Première époque — Le recueillement après la chute
La malheureuse issue de la lutte que les Juifs avaient
soutenue pendant quatre ans contre les Romains avec une si vaillante énergie,
la chute de l’État, l’incendie du temple, la condamnation infligée aux
prisonniers à travailler dans les mines de plomb en Égypte, à être vendus sur
les marchés d’esclaves on à combattre comme gladiateurs dans les cirques,
toutes ces catastrophes produisirent sur les Judéens survivants une telle
impression d’effarement et de stupeur, qu’elles paralysèrent en eux tout
esprit d’initiative et toute volonté. Johanan n’était pas, à vrai dire, un disciple de Hillel,
mais il était animé de son esprit. Quand les Judéens formaient encore une
nation, il siégeait au Sanhédrin et enseignait à l’ombre du sanctuaire ;
son école à Jérusalem jouissait, parait-il, d’une grande autorité. Seul, il
savait opposer des arguments victorieux aux raisonnements des Sadducéens, et
détruire leurs creuses théories par une pénétrante dialectique. Par suite de
son caractère et de ses sentiments de modération, il s’était rapproché,
pendant la tourmente révolutionnaire, du parti de la paix, et, à maintes
reprises, il avait exhorté le peuple et les zélateurs à livrer la ville et à
se soumettre à la domination romaine. Pourquoi,
disait-il aux agitateurs, voulez-vous détruire la
cité et livrer le temple aux flammes ? Malgré sa grande
autorité, il n’eut aucune prise sur l’esprit des zélateurs, qui repoussèrent
tous ses avertissements. Les espions que le général romain entretenait dans
la ville assiégée ne manquèrent pas de l’informer que Johanan était ami des
Romains et conseillait aux chefs de l’insurrection de faire la paix. Les
nouvelles de la ville étaient écrites sur de petits billets qu’on lançait au
moyen de flèches dans le camp romain. Johanan, par crainte des zélateurs, ou
peut-être par simple prévoyance et dans l’intention de préparer un refuge à
l’étude de Tant que la lutte s’était poursuivie, âpre et sanglante, sous les murs de Jérusalem, dans les rues et autour du temple, Johanan était resté condamné à l’inaction. A la nouvelle que les remparts étaient tombés et le temple livré aux flammes, le maître et les disciples avaient déchiré leurs vêtements, ils avaient gémi et pleuré comme sur la mort d’un parent bien-aimé. Mais Johanan n’avait pas désespéré, il avait compris que le sort du judaïsme n’était pas lié à celui du sanctuaire et de l’autel, et que la religion judaïque ne sombrerait pas avec Jérusalem et son temple. Et comme ses disciples s’étaient affligés sur la destruction de l’autel et l’abolition forcée des sacrifices, il les avait consolés en leur rappelant que la charité et l’amour des hommes étaient aussi méritoires que les sacrifices, ainsi qu’il est dit dans l’Écriture sainte. J’aime la charité et non les sacrifices. Il parut évident à Johanan, qui professait des idées si libérales sur la valeur des sacrifices, qu’il fallait avant tout substituer au temple un autre centre religieux. Il réunit donc à Jabné une sorte de Sanhédrin dont il fut reconnu sans conteste le chef suprême. Ce nouveau tribunal (Bet-din) ne comptait certainement pas soixante-dix membres, et son rôle devait être tout différent de celui du Sanhédrin de Jérusalem, qui, par suite de la révolution et de la force des choses, avait dû être investi des attributions politiques les plus importantes. Mais le Sanhédrin de Jabné, comme autrefois celui de Jérusalem, avait une autorité souveraine dans les questions religieuses et exerçait les fonctions judiciaires d’un tribunal supérieur. Pour mener à bien au milieu de circonstances défavorables une œuvre aussi importante que celle de la création et de l’organisation du Sanhédrin ; il fallait l’influence considérable d’un homme comme Johanan. Seul, ce docteur avait l’autorité nécessaire pour combattre avec succès cette croyance que le Sanhédrin n’était un pouvoir religieux et judiciaire, représentant de la nation tout entière, que s’il avait son siège dans l’intérieur du temple. En montrant que l’autorité du Sanhédrin état indépendante de l’endroit où elle était exercée, et en établissant ce Conseil à Jabné, Johanan prouva que l’existence du judaïsme n’était nullement liée à l’institution des sacrifices. A partir de ce moment, et sans que se produisit la moindre opposition, Jabné remplaça Jérusalem et devint le centre religieux et national des communautés dispersées. Le privilège le plus important du Sanhédrin, celui qui lui a toujours permis d’exercer une action efficace sur toutes les communautés du dehors, le droit de fixer les jours de fête, fut accordé au Conseil de Jabné. Dans cette ville se constitua encore une autre assemblée qui prit le modeste titre de Bet-din (tribunal), et dont Johanan obtint également la présidence. Ce qui soutenait Johanan, ses disciples et les autres
docteurs de Cette époque si néfaste est décrite d’une façon saisissante dans une allocution que Johanan ben Zakkaï adressa à ses disciples. Un jour, ce docteur aperçut une jeune fille, de famille riche, qui ramassait des grains d’orge jusque sous les pieds des chevaux pour s’en nourrir. A ce spectacle d’une poignante tristesse, il s’écria : Peuple infortuné qui ne voulais pas servir ton Dieu, tu es maintenant condamné à servir des nations étrangères ! Tu refusais un demi sicle pour le service du temple, et tu payes maintenant à tes ennemis un impôt trente-cinq fois plus élevé ; tu ne voulais pas entretenir en bon état les chemins et les routes pour les pèlerins qui se rendaient à Jérusalem, et maintenant tu es obligé d’entretenir les maisonnettes des gardiens romains dans les vignes qu’ils se sont appropriées ! Les membres survivants de la famille royale d’Hérode,
Agrippa et sa sœur Bérénice, paraissent avoir contribué à adoucir les
souffrances du peuple vaincu. Bérénice, dont la beauté semblait défier le
temps, sut retenir longtemps Titus captif de ses charmes et de sa séduction,
et il s’en fallut de peu que la princesse juive ne devint impératrice
romaine. Le préjugé de l’orgueil romain contre son origine judaïque et
barbare fut le seul obstacle à l’union de Bérénice et de Titus, et il força
ce dernier à rompre des relations qui avaient duré de nombreuses années.
