immédiatement aux Tannaïtes et demi Tannaïtes, se composa d’hommes remarquablement doués, qui atteignirent un âge très avancé ; leur activité dura au delà d’un demi-siècle. Les tendances de leurs écoles étaient différentes ; ils énoncèrent les opinions les plus divergentes, mais leurs discussions ne prirent jamais le caractère d’altercations violentes, parce qu’il existait de leur temps une règle fixe, une autorité reconnue, la Mishna, à laquelle ils devaient tous obéissance. Le plus ancien docteur de cette génération était Hanina ben Hama, de Sepphoris (vers 180-260) ; il descendait d’une ancienne et illustre famille babylonienne, et il exerçait la médecine. Cette science, pratiquée surtout par les lévites, avait trouvé également de nombreux adeptes chez les docteurs de la Loi. L’enseignement de Hanina était très simple. Ce docteur était un amora dans la véritable acception du mot ; il exposait la Mishna ou la Boraïta telle qu’elle lui avait été enseignée, sans jamais formuler une opinion personnelle. S’il se présentait un cas quelconque, même très facile, sur lequel la Mishna ne s’était pas prononcée, il ne se permettait pas de le résoudre par lui-même, il le soumettait aux délibérations de ses collègues ou de ses disciples. Ces derniers, plus hardis, ne voulurent pas se résigner à rester attachés à la lettre même de la Mishna, ils se séparèrent de leur maître et fondèrent de nouvelles écoles.

Hanina était d’une piété profonde, qui lui valut le respect des Judéens et des Romains. Lorsqu’il visita, un jour, avec son jeune collègue Josua ben Lévi, le lieutenant romain à Césarée, celui-ci se leva devant les docteurs, et comme quelques-uns des assistants s’en étonnèrent, il leur répondit : En les voyant, il me semble voir des anges. L’estime dont Hanina jouissait lui permit de dénoncer avec une franchise absolue les graves défauts de sa communauté, à laquelle il reprochait surtout de croire à la réalité des miracles les plus absurdes. Les exhortations sévères qu’il adressa aux habitants de Sepphoris sont très intéressantes pour l’histoire, elles font connaître l’état des mœurs de cette époque. La peste sévissait une fois à Sepphoris et aux environs avec une extrême violence ; tous les quartiers de la ville étaient cruellement frappés, excepté la rue où demeurait Hanina. La communauté déclara que son chef était responsable de cette calamité, parce qu’il ne voulait pas opérer de miracle eu sa faveur pour éloigner le fléau. Hanina leur répondit : Du temps de Moïse, il n’y eut qu’un Zimri (homme aux mœurs dissolues) et la peste enleva 24.000 hommes ; parmi vous, on trouve un grand nombre de Zimris, et vous vous plaignez de ce fléau ! Une autre fois, la Judée souffrant d’une grande sécheresse, Hanina ordonna des jeûnes et des prières publiques, mais la pluie ne tomba pas. Les gens de Sepphoris s’en prirent de nouveau à Hanina ; ils vantèrent devant lui la puissance de Josua ben Lévi, qui avait obtenu de la pluie pour le sud de la Judée. Le pays étant dévasté plus tard par une nouvelle sécheresse, Hanina fit venir Josua à Sepphoris ; il joignit ses prières à celles de son collègue, le ciel ne les exauça pas. Hanina mit cette circonstance à profit pour critiquer vivement les croyances superstitieuses de sa communauté : Vous le voyez bien, dit-il, ce n’est pas Josua qui amène la pluie, et ce n’est pas Hanina qui l’empêche de tomber ; mais les habitants de Lydda sont pieux, ils s’humilient devant Dieu, et Dieu les favorise ; vous, au contraire, vous êtes obstinés, vous persistez dans votre impiété, et Dieu vous punit. Hanina était d’une modestie et d’une abnégation remarquables. Dans sa vieillesse, il reconnaissait et constatait avec empressement le mérite et la gloire de ceux même qui l’avaient éclipsé. Il atteignit un âge très avancé, il fut contemporain de trois patriarches : de Juda Ier son maître, de son fils Gamaliel et de Juda II.

