Première époque — Le recueillement après la chute
Le Sanhédrin de Jabné était devenu le centre et eu quelque
sorte le cœur de la nation judaïque, il communiquait la vie et le mouvement
aux communautés les plus lointaines, et ses décisions et ses ordres seuls
étaient acceptés et exécutés. Le peuple voyait dans l’institution du
Sanhédrin un dernier vestige de l’État, et il éprouvait pour le patriarche,
issu de la famille de Hillel et de la maison de David, une profonde
vénération. La qualification grecque d’ethnarque (prince du peuple)
indique bien que le patriarcat était en partie une dignité politique. Les
Judéens étaient fiers de la famille de Hillel parce que c’était par elle
qu’avait été maintenue la dignité de prince dans la maison de David et
continuait à se réaliser la prophétie du patriarche Jacob que le sceptre ne sortira pas de la tribu de Juda.
Immédiatement au-dessous du patriarche, il y avait le Ab-bet-Din et le
Hakam (le sage)
ou l’orateur qui prenait la parole aux séances ; les attributions dont
ces deux fonctionnaires étaient revêtus ne sont pas encore clairement
déterminées. Quant au patriarche, il avait le pouvoir, à l’intérieur, de
nommer les juges et les administrateurs de la communauté, et probablement de
leur demander compte de leurs actes. L’immixtion de Rome dans les affaires
intérieures de Une des plus importantes prérogatives du Nassi consistait à ouvrir solennellement les séances publiques du Sanhédrin. Le patriarche était assis à la place la plus élevée, entouré des principaux membres du Collège, qui étaient placés en demi-cercle devant lui. Derrière ces docteurs étaient rangés les ordonnés, plus en arrière, les disciples, et, enfin, tout en arrière, le peuple écoutait, assis par terre. Le patriarche ouvrait la séance, soit en proposant lui-même un sujet à traiter, soit en adressant aux docteurs l’invitation de prendre la parole, invitation qu’il exprimait par ce simple mot : Questionnez. A la fin des délibérations, on allait de rang en rang pour recueillir les voix ; on commençait le plus souvent par le président pour s’arrêter au plus jeune membre. Dans les questions criminelles, c’étaient, au contraire, les plus jeunes qui émettaient d’abord leur vote. Le Sanhédrin suivait la même procédure pour résoudre les questions qui lui étaient adressées du dehors, pour fixer les points de doctrine controversés, introduire des règlements nouveaux on abolir des lois existantes. Une autre prérogative importante du patriarche était de déterminer la date des fêtes. Le calendrier juif n’était pas établi sur des principes fixes et invariables, l’époque des fêtes était subordonnée à la marche de la lune en même temps qu’à l’action du soleil sur la moisson, il fallait donc combler par des intercalations la différence qui se produisait entre l’année solaire et l’année lunaire. Ces intercalations se faisaient d’après le calcul approximatif de la durée de la révolution solaire et de la révolution lunaire, calcul dont la connaissance avait été conservée par tradition dans la maison du patriarche. On tenait aussi compte de certains indices annonçant l’approche du printemps et du degré de maturité de la moisson. La durée des mois n’était pas mieux déterminée, aucune convention ne la réglait d’une façon définitive. D’après la tradition, le commencement du mois devait coïncider autant que possible avec l’apparition de la nouvelle lune. Dès que des témoins apercevaient la lune dans sa première phase, ils en avertissaient immédiatement le Sanhédrin. S’il ne se présentait pas de témoins, le jour au sujet duquel il y avait doute appartenait au mois courant ; de cette sorte, les mois comptaient tantôt 29 et tantôt 30 jours. Gamaliel se servait d’un nouvel élément pour déterminer la néoménie, il calculait la durée de la révolution synodique de la lune, et il paraissait se rapporter plutôt à ses calculs qu’aux assertions des témoins. Depuis la destruction du temple, la fixation de la néoménie pour la plupart des mois ne présentait aucune importance et n’exigeait pas le concours du patriarche. Mais pour le mois de Tischri, en automne, et le mois de Nissan, au printemps, qui servaient à établir la date des fêtes les plus importantes, le patriarche lui-même devait intervenir, et toute décision prise au sujet de la fixation de ces mois ou de l’intercalation d’un mois supplémentaire ne devenait valable que par l’autorisation préalable ou l’approbation ultérieure du Nassi. Afin que les fêtes pussent être célébrées le même jour dans toutes les communautés judaïques et qu’il ne régnât à cet égard aucune divergence, le patriarche Gamaliel II s’était fait attribuer le pouvoir d’en déterminer tout seul la date. Par persuasion comme par nécessité, le Collège avait décidé d’admettre les dates figées par le patriarche pour les têtes, même dans les cas où il se serait trompé. La néoménie était proclamée avec solennité et annoncée à
toute Ce fut le patriarche Gamaliel qui, le premier, établit des
formules fixes pour la prière. Il en existait quelques-unes qui remontaient à
une haute antiquité et qui avaient fait partie du culte en même temps que les
sacrifices. Mais, en dehors d’elles, chacun pouvait s’adresser à son Créateur
dans la forme et dans les termes qui lui convenaient. Gamaliel fit d’abord
composer pour la prière journalière les dix-huit formules de bénédiction (Berakot),
qui aujourd’hui encore sont récitées dans toutes les synagogues ; il avait
chargé Simon, de Pikole, de la rédaction de ces eulogies.
