Troisième époque — La décadence
Aucun peuple au monde n’a entendu, à l’égal de la nation
judaïque, prédire à son berceau ses migrations sans fin et sa dispersion
future, et cette terrible prédiction ne s’est que trop littéralement
réalisée. Dans les deux grands empires de cette époque, l’empire romain et
celui des Parthes, il n’y avait pas un coin, pour ainsi dire, où l’on ne
trouvât des Judéens, groupés en communauté religieuse. Les bords du vaste
bassin méditerranéen et l’embouchure des grands fleuves de l’ancien monde, du
Nil, de l’Euphrate, du Tigre, du Danube, étaient peuplés de Judéens. Comme
poussés par une destinée inexorable, les enfants d’Israël s’éloignaient
toujours davantage de leur centre naturel. Toutefois, cette dispersion même
fut un bienfait, une faveur de La fréquentation du temple par les Judéens domiciliés hors
de Palestine cimentait l’unité de la nation. Telle était l’affluence de ces
visiteurs qu’ils durent instituer à Jérusalem des synagogues spéciales, où
ils se réunissaient pour la prière, et parmi lesquelles on cite celles des Alexandrins,
des Cyrénéens, des Libertini, des Élyméens, des Asiatiques.
On peut se faire une idée de l’immense population judaïque de cette époque en
songeant que l’Égypte seule, depuis Au pays des Parthes, la population judaïque était encore
plus considérable qu’en Europe, en Syrie et en Afrique. Restes de l’ancienne
émigration, les Judéens occupaient notamment, en Mésopotamie et en Babylonie,
des territoires entiers. Deux jeunes gens de Naarda (Nehardéa, sur
l’Euphrate), nommés Hasinaï et Hanilaï, fondèrent dans les environs de
cette ville (vers
l’an 30) une société de brigandage qui répandit la terreur dans les
pays voisins. De même que Naarda et Nisibis servaient de centres aux Judéens
des bords de l’Euphrate, il se forma dans chaque contrée un point central
d’où la population judaïque se répandait dans les pays voisins. De l’Asie
Mineure, un de ses courants alla envahir la région de la mer Noire ; un
autre, La première impression que les Judéens produirent sur les païens était antipathique. L’étrangeté de leur manière de vivre, de leur costume et de leur doctrine religieuse les faisaient considérer comme une race singulière et mystérieuse, une sorte d’énigme, objet tour à tour d’effroi et de risée. Le contraste entre le judaïsme et le paganisme était si absolu qu’il éclatait dans tous les actes de la vie. Tout ce que les païens révéraient était une abomination pour les Judéens, et ce qui était indifférent aux premiers était pour les autres l’objet d’un culte pieux. La répugnance des Judéens à s’asseoir aux tables païennes, à contracter mariage avec des païens, à manger de la viande de porc et à consommer, le sabbat, des aliments chauds, tout cela leur paraissait autant d’énormités, et leur réserve dans leurs rapports avec les étrangers passait pour haine du genre humain : Toutes
les terres, toutes les mers sont pleines de toi, Et
chacun te hait à cause de tes coutumes[1]. Même la gravité des Judéens, qui ne leur permettait pas de prendre part aux puérils amusements du cirque, était considérée par les païens comme le fruit d’une imagination sombre, insensible au charme de la beauté. — Aussi les esprits superficiels ne voyaient-ils dans le judaïsme qu’une superstition barbare et haineuse, tandis que les penseurs étaient forcés d’admirer la pureté de leur culte spiritualiste, leur mutuel et profond attachement, leur chasteté, leur tempérance, leur constance à toute épreuve. Le paganisme, au contraire, offrait plus d’une prise à la
critique des Judéens. Son idolâtrie grossière et sa mythologie fantastique,
qui ravalait les dieux au-dessous de la nature humaine ; la folle idée
de diviniser des empereurs corrompus ; la débauche croissante, née de la
décadence de Les convictions qui animaient Israël brillaient de se
faire jour et de se répandre au dehors. Mais voyant leur nation en butte à la
haine des Gentils, les penseurs judéens eurent recours à une sorte de pieuse
supercherie, en mettant leurs propres doctrines et leurs dogmes sublimes sur
les lèvres des grands poètes et devins du paganisme. C’est ainsi que des
auteurs judéo-grecs prêtèrent à Orphée, le poète de la légende, et au
tragique Sophocle, chantre de la toute-puissance des dieux, des vers qui