Bérénice dut s’éloigner du palais impérial, elle retourna sans doute auprès
de son frère en Palestine. Elle garda cependant toute son influence sur
Titus, qui n’avait pas encore renoncé à l’espoir de l’épouser, et elle dut
intervenir souvent en faveur de ses malheureux coreligionnaires pour lesquels
elle avait gardé un sincère attachement. Agrippa, le dernier roi des Judéens,
avait gagné la faveur de Vespasien par les services qu’il avait rendus,
pendant la guerre, à la maison des Flaviens, et il est probable que ses
anciennes possessions s’agrandirent alors du territoire de Agrippa avait été haï par les zélateurs, mais les docteurs
de Quel était donc l’enseignement de Johanan dans l’école de
Jabné ? Hillel, l’illustre docteur, le modèle des savants pour les
générations postérieures, avait imprimé au judaïsme un caractère propre, ou
pour mieux dire, il avait développé et organisé ce qui est l’essence même du
judaïsme, et il avait ainsi créé une théorie particulière, une sorte de
théologie judaïque ou plutôt une nomologie (science des lois religieuses). Il
avait éloigné l’étude de Le verset des Proverbes
(XIV, 10) : La vertu des peuples est un péché était
interprété à cette époque dans son sens littéral, avec une prévention
manifeste contre les gentils. Les païens,
disait-on, seront traités comme des pécheurs,
même s’ils se montrent bons et généreux envers nous, car ils ne nous traitent
avec bienveillance que pour nous humilier. L’explication que
Johanan ben Zakkaï donnait de ce verset était inspirée au contraire de la
plus noble bienveillance. De même que les
sacrifices rachètent les fautes d’Israël, de même la bonté et la charité
rachètent les fautes des autres nations. Les efforts de Johanan
pour apaiser les esprits agirent d’une façon très heureuse sur Vespasien et
Titus, et ce fut probablement pour récompenser ces efforts que les deux
empereurs Flaviens traitèrent les Judéens avec une certaine douceur, même
après qu’ils se furent soulevés dans Autour de Johanan, chef et âme de l’école, étaient encore
groupés quelques autres docteurs de Nahum se servit d’une méthode particulière pour tirer les
lois orales du texte sacré. Il établit comme principe que le législateur
s’était servi avec intention de certaines particules dans Il est difficile de déterminer exactement le temps que
Johanan est resté à la tête de l’école de Jabné ; ce docteur n’a
cependant pas dû y exercer son action pendant plus de dix ans, et il est peu
probable qu’il ait assisté à l’avènement de Domitien. Quant à l’histoire, à
cette époque, des communautés juives de Rome, de Johanan mourut doucement, entouré de ses disciples. Avant de mourir, il eut avec eux un suprême entretien qui nous découvre son âme tout entière. Lorsque les disciples témoignèrent leur surprise de voir leur maître, si courageux pendant la vie, trembler devant la mort, il leur répondit qu’il ne craignait pas de quitter cette terre, mais de comparaître devant Celui qui est un juge équitable et incorruptible, et en les bénissant il leur adressa les paroles suivantes : Puisse la crainte de Dieu produire sur vous une action aussi salutaire que la crainte des hommes. Puis il rendit le dernier soupir en exprimant l’espoir de la vague prochaine du Libérateur. A cette époque, l’activité juive s’était uniquement
concentrée sur l’étude de Ce docteur était un descendant de Hillel, et ses aïeux
s’étaient succédés pendant quatre générations à la tête du Sanhédrin. Il a
fallu sans doute triompher de nombreuses difficultés avant que le fils de
celui qui avait participé à la révolte contre Rome pût être nommé à une telle
dignité. Gamaliel prit comme ses aïeux le titre de Nassi (patriarche). Son
élévation au patriarcat avait été favorisée par Agrippa et Bérénice, elle dut
avoir lieu sous le règne de Titus (79-81), à l’époque où cet empereur jouait le rôle de
bienfaiteur du peuple et se faisait appeler les
délices du genre humain, lorsque Bérénice espérait encore devenir
impératrice romaine. Ce fut à cette même époque que les lieutenants romains
de Gamaliel choisit pour résidence la ville de Jabné. Cette
ville occupait alors le premier rang comme siège de l’enseignement juif, mais
au dehors et tout près d’elle s’étaient fondées de nouvelles écoles. Eliezer
enseignait à Lydda, Josua à Bekiin, plaine qui s’étend entre Jabné et Lydda.
