Après la mort des plus jeunes contemporains de Juda le
Saint et de son fils Gamaliel II, une ère relativement plus heureuse s’ouvrit
pour les Judéens. A l’extérieur, leur situation politique était des plus
favorables, grâce aux dispositions bienveillantes de l’empereur qui régnait
alors à Rome, et, à l’intérieur, ils étaient dirigés par des hommes à
l’esprit généreux et élevé. Les plus célèbres de ces docteurs étaient, en
Judée : le patriarche Juda II, fils de Gamaliel ; Johanan, le
savant le plus considérable de son époque ; Simon ben Lakisch,
homme d’opposition aussi vigoureux de corps que ferme de caractère. Dans le
pays des Parthes, près de l’Euphrate, Abba Areka, fondateur d’une
école qui subsista pendant plus de sept siècles, et Mar-Samuel, qui
était à la fois docteur de la
Loi, astronome et médecin. Juda II formait, en quelque
sorte, en Palestine, le centre vers lequel convergeaient toutes ces
intelligences. Au temps de sa jeunesse, les pratiques religieuses étaient
observées avec une telle rigueur que la famille du patriarche elle-même était
sévèrement blâmée chaque fois qu’elle s’en écartait. Mais, avec l’aide de son
frère Hillel, il parvint à alléger en partie cette lourde chaîne. Dès leur
enfance, les deux frères avaient marqué leur prédilection pour la culture
grecque et le costume du pays. Les docteurs, qui savaient que les enfants du
patriarche seraient obligés plus tard d’entretenir des relations avec les
autorités romaines, leur pardonnaient cette infraction aux lois juives; mais
le peuple se montrait moins indulgent pour les transgressions de ce genre.
Ainsi, il arriva une fois que Juda et son frère Hillel sortirent le jour du
sabbat avec des chaussures ornées de boucles en or, ce qui était alors
considéré comme défendu ; ils en furent vivement critiqués, et comme ils
n’osèrent pas déclarer que cet acte n’était pas contraire à la Loi, ils durent se
déchausser et remettre leurs souliers à leurs esclaves. Une autre fois, ils
se baignèrent ensemble à Kaboul, des passants, les voyant, leur dirent
: Chez nous, il n’est pas permis que deux frères
se baignent ensemble.
Quand Juda eut succédé à Gamaliel II (vers 225), il
transporta le siège du patriarcat de Sepphoris à Tibériade. Cette ville
acquit ainsi une importance considérable ; elle conserva sa
prépondérance plus longtemps que les autres villes où avait résidé autrefois
le Nassi, et auxquelles se rattachaient tant de souvenirs, et elle devint le
refuge des anciennes traditions. Le sud de la Palestine, ou
s’étaient déroulés les principaux événements de l’histoire juive, fut
totalement éclipsé par la
Galilée.
Juda II inspira, comme son grand-père, une grande
vénération à ses contemporains, qui le désignaient simplement sous le titre
de Rabbi ou Rabbenou ; mais, pas plus que son aïeul, il
n’échappa à la critique, que, du reste, il supporta avec une grande douceur.
C’est ce docteur que les documents juifs représentent comme le favori
particulièrement aimé d’un empereur romain. Le hasard, aidé par Ies
prétoriens, avait toujours eu une grande part dans l’élection des empereurs
de Rome ; ce fut lui qui fit d’un jeune homme de Syrie, Alexandre Sévère (222-235), le maître
du monde. Le nouvel empereur tint le judaïsme en très haute estime, et, par
la considération qu’il témoigna aux adeptes de cette religion, il contribua
grandement à les relever dans l’opinion publique. Dans ses appartements, on
voyait, à côté des portraits d’Orphée et du Christ, le portrait d’Abraham. Il
répétait souvent cette maxime généreuse, que Hillel avait formulée longtemps
avant le Christ et proclamée comme la base même du judaïsme : Ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qu’on te fasse ;
il la fit graver sur le palais impérial et les édifices publics, et il avait
soin de la faire publier par un héraut toutes les fois qu’il était obligé de
sévir contre un coupable. Il opposait souvent les mœurs honnêtes, des Judéens
et des chrétiens à la corruption des Romains, et il voulait que la nomination
