HISTOIRE DES JUIFS

DEUXIÈME PÉRIODE — APRÈS L’EXIL

Troisième époque — La décadence

Chapitre XV — Les Hérodiens : Agrippa Ier ; Hérode II — (37-49).

 

 

Lorsque l’empereur Tibère fut mort assassiné (16 mars 37), et que le sénat se berça un instant du doux rêve de recouvrer l’antique liberté, Rome ne se doutait guère qu’un ennemi lui était né à Jérusalem, que cette communauté chrétienne, à peine formée alors, mettrait un jour son empire en pièces, jetterait bas ses divinités, et, après l’avoir elle-même lentement désorganisée, briserait sa puissance. Une idée conçue et mise en lumière par un fils du judaïsme, adoptée et mûrie par une tourbe infime, devait abattre la grandeur et la majesté romaine. Le troisième empereur, Caïus Germanicus Caligula, contribua lui-même à livrer au mépris public la religion romaine, principale force de l’État. Sur le trône des Césars, la folie et la lâcheté avaient succédé à la haine farouche du genre humain. Mais aucun des peuples soumis aux Romains ne ressentit plus durement que les Judéens les suites de ce changement de règne. Dans les premiers temps, il est vrai, qui suivirent l’avènement de Caligula, la situation de la Judée parut prendre une tournure favorable. Caligula prodigua les témoignages de bienveillance à Agrippa, l’un des meilleurs princes judaïtes, et l’on put espérer que le joug romain allait devenir moins pesant à la Judée. Mais l’événement fit bientôt voir que cette bienveillance et ces beaux sentiments n’étaient que le fruit d’un caprice passager, qui devait faire place à des fantaisies plus sanglantes, source de terreurs et d’angoisses pour les Judéens de l’empire.

Agrippa (né vers l’an 10 avant J.-C., mort en l’an 44) était fils de cet Aristobule, une des victimes d’Hérode, et petit-fils de Mariamne l’Hasmonéenne ; il avait donc à la fois du sang hasmonéen et iduméen dans les veines, et cette double origine lui avait donné des instincts opposés qui se disputèrent d’abord son esprit, mais dont le meilleur finit par prévaloir. Élevé à Rome et ayant grandi auprès de Drusus, le jeune fils de Tibère, Agrippa, au début, se montra un parfait Hérodien : plat valet de Rome, gaspillant sa fortune et s’abîmant de dettes pour capter la faveur des maîtres. Lorsque la mort de son ami Drusus (23 après J.-C.) l’obligea de quitter Rome et de revenir en Judée, il se trouva réduit à une telle détresse qu’il lui fallut vivre dans un coin de l’Idumée, lui qui frayait naguère avec les fils des Césars. Un moment, il songea au suicide ; mais son épouse Kypros, une femme de grand cœur, chercha à le sauver du désespoir en recourant à sa sœur Hérodiade, la princesse de Galilée, qui, vaincue par ses instances, décida son époux Antipas à subvenir à son entretien. Agrippa fut nommé inspecteur des marchés de Tibériade. Mais un jour, Antipas lui ayant reproché sa dépendance, Agrippa le quitta et se réfugia auprès de Flaccus, gouverneur de la Syrie, dont il se fit le parasite. Agrippa perdit bientôt cette nouvelle et équivoque situation, et cela, par le fait de son propre frère Aristobule, jaloux de la faveur dont il jouissait auprès du Romain. Abandonné et détesté des siens, Agrippa songea à tenter de nouveau la fortune à Rome, mais il n’y trouva que la prison pour dettes, à laquelle il échappa à grand’peine. Il parvint à gagner Alexandrie, où le Judéen le plus riche et le plus considéré de la ville, l’arabarque Alexandre Lysimaque, chez qui il s’était réfugié, lui fournit les ressources nécessaires pour le voyage.

Ce Lysimaque, un des plus nobles Israélites de son temps, était l’administrateur des biens de la jeune Antonia, fille du triumvir Antoine et de sa première femme, la sœur d’Auguste (Celui-ci avait donné à sa nièce la fortune qu’Antoine avait laissée en Égypte). Lysimaque rendit tant de services à la famille impériale qu’il en devint le fils adoptif et put ajouter à son nom celui de l’empereur : Tiberius Julius Alezander. Sans aucun doute, il avait été initié à cette brillance culture grecque, dont son frère Philon était un des adeptes les plus distingués. L’arabarque n’en était pas moins profondément attaché à ses coreligionnaires et au temple. Il fit revêtir d’or fin les battants de toutes les portes conduisant de l’avant-cour du temple au parvis intérieur, à l’exception de la porte du Nicanor.