D’autres disciples de Johanan étaient entourés de groupes d’élèves qui leur
donnaient le titre de Rabbi (maître). Pour le distinguer des autres docteurs, on donna à
Gamaliel le titre de Rabban (le maître général). Ainsi l’étude de La vie privée de Rabban Gamaliel est peu connue ; toutefois les rares informations que l’histoire nous a transmises sur ce docteur attestent la haute moralité de son caractère et l’élévation de ses sentiments. Il possédait des terres qu’il avait louées à des fermiers à la condition de recevoir comme redevance une part de la récolte. Il fournissait à ces fermiers les semences, et il ne se les faisait payer qu’au prix le plus bas de l’année. Il témoignait une profonde affection à son esclave favori Tabi qu’il aurait volontiers affranchi, si la loi le lui avait permis. Quand Tabi mourut, il accueillit comme pour la perte d’un parent les condoléances qui lui étaient adressées. Gamaliel paraît avoir possédé quelques connaissances mathématiques ; il se servait déjà du télescope. Sur les murs de sa chambre étaient tracées les phases de la lune, et il utilisait ces ligures pour contrôler les assertions des témoins qui venaient l’informer de l’apparition de la nouvelle lune. Du reste, il se réglait plus, pour la fixation de la néoménie et des fûtes qui en dépendaient, d’après ses calculs astronomiques que d’après le témoignage de ceux qui déclaraient avoir aperçu la lune dans sa première phase. C’était une tradition dans la maison du Nassi de s’occuper de ces questions d’astronomie. Gamaliel se rendait souvent dans les communautés pour
examiner par lui-même leur situation et s’informer de leurs besoins. Il ne
bornait pas ses visites aux seules communautés de La réconciliation des deux écoles était probablement due
aux efforts de Gamaliel. Ce docteur veillait avec un soin jaloux sur son
œuvre et combattait avec énergie toute opposition à une prescription du
Conseil. Sa sévérité contre les opposants parait lui avoir encore inspiré une
autre décision. Il défendit, en effet, l’accès de l’école à toute personne
dont la pureté de sentiments et d’intentions n’était pas connue, et il plaça
à l’entrée de la salle un gardien chargé d’en éloigner tous les suspects. Il
est à supposer que Gamaliel roulait atteindre par cette mesure ceux qui
n’étaient poussés à l’étude de Les deux mesures que le Nassi avait prises pour imposer à tous les décisions doctrinales du patriarcat et tenir éloignées certaines personnes de l’école soulevèrent chez les docteurs une opposition qui ne se manifesta d’abord que fort timidement. L’arme dont se servait Gamaliel pour briser les résistances était l’excommunication, arme qu’il maniait avec l’énergie et l’implacable sévérité qu’inspire une ardente conviction. L’excommunication (Nidduï) n’avait pas encore à ce moment la sombre signification qu’elle eut plus tard ; elle consistait simplement à isoler sévèrement l’excommunié en défendant tout rapport et tout commerce avec lui jusqu’à ce qu’il se fût soumis repentant à l’autorité du Conseil. Tant que durait l’excommunication, qui était infligée au moins pour trente jours, le coupable devait être vêtu de noir et observer certaines pratiques de deuil, et s’il mourait pendant qu’il était excommunié sans avoir pu auparavant s’amender ou faire acte de soumission, le tribunal faisait déposer une pierre sur son cercueil. Gamaliel ne se laissait arrêter par aucune considération d’amitié ou de famille. Justicier inexorable, il ne craignait pas de se créer des ennemis acharnés en lançant l’excommunication contre les personnages les plus importants de son époque ; il excommunia son propre beau-frère, Eliezer ben Hyrkanos. Profondément convaincu que la moindre scission dans le judaïsme menacerait l’existence même de la religion juive à laquelle de nombreuses sectes judéo-chrétiennes livraient déjà des assauts multipliés, Gamaliel, pour maintenir intacte l’unité de cette religion, châtiait avec rigueur les plus légers écarts. Un jour, les docteurs discutaient sur une question de médiocre importance ; il s’agissait d’un fourneau, construit d’après un système spécial (fourneau d’Aknaï), qu’une décision de la majorité avait déclaré propre à devenir impur comme tout autre vase d’argile. Eliezer, pour rester fidèle à une tradition qu’il avait reçue à ce sujet, refusa d’accepter cette décision, et le Conseil, sur la proposition de Gamaliel, excommunia le hardi contradicteur. Quelques docteurs blâmèrent le patriarche de sa sévérité envers un membre du Sanhédrin et lui reprochèrent son despotisme. Gamaliel, attestant la pureté des mobiles qui inspiraient sa conduite, s’écria : Toi, ô mon Dieu, tu sais que je n’ai pas agi ainsi pour l’honneur de mes pères, mais en ton propre honneur, afin que la discorde n’éclate pas en Israël. Gamaliel croyait avoir réconcilié les deux écoles et rétabli l’unité de la pensée juive, lorsque son autorité vint se briser contre la volonté d’un homme qu’il croyait incapable de lui opposera unes résistance sérieuse. Josua, qui paraissait si docile, si souple, si débonnaire, devint l’adversaire le plus redoutable de l’impérieux patriarche. Josua désapprouvait, comme Eliezer, certaines mesures prises par Gamaliel, mais sa pauvreté le contraignait au silence, et, s’il lui échappait une parole d’opposition, il s’empressait de s’en excuser. Il était arrivé un jour que, pour fixer le commencement du mois de Tischri, qui sert à déterminer la date des principales fèces et notamment du jour de Kippour, Gamaliel avait accepté comme vrai le témoignage de deux personnes indignes de confiance. Josua prouva que le Nassi s’était trompé, et