mettent en relief la conception judaïque et son contraste avec les idées
païennes. Lorsque la conquête romaine répandit au loin la tradition des
oracles sibyllins, les poètes judaïques s’empressèrent d’abriter sous cette
autorité ce qu’ils n’auraient pu dire en leur nom ou du moins ce qu’ils
n’auraient pu faire accepter. Voici comment elle s’exprime sur l’avènement messianique auquel participeront tous les peuples de la terre : Malheureuse
Hellas, cesse de t’enorgueillir, Implore
l’Immortel, le Magnanime, et prends garde ! Sers
le Dieu puissant, afin que tu aies un jour ta part Quand
arrivera la fin, quand se réalisera l’avenir Promis
aux gens de bien par la parole divine. Alors
la terre féconde prodiguera aux mortels Ses
fruits les plus exquis, froment, vin et olives, Et
la douce liqueur, le miel, présent des cieux, Les
arbres et leurs fruits, et les grasses brebis, Bœufs
et génisses, agneaux et chevreaux; Et
partout couleront des ruisseaux de lait blanc et pur. De
nouveau les cités regorgeront de richesses. Plus
de guerre, plus de batailles avec leur fracas Qui
secoue et fait gémir la terre; Plus
de sécheresse, plus de famine, plus de grêle meurtrière. Une
paix profonde régnera parmi les hommes ; Jusqu’à
la fin des temps les rois seront unis, Et
du haut du ciel étoilé, le Dieu immortel Gouvernera
tous les hommes d’après une même loi, Une
seule et même loi pour toutes les actions humaines. Car
lui-même est unique, il n’est point d’autre dieu, Et il détruira par le feu les hommes pervers[2]. Il y eut aussi toute une série d’écrits en prose, sortis
de l’école judéo-grecque, qui n’avaient d’autre but que de montrer l’inanité
du paganisme et de présenter le judaïsme sous un aspect favorable. Pour
forcer les païens à reconnaître sa supériorité, ils leur citaient comme
modèles des rois païens qui étaient arrivés à se convaincre que le paganisme
était une religion pleine d’idées creuses et vaines, et que le judaïsme était
la vérité elle-même. Un de ces livres, qui produisit une impression profonde,
fut une oeuvre philosophique dont on attribua la paternité au roi Salomon en
l’intitulant Mais, en s’adonnant à la littérature et à la philosophie
des Grecs, en prenant leur harmonieux idiome comme instrument d’attaque
contre le culte et les mœurs dépravées des païens, les Judéens de langue
grecque dépassèrent le but qu’ils voulaient atteindre. Ils étaient partis de cette
pensée de rendre le judaïsme et ses principes acceptables aux Grecs, mais
insensiblement il leur devint étranger à eux-mêmes. Les idées grecques
avaient si bien envahi leur esprit qu’ils finirent par ne plus voir dans les
doctrines judaïques que l’expression de ces mêmes idées. Leur attachement
même à la foi de leurs pères les amenait à se faire, volontairement en
quelque sorte, illusion sur ce point. Ils ne trouvaient point, à la vérité,
dans A l’exemple de certains philosophes grecs qui retrouvaient
dans les vers d’Homère leurs propres systèmes ou les en déduisaient par de
subtiles interprétations, au moyen de l’allégorie, qui donnait aux mots un
sens nouveau et plus profond en apparence, les penseurs judéens appliquèrent
le même procédé à Cette manie de l’allégorisme devint si contagieuse et
s’empara tellement des esprits que la foule elle-même ne trouvait plus de
goût aux simples récits de l’Écriture ni à ses sublimes doctrines, et ne se
complaisait qu’aux explications les plus raffinées. Les pieux docteurs qui,
chaque sabbat, développaient publiquement la sainte parole, durent sacrifier
au goût de l’époque et se résigner à travestir, par l’allégorie, les
doctrines et même les faits historiques. Un des résultats de cette tendance
fut le relâchement religieux des Judéens lettrés d’Alexandrie. L’allégorisme
compromit gravement l’édifice de Cependant il y eut, de la part de ceux que la culture
grecque n’avait pas égarés, quelques tentatives pour combattre l’indifférence
religieuse. Un des principaux penseurs judéo-grecs de cette époque était ce
même Philon, qui avait été chargé de défendre le judaïsme contre
d’odieuses et perfides accusations devant l’empereur Caligula. Philon est le
plus grand esprit qu’ait enfanté le judaïsme alexandrin. Dans un langage
inspiré et plein de noblesse, il plaida en faveur de l’autorité immuable de Lui aussi, Philon abuse de l’interprétation allégorique.
