Au lendemain de la désastreuse guerre de Barcokeba, la Palestine offrait le
plus douloureux spectacle. Un nombre immense de Judéens avaient péri, des
milliers de prisonniers juifs étaient vendus à vil prix comme esclaves sur
les marchés de Hébron et de Gaza, d’autres étaient envoyés en Égypte, où ils
mouraient de faim et de misère. Les Judéens qui restaient encore dans leur
patrie se cachaient dans des cavernes pour échapper à la fureur des soldats
romains, ou bien ils erraient au hasard dans la campagne, se nourrissant des
cadavres étendus sans sépulture dans les champs. La nation juive gisait
encore une fois sanglante et mutilée aux pieds d’un vainqueur sans pitié. Ce
soulèvement fut son suprême effort pour reconquérir son indépendance. Mais,
malgré les ravages effrayants que la guerre avait causés en Palestine, Adrien
pensa que les Judéens n’étaient pas encore suffisamment affaiblis et ils
continuaient à rester une menace pour Rome. Il conçut un projet qui devait
les réduire à une impuissance absolue. Ce projet consistait à anéantir la
religion juive et à arracher du cœur des Judéens le souvenir de leurs aïeux
et de leur culte. Ce fut Rufus qu’Adrien chargea d’exécuter ce plan. Ce
général, qui avait été battu sur les champs de bataille de la Judée, était maintenant
appelé à déployer son courage et sa vaillance contre de malheureux vaincus,
faibles, désarmés, brisés par la plus effroyable catastrophe. Les armes dont
il se servait dans cette lutte étaient les vexations, les persécutions et
l’espionnage. Le capitaine qui avait étouffé la rébellion de Barcokeba,
Sévère, était retourné en Bretagne. Rufus fit passer la charrue autour de la
ville de Jérusalem et sur l’emplacement du temple, où restaient sans doute
encore quelques traces des nouvelles constructions que les Judéens avaient
commencé à élever. Ce fait eut lieu le 9 du mois d’ab, date qui rappelle aux
Juifs tant de souvenirs douloureux, peut-être une année après la prise de
Bétar (136). A
la place de l’ancienne Jérusalem, probablement un peu plus au nord, à
l’endroit où se trouvaient les faubourgs, s’éleva une ville nouvelle. Adrien
y établit des vétérans, des Phéniciens et des Syriens. Elle était construite
sur le modèle des cités grecques, pourvue de deux places de marché, d’un
théâtre et d’autres édifices publics, et divisée en sept quartiers. Adrien
put enfin réaliser son plan de transformer la ville sainte en une cité
païenne ; il fit placer sa statue sur la montagne de Sion, et il y
construisit un temple en l’honneur de Jupiter Capitolin, le dieu protecteur
de Rome ; des statues d’antres divinités romaines, grecques et phéniciennes
ornaient ou plutôt souillaient les rues Jérusalem. Même le nom si ancien et
si vénéré de Jérusalem devait disparaître ; il fut remplacé par celui de Ælia
Capilotina, du nom de l’empereur Ælius Adrien et de Jupiter Capitolin.
Dans tous les actes publiés, Jérusalem s’appelait désormais Ælia, et l’ancien
nom tomba dans un tel oubli qu’un siècle plus tard un gouverneur de la Palestine demanda à un
prélat qui s’intitulait évêque de Jérusalem où cette ville située. A la porte
du Sud, d’où l’on se rendait à Bethlehem, on sculpta en demi-bosse une tête
de porc, ce qui fut particulièrement pénible pour les Judéens. Il était
interdit à ces derniers, sous peine de mort, de pénétrer dans l’enceinte de
la ville. Sur le mont Gazirim, où se trouvait autrefois le sanctuaire
des Samaritains, Adrien fit ériger un temple en l’honneur de Jupiter. Un
autre temple fut élevé à Vénus sur la place de Golgotha, devant Jérusalem, et
dans une caverne de Bethlehem, on rendit les honneurs divins à une image
d’Adonis. Adrien suivit la politique néfaste d’Antiochus Épiphane, qui
profana tout ce que les Judéens vénéraient comme sacré. Il dirigea contre eux
des persécutions sanglantes pour les contraindre à embrasser le paganisme. Il
fit publier un décret en Palestine qui défendait, sous les peines les plus
sévères, la circoncision, l’observation du sabbat et l’étude de la Loi. Ce ne fut que sur
un seul point qu’Adrien s’écarta du système de persécution du roi de Syrie,
il n’obligea pas les Juifs à adorer les divinités romaines. Mais il appliqua
ses proscriptions à tous leurs usages, et interdit même des actes qui, en
réalité, n’avaient aucun caractère religieux, tels que l’acte de délivrer une
lettre de divorce, de marier le mercredi, et autres faits de ce genre. Cette
période malheureuse, en s’étend depuis la chute de Bétar jusqu’à la mort
d’Adrien, fut surnommée l’époque de l’opposition religieuse, du danger
ou de la persécution.
Toutes ces lois, appliquées avec une implacable rigueur
atteignirent durement les Judéens. Les personnes pieuses étaient très
perplexes dans cette situation critique, ne savaient pas si elles devaient
continuer à observer toutes les pratiques, même au péril de la vie, ou s’il
était, au contraire, de leur devoir de ménager une existence qui pourrait
être utile au judaïsme, déjà si affaibli, et de se soumettre à la douloureuse
nécessité de transgresser les lois religieuses. Il n’existait pas à cette
époque aucun Collège légalement constitué qui fut en droit de se prononcer dans
cette question. Ceux des docteurs qui avaient survécu à la guerre de
Barcokeba se réunirent dans un grenier, à Lydda, pour délibérer sur cette
grave affaire. Parmi les membres de cette réunion, on nomme Akiba, Tarphon
et José le Galiléen ; il s’y trouvait sans doute aussi Ismaël,
ce docteur si conciliant et si modéré, dont le caractère ressemblait beaucoup
à celui de Josua. Il était facile de prévoir qu’entre des docteurs, d’esprits
si divers, il se produirait des divergences d’opinion dans une question d’une
telle gravité.
Les rigoristes paraissent avoir déclaré qu’en temps de
persécution religieuse, tout juif est tenu de subir le martyr plutôt que de
transgresser la moindre prescription. Ismaël émit une opinion diamétralement opposée.
D’après lui, il serait permis de transgresser toutes les lois pour échapper à
la mort, parce qu’il est dit dans la
Tora que les prescriptions sont destinées à assurer la vie
à ceux qui les observent et non pas à les faire périr. Ce docteur était
d’avis de se soumettre momentanément à la législation oppressive des Romains.
La réunion s’arrêta à un moyen terme, elle établit une différence entre les
lois fondamentales du judaïsme et les ordonnances de moindre importance, et
elle décida que, si l’on y était contraint sous peine de mort, on pouvait
enfreindre en secret toutes les prescriptions religieuses, à l’exception des
trois suivantes : la défense d’adorer des idoles, de contracter une union
prohibée et de commettre un homicide. Cette décision, qui montre dans quelle
situation difficile se trouvaient alors les juifs, semble avoir contenu une
clause secrète qui permettait, en cas de nécessité, de transgresser en
apparence ou de détourner les lois, mais qui prescrivait de les observer en
toute autre circonstance aussi rigoureusement que possible. Mais tous ne se
conformaient pas aux mesures prises par les docteurs. Il y en avait beaucoup,
il est vrai, qui faisaient semblant, devant les délateurs romaine, de
transgresser les prescriptions religieuses. La nécessité les rendait inventifs,
et l’on est profondément touché des mille subterfuges qu’ils employaient pour
échapper à la mort sans trahir leur foi. La lecture de la Tora se faisait sur les
toits, loin des regards inquisiteurs des espions. Akiba lui-même, remarquant
un jour qu’il était surveillé par un Romain, fit signe à ses disciples, qui
l’entouraient, de réciter la prière du Schema à voix basse.
L’observance de la moindre pratique était très sévèrement punie ; un
certain Artaban, surpris au moment où il examinait les mezouzot
aux portes, dut payer une amende de mille denars ; un homme, du nom d’Élisa,
qui appartenait probablement aux débris qui restaient encore de l’association
des Esséniens, fat condamné à avoir le crâne fracassé, parce qu’il avait mis
des phylactères (Tophidin).