Certains docteurs désapprouvèrent le patriarche d’introduire dans le culte
des prières fixes ; Eliezer, du moins, se déclara l’adversaire de cette
innovation. Une prière, dit-il, qui est récitée d’après une formule arrangée d’avance, ne
vient pas du cœur. Gamaliel a également introduit dans la
synagogue, contre les judéo-chrétiens, une prière dont il sera question plus
loin. Le service divin s’accomplissait avec une grande simplicité. Il n’y
avait pas d’officiant en titre, quiconque jouissait d’une bonne réputation et
avait l’âge prescrit, pouvait remplir cette fonction. La communauté invitait
un des fidèles à officier, et celui-ci était appelé, pour cette raison, le délégué de la communauté (Scheliah Zibbur).
L’officiant se plaçait devant l’arche sainte, qui contenait les rouleaux de Ainsi, le patriarche et le Sanhédrin avaient su régler le
culte public de telle façon que, contrairement à l’opinion des personnes
étrangères au judaïsme, la chute du temple n’avait désorganisé en rien la vie
religieuse des Judéens. Les sacrifices avaient été remplacés par la prière,
l’étude de Pour perpétuer le souvenir du temple, dont on espérait le
prochain relèvement, on conservait certaines pratiques qui n’avaient de
raison d’être et de véritable signification que dans le sanctuaire. Le
premier soir de Les règles de pureté édictées pour les Lévites restèrent
également en vigueur, au moins en partie ; elles avaient été trop
intimement mêlées au développement religieux des Judéens pour disparaître
complètement avec le temple. Les gens pieux prenaient les mêmes mesures de
précaution pour goûter des aliments ordinaires que pour manger la dîme,
l’oblation sacerdotale ou la viande des sacrifices. On évitait avec soin le
contact de personnes ou d’objets qui, d’après L’ordre des compagnons représentait eu quelque sorte la classe des patriciens juifs. Mais au pôle opposé se tenait le peuple de la campagne, les esclaves de la glèbe, la classe des plébéiens. Les documents de l’époque dépeignent sous des couleurs très sombres la situation morale et intellectuelle de la plèbe. Il est à croire que les fréquents soulèvements qui marquèrent les dernières années de l’État judaïque et la longue lutte de la révolution contribuèrent à donner à cette partie du peuple juif des mœurs corrompues et sauvages. Les gens de la campagne ne montraient aucune probité dans les affaires commerciales, aucun sentiment de tendresse et de délicatesse dans la vie de famille, aucune dignité dans leurs relations, aucun respect pour la vie humaine. Ils n’observaient que les lois qui flattaient leurs sens grossiers, ils étaient étrangers à toute culture intellectuelle. Un abîme séparait cette foule rude et ignorante de la société civilisée et instruite, et ces deux classes éprouvaient l’une pour l’autre une haine profonde. Il était défendu aux compagnons de prendre leurs repas ou de vivre en commun avec les habitants de la campagne, afin de ne pas se souiller à leur contact. Les mariages entre les deux classes étaient très rares ; pour les membres de l’ordre, de telles unions étaient des mésalliances. A en croire des contemporains, il existait une haine plus violente entre patriciens et plébéiens qu’entre Judéens et païens : Si les gens de la campagne n’avaient pas besoin de nous, dit Eliezer, ils nous tendraient des pièges pour nous attaquer. Akiba, qui était sorti des rangs du peuple, avoua que dans sa jeunesse il désirait vivement se rencontrer seul à seul avec quelque savant pour l’assommer. Les compagnons ne faisaient rien pour élever jusqu’à eux ces gens grossiers, ils multipliaient, au contraire, les barrières qui les séparaient de leur ordre. Non seulement ils évitaient tout commerce avec eux, mais ils n’acceptaient pas leur témoignage, leur refusaient le droit de tutelle et ne leur confiaient jamais aucune fonction dans la communauté. Tenus à l’écart de la partie civilisée de la population
judaïque, exclus de toute participation à la vie administrative de la
communauté, privés de tout ce qui aurait pu contribuer à leur relèvement,
livrés à leurs propres inspirations, sans guide et sans conseiller, les
plébéiens devaient forcément répondre à l’appel du christianisme naissant.