Comme ses devanciers, il estime que le Pentateuque, au moins en majeure
partie, dans ses récits comme dans sa législation, doit s’interpréter
figurément. Entraîné par sa méthode, il se livre aux subtilités de la
symbolique numérale, explique les mots hébreux par des mots grecs, trouve
dans un même texte des idées diverses et même contradictoires. Pour lui,
l’allégorie était en quelque sorte un besoin impérieux, et il l’aurait
inventée si elle n’eût déjà existé. C’est qu’il tenait à voir consacrées par D’après Philon, c’est dans les monuments scripturaires des Judéens qu’est renfermée la véritable Sagesse. Ce que la plus saine philosophie enseigne à ses disciples, les Judéens le puisent dans leurs lois et leurs coutumes, nommément la connaissance du Dieu éternel, le mépris des fausses divinités, la charité et la douceur envers toutes les créatures. Ne méritent-elles pas, s’écrie-t-il, la plus profonde vénération, ces lois qui invitent le riche à donner une part de son bien au pauvre, qui consolent le pauvre par la perspective d’une époque où il n’aura plus besoin de mendier à la porte du riche et rentrera en possession de son bien ? L’arrivée de la septième année rend immédiatement l’aisance aux veuves, aux orphelins, à tous les déshérités. Aux propos calomnieux dirigés contre le judaïsme par Lysimaque, Apion et consorts, Philon oppose l’esprit de mansuétude qui respire partout dans les lois judaïques et qui s’étend jusqu’aux animaux, jusqu’aux plantes: Et ces misérables sycophantes osent décrier le judaïsme comme un ennemi du genre humain, lui dont l’essence n’est que charité ! C’est pour donner une idée plus saine des monuments littéraires du judaïsme à ceux des siens qui les raillaient et aux Grecs qui les mésinterprétaient, que Philon composa ses écrits, sorte de commentaire philosophique du Pentateuque, première tentative qu’on ait faite d’une exposition raisonnée du judaïsme. Toutefois, si d’un côté Philon se maintenait strictement sur le terrain du judaïsme, il n’en était pas moins, d’autre part, imbu des doctrines de la philosophie grecque, si opposées à celles du judaïsme. L’esprit judaïque et l’esprit hellénique le dominaient avec une puissance égale et se disputaient la possession de sa pensée. En vain il s’efforça de concilier des faits essentiellement inconciliables. Pour faire disparaître la contradiction entre la doctrine d’un Dieu créateur du monde et celle d’un Être parfait, sans relation possible avec la matière, Philon imagine des êtres intermédiaires entre Dieu et l’univers. Dieu crée d’abord un monde spirituel, le monde des idées, qui ne sont pas seulement les prototypes des choses à créer, mais encore les puissances actives, les causes efficientes, entourant Dieu comme un cortège de serviteurs. C’est par ces forces spirituelles que Dieu agit indirectement sur le monde. La somme de ces forces intermédiaires est ce que Philon
nomme le Logos ou Cette conception obscure et nuageuse du Logos fut adoptée et utilisée par le christianisme naissant, qui voulait se donner un vernis philosophique et ne fit que rendre l’obscurité plus épaisse encore. Sans l’avoir prémédité, sans se douter même de l’avènement du christianisme, Philon l’égara et lui fit prendre un feu follet pour le soleil. Du reste, plus qu’aucun de ses devanciers, l’illustre
philosophe d’Alexandrie porta de rudes coups au paganisme abject et corrompu
de Aux quelques lois humanitaires que les Grecs se vantaient de posséder de vieille date, comme la défense de refuser le feu, le devoir de remettre l’égaré dans son chemin, etc., il ne lui fut pas difficile d’opposer une quantité de lois de miséricorde, expressément énoncées dans le Pentateuque ou transmises par tradition orale. En tête de ces dernières, Philon place la belle sentence de Hillel : Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fit. Le judaïsme ne se borne pas à défendre de refuser le feu et l’eau : il veut encore qu’on fournisse aux pauvres et aux faibles ce qui est nécessaire à leur subsistance. Il défend de se servir de faux poids, de fausses mesures, de fausse