Voulant sauver Agrippa, mais se défiant de sa folle prodigalité, il demanda à sa femme de se porter caution pour lui. Arrivé à Rome (printemps de l’an 36), Agrippa recommença sa vie aventureuse. Au début, Tibère, retiré à Caprice, fit bon accueil à cet ancien compagnon du fils qu’il avait perdu ; mais il lui retira bientôt sa faveur, lorsqu’il apprit quelles grosses sommes il devait au trésor impérial. Antonia, belle-sœur de Tibère et ancienne amie de Bérénice, la mère d’Agrippa, l’aida à sortir de ce nouvel embarras. Par son entremise, le jeune aventurier se vit réhabilité et devint l’ami intime de Caïus Caligula, l’héritier présomptif. Et comme si la fortune avait voulu épuiser contre lui tous ses caprices, Agrippa fut jeté dans les fers, parce qu’un jour, voulant flatter Caligula, il lui échappa de dire : Ah ! si Tibère s’en allait bientôt et laissait la couronne à plus digne que lui ! Un de ses esclaves avait rapporta le propos à l’empereur. Agrippa resta en prison jusqu’à la mort de Tibère, survenue six mois après.

L’avènement au trône de son ami Caligula commença la fortune d’Agrippa. Le nouvel empereur, le tira de prison et, en souvenir de sa captivité, dont lui-même avait été la cause indirecte, lui fit don d’une chaîne d’or. Il lui octroya le diadème, insigne de la royauté, et ce qui composait autrefois la tétrarchie de Philippe, depuis dévolue à Rome. En même temps, le sénat romain lui décerna le titre de préteur (37). Telle était l’affection que lui avait vouée Caligula, qu’il ne le laissa partir pour la Judée qu’un an après, avec la promesse qu’il reviendrait bientôt le voir.

En revenant roi et favori de l’empereur (août 38) dans ce même pays qu’il avait quitté indigent et perdu de dettes, Agrippa excita la jalousie de sa sœur Hérodiade qui, dévorée d’ambition, pressa son mari de se rendre également à Rome et de demander, au jeune et libéral empereur, tout au moins un royaume. Ici se montrent, au naturel, les tristes sentiments dont les Hérodiens étaient mutuellement animés. Soit qu’il craignit de voir Antipas gagner lui aussi la faveur de Caligula, soit qu’il voulut se venger de l’injure qu’il en avait reçue jadis, Agrippa le noircit auprès de l’empereur, qui le déposséda de sa tétrarchie et l’exila à Lyon, dans les Gaules (39). Sa femme le suivit dans cet exit avec une fidélité assez inattendue. Le dernier fils d’Hérode et sa petite-fille — Antipas et Hérodiade — moururent ainsi sur la terre étrangère. L’empereur abandonna leur succession à son ami Agrippa, dont la puissance territoriale, augmentée des principautés de la Galilée et de la Pérée, acquit de la sorte une notable importance.

La faveur que Caligula lui avait témoignée, et qui ne pouvait manquer de s’étendre à ses coreligionnaires, excita l’envie des païens et fit notamment éclater contre les Judéens la haine implacable qui couvait depuis longtemps dans le cœur des Grecs d’Alexandrie. De fait, les Judéens avaient des ennemis secrets ou déclarés dans tout l’empire romain. C’était un mélange de haine de race et de haine religieuse, à laquelle se joignait une vague appréhension de voir ce petit peuple, si méprisa et si fier, parvenir un jour à la toute-puissance. Mais nulle part ces dispositions malveillantes n’avaient atteint un aussi haut degré que parmi la population grecque d’Alexandrie, population turbulente, oisive et encline au dénigrement. Elle voyait d’un œil jaloux l’activité et le bien-être de ses concitoyens israélites, qui lui disputaient le premier rang sous le rapport de la fortune et même de la culture littéraire et philosophique. Cette haine datait de l’époque où une reine d’Égypte avait confié le soin des affaires extérieures à des généraux judéens ; et elle s’aviva encore par les préférences dont les Judéens furent l’objet de la part des premiers empereurs romains, qui se fiaient plus à leur fidélité qu’à celle des Grecs. Des écrivains malveillants avaient fomenté ce sentiment haineux et, pour rabaisser les Judéens, avaient dénaturé leur histoire. Le philosophe stoïcien Posidonius, originaire d’Apamée, en Syrie, qui avait assisté à l’essor de la nation judaïque sous les Hasmonéens Hyrcan Ier, Alexandre Ier et la reine Alexandra, et qui avait vu la chute du royaume de Syrie, fut le premier qui donna cours à des fables sur l’origine et le culte des Judéens, ou propagea celles qui avaient été imaginées par les flatteurs d’Antiochus Épiphane.