Jésus et ses disciples s’étaient adressés de préférence à ces gens du peuple,
si abandonnés et si méprisés, ils avaient recruté parmi eux la plupart de
leurs partisans. Ces misérables, méconnus par les hommes et repoussés par la
loi, étaient heureux des témoignages de sympathie que leur accordaient les
apures chrétiens. Ces derniers les visitaient, mangeaient et buvaient avec
eux, leur affirmaient que le Messie était venu et était mort uniquement pour
eux, afin de les faire jouir des biens dont ils avaient été privés jusque-là,
et surtout afin de leur assurer la béatitude dans un monde meilleur. La loi
leur déniait les plus simples droits, et le christianisme leur ouvrait le
royaume du ciel ! Ils ne pouvaient pas hésiter dans leur choix. Les
docteurs, absorbés par l’étude de A la mort de Jésus, les partisans du christianisme, au nombre de cent cinquante à deux cents, avaient constitué une communauté qui s’était rapidement développée sous la vigoureuse impulsion des principaux apôtres, et surtout de Paul. Celui-ci avait conçu, pour faciliter l’extension du christianisme, un projet fécond et facilement réalisable : il s’était efforcé de gagner les païens à la morale judaïque en leur inculquant la croyance à la résurrection de Jésus, et de convaincre les Judéens de l’insuffisance et de l’inefficacité de leurs doctrines en leur faisant adopter la croyance que le Messie était déjà arrivé. La nouvelle religion avait rencontré, dès sa naissance, les conditions les plus favorables à son développement. C’était pour elle un fait des plus heureux que Paul de Tarse, cet homme actif, remuant, passionné, d’abord son détracteur, fût devenu son partisan et son principal fondateur et lui frayât le chemin pour pénétrer dans les rangs serrés de la gentilité. Privée de l’appui de cet apôtre, la doctrine de Jésus, incomplète, mi-essénienne, adoptée par des disciples ignorants et des femmes de réputation douteuse, aurait promptement disparu. D’autres circonstances avaient encore favorisé le christianisme naissant. C’était d’abord la tiédeur et l’indifférence des Judéens hellénisants d’Alexandrie, d’Antioche et de l’Asie Mineure pour les rites et les prescriptions du judaïsme, c’était aussi la profonde aversion des gens vertueux, parmi les Grecs et les Romains, pour le culte impur du paganisme, et leur penchant pour la doctrine juive. Ainsi, Judéens lettrés et païens de mœurs honnêtes
adoptaient avec empressement le christianisme de Paul qui, par l’abolition de
la loi du sabbat, des prescriptions alimentaires et, en particulier, du
commandement de la circoncision, répondait complètement à leurs aspirations
religieuses. Les Judéens trouvaient probablement assez étrange cette croyance
à un Homme-Dieu, à un fils de Dieu, mais, pour les gentils, ce dogme servait
précisément de transition entre le polythéisme païen et l’austère monothéisme
juif. La destruction du temple et l’effondrement apparent de la nationalité
judaïque aidèrent également à développer la nouvelle religion. Cette
catastrophe avait laissé une profonde blessure dans le cœur des Judéens de Pendant les dix premières années qui suivirent la destruction du temple, le christianisme avait donc acquis un développement et un prestige remarquables. Il ne recrutait plus uniquement ses partisans parmi les humbles et les ignorants, il se propageait aussi dans la classe plus élevée des lettrés et des patriciens. Dans toutes les villes importantes de l’empire romain, et particulièrement à Rome même, s’étaient organisées des communautés chrétiennes qui se considéraient comme distinctes des Judéens, mais étaient confondues avec ces derniers par les Romains. Dès ce moment, le christianisme ne fut plus un élément négligeable, il commença à exercer une influence sérieuse dans l’histoire. Le christianisme avait opéré une heureuse transformation
dans le monde païen et il aurait pu agir très utilement sur le judaïsme, mais
il fut arrêté dans son action par les dissensions qui éclatèrent dans son
sein et qui l’obligèrent à entrer dans une voie fausse et dangereuse. La
doctrine de Paul sur l’inutilité de la loi judaïque avait introduit dans le
christianisme primitif un germe de discorde qui divisa les partisans de Jésus
en deux grands partis, et ces partis se subdivisèrent à leur tour en petites
sectes dont chacune avait ses vues propres et ses habitudes particulières. Ce
fut, non pas au IIe siècle seulement, mais dès l’origine, que se
manifestèrent pour la première fois dans le christianisme des divergences
qui, du reste, étaient la conséquence fatale de l’opposition des éléments qui
composaient cette religion. Les deux partis principaux qui, dès les premières
années, se dressèrent l’un en face de l’autre, furent les judéo-chrétiens
et les pagano-chrétiens. Les judéo-chrétiens ou Ébionites, qui
avaient formé la communauté primitive, se recrutaient principalement parmi
les Juifs et se rattachaient étroitement au judaïsme, ils en observaient
presque toutes les lois, et ils invoquaient à ce sujet l’exemple de Jésus qui
était resté fidèle aux prescriptions judaïques. Ils attribuaient à Jésus les
paroles suivantes : Le ciel et la terre