L’enseignement de Johanan bar Napaha (199-279) forme un vif contraste avec celui de Hanina. Johanan fut, dès son bas âge, orphelin de père et de mère. Je dois remercier Dieu, disait-il souvent, d’avoir perdu mes parents de bonne heure ; je n’aurais jamais pu remplir envers eux mon devoir filial aussi strictement que l’ordonne la Loi. Sa figure était remarquablement belle, à tel point que, pour en parler, le Talmud, d’ordinaire si sec, emprunte le style imagé de la poésie : Pour se former une idée de la beauté de Johanan, dit-il, il faudrait prendre une coupe d’argent toute neuve, la remplir de graines de grenade, en entourer le bord d’une guirlande de roses, et la placer entre le soleil et l’ombre, l’éblouissant éclat qu’elle jetterait alors représenterait le rayonnement de la figure de ce docteur. Mais il était d’une beauté un peu efféminée, il n’avait pas de barbe. Ses cils étaient très longs et projetaient leur ombre sur le visage. Ne possédant pour tout bien qu’un petit champ, il s’associa avec un de ses condisciples, Ilpha, et s’occupa de commerce. Bientôt après, il abandonna les affaires et se voua entièrement à l’étude ; il vendit son champ. Quand ses ressources furent épuisées, le patriarche Juda pourvut à son entretien.

Johanan devint un précieux collaborateur de Juda II ; il fut le plus fécond amora de son temps. Grâce à ses nombreux disciples, l’ensemble des opinions qu’il a émises forme une des parties capitales du Talmud. Il ne se contentait pas, comme Hanina, de faire pénétrer la Mishna dans la mémoire de ses élèves, il soumettait le texte à une analyse rigoureuse, examinait chaque assertion avec une sévère attention et comparait entre elles les opinions divergentes ; il fut ainsi amené à déclarer que les décisions de la Mishna n’avaient pas toujours force de loi. Tibériade, avec son doux climat, ses champs fertiles et ses sources thermales, devint le siège de l’école de Johanan. Des disciples nombreux ne cessaient d’affluer de tous côtés vers cette ville ; il en venait même de Babylone, où enseignaient cependant les plus illustres maîtres. Il y eut plus de cent Amoraïm qui adoptèrent et enseignèrent les décisions de Johanan. Ce docteur s’était lié d’une étroite amitié avec le patriarche, et il l’appuya vigoureusement dans les tentatives qu’il fit pour modifier certains usages. Du reste, les décisions de Johanan étaient, en général, moins sévères que celles de l’école de Babylone, qui fut organisée à son époque. Il abolit la défense d’apprendre le grec ; il pensait que la connaissance de la langue grecque était pour les hommes une sauvegarde contre les délateurs, et une parure pour les femmes. Il appréciait beaucoup la civilisation grecque et lui donnait rang à côté du judaïsme. En récompense de la bonne œuvre que les deux fils de Noé, Sem et Japhet, ont accomplie en couvrant la nudité de leur père, Sem (personnification du judaïsme) a pu s’envelopper du manteau orné de franges (Talit), et Japhet (représentant des Grecs) du manteau des philosophes (pallium). Ce fut aussi Johanan qui permit de décorer les appartements de peintures.

Johanan était hostile aux autorités romaines ; il flétrissait avec énergie leur arrogance insolente et leur rapacité. Il prétendait que la quatrième bête de la vision de Daniel, cette vision qui fut tant et tant de fois interprétée par les juifs et surtout par les chrétiens, représentait l’empire romain. La petite corne de la bête indique, selon lui, Rome la pécheresse, qui a détruit les autres puissances ; les yeux de cette corne, semblables à des yeux humains, signifient les regards d’envie que les Romains jettent sur le bien d’autrui. Ils confiaient, en effet, aux gens riches une fonction publique pour les obliger à subvenir de leur fortune à l’entretien de la ville ou de la province. Si on te propose une dignité, dit Johanan, abandonne la ville et établis-toi prés du désert du Jourdain. Il permettait même aux Judéens de quitter la Palestine, ce qui était, en général, sévèrement interdit, pour se soustraire aux fonctions publiques.