il demanda au Conseil de modifier la date de la fête. Gamaliel persista dans son opinion ; il prescrivit à Josua de se présenter devant lui, muni de son bâton, de sa bourse et de son sac de voyage, le jour même où, d’après ses calculs, on devait célébrer la fête de Kippour. Cet ordre parut très dur à Josua, qui s’en plaignit auprès des principaux de ses collègues et se disposa à désobéir au patriarche. Ceux d’entre les docteurs qui se rendaient compte de la nécessité d’avoir à la tête du judaïsme un pouvoir vigoureux pour le maintenir intact conseillèrent à Josua de céder au patriarche. Le vieux R. Dosa ben Harkinas lui fit comprendre que les ordres émanant de l’autorité religieuse ne devaient pas être discutés, même quand ils reposaient sur une erreur, et que tous étaient tenus de les exécuter. Josua écouta ses conseils et s’abaissa devant le patriarche. Gamaliel, en voyant Josua se présenter devant lui au jour indiqué, admira son humilité ; il l’accueillit avec cordialité et lui dit : Sois le bienvenu, toi qui es mon maître et mon disciple, mon maître en sagesse et mon disciple pour l’obéissance. Heureuse l’époque où les grands obéissent à leurs inférieurs ! Cette réconciliation ne fut malheureusement pas de longue durée. La fermeté inflexible de Gamaliel lui avait attiré de nombreux adversaires, qui s’étaient groupés en un parti compact et semblaient préparer secrètement sa chute. Le patriarche connaissait ce parti et y faisait allusion dans ses conférences. On raconte de lui qu’il ouvrait les séances du Sanhédrin de deux façons bien différentes. S’il n’apercevait dans l’assistance que des partisans, il invitait les auditeurs à lui soumettre des questions, mais il se gardait bien de faire pareille invitation quand il y remarquait des adversaires. C’est que le parti de l’opposition aimait à l’embarrasser de ses objections dans le seul but de le tourmenter et de l’irriter. Gamaliel supposa que Josua était le chef de ce parti, et à plusieurs reprises il tira avantage de sa situation élevée pour le froisser et l’humilier. Un jour, la querelle éclata, âpre et violente, et provoqua une révolution au sein du Sanhédrin. Le patriarche avait gravement blessé la dignité de Josua et accusé ce docteur de travailler sourdement à affaiblir l’autorité d’une décision adoptée par le Conseil. Josua ayant opposé un démenti à cette assertion, Gamaliel lui répliqua dans un mouvement de colère : Lève-toi, et des témoins déposeront contre toi. C’était une mise en accusation. L’auditoire, très nombreux ce jour-là, protesta violemment contre l’outrage infligé à un docteur que le peuple respectait et aimait ; les adversaires du Nassi prirent courage et exprimèrent publiquement leur mécontentement. Qui n’a pas été déjà victime de ta sévérité ? cria-t-on au patriarche. Le Conseil s’érigea en tribunal et déclara Gamaliel déchu de sa dignité de Nassi. Avec son patriarcat disparurent certaines mesures qui avaient soulevé une vive opposition au moment où Gamaliel les avait établies ; le gardien placé à l’entrée de l’école fut éloigné, et liberté complète fut accordée à tous d’assister aux conférences des docteurs. Les principaux auteurs de cette révolution s’occupèrent
immédiatement d’élire un nouveau patriarche. Pour ne pas mortifier Gamaliel,
ils eurent la sagesse de ne pas nommer Josua, son principal adversaire.
Eliezer aurait mérité d’être élevé à cette dignité ; il ne put pas y
être appelé parce qu’il était excommunié. Akiba semblait digne, par son
esprit et son caractère, de cette haute position. Pauvre et ignorant dans sa
jeunesse, il s’était livré plus tard avec ardeur à l’étude de Deux questions d’un intérêt capital furent encore
examinées le jour de la convocation des témoins. Un païen, d’origine
ammonite, se présenta devant les docteurs et demanda si la loi leur
permettait de l’accueillir comme prosélyte. Gamaliel, fidèle au texte de Gamaliel montra en ce jour une dignité de caractère dont ses contemporains parlent avec éloge. Malgré les humiliations que les docteurs lui infligèrent, il n’eut pas un seul instant la pensée de s’éloigner de l’école ; il continua à prendre part à l’enseignement et aux discussions, bien qu’il n’eut aucunement l’espoir de triompher des préventions de l’assemblée contre ses doctrines. Il put, du moins, se convaincre que sa sévérité excessive lui avait aliéné les cœurs et arrêté chez les docteurs l’éclosion d’idées quelquefois sages et fécondes. Pris de lassitude, il résolut de céder ; et se rendit auprès des principaux de ses collègues pour implorer leur pardon. Il trouva Josua occupé à fabriquer des aiguilles. Gamaliel, élevé dans l’opulence, était profondément surpris du dur labeur que ce sage devait s’imposer pour gagner sa vie. Et c’est de ce métier que tu vis ? lui demanda-t-il. Josua saisit cette occasion pour lui reprocher de se préoccuper si peu de la douloureuse situation de quelques savants. Il est bien fâcheux, répliqua-t-il, que tu l’aies ignoré jusqu’à ce jour. Malheur à la génération dont tu es le chef ! Tu ne connais pas l’existence pénible et misérable des docteurs. Josua avait déjà adressé, à une autre occasion, le même blâme à Gamaliel. Un jour que le patriarche admirait ses connaissances astronomiques, Josua lui répondit avec modestie que deux de ses disciples étaient d’habiles mathématiciens et souffraient cependant de la misère. Gamaliel supplia son adversaire, au nom de l’honneur de la maison de Hillel, d’oublier sa rigueur. Josua pardonna à Gamaliel et lui promit même son concours pour le faire réintégrer dans sa dignité de Nassi. Mais il fallait, avant tout, persuader au nouveau