des plus hauts dignitaires romains se fit d’après les mêmes règles que
l’ordination des fonctionnaires juifs et chrétiens. Le christianisme trouva
en lui un juge très bienveillant, mais il témoigna une préférence marquée
pour le judaïsme ; il autorisa les communautés juives à accueillir des
prosélytes et il abolit la loi d’Adrien qui défendait aux Judéens, sous peine
de mort, de se rendre à Jérusalem. Les gens d’Antioche et d’Alexandrie
raillaient les sympathies d’Alexandre Sévère pour la religion juive ;
ils lui donnèrent le surnom de chef de synagogue (archisynagogus) et
de grand-prêtre. A cette époque, le patriarche Juda jouissait d’une
autorité presque souveraine ; il avait obtenu de nouveau la prérogative
d’infliger des pénalités corporelles, à condition cependant de ne pas les appliquer
publiquement et d’en prévenir d’abord l’empereur. Pendant sa campagne en
Perse (231-233),
Alexandre Sévère se rendait fréquemment à Antioche, et c’est là qu’il paraît
avoir fait la connaissance du patriarche. De nombreuses légendes se sont
formées chez les Judéens au sujet de la profonde sympathie que l’empereur
Sévère (Asvérus),
fils d’Antonin — ou Antonin lui-même — témoigna pour le judaïsme et ses
adeptes. Il faut faire naturellement, dans ces récits, la part de
l’exagération ; il n’est pas moins vrai que plus d’un fait rapporté par
ces légendes appartient à l’histoire. Les Judéens, traités le plus souvent
avec mépris et cruauté par les empereurs romains, appréciaient
particulièrement l’heureuse sécurité que leur assurait Alexandre Sévère, et ils
appliquaient au règne de cet empereur les paroles de Daniel : Même quand les juifs succomberont, on leur viendra un peu
en aide. Leurs sentiments à l’égard des Romains se modifièrent
totalement ; leur aversion pour leurs maîtres fit place à une bienveillante
sympathie. Les chrétiens de cette époque reprochaient aux Judéens
d’entretenir des relations moins cordiales avec eux-mêmes qu’avec les païens.
La barrière que la haine avait élevée entre Romains et Juifs s’abaissait, ces
derniers sortaient peu à peu de leur isolement farouche, leur horizon
s’éclaircissait, ils commençaient à décorer leurs appartements de peintures,
et les docteurs les plus rigoristes ne pensaient pas à le défendre. Cette
détente dans les relations des Judéens avec Rome engagea le patriarche à
abolir certaines défenses qui avaient été maintenues et observées jusque-là
avec la plus grande rigueur. Pendant la première insurrection contre les
Romains, au moment où sévissait dans toute sa violence la tourmente soulevée
par la haine de race, le synode s’était efforcé d’empêcher tout commerce avec
les païens, en défendant aux Judéens de leur acheter de l’huile et d’autres
aliments. Cette défense put être facilement observée, à l’origine, en
Palestine, parce que le pays produisait tout ce qui était nécessaire à la
vie, et que la Galilée
exportait de l’huile en quantité suffisante pour en alimenter les provinces
voisines. Mais, pendant la guerre d’Adrien, toutes les plantations d’oliviers
furent saccagées dans la
Galilée, et la nécessité contraignit les Judéens à faire
venir leur huile du dehors. Le patriarche Juda II parvint à faire abolir par
le Collège l’ancienne défense des docteurs. — Jusqu’alors, l’enfant né du
mariage d’une juive avec un païen ou un esclave était considéré comme bâtard
et rejeté hors de la société. Juda II déclara licite, contrairement à
l’opinion de son grand-père, l’union contractée par l’enfant issu d’un tel
mariage. Il aurait voulu lever également l’interdiction de manger du pain des
païens, et abolir, en tout ou en partie, le jeûne d’Ab, établi en souvenir de
la destruction du temple. Mais sa décision concernant l’huile avait
mécontenté gravement quelques docteurs, et leur opposition l’empêcha de faire
accepter ses autres réformes. Il réussit cependant à supprimer encore une
pratique instituée pendant les guerres néfastes d’Adrien : il fat de nouveau
permis aux fiancées de se faire porter, le jour de leur mariage, dans des
litières de luxe.