disparaîtront avant que ne disparaisse un seul iota de Les pagano-chrétiens professaient des idées tout opposées. Comme la conception d’un Messie libérateur, appelé apparemment dans la langue des prophètes fils de Dieu, était totalement étrangère aux gentils, et que le titre de descendant de David ne pouvait non plus agir bien vivement sur leur esprit, les pagano-chrétiens interprétaient les faits à leur propre point de vue et considéraient Jésus comme un vrai fils de Dieu, et cette idée était pour les païens aussi naturelle qu’elle semblait étrange et singulière aux Judéens. Une fois qu’il était établi que Jésus était fils de Dieu, il devenait nécessaire d’écarter tous les phénomènes, tous les événements, tous les faits qui étaient en contradiction avec cette conception. Jésus ne pouvait plus être venu au monde d’une façon naturelle ; de là cette assertion qu’il était né d’une vierge et engendré par le Saint-Esprit. La première divergence importante entre les Ébionites et les pagano-chrétiens porta donc sur l’idée qu’ils avaient de la nature de Jésus : les premiers le vénéraient comme fils de David, les autres l’adoraient comme fils de Dieu. De plus, les pagano-chrétiens attachaient une médiocre importance à la doctrine de la communauté des biens et du mépris des richesses qui formait la base du christianisme ébionite. Les pagano-chrétiens ou Hellènes avaient leur principal
siège en Asie Mineure ; ils avaient surtout organisé des communautés
dans sept villes, que le langage symbolique de l’époque appelait les sept
étoiles ou les sept lampes d’or. Éphèse contenait la plus
importante de ces communautés. Entre les Ébionites et les pagano-chrétiens,
qui n’avaient de commun que leur nom de chrétiens, régnait une
animosité qui devint, avec le temps, plus âpre et plus violente. Les
judéo-chrétiens ressentaient une haine ardente pour Paul et ses disciples,
ils accablaient d’injures et d’outrages, même longtemps après qu’il fût mort,
celui qu’ils appelaient l’apôtre du prépuce. Rempli d’admiration pour
l’unité et la concorde que le Sanhédrin de Jabné savait maintenir dans le
judaïsme et qui formaient un si vif contraste avec les déchirements du
christianisme, un Ébionite écrivit ce qui suit : Les
Judéens de tous les pays observent encore aujourd’hui la même Loi, ils
croient tous à l’unité de Dieu et suivent les mêmes pratiques, ils ne peuvent
pas avoir des doctrines différentes ni s’écarter du sens de l’Écriture
sainte, car ils interprètent les passages difficiles de Les Ébionites et les pagano-chrétiens n’étaient pas seulement divisés sur les croyances et les dogmes, à régnait également entre eux des divergences politiques. Les judéo-chrétiens, comme les Judéens, haïssaient Rome, les Romains, les empereurs et leurs fonctionnaires. Un de leurs prophètes, qui a composé la première Apocalypse, imitée des visions de Daniel et attribuée à Jean, injuriait en paroles enflammées la ville aux sept collines, Babylone, la grande prostituée. Cette première Apocalypse annonce et appelle sur Rome la pécheresse tous les malheurs, les plus terribles fléaux et dévastations, toutes les humiliations et toutes les hontes ; on ne se doutait guère, à cette époque, que Rome deviendrait un jour la capitale de toute la chrétienté. Les disciples de Paul prêchaient, au contraire, la soumission à la puissance romaine, qu’ils déclaraient instituée par Dieu lui-même. Ils n’éprouvaient pas, comme les judéo-chrétiens, l’amer sentiment de la liberté perdue, et ils recommandaient sans cesse de payer aux Romains taille, impôts, droits de douane, taxes de toutes sortes. La soumission des pagano-chrétiens au pouvoir régnant, leurs avances à Rome, la ville du péché, que les Ébionites vouaient aux flammes de l’enfer, élargissaient encore le fossé qui séparait l’une de l’autre les différentes sectes chrétiennes. Au commencement, les Judéens eurent avec les
judéo-chrétiens, qu’ils nommaient Minéens ou Minim, des
relations assez cordiales. Un docteur de Ces rapports pacifiques entre Judéens et judéo-chrétiens ne furent pas de longue durée. Il est, du reste, dans notre nature d’idéaliser peu à peu l’objet de notre adoration, et d’éprouver pour lui un enthousiasme d’autant plus vif qu’il se trouve plus éloigné de nous. C’est ce qui explique que les Ébionites ne se contentèrent pas longtemps de considérer Jésus comme un Messie, mais inconsciemment, presque malgré eux, ils se rapprochèrent de la doctrine pagano-chrétienne, et attribuèrent à Jésus des vertus divines et la puissance de faire des miracles. Cette nouvelle conception sépara de plus en plus les judéo-chrétiens du judaïsme, auquel cependant ils croyaient continuer à se rattacher. On vit ainsi se former de nombreuses sectes composées d’Ébionites et d’Hellènes, qui établirent une sorte de gradation allant depuis les judéo-chrétiens, sévères observateurs de la loi de Moïse, jusqu’aux Antitaktes, qui méprisaient cette loi. Tout près des Ébionites se tenaient les Nazaréens. Eux aussi admettaient le caractère obligatoire de la loi judaïque, mais ils expliquaient que Jésus était né d’une façon surnaturelle d’une vierge et du Saint-Esprit, et ils le douaient d’attributs divins. D’autres allaient encore plus loin, ils rejetaient en partie ou totalement les prescriptions judaïques. Par suite de cette transformation dans la doctrine des
judéo-chrétiens, il était fatal que la scission devînt complète entre eux et
les Judéens. Le moment devait forcément arriver où les Ébionites
comprendraient eux-mêmes qu’ils n’appartenaient plus à la communauté
judaïque, et où ils s’en sépareraient complètement. La lettre de divorce
adressée par le judéo-christianisme à la communauté mère existe encore ; elle
prescrit aux partisans judaïtes de Jésus de s’éloigner totalement de leurs
anciens coreligionnaires. L’Épître aux Hébreux explique, d’après la
méthode aggadique de l’époque, que le Messie crucifié a été à la fois la