monnaie. Il défend de séparer les enfants de leurs parents, la femme de son époux, quand ils sont esclaves, le fussent-ils devenus par voie judiciaire. La loi juive prescrit la douceur, même envers les bêtes : Qu’est-ce que vos rares préceptes, s’écrie Philon, en comparaison de ceux là ? — Aux perfides accusations dirigées contre Moïse : Certes ! répond ironiquement Philon, Moïse a dû recourir à la magie, pour avoir pu faire vivre un peuple entier perdu dans un désert, manquant de tout, exposé à mourir de faim et de soif ; que dis-je ! pour avoir su, malgré les discordes intérieures et les rébellions contre lui même, le rendre docile et le plier à sa volonté ! Des trois grandes figures qui se succédèrent dans l’espace d’un siècle et qui le dominent de leur hauteur morale : Hillel le Babylonien, Jésus de Nazareth et Philon d’Alexandrie, Philon est la première, car c’est lui qui a le plus contribué à la glorification du judaïsme. Il surpasse les deux autres par la perfection de la forme comme par la richesse des pensées, et sa chaleur de conviction n’a rien à envier à la leur. Les premiers n’ont fait que donner l’impulsion, et ce sont leurs disciples qui ont répandu l’idée mère, non sans mainte altération. Philon, par ses écrits savamment travaillés, a exercé une influence plus directe et plus profonde : les païens lettrés qui lisaient ses oeuvres, plus encore peut-être que ne faisaient les Judéens, se laissaient gagner à l’enthousiasme avec lequel elles leur parlaient de Dieu, du législateur Moise et de l’esprit des lois divines. Philon et les sages d’Alexandrie, continuant en quelque
sorte l’œuvre des grands prophètes Isaïe, Habacuc, Jérémie, dévoilèrent aux
plus aveugles l’absurdité, la bassesse et l’immoralité des religions
païennes. Sous leurs mains, le radieux éther qui enveloppait l’Olympe
mythologique s’évanouit comme une simple vapeur. Les bons esprits de Dans les années qui précédèrent la chute de l’État judaïque, les prosélytes se multiplièrent plus que jamais. En effet, ils trouvaient dans le judaïsme l’apaisement de leurs doutes et un aliment pour l’esprit et le cœur. Philon rapporte, comme un fait personnellement observé, que, dans son pays, les païens convertis au judaïsme, réformant leur manière de vivre, pratiquèrent la tempérance, la charité, la vraie piété, toutes les vertus. Les femmes surtout, dont la pudeur était blessée par les peintures cyniques de la mythologie, étaient attirées par la simplicité naïve et la grandeur que respirent les récits bibliques. A Damas, la plupart des femmes païennes avaient adopté le judaïsme. En Asie-Mineure, ainsi l’attestent des témoignages formels, nombre de femmes judaïsèrent. Quelques Judéens, trop zélés pour la propagation de leur culte, paraissent s’être voués à la conversion des païens, comme le prouve l’histoire de Fulvie, la patricienne romaine. Grâce à cette ardeur de prosélytisme, la doctrine juive trouva accès auprès d’une famille royale d’Asie, dont les membres restèrent, pendant plusieurs générations, de fidèles sectateurs du judaïsme. La province d’Adiabène, sur le Tigre, était alors gouvernée par le roi Monobaze et par Hélène, à la fois sa sœur et son épouse. Ce petit État, quoique serré par ses grands voisins, Rome et les Parthes, sut maintenir son indépendance et subsista pendant plusieurs siècles. Parmi les enfants que Monobaze avait eus d’Hélène et de ses autres femmes, il en était un du nom d’Izate (né l’an 1, mort vers 55) qui, bien que le plus jeune, devint le favori de ses parents. Pour soustraire ce prince à la jalousie de ses frères, Monobaze l’envoya à la cour d’un de ses amis, roi de la contrée appelée Mésène ou Characène, à l’embouchure du Tigre. Ce monarque, nommé Abinerglos (Abennerig), conçut pour le jeune prince une amitié si vive qu’il lui donna sa fille en mariage. A sa cour venait d’habitude un marchand judéen, Anania, qui tout en vendant ses marchandises aux princesses leur avait vanté les beautés du judaïsme et avait su le leur faire aimer. Samakh, femme d’Izate et l’une de ces néophytes, parla d’Anania à son