Le malheur frappa durement Johanan, la mort lui enleva ses dia fils: Il portait constamment sur lui un morceau d’os de son dixième enfant, et, par ce témoignage matériel des douloureuses épreuves qui l’avaient affligé, il consolait ceux qu’un deuil avait atteints. Voici, leur disait-il, ce qui me reste de mon dixième fils. n Ce docteur, orphelin dès sa naissance, mourut presque sans postérité ; de sa nombreuse famille, il n’avait plus qu’une seule fille. La mort de son ami et beau-frère, Bar Lakisch, dont il s’accusa d’avoir hâté la fin, lui causa un violent chagrin ; il en fut si profondément affecté qu’il eut, dans sa vieillesse, des moments de folie.

Simon bar Lakisch ou Resch Lakisch, comme on l’appelait par abréviation, était, dans les controverses juridiques, en opposition constante avec Johanan. Il paraît être né dans la ville de Bostra. Il vit encore Juda Ier et il se forma à l’école des successeurs de ce patriarche. Il réunissait en lui les qualités les plus opposées ; à côté d’une vigueur corporelle étonnante, il était doué d’une âme compatissante et d’un esprit singulièrement pénétrant. Pendant quelque temps, il professa un métier infime et très dangereux : il était chargé, aux jeux du cirque, d’abattre les animaux qui menaçaient la sécurité des spectateurs ; ce fut probablement sous la pression d’une poignante nécessité qu’il accepta un tel emploi. Les documents parlent souvent de sa force physique, mais ils vantent surtout son austère probité. Il évitait la société de ceux dont l’honnêteté pouvait être suspectée. Aussi les personnes qu’il honorait de son amitié jouissaient-elles de l’estime et de la confiance générales. Jamais un sourire n’éclairait son visage sévère ; il considérait la joie comme un signe de légèreté depuis que le peuple saint était sous la domination des païens. On a vu, plus haut, combien il avait le parler franc même envers le patriarche. Dans l’enseignement, il était partisan de l’examen approfondi du texte plus encore que son collègue et beau-frère Johanan. Quand il discutait des questions de casuistique, il semblait broyer des montagnes l’une contre l’autre. Ses vues sur différents points de l’Aggada étaient originales et furent adoptées par ses successeurs. Les écoles avaient discuté à maintes reprises sur le livre de Job et sur l’époque à laquelle le héros de ce drame a vécu, et les opinions étaient naturellement très partagées. Resch Lakisch donna certainement la solution juste du problème en déclarant que Job n’a vécu en aucun temps et n’a jamais existé, mais que c’est une simple fiction. Selon lui, les noms d’anges n’étaient pas d’origine juive, mais formaient un élément étranger au judaïsme et avaient été importés de la Babylonie. Un grand nombre de docteurs glorifiaient le passé au détriment du présent ; ils déclaraient, dans leur langage hyperbolique, qu’un ongle des anciens valait plus que le corps tout entier de leurs successeurs, ou que si les anciens étaient des anges, nous ne sommes plus que des ânes. Resch Lakisch, au contraire, affirmait que les hommes de son temps avaient plus de mérite que les anciens, parce que, malgré leur douloureuse situation, ils se consacraient à l’étude de la Loi. Quoique Ben Lakisch fut condisciple et ami de Johanan et devint plus tard son beau-frère, leurs relations se tendirent vers la fin de leur vie.