patriarche de se démettre de ses fonctions en faveur de son prédécesseur. On hésita longtemps à lui en parler. Enfin Akita accepta cette mission délicate ; il put la remplir très facilement. Dès qu’Éléazar apprit que Gamaliel s’était réconcilié avec ses principaux adversaires, il se déclara prêt à rentrer dans la vie privée, il offrit même d’accompagner, le lendemain, le Collège dans sa visite d’honneur auprès du patriarche. Le Sanhédrin, ne voulant pas qu’Éléazar se démit totalement de ses fonctions, le nomma suppléant da Nassi. Pour régler les rapports entre Gamaliel et Éléazar, on décida que le premier présiderait et ouvrirait les séances pendant quinze jours, et le second pendant les huit jours suivants. Telle fut l’issue de cette lutte si vive dont l’origine n’avait été ni l’ambition, ni l’orgueil, mais une fausse interprétation des droits du patriarcat. On oublia bien vite ces dissidences, et, à partir de ce moment, Gamaliel vécut en parfait accord avec les membres du Sanhédrin. Il est possible que la gravité de la situation politique, sous Domitien, ait détourné l’attention des docteurs des événements intérieurs et fait sentir à tous l’impérieuse nécessité de s’unir étroitement contre les dangers du dehors. Gamaliel représentait, dans le Sanhédrin, le principe d’unité et d’autorité ; il voulait que l’existence nationale et religieuse des Judéens fût dirigée d’après des règles figes et immuables. Son beau-frère, Eliezer ben Hyrcanos, représentait, au contraire, le principe de la liberté individuelle s’affirmant avec force devant cette tendance à tout soumettre à des lois communes. Dès sa jeunesse, Eliezer s’était appliqué à comprendre et à graver dans sa mémoire toutes les halakot existantes, afin que, selon sa propre expression, il ne s’en perdit pas un grain. Son maître, Johanan, l’avait appelé une citerne cimentée d’où ne s’échappe pas la moindre gouttelette. Aussi la mémoire a-t-elle toujours joué un rôle prépondérant dans l’enseignement d’Eliezer. Ce docteur avait établi son école à Lydda (Diospolis), dans un ancien cirque. A toutes les questions qui lui étaient adressées sur un point quelconque de la législation, il répondait qu’il avait reçu sur ce sujet telle tradition de ses maîtres, ou il avouait que faute de tradition sur ce point il ne pouvait pas le résoudre. Un jour qu’il s’était arrêté à Césarée Philippi, on le consulta sur trente points de casuistique ; il répondit qu’il possédait des traditions sur douze de ces cas, mais qu’il ne savait rien au sujet des dix-huit autres. On lui demanda un jour s’il n’enseignait que ce que lui avaient appris ses maîtres ; il répondit : Vous m’obligez à vous donner une réponse que je n’ai pas reçue par la tradition ; sachez donc que je n’ai jamais enseigné que ce que m’ont transmis mes maîtres. A des questions importantes qu’il ne savait pas résoudre, il répondait par d’autres questions ; il indiquait par là qu’il voulait éviter toute explication. Un autre jour, on lui demanda s’il était permis, après la chute du temple, de blanchir sa maison à la chaux. Fidèle à son habitude de ne prononcer aucune décision qui ne fût traditionnelle, il répliqua en demandant s’il était permis de blanchir un sépulcre. Aux déductions les plus logiques il opposait ces seuls mots : Je n’ai pas entendu cela. C’est en s’inspirant du principe de ne rien décider par simple déduction qu’il a exprimé devant ses disciples cette sentence : Empêchez vos enfants de creuser trop profondément le texte (Higgayon), élevez-les parmi les docteurs. Ainsi, Eliezer était le représentant du principe
conservateur, l’organe fidèle de la tradition ; il rapportait les
halakot, sans y rien modifier, telles qu’il les avait entendues de la bouche
de ses maîtres, il était la citerne cimentée qui ne laisse pas
échapper une seule goutte de l’eau qu’elle contient, mais où il n’en entre
pas une goutte du dehors. Les contemporains et la postérité l’ont surnommé Sinaï,
indiquant par là qu’il était en quelque sorte un recueil vivant de
prescriptions immuables. Il jouissait d’une autorité considérable auprès des
docteurs de son époque, qui ne voulaient cependant pas se borner, comme lui,
à rapporter les traditions reçues. Pénétrés des doctrines de Hillel, ils
estimaient qu’il était non seulement nécessaire de conserver mais aussi
d’interpréter et de développer Malgré sa fortune considérable, Eliezer passa ses dernières années dans la tristesse, sans exercer aucune action sur ses contemporains, ni contribuer au développement de renseignement. Devenu, par la direction de son esprit, le dépositaire des lois traditionnelles, il n’avait aucune influence sur les délibérations de ses collègues, et sa vie fut, comme sa doctrine, solitaire et sans éclat. Son existence sombre et morose lui inspira cette sentence remarquable, qui offre un si-vif contraste avec les principes de ses contemporains : Chauffe-toi au feu des sages, mais prends garde de t’y brûler, leur morsure est comme celle du chacal, leur piqûre comme celle du scorpion, leur sifflement comme celui de la vipère, et toutes leurs paroles sont comme des charbons ardents. Ce sont là des réflexions d’un esprit qui a été profondément éprouvé par les amertumes de l’existence et qui, malgré lui, est forcé de rendre justice à ceux qui l’ont si péniblement affligé. Le caractère de Josua ben Hanania forme un frappant contraste avec l’obstination et la ténacité d’Eliezer et l’esprit autoritaire de Gamaliel ; il était docile, souple et représentait dans la nouvelle école l’élément de sagesse et de conciliation. Il gardait les docteurs et le peuple contre les entraînements