époux, qui eut plusieurs entretiens avec le marchand, et qui conçut tant de vénération pour le judaïsme, tant d’estime pour son habile interprète, qu’il finit par adopter l’un et par attacher l’autre à sa personne (vers l’an 18). La reine Hélène avait, elle aussi, embrassé le judaïsme à l’insu de son fils et à l’instigation d’un autre convertisseur. L’influence moralisatrice du judaïsme se manifesta dès la mort de Monobaze. Le vieux roi en mourant avait désigné pour son successeur Izate, à l’exclusion de ses frères aimés. Lorsque Hélène communiqua aux grands de l’Adiabène les dernières volontés de son époux, ceux-ci lui conseillèrent un crime assez fréquent dans les cours asiatiques. Pour assurer la paix publique et empêcher les frères évincés de fomenter une guerre civile, ils proposèrent de les faire mettre à mort. Mais Hélène, dont la croyance nouvelle avait transformé le cœur, rejeta cette criminelle proposition, et se contenta de faire arrêter les frères du roi. Elle ne fit d’exception que pour son fils aîné, Monobaze II, à qui elle confia la régence. Et même, lorsque Izate arriva dans la capitale et, conformément à la volonté du feu roi, reçut la couronne des mains de Monobaze (vers l’an 22), il mit fin à la détention de ses frères, jugeant trop cruel de sacrifier leur liberté à sa propre sécurité. Une fois sur le trône, Izate voulut se déclarer
ouvertement pour le judaïsme et songea même à se faire circoncire. Mais sa
mère et son maître Anania lui-même le dissuadèrent de ce coup de tête.
Anania, qui était sans doute un hellénisant, essaya de lui prouver que la
circoncision ne lui était pas indispensable. Izate se rendit d’abord à leurs
observations ; mais plus tard un Judéen de Galilée, Éléazar, zélé
observateur de Un trait qui montre bien l’attachement de cette famille
d’Adiabène pour le judaïsme, c’est le désir ardent de la reine Hélène de
visiter Jérusalem. Vers l’an 47, encouragée par son fils, elle entreprit ce
lointain voyage. De son côté, Izate envoya cinq de ses fils à Jérusalem pour
les faire instruire dans la religion et la langue des Judéens. Quelle ne dut
pas être l’ivresse des Jérusalémites en voyant entrer dans leurs murs une
reine, venue de l’extrême Orient pour rendre hommage à leur Dieu et à leur
Loi ! Ne voyaient-ils pas se réaliser cette parole du prophète : Que le
second temple serait plus glorieux que le premier, parce que les païens y
viendraient adorer le Dieu Un ? — Bientôt Hélène eut l’occasion de
témoigner sa générosité au peuple. Pendant son séjour, une famine désola La nation voua à Hélène, la pieuse et généreuse prosélyte,
un souvenir reconnaissant. Cette princesse survécut à son fils Izate, qui
mourut à l’âge de 55 ans (vers l’an 55), laissant, dit-on, vingt-quatre fils et autant
de filles. Il eut pour successeur son frère aîné, Monobaze II, qui ne montra
pas un moins vif attachement au judaïsme. Lorsque Hélène mourut à son tour,
Monobaze II fit transporter ses restes, ainsi que ceux d’Izate, à Jérusalem,
et les fit déposer dans le magnifique sépulcre que la reine-mère avait fait
construire lors de son séjour dans la ville sainte. Le mausolée d’Hélène,
situé à trois stades environ ( Hélène avait fait construire un palais dans la ville basse, et sa petite-fille, la princesse Grapté, en avait fait bâtir un autre dans le quartier de l’Ophla. Monobaze, qui avait lui-même un palais à Jérusalem, fit fabriquer en or les vases sacrés nécessaires aux cérémonies du jour d’Expiation. La famille d’Adiabène resta fidèlement attachée à la nation judaïque et lui prêta un énergique appui dans les mauvais jours. Cet entraînement sympathique des païens religieux vers le judaïsme fut une bonne fortune pour le christianisme naissant. En exploitant, en exaltant cette disposition des esprits, il posait la première pierre de sa propre domination. Deux Judéens de langue grecque, Saul ou Saül de Tarse (connu sous le nom de Paul) et José Barnabas de Chypre, en recrutant principalement leurs prosélytes parmi les païens, donnèrent à la petite communauté nazaréenne une extension qui fit de cette