Les docteurs témoignaient au patriarche un profond
respect, mais ils ne fermaient nullement les yeux sur ses faiblesses, et ils
avaient le courage de le réprimander à l’occasion. Le patriarcat était devenu
une dignité presque royale ; Juda II avait attaché à sa personne une
garde du corps qu’il chargeait de faire exécuter ses ordres. Ces allures de
souverain déplaisaient aux docteurs, d’autant plus que le patriarche les
traitait avec peu de ménagement. Ainsi, il abolit certains privilèges qui,
dans la vie civile, plaçaient les savants au-dessus du reste de la
population, et il les obligea à payer des impôts municipaux. Simon bar
Lakisch, un de ces docteurs qui sacrifiaient toute considération de personne
à l’amour de la vérité, s’éleva énergiquement contre cette façon de traiter
les savants et attaqua Juda avec violence. Un jour, Bar Lakisch soutint à
l’école cette opinion qu’un patriarche qui aurait commis une faute devrait
être flagellé comme tout autre coupable. Un autre docteur, Haggaï, fit
observer qu’il serait même nécessaire de destituer le patriarche après la
flagellation, autrement il se vengerait de ceux qui l’auraient condamné à ce
châtiment. Cette discussion était évidemment dirigée contre Juda. Dans un
premier mouvement de colère, le patriarche donna ordre à ses esclaves goths
d’aller s’emparer du téméraire qui avait osé l’attaquer ; Johanan, le
chef de l’école, parvint à l’apaiser. Une autre fois, Juda se plaignit à Bar
Lakisch de la rapacité des fonctionnaires qui s’étaient emparés, après la
mort d’Alexandre Sévère, de l’administration romaine, et qui exerçaient les
plus honteuses déprédations : Prie pour moi,
lui dit-il, car le gouvernement romain me traite
avec une rigueur excessive. — Ne
prends rien, et on ne te prendra rien, répliqua Bar Lakisch. Sous
cette réponse se cachait probablement une attaque contre une innovation introduite
par Juda II. Avant lui, les patriarches n’étaient pas payés par le
peuple ; ils étaient assez riches pour pouvoir vivre des revenus de leur
fortune personnelle. Juda Ier avait distribué une partie de ses richesses ;
il était venu souvent en aide aux élèves nécessiteux. Son petit-fils n’avait
aucune fortune, il ne put pas subvenir à l’entretien des élèves. La plupart
des Juifs de la Palestine
étaient pauvres ; ils n’avaient même plus les moyens d’acheter ou de
prendre à ferme des champs. Les terres de la Palestine étaient en
grande partie entre les mains des païens ; elles appartenaient à des
Syriens ou à des Romains. Ce n’étaient donc pas les Judéens de la Palestine qui
pouvaient subvenir aux besoins du patriarche ; il fallait s’adresser aux
communautés du dehors. Juda II fut probablement le premier patriarche qui
envoya des messagers dans les riches communautés romaines pour recueillir les
ressources nécessaires à l’entretien de sa maison. Un de ses messagers fut Josua
ben Lévi, qui se rendit en Italie et à Rome. Ce docteur remarqua dans
cette ville une singularité qui le frappa vivement. Des hommes, couverts de
haillons, grelottaient en hiver sous les morsures d’un froid rigoureux,
tandis que les statues de marbre des places publiques étaient préservées
contre les atteintes du froid par de chaudes et épaisses couvertures. Ce
contraste entre l’indifférence presque cruelle des Romains pour les pauvres
et leurs soins attentifs pour les statues étonna naturellement un docteur
dont la religion prêche avant tout la compassion pour les malheureux.
Le voyage de Josua ben Lévi fut certainement couronné de
succès. Les Judéens du dehors contribuaient très volontiers à maintenir
l’éclat du patriarcat, qui rappelait l’époque brillante de David. Les
commerçants et les navigateurs juifs s’étaient accoutumés à consacrer la
dixième partie de leurs revenus à l’entretien des écoles de la Palestine. A leurs
yeux, ces contributions, recueillies par des messagers et nommées apostolès,
remplaçaient les dons qu’ils offraient autrefois pour le temple de
Jérusalem ; elles représentaient le lien qui rattachait les juifs
d’Europe, d’Afrique et d’Asie à la Terre Sainte et au patriarcat. En instituant
ces quêtes périodiques, que des apôtres devaient faire hors de la Palestine, Juda II
montra certainement plus de perspicacité que l’adversaire de cette
institution, Simon bar Lakisch ; il entretint ainsi, dans le cœur de
tous les Judéens, le sentiment de la solidarité.
Le frère de Juda II, Hillel, paraît avoir été
également une personnalité de grande valeur. Entre autres sentences
remarquables qu’il prononça, il faut signaler la suivante : Ne te sépare pas de la communauté, ne te fie pas à ta
vertu avant le jour de ta mort, et ne condamne pas ton prochain avant que tu
ne te sois trouvé dans la même situation. Hillel était très versé
dans la Bible ;
il fut souvent consulté sur des passages difficiles de l’Écriture sainte ou
des apocryphes par un Père de l’Église qui, par suite de ses tendances
philosophiques, avait dû s’éloigner des docteurs alexandrins et s’était
établi à Césarée.