L’invention ridicule qui attribuait aux Judéens l’adoration d’une tête d’âne, les accusations calomnieuses qui leur reprochaient d’engraisser un Grec dans le temple de Jérusalem pour le sacrifier de haïr tous les peuples en masse et la nation grecque en particulier, furent reprises par un jeune écrivain, le rhéteur Apollonius Molon, qui vivait avec Posidonius dans l’île de Rhodes. Apollonius, acceptant ces imputations comme démontrées, s’en fit l’écho et le propagateur. Il passa en revue toute l’histoire d’Israël, présenta la sortie d’Égypte comme une expulsion motivée par quelque plaie honteuse, transforma Moïse, le sublime législateur, en vulgaire magicien, et affirma que ses lois, bien loin d’enseigner la vertu, ne contenaient qu’abominations. Il en concluait que les Judéens étaient des contempteurs de Dieu et des hommes ; il leur reprochait d’être à la fois lâches et téméraires, le plus ignorant des peuples barbares, incapable de rendre aucun service à l’humanité. Cicéron, qui avait quelque liaison avec ces deux écrivains, s’inspira de leur langage dans ses odieuses sorties contre la race judaïque et ses lois. Jules César, qui fréquentait, lui aussi, Posidonius et Molon, sut mieux résister à l’influence de leurs préjugés hostiles.

Plusieurs Grecs d’Alexandrie, Chérémos, Lysimaque et autres, accueillirent avidement ces allégations, y ajoutèrent même et les propagèrent, au plus grand préjudice des Judéens de leur temps. II n’y eut que trois écrivains grecs qui parlèrent plus favorablement des Judéens dans leurs écrits : Alexandre Polyhistor, Nicolas de Damas, l’ami d’Hérode, enfin Strabon, le meilleur géographe de l’antiquité. Dans son ouvrage, où l’histoire s’entremêle à la géographie, Strabon a consacré une belle page au judaïsme. Si, lui aussi, considère les Judéens comme originaires de l’Égypte, du moins il ne répète pas, quoiqu’il ait dû la connaître, la légende qui les fait expulser du pays pour cause de lèpre et d’impureté. Au contraire, il représente la sortie d’Égypte comme effectuée par Moïse et motivée par l’horreur que lui inspiraient les coutumes et le culte des Égyptiens. Strabon fit en même temps ressortir, avec une évidente sympathie, les grandes idées mosaïques d’un Dieu unique et d’un culte sans images, contrastant avec le polythéisme et la idolâtrie de l’ancienne Égypte, et avec le culte grec, qui assimilait la Divinité à l’homme. Comment, s’écrie-t-il, un être raisonnable peut-il se permettre d’attribuer à l’Être divin une ressemblance quelconque avec l’homme ? Tout au rebours de Posidonius, de Molon et autres détracteurs du judaïsme, Strabon en préconise la doctrine comme encourageant la vertu, comme assurant la bienveillance divine à tout homme juste et honnête… Strabon raconte que les premiers successeurs de Moïse vécurent conformément à ses lois, pratiquant la justice et la véritable crainte de Dieu. C’est avec la plus grande vénération qu’il parle du sanctuaire de Jérusalem. Bien que ses gouvernants, au mépris de la pure doctrine de Moïse, eussent malmené le peuple, la capitale des Judéens, selon lui, a cependant conservé à leurs yeux une certaine majesté, si bien qu’ils ne la considèrent pas comme le siège de la tyrannie, mais plutôt comme l’auguste résidence du Seigneur.