secte juive une religion à part, mais qui, par cela même, en altéra le caractère originel. Dans les dix premières années qui suivirent la mort du fondateur, le modeste groupe s’était grossi d’un double appoint, fourni par les Esséniens et les Judéens des pays grecs. Les premiers, qui jusque-là, dans une extase mystique, attendaient d’un miracle l’avènement du royaume de Dieu, virent sans doute en Jésus la réalisation de leurs rêves. Le célibat auquel ils étaient voués ne leur permettant pas de grossir leurs rangs par la filiation naturelle, ils durent recourir à la persuasion pour gagner de nouveaux membres à leur ordre. Devenus disciples de Jésus, ils continuèrent en cette qualité leur œuvre de propagande, et travaillèrent surtout les couches populaires, négligées ou tenues à l’écart par les chefs des Pharisiens. Ils communiquèrent leur activité et leur ardeur de prosélytisme aux chrétiens d’origine, qui, dans leur naïveté, n’attendaient pas de nouvelles recrues, mais le retour prochain de Jésus apparaissant dans sa gloire, porté sur les nuées du ciel. Bientôt des envoyés ou apôtres sortirent de Jérusalem, leur siège principal, pour répandre au loin leur croyance, à savoir que Jésus était le Messie véritable. Mais, pour recruter de nombreux adhérents, il fallait
avant tout une habileté de parole qui faisait défaut aux naïfs pécheurs et
artisans de Galilée. La coopération des Judéens de langue grec que leur fut
d’un précieux secours De l’Asie-Mineure, de l’Égypte, de Les Judéens de langue grecque, qui ignoraient Ies
développements donnés à Cependant les Nazaréens fugitifs continuèrent ailleurs leurs menées et leurs tentatives de propagande. N’ayant point de patrie, tous leurs efforts tendaient à se créer un groupe de partisans et à y faire fleurir le système de la communauté des biens, afin de pouvoir vivre à l’abri de tout souci. Deux villes surtout les attiraient : Antioche et Damas, qui renfermaient une nombreuse population helléniste, beaucoup de femmes aussi converties au judaïsme, et qui offraient un vaste champ à leur activité de convertisseurs. La foule, ignorante ou mal instruite, écoutait avidement la parole de ces apôtres qui lui annonçaient l’ère prochaine, l’ère heureuse du règne de Dieu, et lui affirmaient que, pour y participer, il suffisait de croire en Jésus, le Messie crucifié et ressuscité et de recevoir le baptême. Bientôt chacune de ces deux cités posséda une communauté de Nazaréens, dont les membres étaient réputés Judéens et menaient de fait une vie judaïque, priant, chantant des psaumes et répondant aux actions de grâces par l’amen traditionnel, se distinguant toutefois par des singularités qui trahissaient une secte naissante. Ils se réunissaient pour des repas en commun qu’ils appelaient festins du Seigneur ou festins d’amour (agapes)[4], prononçaient la bénédiction sur le vin, buvaient à la ronde dans la même coupe, rompaient le pain en souvenir du dernier repas de Jésus, et se donnaient mutuellement un baiser, hommes et femmes indistinctement. Quelques-uns, dans leur extase, prononçaient des prophéties, d’autres parlaient des langues étrangères, d’autres encore, au nom de Jésus, opéraient des cures merveilleuses ou se vantaient de leur puissance surnaturelle. Ce groupe gréco-nazaréen était travaillé par une exaltation si étrange, qu’il n’aurait pas tardé à devenir un sujet de risée et à succomber sous le ridicule. Bref, le christianisme naissant, avec son mysticisme a outrance, se serait brisé, dès ses premiers pas, contre la vie réelle et aurait péri obscurément, comme tant d’autres sectes messianiques, si Saul de Tarse ne lui avait imprimé une direction nouvelle, une portée considérable, et n’en avait, par là, assuré la vitalité. Sans Jésus, certes, l’homme de Tarse n’aurait pas eu l’occasion de faire tant de conquêtes ; mais, sans cet homme, l’œuvre de Jésus n’aurait pas duré. Saul (né à Tarse, en Cilicie, au commencement de l’ère chrétienne, mort vers l’an 64) appartenait, dit-on, à la tribu de Benjamin. Ce n’était pas un caractère ordinaire. Faible de complexion, maladif