Troisième époque — La décadence
Qui pourrait décrire les souffrances des malheureux Judéens, tombés au pouvoir des Romains ? Les prisonniers faits pendant cette guerre dépassaient le nombre de 900.000. Ceux qu’on avait pris à Jérusalem, Titus les fit parquer sur l’emplacement du temple, en laissant à un affranchi, et à son ami Fronto plein pouvoir sur eux. Il n’excepta que les princes de la maison d’Adiabène ; mais il les envoya à Rome, chargés de fers, comme des otages devant lui garantir la fidélité du roi d’Adiabène. Tous ceux qui furent reconnus ou dénoncés comme ayant pris part à la lutte furent mis en croix, sur l’ordre de Fronto. Les survivants durent envier leur sort. En effet, 17.000 d’entre eux moururent de faim, tant on leur mesurait la nourriture avec parcimonie. Une partie des prisonniers refusèrent d’accepter des Romains le moindre aliment, aimant mieux périr d’inanition. Parmi ceux qui survivaient, Fronto choisit les plus beaux jeunes gens pour orner le triomphe du général ; de ceux qui étaient âgés de plus de dix-sept ans, une partie fut envoyée en Égypte pour y travailler à perpétuité dans les mines au compte des Romains, comme naguère les prisonniers de Galilée avaient été employés aux divers travaux de l’isthme de Corinthe. La plupart des jeunes gens furent répartis entre les provinces pour jouer leur vie dans les cirques. Les plus jeunes et les femmes furent vendus à l’encan, et, vu leur grand nombre, cédés aux marchands d’esclaves à des prix dérisoires. C’est ainsi que les fils et les filles de Sion furent dispersés dans l’empire romain pour y gémir esclaves. Que de souffrances durent subir ces infortunés. Une scène, dont le souvenir est parvenu jusqu’à nous, en donnera une idée. Un jeune homme et une jeune fille de noble origine étaient échus en partage à deux maîtres, et comme ils étaient tous deux d’une remarquable beauté, ceux-ci résolurent de les marier ensemble. Un soir, on les réunit dans la même chambre. Là, jeune homme et jeune fille pleurèrent ensemble sur leur triste sort : eux, nobles enfants de Judée, être contraints de s’accoupler comme de vils esclaves ! Lorsque l’obscurité se dissipa, les jeunes gens se reconnurent : ils étaient frère et sœur ! et l’âme pleine à la fois de joie et de tristesse, ils expirèrent dans les bras l’un de l’autre. — Une seule consolation restait aux malheureux captifs, c’était l’espoir d’être vendus à un maître habitant une ville où se trouvât une communauté judaïque. Dans ce cas, en effet, ils pouvaient compter avec certitude qu’ils seraient rachetés à tout prix par leurs coreligionnaires et qu’ils trouveraient auprès d’eux un accueil fraternel. Vespasien déclara Il s’en fallut de peu que tous les Judéens de l’empire
romain, surtout ceux de Lorsque Titus approcha d’Antioche, toute la population se porta à sa rencontre et lui demanda, avec force flatteries, d’expulser les Judéens de la ville. Titus répondit que, les Judéens n’ayant plus de patrie, il serait inique de les expulser. Il ne consentit même pas à ravir aux Judéens, comme on le lui demandait, leurs droits civils et à briser les tables d’airain on étaient consignés leurs privilèges. — Les habitants d’Alexandrie, eux aussi, le supplièrent vainement d’enlever aux Judéens de leur ville leur liberté et leurs droits. L’entrée de Titus à Rome devait être accompagnée des
honneurs du triomphe, à l’occasion de sa victoire sur Siméon Bar-Giora, Jean de Gischala et le reste des
prisonniers figurèrent au triomphe de Vespasien et de ses deux fils. On
portait devant eux les vases du temple, le chandelier d’or, la table d’or et
un rouleau de Ce triomphe, le plus pompeux que Rome eût vu depuis de
longues années, atteste la joie immense causée par la victoire de Rome sur Cependant Trois mille zélateurs qui, sous la conduite de Juda ben
Jaïr, avaient pu sortir de la ville par une galerie souterraine et trouver un
abri dans un bois voisin du Jourdain, étaient venus se joindre aux fugitifs
de Macherous : tout à coup ils se virent enveloppés par les Romains qui,
après un combat acharné, les massacrèrent tous. La mort empêcha Bassus de
s’emparer de Massada ; Silva, son successeur, entreprit à son tour
cette oeuvre difficile. Bâtie par le prince maccabéen Jonathan et fortifiée
également par Hérode, cette forteresse était encore plus inaccessible que
Macherous. La garnison, qui se composait d’un millier de zélateurs, avec
leurs femmes et leurs enfants, commandés par Éléazar ben Jaïr, un descendant
de Juda le Gaulanite, avait des vivres, de l’eau et des armes en abondance.
Elle se défendit avec le courage qui caractérisait les zélateurs en général.
Mais les machines des Romains ébranlèrent une des murailles : la
deuxième, en bois, bâtie par les assiégés, fut incendiée par les matières
inflammables que les Romains y lancèrent. Désespérant de pouvoir tenir avec
des forces si médiocres, Éléazar exhorta ses gens à se donner eux-mêmes la
mort, pour ne pas tomber aux mains des ennemis. Entraînés par ses paroles,
tous égorgèrent leurs femmes et leurs enfants, puis se tuèrent eux-mêmes.