Il était même dangereux de porter le costume national juif. Aussi deux
disciples de Josua se permirent-ils de s’habiller à la façon des gens du
pays, et ils répliquèrent à ceux qui leur en firent un reproche : La désobéissance aux ordres impériaux équivaut à un
suicide.
Ismaël décrit en termes d’une rare vigueur cette époque
funeste où les Judéens étaient sans cesse menacés des tortures et de la mort.
Depuis que l’impie Rome nous courbe sous une
législation inique et nous interdit de pratiquer notre religion et surtout de
circoncire nos enfants, il serait de notre devoir de nous abstenir du mariage
et d`éviter d’avoir des enfants ; mais en agissant ainsi, nous ferions
disparaître la race d’Abraham. Il vaut mieux transgresser momentanément les
lois religieuses qu’introduire dans le culte de nouvelles aggravations
auxquelles le peuple ne pourrait absolument pas se soumettre.
Néanmoins, il s’en rencontrait beaucoup qui considéraient comme une lâcheté
coupable de recourir à la ruse pour observer les pratiques, et qui
sacrifiaient joyeusement leur vie à l’accomplissement de leurs devoirs
religieux. Un récit de cette époque montre, sous une forme dramatique,
l’inflexible rigueur des Romains pour les Judéens coupables d’observer leur
religion. Pourquoi es-tu condamné à la
flagellation ? — Parce que j’ai
eu en mains un lulab à la fête des cabanes. — Pourquoi veut-on te crucifier ? — J’ai mangé du pain azyme pendant Pâque. — Et toi, pour quelle raison dois-tu mourir par le feu, et
toi par le glaive ? — Parce que
nous avons étudié la Loi
et fait circoncire nos enfants. On ne se contentait pas toujours
de tuer simplement les accusés, on leur infligeait les plus atroces tortures.
Les tribunaux romains avec leurs épouvantables châtiments furent les dignes
précurseurs de l’Inquisition ; ils inventaient des supplices que la
cruauté la plus raffinée aurait de la peine à imaginer. On plaçait des
boulets rouges sous l’aisselle des condamnés, on leur enfonçait des roseaux
pointus sous les ongles, on enveloppait de laine mouillée la poitrine de ceux
qui devaient monter sur le bûcher, pour prolonger leur supplice ; en un
mot, on infligeait à ces malheureux des traitements féroces dont le seul
souvenir fait aujourd’hui encore tressaillir d’horreur.
Malgré ces odieuses persécutions, les Judéens essayaient
souvent de tromper la surveillance vigilante des autorités romaines, et ils y
seraient parvenus assez facilement, si leurs moindres gestes n’avaient pas
été épiés par des délateurs juifs. Ces misérables appartenaient, les uns, à
cette classe abjecte d’hommes sans foi ni loi qui commettent pour de l’argent
les plus horribles forfaits, les autres, à la communauté des judéo-chrétiens,
qui voulaient montrer par là aux Romains qu’il n’y avait rien de commun entre
eux et les juifs, d’autres, enfin, à une secte qui travaillait avec
acharnement à la destruction et à l’anéantissement de la religion juive. Un
des plus implacables parmi ces derniers était Ahèr. Ce fut surtout lui
qui apprit aux autorités romaines à reconnaître les actes que les Judéens
considéraient comme religieux. Les espions étaient ainsi initiés à toutes Ies
pratiques juives et flairaient de loin l’accomplissement d’une cérémonie
interdite. Le bruit d’un moulin à bras leur annonçait la préparation de la
poudre nécessaire à la guérison d’un enfant nouvellement circoncis, les
illuminations leur indiquaient la célébration d’un mariage, et ils se
guidaient d’après ces indices pour surprendre les Judéens et les dénoncer aux
tribunaux.
Adrien et ses lieutenants faisaient surveiller et
punissaient avec une sévérité particulièrement rigoureuse les réunions des
docteurs et l’ordination des disciples. Ils avaient sans doute été informés
que ces deux faits suffiraient pour maintenir intacte la doctrine juive et
soutenir le courage des Judéens. Il était certain que si les Romains
parvenaient à arrêter l’enseignement de la Loi, à rompre la chaîne des traditions et à
empêcher la préparation et la formation de nouveaux docteurs, le judaïsme
serait atteint dans sa force vitale et dans son existence. Aussi
menaçaient-ils les docteurs qui tiendraient des écoles ou accorderaient
l’ordination à leurs élèves de leur appliquer, avant de les faire mourir, les
plus épouvantables supplices, et de rendre les communautés elles-mêmes
responsables de leur crime. La ville où aurait lieu une ordination devait
être détruite avec ses environs. Ce fut probablement Ahèr qui fit
diriger la persécution contre l’étude de la Loi. On raconte de lui
qu’il livra des docteurs à la mort, et éloigna par la terreur des disciples
des écoles.
José ben Kisma, entre autres, conseillait la
prudence ; il répétait souvent que la patience et la soumission feraient
plus que la violence et la lutte. Il rencontra un jour Hanania ben
Teradion, un rouleau de la
Loi sur les genoux, et occupé à enseigner au milieu d’un
groupe de disciples : Mon frère,
lui dit José, ne vois-tu donc pas que le ciel lui
même favorise les Romains ? Ils ont détruit le temple, fait périr des
justes, exterminé des hommes pieux, et cependant ils existent encore !
Pourquoi t’exposes-tu à enseigner la
Loi malgré l’interdiction de nos ennemis ? Je ne
serais pas surpris de te voir condamner au feu, toi et le livre saint.
La modération de José lui valut les faveurs du gouverneur de la Judée, et, lorsqu’il
mourut, les plus hauts personnages accompagnèrent son convoi. Mais la plupart
des Tannaïtes ne partageaient pas les sentiments de José, ils décidèrent
qu’ils continueraient à former des disciples au risque de périr. Ils
estimaient que l’étude de la Loi
était chose plus importante que l’accomplissement des pratiques, et cette
opinion paraît avoir été sanctionnée et érigée en loi par les docteurs réunis
à Lydda. Ces derniers s’étaient, en effet, soumis dans certains cas aux
ordres des Romains et avaient transgressé quelques prescriptions, mais ils
étaient tous prêts à mourir plutôt que de fermer les écoles.
Un récit très ancien rapporte que des docteurs, subirent
le martyre parce qu’ils s’étaient occupés de l’étude de la Loi ; l’histoire ne
donne que le nom de sept de ces martyrs. On exécuta en premier lieu Ismaël,
descendant du grand prêtre Élisa et créateur des treize règles
d’interprétation, et, avec lui, un docteur appelé Simon. Les deux
condamnés se consolèrent l’un l’autre au moment d’aller au supplice et
s’affirmèrent mutuellement dans leur croyance à la justice divine. Akiba
prononça une oraison funèbre en mémoire de ces deux héros de la foi ; et
il termina son discours par cet avertissement qu’il adressa à ses disciples :
Préparez-vous à mourir, une époque néfaste s’ouvre
pour Israël. Sa lugubre prédiction, se réalisa malheureusement
très vite, et bientôt il fut arrêté lui-même, accusé d’avoir enseigné la Tora, et jeté en prison.
C’est en vain que Pappos ben Juda, un de ceux qui prêchaient, sans
cesse la modération et la prudence, avertit Akiba que des espions
surveillaient ses moindres démarches et il l’engagea à ne plus réunir ses
disciples autour de lui ; Akiba refusa de tenir compte de ses conseils.
Le hasard voulut qu’ils se rencontrassent en prison. Pappos déplora amèrement
qu’il eût été condamné pour une raison frivole et mondaine et qu’il fut privé
de mourir pour une sainte cause.
Rufus, gouverneur et juge criminel de la province,
reconnut dans Akiba le chef et le conseiller des Judéens, et il le traita
avec la plus grande rigueur. Après l’avoir tenu enfermé longtemps dans un
cachot, il le livra entre les mains du bourreau. Mais il ne lui suffit pas de
faire mourir le docteur juif ; il lui fit infliger auparavant les plus
atroces tortures. L’exécuteur lui arracha la peau avec des crochets de fer.