même, il avait une âme résistante et tenace, qui ne fléchissait pas devant les obstacles. D’un caractère irritable, impétueux, exclusif, hérissé d’angles, il montrait la plus âpre intolérance à quiconque ne partageait pas ses idées ou s’en écartait même tant soit peu. Il n’avait que de faibles notions de la littérature judaïque, et ne connaissait l’Écriture sainte que par la traduction grecque. Ses vues étaient aussi bornées que sa science. En outre, il était très exalté, prenait volontiers les produits de son délire pour des réalités et s’en inspirait dans ses actes. En un mot, c’était à la fois une imagination malade et une volonté de fer, bien faite pour créer un nouvel ordre de choses et pour réaliser, en quelque sorte, l’impossible. Il avait persécuté avec acharnement les Nazaréens grecs, les allant chercher au fond de leurs retraites pour les livrer à la justice. Cela ne lui avait pas suffi. Ayant appris que quelques-uns d’entre eux s’étaient rendus à Damas, il les y relança pour détruire, là aussi, leur communauté. Mais brusquement il changea d’avis. A Damas, il y avait beaucoup de païens et surtout de
païennes, qui avaient embrassé le judaïsme. La conversion de la famille
royale d’Adiabène avait produit une vive sensation. Saul avait sans doute assisté
à l’entrée de la reine Hélène, des princes d’Adiabène et de leur suite dans
Jérusalem, à cette entrée qui avait été un triomphe pour le judaïsme. Lors de
son voyage, Hélène avait dû passer par Damas et y recevoir les hommages de la
population judaïque et prosélyte de cette ville. Ces événements avaient fait
une impression profonde sur Saul, et il dut se demander si elle n’était pas
venue, cette époque annoncée par les prophètes, où tous les peuples
reconnaîtront le Dieu qui s’est révélé à Israël, où
tous les genoux plieront devant lui, où toute langue jurera par son nom.
Une fois cette question posée, naissaient aussitôt des doutes qui réclamaient
une solution. Quelle que soit la propension d’une foule de païens pour le
judaïsme, sera-t-il possible d’y convertir toute la gentilité, si elle doit
se soumettre au joug de Arrivé à ce point, Saul se souvint sans doute de la parole
d’un de ses maîtres : que Certain, désormais, d’avoir vu réellement Jésus, Saul
sentit s’évanouir un autre doute et surgir en son esprit une toute nouvelle
conception messianique. Jésus est mort sur la crois et pourtant il lui est
apparu : il a donc ressuscité, il est même le premier des ressuscités,
certifiant ainsi et la vérité de la résurrection, — dogme controversé dans
les écoles, — et l’avènement prochain du royaume de Dieu, où les morts, selon
la prophétie de Daniel, doivent revenir à la vie. Il y eut donc désormais,
pour le ci-devant Pharisien de Tarse, trois points bien établis : Jésus était
ressuscité ; Jésus était le véritable Messie, enfin le royaume de Dieu
était proche, et la génération d’alors ou du moins les sectateurs de Jésus en
verraient la réalisation. De là ces conséquences : Si le Messie est apparu,
si Jésus a été effectivement le Christ, A Damas, où le judaïsme était depuis longtemps en faveur
et où beaucoup de gens ne s’en tenaient éloignés qu’à cause des sacrifices
qu’il imposait, Paul trouvait un champ propice à son activité. Le nouvel
apôtre, d’ailleurs, pouvait leur faciliter la besogne en les dispensant de la
pratique de Cependant son caractère violent et absolu, sa déclaration
surtout relativement à l’abolition de Ce ne fut que trois ans après sa conversion qu’il vint à Jérusalem. Il sentait bien qu’il y avait un abîme entre lui et les chrétiens de Galilée et qu’il ne pourrait s’entendre avec eux. Une seule pensée remplissait son âme : c’est que la bénédiction divine universelle, la promesse faite à Abraham de devenir le père de beaucoup de nations, allait enfla devenir une réalité ; que les païens allaient entrer dans la famille de ce patriarche, et qu’à lui, Paul, était réservé l’accomplissement de cette œuvre. Il voulait faire disparaître toute différence entre Judéens et païens, entre esclaves et hommes libres, en les unissant tous, comme des frères, dans l’alliance d’Abraham, dont ils seraient la postérité spirituelle. Voilà l’évangélion, la bonne nouvelle qu’il voulait apporter aux nations. C’était certes une pensée grandiose, mais les Ébionites de Jérusalem et les apôtres colonnes étaient incapables de la comprendre. Après un court séjour à Jérusalem, Paul entreprit ses