victime qui expie et le prêtre qui absout ; elle montre que Ainsi, ce judaïsme que les judéo-chrétiens s’étaient efforcés de maintenir intact, ils l’attaquaient maintenant, lui et ses chefs, avec la dernière violence. Par ces attaques, ils servaient, sans le vouloir, la cause des Hellènes et préparaient le terrain pour la doctrine paulinienne, qui se développa très rapidement et put bientôt se faire accepter comme le seul et vrai christianisme, comme le catholicisme (la religion pour tous). Les Ébionites et les Nazaréens furent absorbés peu à peu par la communauté toujours croissante des pagano-chrétiens. Comme ces derniers, ils invoquaient Jésus comme un Dieu dans leurs prières et ils flétrissaient les Judéens du nom de déicides. La haine qu’ils avaient vouée à leurs anciens coreligionnaires était si profonde que, pour leur nuire, ils se faisaient délateurs et les accusaient, auprès des autorités romaines, de conspirer et de fomenter des révoltes. Ceux des Ébionites qui continuèrent à rester fidèles à leurs premières opinions formèrent de petits groupes sans importance, méprisés des Judéens et des chrétiens. Au milieu de ce conflit de doctrines se produisit un phénomène singulier : à mesure que les Ébionites s’écartaient de la loi judaïque ; les Hellènes, au contraire, s’en rapprochaient. En dehors de ces deux partis principaux, les
judéo-chrétiens et les pagano-chrétiens, le christianisme vit se former dans
son sein des sectes nombreuses sous les dénominations les plus étranges et
avec les plus singulières tendances. Un demi-siècle après la destruction du
temple, il s’était produit une évolution importante dans les deux religions
qui se partageaient alors le monde, dans le judaïsme et le paganisme ;
le premier, qui, après l’effondrement de la nationalité juive, fut privé de
l’appui politique de l’État, se réorganisa et redevint florissant ; le
second, en pleine possession de la puissance politique, se désagrégea et
pencha vers sa ruine. Une activité extraordinaire régna à cette époque dans
les esprits, une sorte d’effervescence intellectuelle d’où sortirent les
productions les plus bizarres. Aux éléments provenant du judaïsme et du
christianisme vinrent s’associer des éléments étrangers fournis par le
système judéo-alexandrin de Philon, par la philosophie grecque et, en
général, par toutes sortes de doctrines qu’il n’est plus possible de
déterminer distinctement. C’était un vrai chaos d’opinions et de croyances où
se mêlaient, se pénétraient et se fondaient les unes dans les autres les
idées les plus opposées et les plus disparates, pensées juives et pensées
païennes, notions vieilles et idées neuves, vérités et erreurs, conceptions
grossières et conceptions élevées. On aurait dit que toutes les doctrines de
l’antiquité voulussent introduire dans le christianisme naissant quelque
chose de leur essence pour acquérir une plus grande valeur et s’assurer une
plus longue durée. Cet accouplement d’éléments si opposés produisit des systèmes
difformes et monstrueux. La vieille question de l’origine du mal et de la
possibilité d’en concilier l’existence avec l’idée d’une Providence juste et
miséricordieuse passionnait tous ceux que les apôtres chrétiens avaient
familiarisés avec la pensée judaïque. On ne croyait pouvoir résoudre cette
question qu’en imaginant une nouvelle conception de Dieu, dont les éléments
étaient empruntés aux systèmes religieux les plus divers. La connaissance de
Dieu, de ses rapports avec le monde et la vie religieuse et morale fut
appelée gnose, et ceux qui croyaient être en possession de cette
connaissance se nommaient eux-mêmes des gnostiques, c’est-à-dire des
hommes supérieurement doués qui ont pénétré les mystères de l’harmonie
universelle. Les gnostiques ou, pour mieux dire, les théosophes flottaient
entre le judaïsme, le christianisme et le paganisme, c’est à ces trois
religions qu’ils avaient emprunté leurs idées, leurs conceptions et leurs
raisonnements, et ils se recrutaient parmi les Judéens, les chrétiens et les
païens. La doctrine gnostique exerça sans doute une sorte de fascination sur
les esprits, puisque les autorités de Les sectes gnostiques, dont les tendances étaient si
variées et si contradictoires, professaient cependant quelques opinions
communes. Les fondateurs de la gnose avaient une idée particulière de la
divinité qu’ils opposaient à la conception judaïque. Selon eux, ce. qu’on
appelle Dieu est composé de deux principes, un Dieu suprême et un Créateur.
Le Dieu suprême est appelé le Silence ou le Repos, il trône
dans les sphères élevées et n’a aucun rapport avec le monde. Son essence est
la bonté, l’amour et la miséricorde. Une partie de son essence est révélée au
monde par des émanations, nommées Éons. Au-dessous de l’Être suprême, les
gnostiques plaçaient le Créateur de l’univers, le Démiurge ;
qu’ils appelaient aussi le Souverain. C’est lui qui a créé et qui
gouverne le monde ; il a délivré Israël et lui a donné des lois. De même que
les attributs de l’Être suprême sont l’amour et la miséricorde s’exerçant en
toute liberté, de même les attributs du Créateur sont la justice et la
sévérité, qui se manifestent par les lois et les devoirs. A cette époque, on
trouvait dans A ces trois puissances supérieures correspondent trois
classes ou trois castes d’hommes. Il y a d’abord les hommes d’une
intelligence remarquable (les pneumatiques), qui sont leur propre loi et leur
propre règle ; ils n’ont besoin ni de guide, ni de tutelle : tels
sont les prophètes et les représentants de la vraie gnose. Au-dessous d’eux
se trouvent les hommes sensuels (psychiques), les serviteurs du démiurge ; ils
subissent le joug de Harcelé par les agressions incessantes que les chrétiens