Le sublime martyr, gardant le sourire sur les lèvres malgré son horrible
supplice, récita lentement la prière du Schema. Rufus, étonné de cette
merveilleuse énergie, demanda à Akiba s’il possédait un charme pour dominer à
ce point la souffrance. Je ne suis pas magicien,
répondit Akita, mais je suis profondément heureux
que tu m’aies offert l’occasion de mourir pour mon Dieu. Il exhala
son âme avec ces mots, qui sont la base du judaïsme : Dieu est un. La mort d’Akiba, admirable comme
sa vie, laissa un vide immense ; les Judéens en ressentirent une amère
douleur. Avec lui, dirent-ils, a disparu l’appui de la Loi et se sont taries les sources de la sagesse.
Après Akiba, on exécuta Hanania ben Teradion,
celui-là même auquel José ben Kisma avait conseillé de fermer son école. On
lui demanda pourquoi il avait enfreint l’ordre impérial. Parce que Dieu me l’a ordonné, répondit-il. Il
fut enveloppé dans un rouleau de la
Loi et brûlé sur un bûcher de saules encore verts. Pour
faire durer son supplice plus longtemps, on lui plaça de la laine mouillée
sur le cœur. Sa femme, à ce que l’on croit, fût également condamnée à
mort ; et sa fille fut emmenée à Rome et déshonorée. Juda ben Baba
ferme la liste de ces martyrs. Ses contemporains professaient pour lui un tel
respect qu’ils le considérèrent au moment de sa mort comme pur de tout péché.
Craignant que, par suite de l’exécution des principaux savants, la tradition
ne disparût en Israël dans le cas où les disciples qui survivaient ne seraient
pas ordonnés, Juda résolut de donner l’ordination aux sept élèves survivants
d’Akiba. Il se rendit pour cet objet dans une vallée située entre les villes
d’Uscha et de Schefaram, en Galilée, imposa ses mains sur la tête des jeunes
gens et leur conféra ainsi le titre de docteur et de juge. Des
soldats romains, que des délateurs avaient probablement mis sur leurs traces,
les surprirent dans l’accomplissement de cette cérémonie. Juda eut à peine le
temps d’engager ses jeunes collègues à prendre la fuite ; ils s’y
refusèrent d’abord et ne s’y décidèrent que sur ses instances réitérées.
Lui-même attendit tranquillement l’arrivée de la petite troupe et s’offrit
aux coups des soldats. Son corps fut criblé de coups de lance. La terreur que
Rufus inspirait aux Judéens était telle qu’aucun docteur n’eut le courage de
prononcer l’éloge funèbre de Juda. — Ainsi finit dans les souffrances et les
supplices la deuxième génération des Tannaïtes. Cette génération avait
compris un grand nombre de docteurs d’un caractère élevé et d’une
intelligence supérieure.
Adrien et son lieutenant Rufus ne persécutaient pas
seulement les survivants de la guerre de Barcokeba, ils s’acharnaient même
après les morts. Ils défendirent de donner la sépulture à ceux qui étaient
tombés sur les champs de bataille, afin que la vue de ces nombreux cadavres
terrifiât les Judéens et étouffât en eux toute velléité d’insurrection. Ces
corps, qui se décomposaient rapidement sous les rayons d’un soleil ardent,
empestaient l’air ; les autorités s’en préoccupaient peu, elles
auraient, au contraire, été très satisfaites qu’à toutes les calamités qui
avaient désolé la
Palestine vint s’ajouter une épidémie qui exerçât de
nouveaux ravages dans ce pays. Mais quelques personnes pieuses parmi les
Judéens, qui, comme on sait, ont un respect tout particulier pour les morts,
ne purent pas se résigner à cette pensée que les corps de leurs malheureux
frères resteraient la pâture des bêtes sauvages et des oiseaux de proie. Il
se trouva un homme qui essaya de parler au cœur de ceux qui, pour vivre en
paix avec les Romains, voulaient se conformer à leurs ordres, il s’efforça de
leur faire comprendre qu’ils étaient tenus de sacrifier leur repos et leur
tranquillité au devoir d’ensevelir secrètement les morts pendant la nuit. Dans
ce but, il composa un ouvrage, le livre de Tobit ou Tobias, qui
traitait principalement de l’obligation d’enterrer les cadavres qu’un tyran
voulait laisser sans sépulture, et de la récompense considérable attachée à
l’accomplissement d’un acte si méritoire. Le héros de ce livre est un
personnage très pieux, appelé Tobit, qui s’est attiré d’abord de nombreux
désagréments pour avoir enseveli des hommes que le roi avait fait exécuter,
et que Dieu a comblé plus tard de bénédictions. Le contenu de cet ouvrage ne
laisse aucun doute sur l’époque de sa composition, il date certainement du
temps d’Adrien.
Les judéo-chrétiens qui, pendant la guerre, étaient
établis en grande partie au delà du Jourdain, dans les villes de ce qu’on
appelait la Décapode,
souffrirent également des suites du soulèvement de Barcokeba. La construction
d’un temple païen sur la montagne sainte, fait que la Bible qualifie d’abomination
de la désolation, indiquait, selon eux, que le jour du jugement était
proche, que le monde allait finir et que Jésus allait réapparaître dans les
nuages. Les judéo-chrétiens, et peut-être tous les chrétiens, sans
distinction d’origine, étaient confondus par les Romains avec les Judéens et
atteints par la persécution qu’Adrien dirigeait contre les communautés juives.
Le premier Évangile, composé à cette époque, c’est-à-dire environ un siècle
après la mort de Jésus, l’Évangile de Mathieu, dont la partie primitive
trahit un auteur judéo-chrétien, dépeint ce temps désastreux sous les plus
sombres couleurs. Lorsque vous verrez
l’abomination de la désolation (dont parle Daniel) s’élever à un endroit où elle ne devrait pas se trouver,
que tous les habitants de la
Judée s’enfuient dans la montagne, que nul de ceux qui se
sont réfugiés sur les toits n’en descende pour prendre quelque chose dans la
maison; que celui qui est dans les champs ne revienne, pas en ville pour
chercher ses vêtements. Malheur aux femmes enceintes et aux
nourrissons ! Plaise au ciel que vous ne soyez pas contraints de prendre
la fuite en hiver ou le jour du sabbat ! Il importait donc à tous
les chrétiens de se faire reconnaître par les autorités romaines comme une
communauté absolument distincte des Judéens, afin de ne plus être, exposés à
l’avenir, à partager leur sort. On prétend que deux docteurs de l’Église, Quadratus
et Aristides remirent à Adrien un écrit où ils déclinèrent toute
solidarité avec les juifs. De cette époque date la fusion de toutes les
sectes judéo et pagano-chrétiennes en une seule communauté. Les
judéo-chrétiens renoncèrent complètement aux lois juives qu’ils avaient
encore plus ou moins observées, acceptèrent le christianisme tel qu’il
s’était constitué sous l’influence des pagano-chrétiens et placèrent pour la
première fois un évêque non circoncis, Marc, à leur tête. Ce fut au
temps d’Adrien que la séparation entre juifs et chrétiens devint définitive,
à partir de ce moment ils ne se traitèrent plus en membres ennemis d’une même
famille, mais en antagonistes d’origine absolument distincte.
Pendant cette époque désastreuse, on vit des Judéens qui
avaient exposé leur vie pour la défense de leur foi se convertir au
christianisme. La chute de Jérusalem, l’échec des diverses tentatives faites
pour reconstruire le temple, la cessation des sacrifices, les confirmèrent
dans cette pensée que c’en était fait du judaïsme, que Dieu lui-même désirait
la disparition de l’ancienne religion et le triomphe de l’Église. Il y eut
aussi de nombreux Judéens, demeurant dans le voisinage des Samaritains, qui
adoptèrent les croyances de ces derniers et allèrent adorer Dieu dans le
temple du mont Garizim. On raconte, en effet, qu’à l’époque des persécutions
d’Adrien, les habitants de treize villes entrèrent dans la communauté
samaritaine. Le judaïsme était-il donc condamné à disparaître dans son pays
d’origine ? Beaucoup le craignaient. Les savants et notamment les sept
disciples encore vivants d’Akiba s’étaient réfugiés, la mort dans l’âme, à
Nisibis et Nehardes ; et si la persécution avait sévi plus longtemps, la Babylonie aurait pris
dès ce moment dans le judaïsme la place considérable qu’elle devait occuper
un siècle plus tard.