L’Église d’Alexandrie, qui s’était laissé égarer pendant
longtemps par la doctrine gnostique, vit se développer, à cette époque, chez
ses docteurs, un esprit de recherche et de critique qui détruisit l’influence
pernicieuse des gnostiques et fit disparaître la haine que cette secte
n’avait cessé d’attiser contre l’Ancien Testament. C’est sous l’impulsion de
ce nouvel esprit que les savants chrétiens essayèrent de faire ressortir la
connexité existant entre l’Ancien et le Nouveau Testament ; mais, en
même temps, ils s’aperçurent que, pour accomplir cette tâche, il était
absolument nécessaire de comprendre la langue hébraïque, et que la seule
connaissance du texte original leur permettrait de concilier les contradictions
qu’ils avaient remarquées entre les dogmes chrétiens et les conceptions
bibliques. Un des Pères de l’Église, Origène, se livra à l’étude de la
langue hébraïque et en encouragea l’enseignement avec une infatigable
activité. Il savait que les juifs étaient ses maîtres dans la connaissance de
l’hébreu et l’explication de la
Bible, et il avoua que, pendant ses différents séjours en
Judée (vers 229-253),
ils lui indiquèrent le véritable sens de plusieurs passages difficiles. II
est vrai qu’à ce moment la casuistique n’avait pas encore supplanté l’exégèse
biblique. Outre Hillel et Simlaï, il y avait de nombreux savants juifs qui
connaissaient la Bible
à fond et riaient des raisonnements puérils des docteurs de l’Église, qui
tiraient leurs arguments de la traduction corrompue des Septante. Ils
raillaient la crédulité des chrétiens, pour qui toute œuvre apocryphe
présentée sous le couvert de l’antiquité, telle que les histoires de Tobie,
de Judith et de Suzanne, prenait un caractère sacré et devait servir d’appui
à leurs controverses. Pour protéger les dogmes de l’Église contre ces
railleries et mettre les docteurs chrétiens en état de discuter sérieusement
avec les Judéens, Origène entreprit la tâche épineuse de corriger le texte
altéré et défectueux des Septante et de le publier avec le texte original de la Bible. Il compara, à
cet effet, les traductions d’Aquilas, de Symmachus, de Théodotion et de trois
autres auteurs, et il les plaça l’une à côté de l’autre en colonnes, dont les
premières étaient occupées par le texte hébreu transcrit en caractères
hébreux et en caractères grecs. Ce travail porte le nom d’Hexaples (Sextuple). Malgré
les efforts d’Origène pour la rendre plus correcte, la version des Septante
resta altérée comme auparavant, elle devint même encore plus défectueuse, car
il s’y glissa plus d’un passage qui appartenait à une des traductions
publiées à côté de celle des Septante. Du reste, les dogmes chrétiens
n’auraient pas supporté la lumière trop éclatante de la vérité ; ils
avaient besoin, pour pouvoir subsister, de la confusion et de l’obscurité. La
religion chrétienne est fondée sur ce verset d’Isaïe : Une jeune fille est enceinte, elle mettra au monde un fils.
Le texte hébreu ne connais pas la vierge immaculée, dont la disparition
entraînerait l’écroulement du christianisme ; cette vierge n’existe que dans
la traduction corrompue de la
Bible, et voilà pourquoi il était indispensable que cette
traduction restât altérée.
La plupart des docteurs palestiniens s’occupèrent très peu
d’exégèse biblique ; leur activité se concentra spécialement sur l’étude de
la loi orale, c’est-à-dire de la Mishna. Ce dernier ouvrage était rédigé avec
une grande concision ; de plus, il contenait des mots devenus obscurs,
il rapportait des lois qui n’étaient plus pratiquées, quelques-unes de ses
parties exigeaient une attention particulière et une certaine érudition pour
être comprises. Les chefs d’école s’appliquèrent tout d’abord à rendre plus
claire la rédaction concise et souvent obscure de la Mishna ; ce qui leur
fit donner le nom d’Amoraïm, commentateurs. Mais ce n’était là
qu’une partie de leur tâche ; ils se détachèrent peu à peu du texte de la Mishna et se frayèrent
des voies nouvelles. Ils traitèrent la Mishna comme les Tannaïtes avaient traité la Tora ; ils analysèrent,
découpèrent et disséquèrent le texte, et, à leur insu, ce texte se volatilisa
en quelque sorte entre leurs mains et changea de fond et de forme.
La première génération des Amoraïm, qui succéda immédiatement
aux Tannaïtes et demi Tannaïtes, se composa d’hommes remarquablement doués,
qui atteignirent un âge très avancé ; leur activité dura au delà d’un
demi-siècle. Les tendances de leurs écoles étaient différentes ; ils
énoncèrent les opinions les plus divergentes, mais leurs discussions ne prirent
jamais le caractère d’altercations violentes, parce qu’il existait de leur
temps une règle fixe, une autorité reconnue, la Mishna, à laquelle ils
devaient tous obéissance. Le plus ancien docteur de cette génération était Hanina
ben Hama, de Sepphoris (vers 180-260) ; il descendait d’une ancienne et illustre
famille babylonienne, et il exerçait la médecine. Cette science, pratiquée
surtout par les lévites, avait trouvé également de nombreux adeptes chez les
docteurs de la Loi. L’enseignement
de Hanina était très simple. Ce docteur était un amora dans la
véritable acception du mot ; il exposait la Mishna ou la Boraïta telle qu’elle lui avait été enseignée,
sans jamais formuler une opinion personnelle. S’il se présentait un cas
quelconque, même très facile, sur lequel la Mishna ne s’était pas prononcée, il ne se
permettait pas de le résoudre par lui-même, il le soumettait aux
délibérations de ses collègues ou de ses disciples. Ces derniers, plus
hardis, ne voulurent pas se résigner à rester attachés à la lettre même de la Mishna, ils se séparèrent
de leur maître et fondèrent de nouvelles écoles.