voyages de propagande en compagnie du Cypriote José Barnabas (Barnabé). Ils se
rendirent d’abord en Cilicie, la patrie de Paul ; ensuite ils
parcoururent l’Asie-Mineure et Des prédications de ce genre, débitées avec feu par un homme qui faisait passer toute son âme dans ses paroles, ne pouvaient manquer de produire une profonde impression sur les bons esprits et les consciences honnêtes. Ajoutez à cela les terreurs de l’époque, le vague pressentiment de la fin du monde, pressentiment que Paul, avec sa conviction du prochain retour de Jésus, transforma en espérance, annonçant aux croyants que les morts ressusciteraient avec des corps transfigurés et que les vivants seraient enlevés au ciel sur une nuée, dès que la divine trompette aurait donné le signal. C’est ainsi que, dans ses nombreux voyages apostoliques de Jérusalem jusqu’à l’Illyrie, Paul s’empara de l’esprit d’une foule de païens. Cependant, au début, il ne recruta guère que des gens de basse condition, des ignorants, des esclaves, et surtout des femmes. Aux yeux des Grecs lettrés, le christianisme que prêchait Paul et qu’il appuyait uniquement sur la résurrection de Jésus, dont il se disait témoin, n’était qu’une ridicule folie. Les Judéens devaient nécessairement s’en scandaliser. Car enfin, le point de départ de Paul pour convertir les païens, c’était la littérature et la doctrine judaïques : sans elles, ses prédications au sujet d’un Messie et d’une doctrine de salut étaient de purs non-sens. Les Grecs eux mêmes, auxquels il s’était adressé, devaient avoir entendu parler d’Israël et de Jérusalem ; autrement, ils ne l’auraient pas compris. Aussi ne put-il rien tenter que dans les villes où il y avait des communautés judaïques, par qui les païens avaient pu être quelque peu initiés à l’origine et aux doctrines du judaïsme. Mais Paul cherchait précisément à rompre les liens qui
rattachaient encore la doctrine du Christ au judaïsme. Gêné par Paul fit ainsi du christianisme l’antithèse absolue du
judaïsme, donnant pour base à celui-ci la loi et la contrainte, à celui-là la
liberté et la grâce. C’est Jésus, c’est le christianisme, qui a amené l’ère
du salut prédite par les prophètes. Les vieilles
choses sont passées, et toutes choses sont devenues nouvelles. L’ancien Testament
(alliance) doit faire place au
nouveau. Abraham lui-même n’a pas été justifié par les œuvres, mais par la
foi : c’est ainsi que Paul accommodait, par des interprétations
subtiles, les textes de l’Écriture. Il alla plus loin encore et prétendit
inférer de Les Judéens devaient-ils écouter, pouvaient-ils supporter
ces paroles scandaleuses, ces outrages publics à Paul, désormais isolé, puisa dans son tempérament
passionné et autoritaire une animosité plus vive encore contre le parti
judéo-chrétien : il parla en termes dédaigneux des soi-disant colonnes de la
communauté mère de Jérusalem, déclara que ces apôtres, qui faisaient sonner
si haut la sainteté de Ainsi, moins de trente ans après la mort de son fondateur,
le christianisme se trouve divisé en deux sectes. Les judéo-chrétiens restent
sur le terrain du judaïsme, obligent les païens convertis à pratiquer |
[1] Livre des Sibyllines, éd. Alexandre, III, v. 271.
[2] Ibid., v. 732 sqq.
[3] Sur saint Paul, voir l'excellent ouvrage de ce nom par M. Hippolyte Rodrigues (les seconds chrétiens), Paris, 1876.
[4] Voir l'Épître aux Corinthiens, X, 26; XI, 20 ; XII, 8. — Épître aux Romains, XII, 6 ; XVI, 16.
[5] Ire Épître aux Corinthiens, V, 1, 9, 11 ; VI, 9 ; VII, 2 ; X, 8 — Épître aux Éphésiens, V, 3.
[6] Épître aux Galates, I, 6 ; IV, 17 ; V, 10.
[7] Ibid., II, 11-14.
[8] Ibid., I, 8-9.
[9] Voir Irénée, Contra hæreses, I, 36 ; Eusèbe, Histoire ecclésiastique, III, 37.
[10] Évangile de Matthieu, VIII, 19.