La mort d’Adrien, qui survint trois ans après la chute de
Bétar (été138),
produisit une amélioration sensible dans la situation des Judéens. Cet
empereur devint, comme Antiochos Épiphane, la personnification de la haine
contre la race juive ; les Judéens et les Samaritains ne prononçaient
jamais son nom sans le faire suivre de cette formule de malédiction : Puisse Dieu
réduire ses ossements en poussière ! Ses victimes virent
certainement, dans sa fin misérable un châtiment dont Dieu l’avait frappé
pour le punir des maux dont à avait accablé la nation juive. Le successeur et
fils adoptif d’Adrien, Titus Aurelius Antonin, surnommé le Pieux,
était d’un caractère plus doux et plus bienveillant. Une matrone romaine de
Césarée, peut-être Rufa, la femme du procureur, touchée des souffrances des
Judéens, leur conseilla de s’adresser au nouvel empereur, par l’entremise des
autorités de la province, pour obtenir un adoucissement à leur sort. On suivit
ce conseil. Quelques Judéens, ayant à leur tête Juda ben Schamua, se
rendirent auprès du gouverneur et le supplièrent d’avoir pitié d’eux. Ô, ciel ! s’écrièrent-ils pendant une
nuit, ne sommes-nous pas vos frères, les enfants
d’un même père ? Pourquoi nous traites-vous avec tant de cruauté ?
Ces démarches furent accueillies favorablement par le gouverneur, qui demanda
à l’empereur l’autorisation de se montrer dorénavant moins dur envers les
Judéens. On raconte que le 15 ab (août) fut annoncée l’heureuse nouvelle qu’il était permis
d’ensevelir les guerriers juifs. Le 28 adar (mars139 ou 140) arriva un message plus
agréable encore : les lois décrétées par Adrien étaient abolies. Ce jour fut
inscrit dans le calendrier parmi les dates heureuses. On sait aussi par une
source romaine que l’empereur Antonin le Pieux permit de nouveau aux Judéens
d’opérer la circoncision ; il leur était seulement interdit de
circoncire des prosélytes. Ces différentes mesures mirent sans doute fin à la
persécution religieuse. Antonin maintint cependant le décret qui défendait
aux Judéens, l’entrée de Jérusalem.
En apprenant que le régime d’exception qui pesait sur les
Judéens avait cessé, un grand nombre de fugitifs revinrent dans leur patrie.
Les sept disciples d’Akiba, les seuls gardiens survivants de l’héritage sacré
de la Tora,
qui s’étaient rendus en Babylonie, reprirent la route de la Palestine, et là ils
renouèrent la chaîne des traditions religieuses interrompue par la guerre et
les persécutions d’Adrien. La plupart de ces docteurs étaient doués d’une
énergie et d’une vaillance remarquables, leur zèle et leur activité
inspirèrent force et confiance à leurs compatriotes ; ils encouragèrent
le petit groupe de Judéens revenus en Palestine à rester définitivement dans
le pays, et les communautés juives dispersées dans les diverses parties du
monde à se remettre en relations avec la Palestine, et à la soutenir de leur appui
matériel et moral. La
Palestine redevint donc encore une fois le centre du
judaïsme et le siège de la pensée juive. Ces docteurs différaient d’opinion,
il est vrai, dans l’interprétation de la Loi, chacun d’eux croyant être l’unique
représentant des vraies traditions et de la vraie doctrine, mais ils étaient
unis dans un amour commun pour leur foi et leur patrie. Ces docteurs étaient Meïr,
Juda ben Ilaï, José ben Halafta, Johanan d’Alexandrie, Simon
ben Yohaï, Éléazar ben Jacob et enfin Néhémie. Dès leur
retour en Judée, ils se rendirent ensemble dans la plaine de Rimmon, devenue
si fameuse dans la dernière guerre, et là ils résolurent de remettre de
l’ordre dans le calendrier, que les récents événements avaient fait négliger.
A la première réunion, ils discutèrent vivement sur l’interprétation d’une
loi établie par Akiba, mais ils ne tardèrent pas à se réconcilier,
s’embrassèrent en frères, et les moins pauvres partagèrent avec ceux qui ne
possédaient rien. Ils tinrent une seconde réunion à Uscha, patrie de Juda, où
le Collège avait siégé avant le soulèvement de Barcokeba, et ils convoquèrent
dans cette ville tous les savants de la Galilée. Ceux-ci
répondirent en grand nombre à cette invitation, les habitants leur offrirent
une généreuse et cordiale hospitalité. Cette réunion se proposa de fixer de
nouveau un certain nombre de traditions qui avaient été obscurcies ou
totalement oubliées à la suite des dernières calamités ; elle prit
quelques résolutions importantes, et se sépara. Avant de partir, les
principaux organisateurs de la réunion adressèrent aux assistants de
solennels adieux. Ben Ilaï remercia particulièrement ceux qui étaient venus
du dehors pour prendre part à ces délibérations ; d’autres docteurs
remercièrent les habitants d’Uscha de l’accueil fraternel qu’ils avaient fait
à leurs hôtes. Le judaïsme, qui semblait avoir perdu toute unité et toute
cohésion et avoir été totalement désorganisé, se releva donc encore une fois
de sa chute, et, comme autrefois, il dut son salut à l’étude de la Loi.
A cette époque, l’enseignement religieux reçut une
nouvelle impulsion, les écoles se rouvrirent, et les Tannaïtes de cette
génération reprirent activement l’œuvre commencée par leurs prédécesseurs.
Les plus importants de ces docteurs, qui exercèrent une influence plus ou
moins considérable sur les événements de ce temps, étaient Simon II,
fils du patriarche Gamaliel ; Nathan, qui était venu de
Babylonie ; Meïr et Simon ben Yohaï. Simon II n’avait
échappé que par un hasard extraordinaire aux massacres qui avaient eu lieu à
Jabné et aux persécutions ultérieures dirigées contre lui. Le questeur chargé
par Rufus de le mettre en prison lui avait fait connaître le danger qui le
menaçait et lui avait facilité la fuite. Simon s’était rendu en Babylonie.
Aucun document n’indique combien de temps il resta dans ce pays et dans
quelles circonstances il fut appelé à la dignité de patriarche. Cette dignité
avait encore acquis aux yeux des Judéens une plus grande importance à la
suite de l’effondrement définitif de leur nationalité, parce qu’elle leur
rappelait l’heureuse époque de leur indépendante. Simon, peut-être ébloui par
l’éclat presque royal dont il avait vu briller l’exilarcat en Babylonie,
s’efforça d’entourer le patriarcat d’un lustre plus vif et de faire décerner
aux titulaires des honneurs plus pompeux. Il ne semble avoir assisté ni à la
grande réunion d’Uscha ni aux conférences religieuses qui avaient lieu de
temps à autre dans cette ville ; il s’établit probablement à Jabné,
ville que le souvenir de son père lui rendait particulièrement chère et près
de laquelle il possédait sans doute des terres. Les disciples d’Akiba paraissent
au contraire s’être établis surtout à Uscha, peut-être pour être plus
indépendants du patriarche, et Simon, pour ne pas rester seul, fût obligé de
rejoindre ses collègues. On compléta le Collège en nommant Nathan le
Babylonien vice-président et Meïr orateur de l’assemblée. On verra plus loin
comment le patriarche faillit être destitué, comme l’avait été son père, en
voulant faire disparaître l’égalité qui n’avait jamais cessé de régner
jusque-là entre les membres dirigeants du Collège.
On sait peu de chose sur l’enseignement religieux de Simon
; le Talmud rapporte seulement qu’il déclarait lois définitives les décisions
adoptées par le Collège et citait sous son propre nom celles qui n’avaient
pas encore été acceptées par la majorité. Dans les controverses sur des
points juridiques, il attachait une plus grande importance aux usages reçus
qu’au simple raisonnement. Certaines localités, où demeuraient des docteurs
célèbres, avaient en effet adopté quelques usages établis par ces docteurs et
que le patriarche s’efforçait de faire pénétrer dans le peuple comme lois
générales. Il voulait aussi que toute sentence prononcée dans une question
religieuse par un tribunal, fût-elle erronée, restât définitive parce
qu’autrement les juges perdraient toute autorité. Il émit cette maxime d’une
rare élévation : Le monde repose sur trois
principes fondamentaux : la vérité, la justice et la paix.