Josua ben Lévi était, avec Johanan et Ben Lakisch, le troisième chef de la jeune génération des Amoraïm palestiniens. L’histoire sait peu de chose de ce docteur, mais la légende rapporte sur lui d’abondantes informations. Il établit une école dans le sud de la Judée, à Lydda. Les gens de Lydda n’étaient pas estimés par les Galiléens ; ces derniers leur reprochaient d’être orgueilleux et de ne posséder qu’une science très superficielle. Mais la réputation de Josua ne souffrit pas de ce jugement ; son autorité était considérable, et ses décisions étaient acceptées en grande partie comme ayant force de loi, même dans les cas où les deux autres Amoraïm, Johanan et Ben Lakisch, les combattaient. Et cependant, Josua avoue lui-même qu’il était tellement préoccupé de la réorganisation des communautés du sud de la Judée qu’il avait oublié un grand nombre de traditions. Ces communautés présentaient, en effet, un spectacle lamentable depuis la lutte de Barcokeba ; Johanan et Jonathan durent même les visiter pour y rétablir l’ordre et la paix. — Josua, comme on l’a déjà vu, se rendit à Rome, probablement pour recueillir des offrandes en faveur du patriarcat. Il pensait que c’est de Rome que viendrait le Messie, qu’il séjournait dans la capitale du monde sous les traits d’un esclave, parmi les mendiants et les misérables postés aux portes, et que c’est là qu’il attendait l’ordre divin de délivrer les Judéens. La légende représente Josua comme un des élus qui s’entretenaient avec le prophète Élie et sur lesquels la mort n’avait pas d’empire ; elle raconte que ce docteur dépouilla l’ange de la mort de son glaive, monta vivant au ciel, parcourut les sphères célestes, le para-dis et l’enfer, et contraignit la Mort elle-même, qui lui devait obéissance, à rapporter à Gamaliel ce qu’il avait appris dans ce merveilleux voyage. Il est étrange que Josua soit devenu le héros de tant de légendes aggadiques, lui qui était un adversaire résolu de l’Aggada et qui disait que celui qui la met par écrit n’a aucune part à la vie future, celui qui l’explique se condamne au feu, et celui qui l’écoute perd son temps.

Un des plus fervents partisans de l’Aggada était Simlaï, il lui imprima une direction nouvelle, et, le premier, il la fit servir à l’enseignement de la religion et de la morale. Né à Lydda, il abandonna cette région désolée pour se rendre à Nehardea ; là, il fréquenta la jeune école des Amoraïm, qui brillait déjà d’un vif éclat. Il devint bientôt l’ami du patriarche Juda. Son autorité dans les questions de casuistique était presque nulle en Palestine comme en Babylonie, mais dans l’Aggada il avait une supériorité incontestée ; il excellait surtout à rattacher des entretiens édifiants à des versets bibliques. D’après lui, les prescriptions mosaïques sont au nombre de 613, dont 365 défenses et 248 commandements, que David a résumés dans les 11 vertus suivantes : la droiture, la justice, la vérité, l’aversion pour la médisance, pour la méchanceté et l’injure ; le mépris pour l’impie, l’estime pour le juste, le respect du serment, le prêt sans intérêt, et l’incorruptibilité. Le prophète Isaïe a ramené ces vertus à six, Michée à trois, et le second Isaïe à deux, qui sont : la pratique de la justice et de la charité. Enfin, Habacuc les a comprises toutes sous cette formule unique : Le juste vit par la foi.  C’est le premier essai qui ait été fait de ramener toutes les lois du judaïsme à un petit nombre de principes.