Hanina était d’une piété profonde, qui lui valut le
respect des Judéens et des Romains. Lorsqu’il visita, un jour, avec son jeune
collègue Josua ben Lévi, le lieutenant romain à Césarée, celui-ci se leva
devant les docteurs, et comme quelques-uns des assistants s’en étonnèrent, il
leur répondit : En les voyant, il me semble voir
des anges. L’estime dont Hanina jouissait lui permit de dénoncer
avec une franchise absolue les graves défauts de sa communauté, à laquelle il
reprochait surtout de croire à la réalité des miracles les plus absurdes. Les
exhortations sévères qu’il adressa aux habitants de Sepphoris sont très
intéressantes pour l’histoire, elles font connaître l’état des mœurs de cette
époque. La peste sévissait une fois à Sepphoris et aux environs avec une
extrême violence ; tous les quartiers de la ville étaient cruellement
frappés, excepté la rue où demeurait Hanina. La communauté déclara que son
chef était responsable de cette calamité, parce qu’il ne voulait pas opérer
de miracle eu sa faveur pour éloigner le fléau. Hanina leur répondit : Du temps de Moïse, il n’y eut qu’un Zimri (homme aux mœurs
dissolues) et la peste enleva 24.000
hommes ; parmi vous, on trouve un grand nombre de Zimris, et vous vous
plaignez de ce fléau ! Une autre fois, la Judée souffrant d’une
grande sécheresse, Hanina ordonna des jeûnes et des prières publiques, mais
la pluie ne tomba pas. Les gens de Sepphoris s’en prirent de nouveau à Hanina ;
ils vantèrent devant lui la puissance de Josua ben Lévi, qui avait obtenu de
la pluie pour le sud de la
Judée. Le pays étant dévasté plus tard par une nouvelle
sécheresse, Hanina fit venir Josua à Sepphoris ; il joignit ses prières
à celles de son collègue, le ciel ne les exauça pas. Hanina mit cette
circonstance à profit pour critiquer vivement les croyances superstitieuses
de sa communauté : Vous le voyez bien,
dit-il, ce n’est pas Josua qui amène la pluie, et
ce n’est pas Hanina qui l’empêche de tomber ; mais les habitants de
Lydda sont pieux, ils s’humilient devant Dieu, et Dieu les favorise ;
vous, au contraire, vous êtes obstinés, vous persistez dans votre impiété, et
Dieu vous punit. Hanina était d’une modestie et d’une abnégation
remarquables. Dans sa vieillesse, il reconnaissait et constatait avec
empressement le mérite et la gloire de ceux même qui l’avaient éclipsé. Il
atteignit un âge très avancé, il fut contemporain de trois patriarches : de
Juda Ier son maître, de son fils Gamaliel et de Juda II.
L’enseignement de Johanan bar Napaha (199-279) forme un
vif contraste avec celui de Hanina. Johanan fut, dès son bas âge, orphelin de
père et de mère. Je dois remercier Dieu,
disait-il souvent, d’avoir perdu mes parents de
bonne heure ; je n’aurais jamais pu remplir envers eux mon devoir filial
aussi strictement que l’ordonne la
Loi. Sa figure était remarquablement
belle, à tel point que, pour en parler, le Talmud, d’ordinaire si sec,
emprunte le style imagé de la poésie : Pour se former une idée de la
beauté de Johanan, dit-il, il faudrait
prendre une coupe d’argent toute neuve, la remplir de graines de grenade, en
entourer le bord d’une guirlande de roses, et la placer entre le soleil et
l’ombre, l’éblouissant éclat qu’elle jetterait alors représenterait le
rayonnement de la figure de ce docteur. Mais il était d’une beauté
un peu efféminée, il n’avait pas de barbe. Ses cils étaient très longs et
projetaient leur ombre sur le visage. Ne possédant pour tout bien qu’un petit
champ, il s’associa avec un de ses condisciples, Ilpha, et s’occupa de
commerce. Bientôt après, il abandonna les affaires et se voua entièrement à
l’étude ; il vendit son champ. Quand ses ressources furent épuisées, le
patriarche Juda pourvut à son entretien.