La personnalité la plus remarquable de cette époque était,
sans conteste, Meïr, dont l’intelligence profonde, la raison vigoureuse et
les connaissances étendues rappelaient son maître Akiba. Son vrai nom, tombé
dans un complet oubli, était Miasa ou Moïse (prononciation grecque de Mosé).
Une légende, qui est sujette à caution, le fait descendre d’une famille de
prosélytes et même de l’empereur Néron, qui aurait échappé à ses meurtriers
et se serait converti au judaïsme. Ce qui est certain, c’est que Meïr est né
dans l’Asie Mineure, très probablement dans la Cappadoce, à Césarée.
Il gagna sa vie en faisant des copies des livres saints, et il était
tellement familiarisé avec les difficultés si nombreuses de l’orthographe
hébraïque, qui élèvent la profession de copiste de la Bible presque à la hauteur
d’un art, qu’il transcrivit un jour de mémoire sans une seule faute tout le
livre d’Esther. Ce métier lui rapportait trois sicles par semaine, il en
consacrait deux tiers aux besoins de sa famille et le troisième tiers à
l’entretien d’élèves indigents. Il avait épousé Beruria (Valérie), fille de
Hanina ben Teradion, qui était très instruite et dont Josua même louait les
connaissances juridiques. Meïr fréquenta pendant quelque temps l’école
d’Ismaël, mais l’enseignement sec et aride de ce docteur, lui déplut, il
devint alors le disciple d’Akiba, dont la méthode influa profondément sur sa
direction d’esprit. Meïr était encore très jeune quand son maître, le
préférant à Simon ben Yohaï, lui accorda l’ordination. Mais on ne voulut pas
en tenir compte à cause de son âge. Meïr fit une allusion malicieuse à ce
fait dans la sentence suivante : Ne considérez
pas le vase, mais son contenu, souvent des vases neufs sont remplis de vin vieux, il arrive aussi que des vases
vieux ne contiennent pas même du vin nouveau. On cite encore de
Meïr plusieurs traits d’un esprit dur et mordant. Ce docteur devint également
célèbre comme fabuliste ; sur le seul chacal, qui joue un rôle
prépondérant dans les contes orientaux, il composa trois cents fables.
On connaît le récit poétique de la résignation dont Meïr
et sa femme firent preuve à la mort subite de leurs deux fils. Voici ce récit
en quelques mots. Les deux fils de Meïr moururent subitement un jour de
sabbat pendant qu’il était à l’école ; sa femme, Beruria, lui cacha ce
triste événement pour ne pas l’affliger pendant le sabbat. La fête terminée,
Beruria demanda incidemment à son mari si elle était tenue de rendre un dépôt
qui lui avait été confié. Sur la réponse affirmative de Meïr, elle le
conduisit dans la chambre où ses deux enfants étaient étendus sans vie et le
consola par les paroles que lui-même venait de prononcer ; il accepta ce
malheur avec résignation en répétant que Dieu avait donné, et qu’il avait
repris. — La modestie et le désintéressement de Meïr étaient aussi grands que
sa résignation, il aimait à faire entendre et à mettre en pratique cette maxime
: Occupe-toi moins de tes intérêts matériels que
de l’étude de la Loi,
et sois humble devant tout le monde.
Les contemporains comme la postérité louaient hautement la
science, et le caractère de Meïr. Son collègue José le dépeignit à ses
compatriotes de Sépphoris comme un homme d’une ardente piété, et d’une
moralité élevée. Un proverbe disait qu’il suffisait de toucher au Bâton de
Meïr pour acquérir la science. Dans son ardeur d’accroître son savoir, il
entrait en relations même avec des personnes contre lesquelles régnaient
certains préjugés, il allait jusqu’à fréquenter l’apostat et délateur Ahèr,
et comme on lui reprochait d’avoir des rapports avec un homme aussi
méprisable, il répondait sous la forme sentencieuse qu’il affectionnait : Il se présente sous ma main une grenade savoureuse, je
mange la chair et je jette la pelure. Un jour de sabbat, il
accompagna à pied Ahèr qui était à côté de lui à cheval, et les deux savants
s’avançaient ainsi, en discutant sur l’interprétation de quelques passages
dei la Bible. Tout
à coup Ahèr dit à son compagnon : Meïr, tu
ne peux pas aller plus loin, c’est ici qu’il faut s’arrêter le sabbat
(à une distance de
2.000 coudées), retourne sur tes pas.
Mer lui répliqua : Retourne, toi aussi.
— Même s’il y a miséricorde à tous les péchés,
répondit Ahèr, mes fautes à moi ne me seront
jamais pardonnées, Dieu m’a accordé tous les dons de l’esprit et je les ai
employés pour le mal. Quand plus tard Ahèr tomba malade, Meïr alla
le voir et le pressa de faire pénitence ; il se flatta de l’avoir amené au
repentir avant sa mort. Une légende ajoute que Meïr étendit son manteau sur
la tombe d’Ahèr, d’où montait une colonne de fumée, et prononça ces paroles,
imitées d’un verset de Ruth : Reste couché
ici-bas dans la nuit ; lorsque brillera l’aurore de la béatitude, le
Dieu de miséricorde te délivrera, s’il ne te sauve pas, c’est moi qui serai
ton rédempteur.
Meïr fréquentait beaucoup un philosophe païen,
probablement Euonymos de Gadara. Les docteurs, étonnés qu’un gentil
connût le judaïsme, disaient que Dieu avait communiqué de sa sagesse aux deux
plus grands philosophes de la gentilité, à Biléam et à Euonymos, afin qu’ils
pussent instruire les peuples. Euonymos ayant perdu ses parents, Meïr lui
rendit visite pour lui exprimer ses condoléances. Ce docteur émit, du reste,
cette opinion qu’un païen qui étudiait la Tora avait autant de mérite qu’un grand prêtre
juif, car il est dit dans l’Écriture sainte : Tels
sont les commandements que l’homme doit observer pour vivre ; et
le terme homme comprend tout le monde, israélites et païens. Il ne faudrait
cependant pas conclure de ces paroles que Meïr estimait plus haut l’étude de la Loi que la possession de la
nationalité juive, car il déclara que ceux qui demeuraient en Judée et
parlaient la langue sacrée seraient récompensés dans l’autre vie. Par suite
de ses relations avec des savants non juifs, Meïr paraît s’être familiarisé
avec le stoïcisme, qui était à cette époque la philosophie dominante chez les
lettrés romains. Mais le mérite que les stoïciens attribuaient à leur
doctrine, Meïr l’attribuait à la
Tora : il prétendait qu’elle aidait l’homme à marcher vers
la perfection et à atteindre l’idéal. Celui qui
étudie la Tora
pour elle-même, dit-il, acquiert de
nombreux avantages : il est aimé de tous, il aime Dieu et les hommes, devient
pieux et modeste, juste, intègre et loyal, s’éloigne du péché, se rapproche
de la vertu, gagne l’estime et le respect de ses semblables, supporte les
offenses, pardonne les injures et s’élève au-dessus du reste des hommes.
Tel était pour Meïr l’idéal du sage.
Meïr suivait dans son enseignement la méthode de
dialectique d’Akiba ; admettant comme définitives les règles
d’interprétation formulées par ses prédécesseurs, il s’en servait aussi bien
pour établir que pour abolir certaines pratiques. Ses contemporains racontent
qu’on ne pouvait jamais connaître exactement, dans les controverses,
l’opinion personnelle de Meïr, ce docteur se plaisant à soutenir avec une
égale force de logique le pour et le contre de chaque proposition. Il
poussait la dialectique à un tel degré de raffinement qu’il arrivait parfois
à modifier totalement le sens de prescriptions clairement définies par la Tora. Il est difficile
aujourd’hui de savoir s’il employait ce procédé pour faire admirer les finesses
d’un esprit souple et fertile, ou simplement pour éclairer d’un jour plus vif
la question en discussion ; ses contemporains eux-mêmes n’osèrent pas se
prononcer sur les motifs qui le guidaient dans l’emploi de cette méthode de
sophiste. Beaucoup de ses collègues blâmaient ce système, qui non seulement
n’aidait pas à la découverte de la vérité, mais faussait l’intelligence des
disciples. Un des élèves de Meïr, Symmachos ben José, s’était
approprié et avait exagéré la méthode du maître. On disait de lui qu’il était
un raisonneur assez subtil pour discuter indéfiniment sur n’importe quelle
question, mais qu’il n’était pas capable d’en indiquer une solution
convenable. Après la mort de Meïr, on exclut de l’école plusieurs de ses
disciples, entre autres Symmachos, parce qu’ils sacrifiaient l’enseignement
de la Loi au
stérile plaisir de briller.