de l’exclusivisme et de l’exagération, il favorisa ainsi les progrès de l’enseignement et devint le bienfaiteur de sa nation. Il avait fait partie, comme lévite, du chœur du temple, et avait encore assisté aux cérémonies pompeuses célébrées dans le sanctuaire. Lorsque les murs de Jérusalem furent tombés, il quitta cette ville avec son maître et, à la mort de ce dernier, fonda une école à Bekiin. Là, il enseignait au milieu de nombreux disciples, et, pour nourrir sa famille, il fabriquait des aiguilles. Appartenant ainsi au groupe des savants et au peuple, Josua cherchait à renverser les barrières qui séparaient ces deux classes, il était, du reste, le seul docteur qui possédât une certaine influence sur l’esprit et la volonté de la foule. Il était si laid que la fille d’un empereur lui adressa eu jour cette demande hardie : Pourquoi tant de sagesse dans un si vilain vase ? — Le vin, répliqua Josua avec esprit, n’est pas conservé dans des vases d’or. Josua n’était pas seulement versé dans la tradition, il parait avoir possédé quelques notions d’astronomie et su calculer la marche irrégulière d’une comète : cette science lui fut très utile dans un de ses voyages. S’étant embarqué un jour avec Gamaliel, il avait emporté plus de provisions qu’il n’en fallait d’habitude pour la traversée. Le pilote, trompé par une étoile, avait imprimé une fausse direction au vaisseau, qui errait au hasard sans arriver à sa destination. Gamaliel avait épuisé ses provisions, il fut étonné de voir que son compagnon possédât encore des vivres en quantité suffisante pour lui en céder une partie. Josua lui apprit alors qu’ayant prévu par ses calculs le retour, pour cette année, d’une étoile (comète) qui apparaît tous les soixante-dix ans et égare les navigateurs ignorants, il s’était muni d’abondantes provisions. Mais Josua n’était pas seulement un savant éminent et un illustre docteur, il se distinguait surtout par sa modestie, sa bienveillance et sa douceur, qualités que possédait également son maître Johanan. On sait déjà comment il s’humilia devant un ordre de Gamaliel et fut le premier, après la destitution de son adversaire, à lui offrir son concours pour le faire réintégrer dans la dignité de Nassi. Grâce à sa modération et à son esprit conciliant, il préserva le judaïsme des plus funestes déchirements. Une lutte plus longue entre les deux principaux représentants de la pensée judaïque aurait peut-être favorisé la naissance parmi les Judéens de sectes nombreuses comme celles qui se formèrent à cette époque en si grande quantité au sein du christianisme. Josua montrait dans son enseignement la même douceur et la
même modération que dans la vie, il était l’ennemi de toutes les
exagérations, et de toutes les excentricités, il s’inspirait toujours dans
ses décisions doctrinales des nécessités de son époque. Il y avait des
zélateurs qui, depuis la destruction du temple, ne voulaient plus manger de
viande ni boire de vin parce qu’on ne pouvait plus en offrir sur l’autel : Dans ce cas, leur disait Josua, vous ne devriez plus goûter ni eau, ni pain, puisque, dans
certaines circonstances, ils étaient aussi présentés en offrande.
Et, à ce propos, il établit comme principe qu’il ne faut jamais imposer au
peuple des pratiques dont l’accomplissement est trop difficile. Peu de temps
avant la chute du temple, l’école de Schammaï, sous l’impulsion d’une sorte
de passion religieuse, avait pris plusieurs mesures connues sous le nom des dix-huit choses dans le but d’établir une
séparation complète entre Judéens et païens, et de supprimer toute relation
avec ces derniers. Josua se prononça vivement contre ces mesures : En ce jour, dit-il, les
Schammaïtes ont dépassé toute mesure dans leurs dispositions législatives,
ils ont agi comme ceux qui versent de l’eau dans un vase plein d’huile ;
plus ils y font entrer d’eau, plus ils en font sortir d’huile. Il
voulait dire par là que les nouvelles pratiques ajoutées au judaïsme lui
enlèvent une partie de sa valeur et de son essence. Mais il ne blâmait pas
seulement les exagérations des disciples de Schammaï, il condamnait également
les déductions trop nombreuses que les Hillétites tiraient de Une des figures les plus originales de ce temps est, sans contredit, Akiba ben Joseph. C’était un de ces hommes admirablement doués qui exercent une action prépondérante sur une époque et laissent après leur disparition. un long sillage dans l’histoire. Comme cela est arrivé pour bien des personnages illustres, la légende s’est emparée de la jeunesse et de la première éducation d’Akiba, qui sont enveloppées de ténèbres, pour les embellir au gré de sa fantaisie. Mais, au milieu des récits merveilleux, il est facile de démêler la vérité et de reconnaître que ce docteur était d’origine très obscure. A en croire un de ces récits, Akiba aurait été un prosélyte et aurait servi comme domestique chez Kalba Sabua, un des trois hommes les plus riches de Jérusalem qui, lors du siège de cette ville, avaient réuni des provisions en quantité suffisante pour pourvoir pendant plusieurs années à la subsistance des habitants. Akiba raconta plus tard lui-même qu’étant encore ignorant il exécrait les docteurs. Il est également vrai qu’il s’est trouvé avec sa femme dans une profonde misère. Car, d’après une information digne de foi, sa femme dut vendre jusqu’à ses cheveux pour se procurer quelques vivres. Ces obstacles, qui auraient découragé tout autre que lui, l’aiguillonnèrent et développèrent remarquablement ses facultés. Sa vigoureuse énergie triompha des difficultés, renversa toutes les barrières et l’éleva au premier rang parmi les docteurs. Akiba était un esprit synthétique, il réunit les éléments partiels et disséminés de la tradition pour les rattacher entre eux par un lien commun. Cette méthode lui appartenait en propre, il ne l’avait empruntée ni à ses maîtres ni à l’école de Jabné. Seul, l’enseignement de Nahum de Guimzo avait agi sur son esprit, et c’est une règle d’interprétation de ce maître, incomplète, il est vrai, et mal définie qu’Akiba a prise comme point de départ pour la développer et en faire un système qui a laissé une profonde trace dans l’histoire judaïque. Akiba qui, seul de tous les Tannaïtes, suivait dans son