Johanan devint un précieux collaborateur de Juda II ; il
fut le plus fécond amora de son temps. Grâce à ses nombreux disciples,
l’ensemble des opinions qu’il a émises forme une des parties capitales du
Talmud. Il ne se contentait pas, comme Hanina, de faire pénétrer la Mishna dans la mémoire de
ses élèves, il soumettait le texte à une analyse rigoureuse, examinait chaque
assertion avec une sévère attention et comparait entre elles les opinions
divergentes ; il fut ainsi amené à déclarer que les décisions de la Mishna n’avaient pas toujours
force de loi. Tibériade, avec son doux climat, ses champs fertiles et ses
sources thermales, devint le siège de l’école de Johanan. Des disciples
nombreux ne cessaient d’affluer de tous côtés vers cette ville ; il en
venait même de Babylone, où enseignaient cependant les plus illustres
maîtres. Il y eut plus de cent Amoraïm qui adoptèrent et enseignèrent les
décisions de Johanan. Ce docteur s’était lié d’une étroite amitié avec le
patriarche, et il l’appuya vigoureusement dans les tentatives qu’il fit pour
modifier certains usages. Du reste, les décisions de Johanan étaient, en
général, moins sévères que celles de l’école de Babylone, qui fut organisée à
son époque. Il abolit la défense d’apprendre le grec ; il pensait que la
connaissance de la langue grecque était pour les hommes une sauvegarde contre
les délateurs, et une parure pour les femmes. Il appréciait beaucoup la
civilisation grecque et lui donnait rang à côté du judaïsme. En récompense de la bonne œuvre que les deux fils de Noé,
Sem et Japhet, ont accomplie en couvrant la nudité de leur père, Sem (personnification
du judaïsme) a pu s’envelopper du manteau
orné de franges (Talit), et Japhet (représentant
des Grecs) du manteau des philosophes (pallium).
Ce fut aussi Johanan qui permit de décorer les appartements de peintures.
Johanan était hostile aux autorités romaines ; il
flétrissait avec énergie leur arrogance insolente et leur rapacité. Il
prétendait que la quatrième bête de la vision de Daniel, cette vision qui fut
tant et tant de fois interprétée par les juifs et surtout par les chrétiens,
représentait l’empire romain. La petite corne de la bête indique, selon lui,
Rome la pécheresse, qui a détruit les autres puissances ; les yeux de
cette corne, semblables à des yeux humains, signifient les regards d’envie
que les Romains jettent sur le bien d’autrui. Ils confiaient, en effet, aux
gens riches une fonction publique pour les obliger à subvenir de leur fortune
à l’entretien de la ville ou de la province. Si
on te propose une dignité, dit Johanan, abandonne la ville et établis-toi prés du désert du Jourdain.
Il permettait même aux Judéens de quitter la Palestine, ce qui
était, en général, sévèrement interdit, pour se soustraire aux fonctions
publiques.
Le malheur frappa durement Johanan, la mort lui enleva ses
dia fils: Il portait constamment sur lui un morceau d’os de son dixième
enfant, et, par ce témoignage matériel des douloureuses épreuves qui
l’avaient affligé, il consolait ceux qu’un deuil avait atteints. Voici, leur disait-il, ce qui me reste de mon dixième fils. n Ce
docteur, orphelin dès sa naissance, mourut presque sans postérité ; de
sa nombreuse famille, il n’avait plus qu’une seule fille. La mort de son ami
et beau-frère, Bar Lakisch, dont il s’accusa d’avoir hâté la fin, lui causa
un violent chagrin ; il en fut si profondément affecté qu’il eut, dans
sa vieillesse, des moments de folie.
Simon bar Lakisch ou Resch Lakisch, comme on
l’appelait par abréviation, était, dans les controverses juridiques, en
opposition constante avec Johanan. Il paraît être né dans la ville de Bostra.