Les décisions juridiques de Meïr se distinguent par un
caractère particulier de rigoureuse sévérité. En voici quelques-unes. Le
mariage de celui qui constitue à sa femme une dot inférieure à celle qu’on
donne d’habitude (deux
mines pour une jeune fille et une mine pour une veuve) est une union
immorale, parce que le mari a toute facilité pour payer une somme aussi
modique et, conséquemment, pour répudier sa femme. — Celui qui introduit la
moindre modification dans la formule établie par la Loi pour l’acte de divorce
rend cet acte nul, et les enfants issus d’un nouveau mariage contracté par la
femme répudiée sont considérés comme adultérins. — Ayant appris que des
Samaritains qui avaient été contraints, sous le règne d’Adrien, d’observer la
religion païenne continuaient à adorer des idoles, il interdit l’usage du vin
de tous les Samaritains. — Pour certains délits peu graves, tels que le prêt
à intérêt, il était d’avis d’infliger aux coupables une forte amende ;
il voulait, par exemple, que le prêteur fût condamné à perdre capital et
intérêts. Les aggravations qu’il introduisit dans la législation ne furent
acceptées ni par ses contemporains ni par la postérité. Meïr était surtout
très sévère pour lui-même, à tel point que, même dans les cas où il n’était
pas d’accord avec ses collègues, il n’enfreignait jamais leur défense.
Meïr ne continua pas seulement l’œuvre d’Akiba par sa
méthode d’enseignement, il reprit également le travail que son maître avait
commencé pour coordonner les différentes lois religieuses. Il groupa les
mischnot non pas d’après leur étendue, mais d’après leur contenu ; il
rangea méthodiquement et par ordre de matières les halakot éparpillées au hasard
et par fragments dans le recueil d’Akiba. Il n’avait cependant nullement la
prétention d’imposer son recueil aux différentes écoles ; chaque docteur
était libre d’enseigner les halakot dans la forme et dans l’ordre qu’il lui
plaisait de choisir. Ce docteur savait rendre son enseignement vivant et
attrayant ; ses conférences étaient toujours suivies par un grand nombre
de disciples. Il remplaçait de temps à autre l’étude aride des questions
juridiques par l’explication des aggadot, qu’il rendait souvent compréhensibles
à son auditoire à l’aide de fables qu’il composait pour cet objet. Son école
et sa résidence se trouvaient probablement à Emmaüs, près de Tibériade ;
il se rendait sans doute à Uscha toutes les fois que le Sanhédrin avait à
délibérer sur une question importante. Ses rapports avec le patriarche Simon
étaient très tendus ; cette circonstance l’engagea à quitter la Judée pour retourner dans
son pays natal, en Asie Mineure.
Un collègue de Meïr, Simon ben Yohaï, de la Galilée, était doué,
comme lui, d’une intelligence remarquable, mais il possédait des
connaissances moins variées. C’est à tort que ce docteur passe pour un
thaumaturge et un mystique, et qu’on lui attribue la création de la Kabbale. Sa vie est
peu connue ; l’histoire en sait cependant assez pour pouvoir affirmer
qu’il n’avait rien d’un mystique ou d’un rêveur, qu’il était au contraire
d’un caractère froid et sensé. Sa jeunesse est enveloppée d’une complète
obscurité, et lorsqu’il revint en Palestine avec ses collègues, dont il avait
partagé l’exil pendant les persécutions d’Adrien, son activité personnelle se
confondit avec les efforts communs tentés par le Sanhédrin d’Uscha pour
réorganiser le judaïsme. Autant Yohaï paraît avoir été en crédit auprès des
autorités romaines, autant son fils Simon était haï d’elles et les haïssait.
Accusé par le gouverneur d’avoir médit de la puissance romaine, il fut
condamné à la peine capitale. Il échappa à la mort par la fuite, et c’est ce
fait qui a donné naissance aux nombreuses légendes qui se sont formées autour
du nom de Simon. Cependant, ni ses décisions juridiques, ni ses sentences, ni
ses controverses, n’indiquent un esprit rêveur ; il suit au contraire
dans son enseignement une méthode qui est tout l’opposé du mysticisme. Ainsi,
il explique d’une façon simple et naturelle les prescriptions de la Tora, et ce sont ces
explications qui lui servent de point de départ pour déduire de ces
prescriptions des lois nouvelles. Cette méthode est certainement plus
rationnelle que le système d’Akiba, qui rattachait les nouvelles lois qu’il
formulait à des mots, à des syllabes ou à des lettres qui lui paraissaient
superflues dans la Tora.
Voici un exemple de la façon de raisonner de Simon. La Bible défend d’une manière
générale d’opérer une saisie judiciaire chez une veuve. Simon n’applique
cette défense qu’à une indigente ; il estime qu’il n’est pas nécessaire
de procéder avec les mêmes ménagements à l’égard d’une veuve qui est riche. —
Simon était un des rares docteurs qui n’avaient ni métier, ni commerce ;
il était le seul de son temps qui se consacrât exclusivement à l’étude de la Loi. Il était établi et
enseignait à Tekoa, en Galilée. De nombreux disciples fréquentaient
son école, et, comme il survécut à tous ses collègues, son autorité s’étendit
au loin et ses décisions tarent adoptées par la génération suivante.
Un des docteurs les plus aimés de cette époque était Juda
ben Ilaï. Sa modestie, sa souplesse et son éloquence lui acquirent une
grande influence, et il parvint à produire une certaine détente dans les relations
entre les Romains et les Judéens. Aussi fut-il surnommé le prudent, ou
encore le premier des orateurs. Il n’avait aucune fortune, il vivait
d’un métier. Ses sentences favorites étaient que le
travail honore l’ouvrier, et que celui
qui ne fait pas apprendre un métier à son fils l’enrôle parmi les malfaiteurs.
Son enseignement ne se distinguait par aucun trait particulier. — José ben
Halafta exerçait également un métier, comme Juda ben Ilaï, et même un
métier infime, il était corroyeur. Ce docteur s’appliquait surtout à
recueillir les documents de l’histoire juive, et laissa, sous le nom de Suite
de faits historiques (Seder olam), une chronique qui va depuis la création du monde
jusqu’à la guerre de Barcokeba. Dans l’histoire biblique, il s’efforce de
déterminer les dates, d’élucider les passages obscurs et de combler les
lacunes à l’aide des traditions. A partir de l’époque d’Alexandre le Grand,
la chronique de José présente un intérêt très vif, elle donne sur les
événements des informations très sûres, mais malheureusement trop concises. —
On sait peu de chose sur les autres disciples d’Akiba. — Outre les écoles de
Galilée, il en existait encore d’autres, tout au sud de la Judée qui suivaient la
méthode d’Ismaël, mais qui végétaient dans l’isolement. On ne connaît que
deux docteurs de cette région, Josia et Jonathan.
A cette époque, vivait également en Judée Nathan, de
Babylonie, fils de l’exilarque, une des figures les plus originales de ce
temps. On ne sait pas s’il commença ses études en Judée ou dans la Babylonie, on ne
connaît pas mieux les motifs qui l’ont engagé à renoncer à la situation
élevée qu’il occupait dans son pays natal pour se rendre en Palestine. Nathan
a surtout laissé le renom d’un jurisconsulte émérite, et ce fut probablement
sa profonde connaissance du droit juif, ou peut-être son origine princière,
qui le fit nommer à Uscha à la vice-présidence du Collège. — Parmi les
docteurs établis en dehors de la
Palestine, on peut citer Juda ben Batyra, de
Nisibis, qui, sans doute, recueillit dans sa maison les fugitifs de la Judée ; Hanania, neveu de
Josua, à Nahar-Pakod, que son oncle envoya en Babylonie pour l’arracher à
l’influence des judéo-chrétiens, et enfin Mattia ben Harasch, à Rome,
qui, le premier, enseigna la Loi
en Europe.