Mais Strabon fait exception parmi les écrivains grecs, qui, en général, ne manquent pas une seule occasion de diffamer les Judéens et leur doctrine. Tel est surtout l’Égyptien Apion, qui, enflammé de jalousie et de haine par les succès des Judéens, composa tout exprès contre eux un libelle où il poursuivait de ses sarcasmes ceux de cette nation qui avaient occupé un rang élevé à Alexandrie, et où il rappelait l’animosité de Cléopâtre contre les Judéens. Apion fut le premier païen qui fit une campagne en règle contre le judaïsme.

Ces dispositions malveillantes des Alexandrins, inspirées à la fois par l’envie, la haine religieuse et l’antipathie nationale, durent se contenir sous Auguste et Tibère, parce que les gouverneurs impériaux de l’Égypte réprimaient sévèrement toute manifestation violente. Il en fut autrement sous Caligula : les habitants païens d’Alexandrie savaient que le gouverneur Flaccus, qui avait été l’ami de Tibère, était suspect, comme tel, aux yeux de son successeur et que celui-ci prêterait facilement l’oreille à toute accusation portée contre lui. Flaccus lui-même craignait tant d’attirer l’attention du vindicatif empereur et d’être accusé auprès de lui, que la populace d’Alexandrie lui fit faire tout ce qu’elle voulut. Il ferma les yeux sur le complot formé par elle et lui servit même d’instrument. En apprenant qu’Agrippa avait reçu le diadème royal, les païens d’Alexandrie en conçurent la plus vive jalousie. La joie de leurs concitoyens judéens, avec lesquels Agrippa était en relation par l’intermédiaire de l’arabarque Alexandre, les exaspéra encore davantage et les poussa aux violences. Ces manifestations anti-judaïques avaient surtout pour instigateurs deux misérables, l’un appelé Isidore, greffier vénal, que le peuple avait surnommé la plume de sang, parce que sa fureur d’écrire avait coûté la vie à maint innocent ; l’autre ayant nom Lampo, un de ces débauchés sans scrupules que peut produire une capitale corrompue, sous un ciel bridant. Ces deux agitateurs dominaient d’un côté le gouverneur démoralisé, et de l’autre, dirigeaient à leur gré la plèbe, qui n’attendait qu’un signal pour assouvir sa haine contre les Judéens.

Par malheur, Agrippa, dont le retour de fortune, offusquait les habitants d’Alexandrie, s’arrêta dans cette ville en se rendant à Rome (juillet 38). Sa présence fournit un aliment à la fermentation qui régnait contre les Judéens et provoqua des rassemblements tumultueux, qui débutèrent par des facéties et se terminèrent dans le sang. Pour tourner en ridicule Agrippa et les Judéens, la foule prit un pauvre fou nommé Carabas, le coiffa d’une couronne de papyrus, l’affubla d’une natte de jonc en guise de manteau et lui mit en main un fouet en manière de sceptre ; puis on le plaça sur un point élevé du gymnase et on le salua roi avec toute sorte de simagrées, en l’appelant Marin’ (en chaldéen notre maître). Là-dessus la foule se rua, dès le matin, dans les proseuques ou synagogues, et y érigea des images de César, soi-disant à l’intention de Caligula. En outre, et sous la pression de leurs ennemis, Flaccus enleva aux habitants judéens d’Alexandrie le droit de bourgeoisie, dont ils avaient joui pendant des siècles sous la protection des premiers empereurs, et les déclara étrangers et déchus. Ce fut un coup accablant pour cette population, si fière de ses droits civils, qui la faisaient l’égale de ses concitoyens. Les Judéens se virent chassés des quatre quartiers d’Alexandrie et refoulés dans le quartier du Delta, près du port. La foule se précipita, avide de butin, dans les maisons et les ateliers abandonnés, pillant, détruisant ce que des siècles de travail avaient accumulé. La populace assiégea le quartier du Delta pour empêcher les Judéens d’en sortir et les faire succomber, dans cet étroit espace, à la faim et à la chaleur. Ceux que le manque de vivres forçait à sortir de leur quartier subissaient des traitements atroces, la torture, le bûcher, la mise en croix. Cette terrible situation dura plus d’un mois. Le gouverneur fit arrêter inopinément, dans leurs propres maisons, trente-huit membres du Grand Conseil ; on les traîna, chargés de chaînes, sur le théâtre, où ils furent battus de verges en présence de toute la populace (31 août 38). Même les femmes et les jeunes filles ne furent pas épargnées. Dès qu’on en apercevait une, on se jetait sur elle, on lui faisait manger de la viande de porc et, si elle résistait, on la soumettait à la plus cruelle torture. Ce n’était pas encore assez : Flaccus envoya un centurion avec des soldats pour envahir les maisons du Delta et s’assurer qu’elles ne renfermaient point d’armes. On ne respecta même pas, dans cette perquisition, les chambres des jeunes filles.