Il vit encore Juda Ier et il se forma à l’école des successeurs de ce
patriarche. Il réunissait en lui les qualités les plus opposées ; à côté
d’une vigueur corporelle étonnante, il était doué d’une âme compatissante et
d’un esprit singulièrement pénétrant. Pendant quelque temps, il professa un
métier infime et très dangereux : il était chargé, aux jeux du cirque,
d’abattre les animaux qui menaçaient la sécurité des spectateurs ; ce
fut probablement sous la pression d’une poignante nécessité qu’il accepta un
tel emploi. Les documents parlent souvent de sa force physique, mais ils
vantent surtout son austère probité. Il évitait la société de ceux dont
l’honnêteté pouvait être suspectée. Aussi les personnes qu’il honorait de son
amitié jouissaient-elles de l’estime et de la confiance générales. Jamais un
sourire n’éclairait son visage sévère ; il considérait la joie comme un
signe de légèreté depuis que le peuple saint était sous la domination des
païens. On a vu, plus haut, combien il avait le parler franc même envers le
patriarche. Dans l’enseignement, il était partisan de l’examen approfondi du
texte plus encore que son collègue et beau-frère Johanan. Quand il discutait des questions de casuistique, il
semblait broyer des montagnes l’une contre l’autre. Ses vues sur
différents points de l’Aggada étaient originales et furent adoptées par ses
successeurs. Les écoles avaient discuté à maintes reprises sur le livre de
Job et sur l’époque à laquelle le héros de ce drame a vécu, et les opinions
étaient naturellement très partagées. Resch Lakisch donna certainement la
solution juste du problème en déclarant que Job
n’a vécu en aucun temps et n’a jamais existé, mais que c’est une simple
fiction. Selon lui, les noms d’anges n’étaient pas d’origine
juive, mais formaient un élément étranger au judaïsme et avaient été importés
de la Babylonie. Un
grand nombre de docteurs glorifiaient le passé au détriment du présent ; ils
déclaraient, dans leur langage hyperbolique, qu’un
ongle des anciens valait plus que le corps tout entier de leurs successeurs,
ou que si les anciens étaient des anges, nous ne
sommes plus que des ânes. Resch Lakisch, au contraire, affirmait
que les hommes de son temps avaient plus de mérite que les anciens, parce
que, malgré leur douloureuse situation, ils se consacraient à l’étude de la Loi. Quoique Ben
Lakisch fut condisciple et ami de Johanan et devint plus tard son beau-frère,
leurs relations se tendirent vers la fin de leur vie.
Josua ben Lévi était, avec Johanan et Ben Lakisch,
le troisième chef de la jeune génération des Amoraïm palestiniens. L’histoire
sait peu de chose de ce docteur, mais la légende rapporte sur lui
d’abondantes informations. Il établit une école dans le sud de la Judée, à Lydda. Les gens
de Lydda n’étaient pas estimés par les Galiléens ; ces derniers leur
reprochaient d’être orgueilleux et de ne posséder qu’une science très
superficielle. Mais la réputation de Josua ne souffrit pas de ce
jugement ; son autorité était considérable, et ses décisions étaient
acceptées en grande partie comme ayant force de loi, même dans les cas où les
deux autres Amoraïm, Johanan et Ben Lakisch, les combattaient. Et cependant,
Josua avoue lui-même qu’il était tellement préoccupé de la réorganisation des
communautés du sud de la Judée
qu’il avait oublié un grand nombre de traditions. Ces communautés
présentaient, en effet, un spectacle lamentable depuis la lutte de
Barcokeba ; Johanan et Jonathan durent même les visiter pour y rétablir
l’ordre et la paix. — Josua, comme on l’a déjà vu, se rendit à Rome,
probablement pour recueillir des offrandes en faveur du patriarcat. Il
pensait que c’est de Rome que viendrait le Messie, qu’il séjournait dans la
capitale du monde sous les traits d’un esclave, parmi les mendiants et les
misérables postés aux portes, et que c’est là qu’il attendait l’ordre divin
de délivrer les Judéens. La légende représente Josua comme un des élus qui
s’entretenaient avec le prophète Élie et sur lesquels la mort n’avait pas
d’empire ; elle raconte que ce docteur dépouilla l’ange de la mort de son
glaive, monta vivant au ciel, parcourut les sphères célestes, le para-dis et
l’enfer, et contraignit la Mort
elle-même, qui lui devait obéissance, à rapporter à Gamaliel ce qu’il avait
appris dans ce merveilleux voyage. Il est étrange que Josua soit devenu le
héros de tant de légendes aggadiques, lui qui était un adversaire résolu de
l’Aggada et qui disait que celui qui la met par
écrit n’a aucune part à la vie future, celui qui l’explique se condamne au
feu, et celui qui l’écoute perd son temps.
Un des plus fervents partisans de l’Aggada était Simlaï,
il lui imprima une direction nouvelle, et, le premier, il la fit servir à
l’enseignement de la religion et de la morale. Né à Lydda, il abandonna cette
région désolée pour se rendre à Nehardea ; là, il fréquenta la jeune
école des Amoraïm, qui brillait déjà d’un vif éclat. Il devint bientôt l’ami
du patriarche Juda. Son autorité dans les questions de casuistique était
presque nulle en Palestine comme en Babylonie, mais dans l’Aggada il avait
une supériorité incontestée ; il excellait surtout à rattacher des
entretiens édifiants à des versets bibliques. D’après lui, les prescriptions
mosaïques sont au nombre de 613, dont 365 défenses et 248 commandements, que
David a résumés dans les 11 vertus suivantes : la droiture, la justice, la
vérité, l’aversion pour la médisance, pour la méchanceté et l’injure ;
le mépris pour l’impie, l’estime pour le juste, le respect du serment, le
prêt sans intérêt, et l’incorruptibilité. Le prophète Isaïe a ramené ces
vertus à six, Michée à trois, et le second Isaïe à deux, qui sont : la
pratique de la justice et de la charité. Enfin, Habacuc les a comprises
toutes sous cette formule unique : Le juste vit
par la foi. C’est le premier
essai qui ait été fait de ramener toutes les lois du judaïsme à un petit
nombre de principes.