Les juifs de Rome et, en général, tous les juifs
disséminés en Europe étaient encore incapables d’agir de leur propre
initiative, ils avaient besoin de la direction de la mère patrie. Comme ils
venaient de pays de langue grecque, d’Alexandrie ou de l’Asie Mineure, ils
continuaient à parler la langue de ces pays, ils ignoraient pendant longtemps
la langue hébraïque et négligeaient totalement l’étude de la Loi. Les juifs de Rome
se divisaient en six communautés et avaient six synagogues, la synagogue des Augustins,
celle des Agrippine, celle du champ de Mars ou des Campiens,
celle du faubourg de Sabura, celle de Volumnius, et enfin celle
des Éléens. Chacune d’elles avait à sa tête un chef qui portait un
titre grec, celui de Archisynagogue, Archon ou bien Guérusarque,
il n’était désigné que rarement sous le titre romain de père de la
synagogue. Les inscriptions que les Judéens gravaient sur les monuments
funéraires étaient également en grec, et cela non seule-meut à Rome, mais
aussi dans les autres villes de l’Italie, à Brescia, à Capoue, à Naples, etc.
Les différentes communautés juives de l’Italie continuaient à recevoir
l’impulsion religieuse du Collège établi en Palestine ; ce dernier
déléguait auprès d’elles des envoyés (apostoli) qui leur faisaient connaître les nouvelles
mesures que décrétaient les docteurs palestiniens et qui recueillaient en
même temps les subsides destinés à l’entretien des écoles et du patriarcat.
Ces messagers formaient en quelque sorte le trait d’union entre l’autorité
centrale de la Palestine
et les communautés du dehors.
Pendant que les docteurs de la Galilée s’appliquaient à
réveiller le sentiment national dans le cœur des Judéens, à réorganiser le
Sanhédrin, à fixer la loi orale afin de la défendre contre l’oubli et d’en
faciliter l’enseignement, les Judéens de Babylonie faillirent rompre l’unité
du judaïsme ; ils voulurent organiser des communautés indépendantes de la Palestine. La
prudence et l’habileté du patriarche Simon II, fils de Gamaliel, empêchèrent
que cette scission ne se produisit. Hanania qui, comme on l’a vu plus haut,
s’était rendu en Babylonie sur les instances de son oncle Josua, essaya de
constituer un centre religieux dans sa nouvelle patrie. Il organisa à
Nahar-Pakod, probablement dans le voisinage de Nehardea, une sorte de
Sanhédrin dont il prit la présidence ; un certain Nehunyam paraît
avoir été le vice-président de cette assemblée. Les communautés
babyloniennes, qui dépendaient jusque-là des autorités religieuses de la Judée et que
l’affaiblissement des écoles de ce pays menaçait de laisser sans direction,
saluèrent avec bonheur l’établissement d’un Sanhédrin en Babylonie, elles
acceptaient ses décisions avec un joyeux empressement. Hanania déterminait
les années embolismiques et fixait les dates des fêtes absolument comme le
faisaient les docteurs de la
Judée. Mais lorsque le Collège fut reconstitué à Uscha, il
ne pouvait pas laisser subsister à côté de lui une autorité qui menaçait de
diviser les Judéens et de provoquer la formation d’un judaïsme oriental et
d’un judaïsme occidental. Pour prévenir cette rupture, le patriarche Simon II
envoya auprès de Hanania deux délégués, Isaac et Nathan, avec
une lettre très habile qui portait cette suscription particulièrement
flatteuse : À Sa Sainteté Hanania.
Cette qualification surprit très agréablement le président du Sanhédrin de
Babylonie, il accueillit les docteurs palestiniens avec une grande cordialité
et les présenta avec des paroles élogieuses à la communauté. Une fois assurés
des sympathies de la foule, les délégués firent connaître le but de leur
voyage. Pendant un office à la synagogue, l’un d’eux lit dans la Tora : Telles sont les fêtes de Hanania (au lieu de : les fêtes de Dieu) ; l’autre modifia
ainsi un passage des Prophètes : La loi sort de
Babylone et la parole de Dieu de Nahar-Pakod (au lieu de : sort de Sion et de Jérusalem). Les
assistants comprirent par ces changements ironiques qu’il était contraire à la Loi et dangereux pour
l’unité du judaïsme de laisser subsister en Babylonie un Sanhédrin
indépendant de la Palestine,
et ils furent saisis de remords. Hanania s’efforça d’effacer l’impression
produite par les docteurs en essayant de les rendre suspects à la
communauté ; ce fut en vain. Isaac et Nathan, s’adressant alors
directement aux assistants, leur dirent que la constitution d’un Sanhédrin en
Babylonie était aussi illégale que la construction d’un autel dont Hanania et
Nehunia seraient les prêtres, et qu’elle équivalait à la renonciation au
culte d’Israël. Hanania répliqua à ces déclarations en mettant en doute la
légitimité de l’autorité du Sanhédrin palestinien, dont les membres étaient,
d’après lui, des hommes sans grande valeur. Là-dessus, les délégués lui
répondirent : Ceux qui étaient petits du moment
où tu les as quittés ont grandi. Hanania ne cessa de lutter contre
les délégués que sur le conseil de Juda ben Bathyra, de Nisibis, qui
l’engagea à se soumettre sans conditions au Sanhédrin de la Terre Sainte.
Hanania envoya immédiatement des courriers dans les communautés voisines pour
contremander les ordres qu’il avait donnés au sujet de la fixation des fêtes.
Ainsi finit le Sanhédrin de la
Babylonie.
Sur ces entrefaites, éclata au sein du Collège d’Uscha une
querelle qui faillit avoir les mêmes conséquences que la discussion de
Gamaliel et de Josua. Simon voulait entourer la dignité de patriarche d’une
étiquette plus pompeuse, et abolir l’égalité qui avait régné jusqu’alors
entre les différents dignitaires du Collège. En l’absence du vice-président,
Nathan, et de l’orateur de l’Assemblée, Meïr, il établit une nouvelle
hiérarchie qui le plaçait, en sa qualité de président, bien au-dessus de tous
les autres membres du Collège. Auparavant, la foule qui assistait à une
séance publique du Sanhédrin était tenue de se lever à l’entrée du président
ainsi qu’à l’entrée des autres membres du bureau, et elle ne pouvait se
rasseoir que lorsqu’elle en avait reçu l’autorisation. Dorénavant, cet
honneur ne devait plus être rendu qu’au patriarche ; pour le vice-président,
le premier rang seul de l’auditoire se lèverait. Lorsque Nathan et Meïr
remarquèrent, à leur retour, les nouvelles dispositions prises par Simon, ils
s’entendirent secrètement entre eux pour essayer de le faire destituer. Ils
résolurent de lui soumettre quelques questions ardues de casuistique, de
l’embarrasser de leurs objections, de montrer à l’assemblée son infériorité
dans les controverses juridiques et de le faire déclarer indigne de la
fonction qu’il occupait. Il parait même qu’il était déjà entendu que Nathan,
qui descendait de la famille de l’exilarque et, conséquemment, de la maison
de David, serait élevé à la dignité de patriarche, et que Meïr serait nommé
son suppléant. Ce plan fut divulgué à Simon, qui se défendit avec tant
d’habileté qu’il parvint à faire exclure ses deux adversaires du Sanhédrin.
Ces derniers, qui étaient probablement les docteurs les plus savants du
Collège, se vengèrent de cette mesure en demandant fréquemment par écrit à
leurs anciens collègues de les éclairer sur certains points obscurs de
casuistique. Ces demandes mettaient parfois le Collège dans un cruel
embarras, et José fut un jour amené à faire cette remarque : Nous sommes dans l’école, et nos maîtres sont dehors.
Plus tard, Nathan et Meïr furent réintégrés dans leur dignité; mais, sur les
instances de Simon, les lois qu’ils formulaient n’étaient pas promulguées en
leur nom. Nathan se réconcilia plus tard avec le patriarche; Meïr persista
dans son opposition. Simon proposa alors de le frapper d’excommunication.
Meir protesta contre cette proposition en s’en référant à une loi établie par
le Sanhédrin d’Uscha et en vertu de laquelle aucun membre du Collège ne
pouvait être excommunié. Je ne tiendrai aucun
compte, dit-il, de l’anathème que vous
prononcerez contre moi tant que vous ne m’aurez pas fait savoir à qui, pour
quel motif et sous quelle condition cette punition peut être appliquée.