Grâce à sa profonde connaissance de la Bible et à son esprit élevé, Simlaï était remarquablement préparé pour discuter avec les docteurs de l’Église et leur montrer l’inanité des arguments qu’ils tiraient de l’ancien Testament en faveur des dogmes chrétiens. Dans ces polémiques, Simlaï se montrait excellent exégète. A l’époque où florissait la première génération des Amoraïm, le christianisme était entré dans une voie nouvelle ; à la place de l’Église primitive, où dominait l’élément ébionite et nazaréen, s’était élevée une Église catholique (universelle) dont les dogmes, en partie pauliniens et en partie anti-pauliniens, étaient acceptés par la majorité des chrétiens. C’étaient surtout les évêques de Rome qui avaient contribué à organiser l’Église catholique et à unir en un seul faisceau les nombreuses sectes chrétiennes. Comme ils siégeaient dans la capitale du monde, ils s’arrogeaient la suprématie sur les autres évêques et patriarches, excluaient de la communauté, comme ils le tirent au moment où fut discutée la question de la Pâque, leurs collègues qui ne partageaient pas leur opinion, et se faisaient reconnaître comme archevêques et papes. L’unité une fois constituée dans le christianisme, on se mit à examiner et à étudier de plus près les traditions de l’Église. Il s’était formé un certain nombre de nouveaux dogmes pour lesquels il fallait trouver une base dans l’Ancien Testament. La doctrine de l’unité, que les premiers chrétiens avaient conservée comme une tradition de la maison paternelle, s’altéra peu à peu, et la jeune Église, en glorifiant et en exaltant en Jésus le Messie, créa une dualité : le Père et le Fils, ou le Créateur et le Logos. Un troisième élément vint bientôt s’ajouter à cette dualité. La conception juive de l’inspiration des prophètes par Dieu, appelée inspiration sainte (Ruah hakodesch), prit, en quelque sorte, corps dans le christianisme et devint la personne du Saint Esprit, ayant même origine et même principe que Dieu et le Christ. Le christianisme, qui prétendait représenter un judaïsme épuré, s’éloigna à son insu de la conception juive et adopta une espèce de triple divinité. Mais, plus le dogme chrétien de la Trinité était en contradiction avec le principe même du judaïsme, plus on faisait d’efforts pour le découvrir dans l’Ancien Testament et prouver par là qu’il remontait à une haute antiquité. Une pareille démonstration présentait de graves difficultés ; les docteurs de l’Église qui savaient l’hébreu eurent recours à la méthode des allégoristes. Ils crurent voir une allusion à la Trinité dans la multiplicité des expressions servant à désigner Dieu ; ils allèrent même jusqu’à déduire de ce premier verset du Pentateuque, si clair cependant et si simple : Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre, la preuve que le Christ a pris part à la création du monde ; car, dirent-ils, le mot commencement signifie, dans ce passage, la sagesse, le Verbe, c’est-à-dire le Christ, et ce verset contient cette profonde pensée : c’est dans le Christ que Dieu a créé le monde.

Simlaï défendit avec beaucoup de force et d’habileté la conception du Dieu-Un contre le dogme chrétien de la Trinité. Il eut peut-être quelquefois pour adversaire le savant Origène, qui avait séjourné longtemps en Palestine. Simlaï démontra d’une façon péremptoire que tous les passages de l’Écriture sainte invoqués en faveur de la Trinité proclament, au contraire, avec force l’unité de Dieu. La polémique dirigée contre le christianisme éveilla, même chez les païens de cette époque, le désir d’étudier les livres juifs pour combattre, à leur tour, cette religion si envahissante. Aux yeux des théologiens chrétiens, le livre de Daniel, avec ses allusions obscures et ses chiffres mystérieux, était une œuvre sibylline prédisant que Jésus reviendrait dans un temps prochain. Le philosophe païen Porphyre combattit cette interprétation. Ce néo-platonicien, qui portait le nom oriental de Malthus et était originaire de Batanea, fit un commentaire sur le livre Daniel, qui était plutôt une œuvre de polémiste que d’exégète. Il y soutint que le livre de Daniel supposait un auteur contemporain d’Antiochus Épiphane, cet ennemi implacable des juifs et du judaïsme, et que les passages énigmatiques de cet ouvrage s’appliquaient aux événements de cette époque, mais n’étaient nullement des prophéties et surtout ne faisaient aucune allusion au christianisme.