enseignement une méthode régulière, avait fondé son système sur certains
principes fixes et bien déterminés. Pour lui, la loi orale n’était pas une
matière inerte, incapable de développement, ou, comme pour Eliezer, un
ensemble de souvenirs, il l’envisageait comme une mine inépuisable où
l’emploi d’instruments convenables fait découvrir sans cesse de nouvelles
richesses. Il ne voulait pas qu’on établît de nouvelles prescriptions à la
simple majorité des voix, ces prescriptions devaient avant tout s’appuyer sur
un témoignage écrit, sur le texte même de Par sa méthode, Akiba a ouvert une voie nouvelle aux
docteurs, il a établi sur une base solide la loi orale qui, comme il avait
été dit, était suspendue par un fil et ne s’appuyait sur aucun texte, il a
ainsi mis fin dans une certaine mesure aux discussions doctrinales. Ses
contemporains étaient surpris et éblouis de ce système qui, tout en étant
nouveau, paraissait remonter très haut. Tarphon ou Tryphon, un
ancien docteur qui avait été autrefois supérieur à Akiba, lui déclara
respectueusement : Celui qui s’écarte de toi renonce
au salut éternel, tu retrouves par ton interprétation ce que la tradition
avait laissé tomber dans l’oubli. Josua, son ancien maître, parla
de lui avec admiration : Plût au ciel que Johanan
ben Zakkaï pût se lever de sa tombe et s’assurer combien était vaine sa
crainte que quelque halaka ne disparût parce qu’elle ne pourrait pas être
rattachée au texte sacré ; Akiba a trouvé des points d’appui pour toutes
les halakot. On reconnaissait que sans l’enseignement d’Akiba des
lois nombreuses eussent été oubliées ou négligées, et l’on déclarait dans un
mouvement d’admiration excessive que ce docteur a découvert dans La méthode d’Akiba, dont l’application exigeait une
intelligence souple et une rare pénétration d’esprit, avait été accueillie
avec enthousiasme et avait favorisé le développement de la loi orale. Elle
rencontra cependant des adversaires. C’est qu’elle obscurcissait le sens
littéral de l’Écriture sainte,
trouvait dans le texte autre chose que ce qu’y apercevait la saine
raison, et imprimait à l’esprit cette tendance funeste, qui a caractérisé
l’école des allégoristes d’Alexandrie, à chercher et à découvrir tout dans Akiba procura par sa méthode une autorité incontestée et
une base solide à la tradition, il y porta également l’ordre et la lumière,
et c’est grâce à lui qu’il allait devenir possible d’arrêter le développement
et de réunir les matériaux si abondants de la loi orale. Jusque-là les
halakot avaient été enseignées au hasard, sans que rien les reliât les unes
aux autres; il était nécessaire, pour retenir ces innombrables prescriptions,
de suivre assidûment pendant plusieurs années les conférences des docteurs,
de travailler avec ardeur et d’être doué d’une bonne mémoire. Akiba, pour
venir en aide à la mémoire et faciliter l’étude de ces lois, les coordonna et
les classa par groupes et d’après leur nombre. Akiba,
a-t-on dit, a fait en quelque sorte des anneaux
ou des anses pour La méthode si originale d’Akiba qui se distinguait par la perspicacité pénétrante avec laquelle elle examinait le texte même et par ses efforts à mettre de l’ordre dans les matériaux recueillis, triompha peu à peu de l’opposition qui lui avait été faite de deux côtés différents, acquit une autorité considérable et fit tomber les systèmes précéderais dans un complet oubli. Des docteurs ne craignirent pas d’avouer que de nombreuses questions étaient restées obscures jusqu’au moment où Akiba les avait élucidées. La renommée du restaurateur de l’enseignement oral s’étendit dans les communautés judaïques les plus lointaines ; son origine obscure et l’humble situation qu’il avait occupée dans ses premières années ajoutèrent encore à l’éclat de sa réputation. La jeunesse studieuse préférait un enseignement qui aiguisait l’esprit et développait la raison à la méthode aride et stérile qui ne faisait appel qu’à la mémoire, et elle se pressait en foule autour d’Akiba. La légende évalue le nombre de ses auditeurs à douze mille et même au doublé, ce qui est certainement une exagération ; d’après une source digne de foi, ce nombre aurait été de trois cents. On raconte qu’un jour Akiba, accompagné de tous ses élèves, rendit visite à sa femme qui, jadis, l’avait engagé elle-même à se séparer d’elle et qui, depuis, avait vécu dans la pauvreté. Un récit qui, dans une certaine mesure, est probablement véridique, décrit leur entrevue d’une façon fort pittoresque. De tous les points de la région était accourue une foule immense pour voir l’illustre docteur, et, dans cette foule, sa femme misérablement vêtue. Dès qu’elle aperçut Akiba, elle s’avança vivement, se précipita vers lui et embrassa ses genoux. Ses disciples voulurent la repousser, mais le maître leur dit : Laissez-la, ce que nous sommes, vous et moi, c’est à elle que nous le devons. Akiba avait sa résidence habituelle à Beni Berak,
où se trouvait également son école ; cette ville était située près d’Asdod
(Azotus).