Il est probable qu’il cessa à partir de ce moment d’assister aux séances du
Collège. Il se rendit plus tard en Asie Mineure. Il est possible que le
patriarche l’envoya dans ce pays, en apparence comme délégué, mais en réalité
pour l’éloigner de la
Palestine. Il mourut en Asie Mineure. Avant sa mort, il
prononça ces paroles, qui impliquaient un blâme contre ses collègues : Annoncez aux habitants d’Israël que, par suite du message
dont j’ai été chargé, je suis mort dans un pays étranger.
Conformément à sa dernière volonté, il fut enterré dans un port de mer.
Le patriarcat de Simon était souvent attristé par les
vexations et les persécutions que les Romains infligeaient aux Judéens. Le
puissant vainqueur faisait sentir aux malheureux vaincus le poids de son
despotisme et de son orgueil hautain. Nos
ancêtres, dit Simon, n’ont connu les
souffrances que de nom, nous, au contraire, nous y sommes soumis depuis des
jours, des années, et de longues périodes ; plutôt qu’eux, nous aurions
le droit de nous montrer impatients. Si nous voulions inscrire, comme eux, le
souvenir de nos jours de deuil et de nos rares moments de tranquillité, le
plus grand rouleau ne pourrait y suffire. L’arrogance des Romains,
d’une part, et, d’autre part, la ténacité des Judéens, que les plus
sanglantes défaites n’avaient pu faire renoncer à l’espoir de reconquérir la
liberté, paraissent avoir donné naissance en Judée à un nouveau soulèvement
dans la dernière année d’Antonin le Pieux (vers le printemps de 161), mais on ne
possède aucune information sur cet événement. Cette levée de boucliers semble
avoir eu lieu à l’époque oh les Parthes se préparaient à se rendre
complètement indépendants de Rome. Malgré les nombreuses déceptions que leurs
espérances avaient déjà subies, les Judéens continuaient à compter sur
l’appui des Parthes pour secouer le joug de leurs maîtres. Simon ben Yohaï,
ennemi implacable des Romains, disait : Si tu
vois un coursier Parthe attaché à un tombeau du pays d’Israël, tu peux
espérer dans la venue du messie.
Il est probable que le gouverneur de la Syrie étouffa cette
tentative de rébellion avant l’arrivée des Parthes. La guerre Parthe, qui se
prolongea pendant plusieurs années (161-165), éclata seulement après la mort d’Antonin le Pieux,
au moment où, par suite des dispositions prises par Adrien, les Romains
avaient pour la première fois deux empereurs à leur tête, le philosophe Marc-Aurèle
Antonin et le libertin Lucius Verus Commode. Au début de la
campagne, les Parthes, commandés par leur roi, Vologuèse, s’avancèrent
jusqu’en Syrie, battirent le gouverneur de cette province, Atidius
Cornélien, qui venait peut-être de dompter la rébellion des Judéens,
mirent les légions en fuite et occupèrent ce pays. Le deuxième empereur,
Verus, se rendit en toute bâte en Orient avec de nouvelles troupes. Ses
généraux, qui étaient de vaillants et habiles guerriers, livrèrent plusieurs
batailles aux Parthes et parvinrent à les vaincre, pendant que lui-même
s’adonnait, à Antioche, à Laodicée et à Daphné, à la plus grossière débauche.
Les Judéens ne prirent pas une part directe à cette
dernière guerre, mais ils témoignèrent ouvertement de leurs sympathies pour
les alliés. Verus les en châtia en les persécutant. Il leur enleva d’abord
leur juridiction ; on ne sait pas s’il abolit totalement leur juridiction
civile, ou s’il interdit seulement la nomination de juges juifs. Ensuite, il
soumit les membres du Sanhédrin à une surveillance très rigoureuse. Un jour,
on rapporta aux autorités romaines une conversation que Juda, José et Simon
ben Yohaï avaient tenue, à ce qu’il semble, dans une séance publique à Uscha,
sur la politique impériale. Juda, qui comprenait les dures nécessités de la
situation, avait mis en relief les qualités des Romains : Ce peuple, avait-il dit, a exécuté des travaux considérables ; il a bâti des
villes avec d’immenses marchés, construit des ponts et établi des bains pour
le bien de tous. José avait gardé le silence, mais Simon ben Yohaï
avait répliqué avec colère : Toutes les actions
des Romains sont inspirées par l’égoïsme et la cupidité ; dans les
villes, ils entretiennent des maisons de débauche ; dans les bains, ils se
livrent aux orgies, et pour les ponts ils font payer un droit de péage.
On assure qu’un prosélyte, Juda, communiqua cet entretien aux Romains. Juda
ben Ilaï, qui avait glorifié les Romains, en fut récompensé ; José, qui
s’était tu, fut exilé à Laodicée, et Simon ben Yohaï, le censeur, fut
condamné à mort.
L’empereur Lucius Verus prit encore d’autres mesures
contre les Judéens ; on raconte qu’il renouvela contre eux les décrets
d’Adrien. Il leur interdit, sous peine de mort, d’observer le repos du sabbat
et de circoncire leurs fils, et il défendit avec une rigueur toute
particulière aux femmes juives de prendre des bains de purification. Ce qu’il
y eut encore de plus fâcheux à ce moment, c’est qu’un des docteurs les plus
instruits (José)
étant exilé et un autre non moins savant (Simon ben Yohaï) étant mis au ban de
l’empire, le Collège, dont l’autorité religieuse s’étendait sur tout le
judaïsme et qui avait son siège à Uscha, fut obligé de se dissoudre.
Cette période de persécutions ne dura heureusement pas
longtemps. On rapporte, en effet, que Simon ben Yohaï, qui s’était enfui
après sa condamnation à mort et s’était caché dans une caverne, en put sortir
au bout de quelques années sans être inquiété par les autorités romaines. De
nombreuses légendes se sont formées autour du séjour que Simon ben Yohaï fit
dans cette caverne. Voici à quoi paraît se réduire la réalité. Ce docteur
n’eut pendant plusieurs années d’autre nourriture, dans sa cachette, que des
caroubes, ce qui nuisit beaucoup à sa santé. Un jour, il apprit que quelque
heureux événement avait favorablement modifié la situation des Judéens, — il
est à supposer que ce fut la mort de l’empereur Lucius Verus (169), — Simon
quitta alors sa caverne et se rendit à Tibériade, où il prit des bains pour
rétablir sa santé ; il y guérit. Pour témoigner sa reconnaissance envers
les eaux bienfaisantes de cette ville, il déclara que Tibériade, où aucun
Juif pieux ne voulait s’établir pendant des siècles, était une cité pure et
pouvait être habitée par les plus rigoureux observateurs de la Loi. Ce n’est qu’à
partir de cette époque que Tibériade devint réellement une ville juive.
Les lois édictées par Lucius Verus contre les Judéens ne
disparurent pas immédiatement avec cet empereur, Simon ben Yohaï fut envoyé à
Rome auprès de Marc-Aurèle pour en obtenir l’abolition. Il se fit accompagner
dans ce voyage par le fils de José, Éléazar, qui savait probablement parler
le latin. La légende, qui suit chacun des pas de Simon, rattache à ce voyage
à Rome une aventure merveilleuse. Elle raconte que ce docteur délivra la
fille de l’empereur, nommée Lucilla, du démon Bartholomaion dont elle
était possédée, et que l’empereur reconnaissant lui permit d’enlever des
archives de l’État les documents qui lui conviendraient ; il y prit et
détruisit les édits rendus contre les Juifs. Cette légende paraît reposer sur
un fait réel. Éléazar ben José, le compagnon de Simon, se vanta, en effet,
d’avoir vu à Rome les vases du temple, le diadème du grand prêtre et le
rideau du Saint des Saints que Titus avait emportés de Jérusalem en guise de
trophées. Il ne fut certainement autorisé que par faveur spéciale à examiner
tous ces objets. Il ne faudrait cependant pas en conclure que Marc-Aurèle
était l’ami des Judéens. On verra plus loin qu’il se montra, au contraire,
plus sévère pour eux que son prédécesseur. Il est possible que les Judéens, dont
la haine pour Rome était toujours vivace et qui prenaient part avec
empressement à toutes les guerres qui pouvaient affaiblir la puissance de
leurs maîtres détestés, aient aidé le prétendant au trône, Avidus Cassius,
dans sa lutte contre Marc-Aurèle, et que ce dernier les en ait châtiés en les
traitant avec une grande rigueur.
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