dirigeaient contre lui, le judaïsme dut songer à sa défense, lutter pour son
existence et son avenir. L’ennemi pénétrait dans ses temples, profanait ses
sanctuaires, obscurcissait sa conception si pure de ta divinité, faussait et
dénaturait ses doctrines, lui enlevait ses partisans et leur inspirait la
haine et le mépris pour tout ce qu’ils avaient respecté et vénéré. A des
attaques aussi dangereuses il fallait opposer une action prompte et
énergique. On semblait être revenu à la période des Macchabées, à cette
époque funeste où les hellénisants avaient allumé la discorde dans la maison
d’Israël ; encore une fois les enfants se liguaient contre leur mère. Le
petit groupe des Tannaïtes sentit le danger qui menaçait le judaïsme ; il
trembla pour Par suite de leur hostilité croissante contre leur ancienne foi, les judéo-chrétiens furent considérés par le Sanhédrin de Jabné comme totalement séparés du judaïsme ; ils furent déclarés, au point de vue religieux, inférieurs aux Samaritains et, sous certains rapports, même aux gentils. Il fut interdit aux Judéens de goûter de leur viande, de leur pain et de leur vin, comme il leur avait été interdit, peu de temps avant la destruction du temple, de goûter des aliments des païens. Les écrits chrétiens furent traités comme les livres de magie, et frappés d’anathème ; il fut expressément défendu d’avoir des relations avec les judéo-chrétiens, de leur rendre service, d’employer les remèdes dont ils se servaient en prononçant le nom de Jésus pour guérir les malades. On inséra à leur intention dans la prière journalière une formule de malédiction contre les Minéens et les délateurs. Cette formule fut rédigée, sur l’ordre du patriarche Gamaliel, par Samuel le jeune, et reçut le nom de Birkat-haminim. Elle paraît avoir servi en quelque sorte d’épreuve pour faire reconnaître ceux qui étaient secrètement attachés au judéo-christianisme. En effet, il fut décidé que l’officiant qui passerait cette formule ou la prière pour la restauration de l’État judaïque serait contraint de cesser immédiatement sa fonction. Le Sanhédrin notifia par des lettres adressées aux communautés les décisions qu’il avait prises contre les sectes judéo-chrétiennes. Celles-ci, informées de ces diverses mesures, reprochèrent aux Judéens de maudire Jésus trois fois par jour, dans la prière du matin, de l’après-midi et du soir. Cette imputation, comme tant d’autres accusations dirigées contre les Juifs, est injuste et repose sur un malentendu. Ce n’est pas au fondateur du christianisme ni à la généralité des chrétiens, mais aux seuls Minéens que s’appliquait la formule de malédiction. Toutes ces lois ne visaient nullement les pagano-chrétiens. Du reste, ces mesures restrictives ne durent pas froisser bien vivement les Nazaréens et les autres sectes qui s’étaient détachés du judaïsme, puisqu’ils avaient rompu de leur plein gré le lien qui les rattachait aux Judéens. Quoique les judéo-chrétiens fussent exclus de la
communauté judaïque, leurs doctrines continuèrent à agir sur les Judéens.
Certaines conceptions gnostiques, c’est-à-dire demi chrétiennes, s’étaient
introduites dans le judaïsme. Les idées sur la matière première de l’univers,
sur les éons, sur la division des hommes en trois classes, sur l’existence de
deux dieux, un dieu de la bonté et un dieu de la justice, avaient été
accueillies avec faveur et avaient pénétré assez profondément dans les
esprits pour se refléter dans la prière. Certains passages rappelaient
clairement des pensées gnostiques ou chrétiennes. Des formules de prières,
telles que les suivantes : Seigneur, les bons te
louent, ou, Que ton nom soit invoqué
pour le bien, la répétition de ces mots : Seigneur, c’est toi que nous louons, l’emploi
de deux termes différents pour désigner Dieu, tout cela était considéré comme
faisant allusion à la fausse doctrine des théosophes, qui faisait ressortir
la bonté de Dieu au détriment de sa justice et attaquait ainsi le principe
fondamental du judaïsme. Le développement des conceptions gnostiques parmi
les Judéens était favorisé par l’étude approfondie du chapitre de Les Tannaïtes étaient assez perspicaces pour reconnaître
les dangers résultant de la liberté d’examiner et de scruter les vérités supérieures
du judaïsme, et ils prirent des mesures pour les écarter. Akiba, surtout,
insista pour qu’on essayât d’arrêter le développement de cette doctrine qui
conduisait à l’apostasie et à l’immoralité. Il déclara qu’il était imprudent
d’expliquer devant le peuple le texte de l’histoire de Toutes ces mesures contre les idées gnostiques et chrétiennes furent très efficaces ; grâce à elles, les conceptions du judaïsme sur Dieu, sur ses rapports avec le monde et sur les obligations morales de l’homme, conservèrent toute leur pureté. Les Tannaïtes, comme jadis les prophètes dans leur lutte contre le paganisme, eurent l’immense mérite de protéger le judaïsme contre l’infiltration de théories fausses et dangereuses. Stimulés par l’instinct de conservation, ils ont élevé une barrière entre les judéo-chrétiens et les Judéens et maintenu pures de tout alliage les doctrines judaïques ; ils ont ainsi affermi le judaïsme et lui ont donné une force de résistance qui lui a permis de rester debout au milieu des tempêtes qui, pendant plusieurs siècles, l’ont assailli de toutes parts. Grâce à la vitalité vigoureuse que le judaïsme avait ainsi acquise, il put exercer au dehors une influence assez considérable. Le christianisme, dont les origines étaient si humbles, se glorifiait d’avoir recruté, dans l’espace de deux générations, un nombre