Grâce à sa profonde connaissance de la Bible et à son esprit
élevé, Simlaï était remarquablement préparé pour discuter avec les docteurs
de l’Église et leur montrer l’inanité des arguments qu’ils tiraient de
l’ancien Testament en faveur des dogmes chrétiens. Dans ces polémiques,
Simlaï se montrait excellent exégète. A l’époque où florissait la première
génération des Amoraïm, le christianisme était entré dans une voie
nouvelle ; à la place de l’Église primitive, où dominait l’élément
ébionite et nazaréen, s’était élevée une Église catholique (universelle) dont
les dogmes, en partie pauliniens et en partie anti-pauliniens, étaient
acceptés par la majorité des chrétiens. C’étaient surtout les évêques de Rome
qui avaient contribué à organiser l’Église catholique et à unir en un seul
faisceau les nombreuses sectes chrétiennes. Comme ils siégeaient dans la
capitale du monde, ils s’arrogeaient la suprématie sur les autres évêques et
patriarches, excluaient de la communauté, comme ils le tirent au moment où
fut discutée la question de la
Pâque, leurs collègues qui ne partageaient pas leur
opinion, et se faisaient reconnaître comme archevêques et papes. L’unité une
fois constituée dans le christianisme, on se mit à examiner et à étudier de
plus près les traditions de l’Église. Il s’était formé un certain nombre de
nouveaux dogmes pour lesquels il fallait trouver une base dans l’Ancien
Testament. La doctrine de l’unité, que les premiers chrétiens avaient
conservée comme une tradition de la maison paternelle, s’altéra peu à peu, et
la jeune Église, en glorifiant et en exaltant en Jésus le Messie, créa une
dualité : le Père et le Fils, ou le Créateur et le Logos. Un troisième élément
vint bientôt s’ajouter à cette dualité. La conception juive de l’inspiration
des prophètes par Dieu, appelée inspiration sainte (Ruah hakodesch), prit, en quelque
sorte, corps dans le christianisme et devint la personne du Saint Esprit,
ayant même origine et même principe que Dieu et le Christ. Le christianisme,
qui prétendait représenter un judaïsme épuré, s’éloigna à son insu de la
conception juive et adopta une espèce de triple divinité. Mais, plus le dogme
chrétien de la Trinité
était en contradiction avec le principe même du judaïsme, plus on faisait
d’efforts pour le découvrir dans l’Ancien Testament et prouver par là qu’il
remontait à une haute antiquité. Une pareille démonstration présentait de
graves difficultés ; les docteurs de l’Église qui savaient l’hébreu eurent
recours à la méthode des allégoristes. Ils crurent voir une allusion à la Trinité dans la
multiplicité des expressions servant à désigner Dieu ; ils allèrent même
jusqu’à déduire de ce premier verset du Pentateuque, si clair cependant et si
simple : Au commencement, Dieu créa le ciel et la
terre, la preuve que le Christ a pris part à la création du
monde ; car, dirent-ils, le mot commencement signifie, dans ce passage, la sagesse,
le Verbe, c’est-à-dire le Christ, et ce verset contient cette profonde pensée
: c’est dans le Christ que Dieu a créé le monde.
Simlaï défendit avec beaucoup de force et d’habileté la
conception du Dieu-Un contre le dogme chrétien de la Trinité. Il eut
peut-être quelquefois pour adversaire le savant Origène, qui avait séjourné
longtemps en Palestine. Simlaï démontra d’une façon péremptoire que tous les
passages de l’Écriture sainte invoqués en faveur de la Trinité proclament, au
contraire, avec force l’unité de Dieu. La polémique dirigée contre le
christianisme éveilla, même chez les païens de cette époque, le désir
d’étudier les livres juifs pour combattre, à leur tour, cette religion si
envahissante. Aux yeux des théologiens chrétiens, le livre de Daniel, avec
ses allusions obscures et ses chiffres mystérieux, était une œuvre sibylline
prédisant que Jésus reviendrait dans un temps prochain. Le philosophe païen
Porphyre combattit cette interprétation. Ce néo-platonicien, qui portait le
nom oriental de Malthus et était originaire de Batanea, fit un
commentaire sur le livre Daniel, qui était plutôt une œuvre de polémiste que
d’exégète. Il y soutint que le livre de Daniel supposait un auteur
contemporain d’Antiochus Épiphane, cet ennemi implacable des juifs et du
judaïsme, et que les passages énigmatiques de cet ouvrage s’appliquaient aux
événements de cette époque, mais n’étaient nullement des prophéties et
surtout ne faisaient aucune allusion au christianisme.
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