Mais, comme membre du Sanhédrin, il était obligé de se rendre souvent à
Jabné, car ses collègues prenaient rarement une décision quand il n’assistait
pas à leurs délibérations. Un jour, le Sanhédrin, en l’absence d’Akiba,
discuta longuement sur une question très grave, sans pouvoir la résoudre.
C’est ce qui lui fit dire : Quand Akiba n’assiste
pas à nos séances, nous semblons être privés de la lumière de Ce fut lui qu’on délégua auprès des communautés
extra-palestiniennes pour recueillir des secours en faveur des Judéens de Le principal adversaire de la méthode d’Akiba fut Ismaël
ben Elisa. Ce docteur, qui cherchait dans l’explication et
l’interprétation du texte sacré le sens naturel, contribua pour une grande
part au développement de la doctrine judaïque, où Akiba avait introduit un
élément en quelque sorte révolutionnaire. Ismaël était, comme Akiba, un des
jeunes docteurs de cette époque ; fils d’un des derniers grands prêtres qui
avaient vécu avant la destruction du temple, il était probablement issu de la
famille sacerdotale des Phiabi. Il tirait des revenus considérables de
vignes qu’il possédait, et il consacrait ces revenus à l’éducation et à
l’établissement de jeunes filles pauvres ou orphelines. Ses vues sur les
rapports de la loi traditionnelle avec la loi écrite sont empreintes de bon sens
et de sagesse, elles sont en opposition absolue avec la méthode artificielle
d’Akiba. Un de ses principes était que les prescriptions traditionnelles ne
devaient pas être en contradiction avec le texte de l’Écriture sainte. Il est nécessaire, dit-il, que la halaka soit d’accord avec la loi écrite. Dans trois
cas, seulement, la tradition n’a pas tenu compte du sens de la loi écrite,
dans tous les autres cas, elle est et doit être subordonnée à cette loi.
Ismaël déclara également que Un des docteurs les plus remarquables de cette génération était Tarphon ou Tryphon, de la grande cité commerçante de Lydda, homme riche et généreux, d’un caractère brusque et violent, ennemi acharné des judéo-chrétiens ; il y avait encore Eliezer, de Modin, particulièrement ingénieux et habile dans l’interprétation de l’Aggada, et José, le Galiléen, au cœur bon et généreux. Un seul trait suffira pour peindre le caractère de José. Sa femme était tellement méchante qu’il dut la répudier. Cette femme se remaria avec un gardien de la ville. Celui-ci devint aveugle, et sa femme le conduisait à travers la ville pour mendier, mais elle évitait de passer par la rue où habitait José. Un jour, cependant, son mari l’y contraignit ; mais elle s’arrêta devant la demeure de José, elle n’eut pas le courage d’entrer comme mendiante dans une maison où elle avait commandé comme maîtresse. L’aveugle insista, la maltraita ; elle se lamenta, et ses gémissements arrivèrent jusqu’à José. Il sortit, vit ce qui se passait, recueillit dans sa maison le mari et la femme et leur procura le nécessaire, et cette action si généreuse lui paraissait tout simplement l’accomplissement d’une obligation que la loi lui imposait. — Il faut encore nommer Yesèbab, le greffier du Collège, Huspit, l’interprète (meturgueman), Juda ben Baba, le hasidéen, Hanania ben Teradion, qui subirent tous le martyre ; Éléazar ben Hasma et Johanan ben Gudgoda, tous deux excellents mathématiciens et gens très pauvres, auxquels le patriarche avait fourni, sur les instances de Josua, des moyens d’existence ; Johanan ben Nuri, de Bet-Schearim (en Galilée), un fervent partisan de Gamaliel ; José ben Kisma, un admirateur des Romains, enfin Ilaï et Halafta, tous deux plus célèbres par leurs fils que par eux-mêmes. Parmi les disciples de cette époque, il y en a quatre dont les contemporains ont parlé avec éloge et qui ont laissé quelque trace dans l’histoire, ce sont Samuel le Jeune et trois disciples du nom de Simon. On appelait disciples ceux qu’une circonstance quelconque avait empêché de recevoir l’ordination (Semika), et qui, pour cette raison, étaient exclus de certaines dignités et ne pouvaient pas faire partie du Sanhédrin ni remplir certaines fonctions judiciaires ; ils n’avaient pas droit au titre de Rabbi et ne pouvaient plus diriger d’école. Samuel le Jeune (Hakaton) était d’une abnégation et d’une modestie
rares ; il avait mérité d’être surnommé le vrai disciple de Hillel. Il est
surtout connu par la formule de malédiction qu’il rédigea contre les
judéo-chrétiens et par les paroles prophétiques qu’il prononça, au moment de
mourir, sur le sombre avenir qui se préparait pour les Judéens. Simon et Ismaël, dit-il, sont voués à la destruction, leurs compagnons à la mort,
le peuple au pillage ; des persécutions douloureuses auront lieu
prochainement. Les assistants, ajoute le récit, ne comprirent pas
le sens de ces prédictions, les événements en donnèrent à plusieurs d’entre
eux la tragique explication. Samuel mourut sans laisser d’enfants ; ce fut le
patriarche lui-même qui prononça son oraison funèbre. Elisa ben Abuya,
plus connu sous le nom de Aher (homme transformé), appartenait au même
groupe que Samuel. Égaré par de fausses doctrines, il devint l’ennemi de A cette époque, il s’était formé en dehors de |
[1] A en croire Flavius Josèphe (Guerre, l, III, VIII, 9), c’est Josèphe lui-même qui fait cette prédiction à Vespasien, pour lui et pour Titus.