très élevé d’adhérents parmi les païens, qui avaient accepté la nouvelle doctrine et échangé leurs dieux nationaux contre un Dieu inconnu. Mais le judaïsme pouvait se glorifier, à plus juste titre, des recrues qu’il avait faites dans le paganisme. Du reste, la victoire du christianisme sur la religion païenne était due en grande partie au judaïsme, dont les principes et l’enseignement moral contribuaient surtout à convertir les gentils. Les apôtres, qui avaient déclaré la guerre aux superstitions et aux croyances mythologiques des Grecs et des Romains, puisaient leurs convictions dans leur connaissance du judaïsme et empruntaient leurs armes aux prophètes qui avaient fustigé de leurs railleries mordantes l’idolâtrie avec ses compagnons inséparables, le découragement et l’immoralité. Le judaïsme, au contraire, n’eut recours qu’à ses propres ressources pour remporter sur le paganisme des victoires d’autant plus significatives que l’austérité de ses pratiques devait attirer moins vivement les gentils que la religion facile des chrétiens. De plus, le christianisme envoyait au loin ses apôtres zélés et ardents qui, à l’exemple de Paul, provoquaient les conversions par leur éloquence et leurs cures miraculeuses. Loin d’imposer aux nouveaux convertis des obligations sévères et préalables, il se montrait pour eux plein d’indulgence, leur permettait de conserver en partie leurs anciennes idées, de vivre, comme par le passé, au milieu de leur famille, de leurs parents et de leurs amis. Le judaïsme employait des moyens tout différents. Il n’avait point d’apôtres éloquents, pleins d’activité et de feu pour le prosélytisme. Au désir de ceux qui voulaient se convertir à ses doctrines, il opposait la difficulté d’observer ses nombreuses et rigoureuses prescriptions. Les païens qui demandaient à embrasser le Judaïsme se heurtaient à des obstacles sans nombre. Ils devaient se soumettre à l’opération douloureuse de la circoncision, se séparer de leur famille, se distinguer chaque jour de leurs plus intimes amis par la nourriture et la boisson. C’est donc un fait bien digne de remarque que les conversions des gentils au judaïsme se multiplièrent particulièrement à Rome dans la première moitié du siècle qui suivit la chute de l’État judaïque. Le philosophe Sénèque avait déjà déploré que, sous le règne de Néron, le judaïsme eût des adhérents dans toutes les contrées. Trente ou quarante ans plus tard, Tacite formula la même plainte. Cet historien, aux vues si profondes, ne pouvait comprendre que des Romains de son temps se décidassent à supporter l’opération de la circoncision, à mépriser leurs dieux, à renoncer à leur patrie, à abandonner parents, enfants, frères et sœurs, pour s’attacher au judaïsme. Les lois sévères que Domitien édicta contre les prosélytes démontrent que ces derniers se trouvaient en grand nombre dans l’empire romain. Josèphe raconte, comme témoin oculaire, qu’à cette époque les païens respectaient sincèrement le judaïsme, que beaucoup d’entre eux observaient le sabbat et les lois alimentaires, et célébraient la fête des Illuminations. La foule surtout éprouvait une vive sympathie pour la religion judaïque. Quiconque, dit cet historien, observe ce qui se passe autour de lui dans sa patrie et sa famille, ne démentira pas mes paroles... Même si nous n’étions pas disposés à admirer la grandeur de notre religion, nous y serions contraints par la vénération que la foule témoigne pour nos prescriptions. Il est possible que les nombreux prisonniers de guerre juifs qui furent envoyés dans les régions les plus éloignées de l’empire romain aient inspiré à leurs maîtres une certaine estime pour les doctrines judaïques. Ce n’était pas chose si rare de voir des esclaves acquérir par leur vertu et leur instruction une grande influence sur leurs maîtres, dont ils modifiaient les idées et les mœurs. Juvénal, dans ses satires contre les vices et les folies de ses contemporains, raille les pères de famille qui respectent les usages religieux des Judéens et initient ainsi leurs enfants à la religion judaïque : Quand
des enfants ont un père qui observe le sabbat, Ils
adoreront bientôt la puissance du ciel et des nuages. Ils
s’abstiendront de manger du porc, comme si c’était de la chair humaine, Parce
que le père s’en est abstenu; bientôt ils se feront circoncire. Élevés
dans le mépris des vieilles lois romaines, Ils
n’étudient, ne pratiquent, ne révèrent que la loi judaïque, Et
tout ce que Moïse a transmis à ses adeptes dans un livre mystérieux. Ils
n’indiquent la route qu’aux voyageurs de leur secte, Ils
ne conduisent vers la source limpide que les circoncis. C’est
la faute du père, qui consacre le septième jour à la paresse, Et
craint de prendre part en ce jour aux moindres devoirs de la vie. Eliezer et Josua furent en désaccord sur les conditions auxquelles devaient se soumettre les prosélytes pour être admis comme Juifs. Le premier ne permettait d’accueillir que ceux qui s’étaient fait circoncire ; le second déclarait qu’il suffisait aux convertis de se baigner dans une eau vive devant deux témoins idoines. Cette dernière opinion paraît avoir prévalu ; de nombreux Romains furent reçus dans la communauté judaïque sans s’être soumis à la circoncision. L’historien Josèphe qui, par son apologie du judaïsme et de la race juive, et probablement aussi par sa parole, s’efforça de recruter et a recruté des adhérents pour le judaïsme dans les classes élevées de la société romaine, déclara également que la circoncision n’était pas indispensable aux prosélytes. Le plus illustre des prosélytes juifs fut Aquilas.