C’était le 1er jour de Vespasien se vengea cruellement des Judéens qui avaient essayé de secouer le joug de Rome. Et ce ne furent pas seulement les Judéens de Palestine, mais tous ceux de l’empire romain qui portèrent la peine de l’insurrection. La redevance annuelle de 2 drachmes (environ 1 fr. 90), qu’ils avaient L’habitude d’expédier au temple de Jérusalem, ils durent l’adresser désormais au temple de Jupiter Capitolin ; et Vespasien, toujours affamé d’or, se l’adjugea pour sa propre cassette. Ce fut le fiscus judaicus. Quant à ses amis et à ses complices judaïtes, Vespasien les combla d’honneurs et de richesses. Bérénice habitait le palais de Titus, comme s’il eût déjà été son époux. Titus était si jaloux de cette femme qu’il fit étrangler un personnage consulaire, Cécina, son compagnon de table, parce qu’il le soupçonnait de commerce amoureux avec Bérénice. Pour flatter Titus, l’Aréopage, le Conseil des Six-Cents et le peuple d’Athènes érigèrent une statue à Bérénice, et lui consacrèrent une inscription pompeuse où on l’appelait la grande reine, la fille du grand roi Julius Agrippa. Titus paraît avoir songé sérieusement à l’épouser ; mais les Romains haïssaient trop les Judéens pour permettre un tel mariage. Titus dut se séparer d’elle tant que son père vécut. Josèphe fut plus heureux. Vespasien et Titus le traitèrent avec les plus grands égards, comme s’ils avaient voulu le récompenser pour des services rendus. Il accompagna Titus à Rome lors de son triomphe ; il vit d’un œil tranquille l’humiliation de ses frères et applaudit méchamment à l’exécution infamante de ces héros. Vespasien lui fit cadeau de riches domaines en Judée, l’installa même à Rome dans son propre palais, et lui conféra le titre de citoyen romain. Josèphe possédait si bien la faveur de la dynastie flavienne, qu’il adopta le nom de famille de ses protecteurs : Flavius Josèphe, tel est, en effet, le nom sous lequel il est connu de la postérité. En raison de ces faits, les patriotes lui avaient voué une haine profonde, et, autant qu’il était en eux, cherchaient à troubler sa quiétude. La prise des dernières forteresses de Ceux des zélateurs qui s’étaient réfugiés dans les villes
de La lutte étonnante soutenue par les Judéens contre Rome
avait excité dans la société romaine un intérêt si vif, que plusieurs
écrivains éprouvèrent le besoin de la raconter. Les auteurs païens le firent
naturellement avec partialité. Par flatterie pour les vainqueurs et par haine
pour les vaincus, ils amoindrirent de leur mieux les exploits héroïques des
Judéens. Josèphe, malgré son dévouement aux intérêts romains, s’indigna de
cette partialité ; ce qui lui restait de sentiment israélite ne lui
permettait pas de se résigner à voir sa nation accusée de lâcheté. Il
rassembla donc les souvenirs et les événements de sa vie, et, avec ces
matériaux, il écrivit (75-79)
l’histoire de la guerre de Judée et de ses origines. L’ouvrage se composait
de sept livres. Mais Josèphe non plus ne pouvait être impartial : sa
personnalité était trop intéressée dans cette histoire. Il soumit son livre à
Vespasien et à Titus; celui-ci lui donna l’autorisation de le publier.
L’histoire était donc arrangée de manière à pouvoir être lue et approuvée par
les maîtres. Mais quelques années auparavant (vers 73), Justus de Tibériade avait
composé, lui aussi, une histoire de la guerre judaïque, où il accusait
Josèphe d’avoir été l’ennemi des Romains, d’avoir provoqué l’insurrection de Josèphe a dû probablement taire certains faits et gestes de ce prince pendant et après la guerre ; mais tous ces secrets étaient connus de Justus, et il les révéla dans son histoire de la guerre de Judée. Toutefois, il laissa son œuvre inédite pendant vingt ans, et il ne la publia que le jour où il reconnut — avec une indignation patriotique ou une rage jalouse — que son ennemi était en faveur, même auprès du successeur de Titus, l’exécrable Domitien. Du reste, aucun de ces deux écrivains n’avait un sentiment bien profond de la sincérité qui s’impose, comme une obligation sacrée, à tout historien. Dans l’ouvrage de Josèphe, Jérémie enchaîné, assis et gémissant sur les ruines de Jérusalem, ferme la première période de l’histoire d’Israël. Josèphe, écrivant tranquillement l’histoire de son peuple dans le palais des Césars, au milieu des splendeurs romaines, ferme la seconde période de cette même histoire. |
[1] Au jugement dédaigneux de certains héros en chambre, qui dénient l’héroïsme aux Juifs, même dans le passé, on peut opposer avec avantage l’opinion d’un militaire sur ces mêmes Juifs. Jamais, dit M. de Saulcy (Les derniers jours de Jérusalem, p. 437), jamais en aucun temps nation n’a tant souffert, et ne s’est jetée si bravement et tout entière entre les bras de la mort, pour échapper au plus poignant des malheurs, à l’envahissement par la force brutale des armées étrangères. Honneur donc aux illustres martyrs du patriotisme judaïque ! Car ils ont payé de leur sang le droit de transmettre à leurs descendants le souvenir de la plus belle résistance qui ait jamais été faite par les faibles contre les horreurs de la conquête.