Il était originaire du Pont, où il possédait des biens considérables. Versé
dans la connaissance de la langue grecque et de la philosophie, il abandonna,
dans la maturité de l’âge, le culte du paganisme pour s’associer à une secte
judéo-chrétienne, qui était très fière d’un tel adhérent. Mais il renonça
bientôt au christianisme et embrassa la foi judaïque. Les chrétiens
s’affligèrent de la défection d’Aquilas aussi vivement qu’ils s’étaient
réjouis de sa conversion, et ils répandirent des bruits calomnieux sur son
compte. Aquilas avait des rapports fréquents avec les principaux Tannaïtes,
tels que Gamaliel, Eliezer, Josua et surtout Akiba, dont il devint le
disciple. Il s’identifia si bien avec le judaïsme qu’il entra dans l’ordre
des compagnons et devint un plus strict observateur des lois de pureté
lévitique que le patriarche lui-même. Lorsqu’à la mort de son père il
partagea la succession paternelle avec ses frères, il jeta dans la mer, afin
de n’en tirer aucun profit, l’argent qu’il avait reçu comme compensation pour
la part qui lui revenait des idoles. Aquilas s’illustra par sa nouvelle
traduction grecque de l’Écriture sainte. Il conçut le projet de donner de Cependant une bonne traduction grecque de A ce moment eut lieu à Rome un événement qui produisit une
profonde sensation ; ce fut la conversion au judaïsme de Flavius
Clemens. Clemens était un cousin de l’empereur Domitien, membre du sénat
et ancien consul ; sa femme était également une proche parente de
l’empereur. Ses deux fils avaient été nommés Césars par Domitien ; l’un
d’eux était donc l’héritier présomptif du trône. Quelle perspective
éblouissante pour les Judéens ! Un parent de Titus, de celui qui avait
détruit le temple, allait peut-être relever le sanctuaire de ses ruines !
Clemens avait tenu secret son attachement au judaïsme ; mais sa
conversion ne resta pas cachée aux Juifs de Rome ni aux chefs religieux de Josèphe publia (en 93 ou 94) un quatrième ouvrage, qui n’efface pas totalement, il est vrai, l’acte de trahison dont il s’était accusé lui-même pour conserver les bonnes grâces de Domitien, mais qui montre son profond attachement pour sa race et sa religion. Ce livre lui a valu la reconnaissance de ses coreligionnaires. Il réfuta avec un grand courage et une profonde conviction, dans deux livres intitulés Contre les Grecs ou Contre Apion, les fausses accusations dirigées contre le judaïsme et la nation juive, et il fit valoir avec chaleur la supériorité de la morale judaïque. Ces deux ouvrages furent spécialement écrits pour convertir au judaïsme les gentils instruits. Josèphe y mentionne avec une satisfaction évidente ce fait heureux que de nombreux païens grecs et romains vénéraient le Dieu d’Israël et suivaient ses lois. Il avait dédié ces livres à son ami Épaphrodite, un Grec très lettré, et aux compagnons de ce dernier, qui avaient marqué leur prédilection pour le judaïsme. Il est à croire que Josèphe a aussi défendu verbalement la cause de sa religion pour faire des prosélytes. Comme il demeurait dans le palais impérial, il a sans doute été en relations avec Flavius Clemens. Lorsque Domitien fit condamner à mort et exécuter les prosélytes juifs et son propre cousin Flavius Clemens, il ordonna en même temps d’ouvrir une enquête contre Josèphe, accusé d’avoir attiré les coupables au judaïsme ; Josèphe paraît même avoir été exécuté. Mais les patriotes juifs ressentaient pour le célèbre historien une haine si ardente qu’ils ont gardé le silence sur sa mort, qui, peut-être, fut celle d’un martyr. Même les quatre docteurs qui ont laissé des traditions orales sur la mort de Flavius Clemens et se sont entretenus souvent avec Josèphe, pendant leur séjour à Rome, ne parlent pas de sa fin. Domitien paraît aussi avoir demandé au Sénat de décréter une persécution générale contre les Judéens de l’empire romain, mais il tomba sous le poignard des conjurés, et sa mort subite mit fla à ses projets sanguinaires. Le successeur du cruel Domitien fut le doux et honnête Nerva. Cet empereur était juste, sage et affable ; il lui manquait cependant la vigueur et l’activité de la jeunesse pour faire exécuter ses ordres et raffermir l’empire romain si fortement ébranlé par les exécutions sanglantes et le gouvernement capricieux de Domitien. Son avènement au trône fut un bienfait pour les Judéens et les prosélytes. Pendant la courte durée de son règne (de septembre 96 à janvier 98), Nerva, qui eut à redresser tant d’abus et à réparer tant d’iniquités dans l’administration, consacra cependant une partie de son temps et de ses efforts à améliorer la situation des Judéens. La loi qui condamnait comme ennemis de la religion les prosélytes juifs ne fut plus appliquée, la taxe judaïque fut, sinon complètement abolie, du moins perçue avec une grande modération. L’autorité judiciaire reçut l’ordre de ne plus poursuivre ceux qui étaient accusés de s’être soustraits à cet impôt, et ce généreux acte de Nerva causa aux Judéens une satisfaction si profonde qu’ils frappèrent une médaille spéciale pour en perpétuer le souvenir. Sur cette médaille, qui a été conservée, on voit, d’un côté, l’empereur Nerva, et, de l’autre, un palmier, symbole des Judéens, avec cette légende : Fisci judaici calumnia sublata (les accusations touchant la taxe judaïque ne sont pas recevables). Ce résultat était peut-être dû aux efforts des quatre Tannaïtes qui se trouvaient encore à Rome à l’époque de la mort de Domitien et de l’avènement de Nerva, et qui défendirent probablement avec succès devant les autorités les doctrines du judaïsme. Nerva ne régna pas assez longtemps pour faire pénétrer dans le peuple l’esprit de justice et de tolérance dont il était animé envers le judaïsme. |