Ces vexations se prolongèrent jusqu’au delà de la mi-septembre. Un envoyé de l’empereur, arrivé à l’improviste, destitua Flaccus et l’emmena à Rome où on devait le traduire en justice, non pas toutefois à cause de ses violences contre les Judéens, mais simplement parce qu’il était haï de César. C’est pendant que ces malheureux, parqués dans le Delta, célébraient la fête des Tabernacles que leur parvint la nouvelle de la disgrâce de Flaccus. Leur persécuteur fut condamné au bannissement et, plus tard, mis à mort.

L’empereur seul aurait pu régler la question relative aux droits civils des Judéens ; mais il se trouvait alors en Germanie et dans les Gaules, où il se couvrait de lauriers imaginaires. A son retour à Rome (31 août 40), il conçut le projet extravagant de se faire adorer comme un demi-dieu, et ensuite comme un dieu complet, de faire construire des temples en son honneur et d’exiger qu’on rendit un culte à ses statues. A ce moment, les païens d’Alexandrie crurent avoir beau jeu contre les Judéens. Ils rétablirent aussitôt les images impériales dans leurs synagogues, espérant qu’ils se refuseraient à les adorer et s’attireraient ainsi la colère de l’empereur. Ce fut la cause de nouveaux conflits auxquels prit part le gouverneur de l’Égypte, désireux de gagner les bonnes grâces du maître. Il voulut contraindre les Judéens à adorer l’image impériale. Ceux-ci ayant invoqué l’autorité de leurs lois religieuses, il songea à en entraver l’observance et à interdire notamment le repos sabbatique. Quoi ! disait-il aux principaux d’entre eux, si des ennemis venaient à vous attaquer subitement, si vous étiez surpris par une inondation, un incendie, un tremblement de terre, assaillis par la faim ou la peste, continueriez-vous à observer strictement le sabbat ? Resteriez-vous tranquillement dans vos synagogues à lire votre Loi et à commenter vos Écritures ? Ne chercheriez-vous pas plutôt à sauver vos parents et vos enfants, votre fortune, votre propre vie ? Eh bien ! je serai tout cela pour vous ; je serai l’ennemi qui vous attaque, l’inondation, l’incendie, la famine, la peste, le tremblement de terre, l’image visible de l’inexorable Destin, si vous n’obéissez pas à mes ordres ! Mais ces menaces n’intimidèrent ni les grands ni le peuple. Ils restèrent fidèles à leur culte et attendirent de pied ferme la persécution. Quelques-uns seulement, soit crainte, soit ambition, paraissent avoir adopté le paganisme. Le philosophe judéen Philon parle de ces renégats et les représente comme des caractères légers, sans élévation, sans moralité. Le fils de l’arabarque, Tibère-Jules Alexandre, abjura, lui aussi, le judaïsme et parvint plus tard à de hautes dignités dans l’État romain.

Les Judéens d’Alexandrie songèrent à envoyer une députation à l’empereur pour le supplier de venir à leur secours (hiver de l’an 40). On choisit à cet effet trois hommes que leur position et leurs lumières désignaient le mieux pour cette mission. L’un de ces hommes était le Judéen Philon, qui par sa naissance, son rang dans la société, son grand savoir et sa brillante éloquence, était assurément le plus digne de plaider la juste cause de ses frères. Cet homme a exercé par ses écrits une si profonde influence, non seulement sur ses contemporains, mais encore sur la postérité et même en dehors du judaïsme, qu’on ne saurait passer sous silence les rares traits de sa vie qui nous sont parvenus.

Philon (de l’an 10 avant J.-C. à l’an 60 après J.-C.) appartenait à la famille la plus considérée et la plus riche de la communauté d’Alexandrie ; il était le frère de l’arabarque Alexandre. Sa jeunesse fut initiée à toutes les connaissances que les parents riches jugeaient indispensable pour leurs enfants. Avide de s’instruire, il s’assimile à fond ces connaissances. Mais surtout le goût des recherches métaphysiques se développa chez lui de bonne heure et devint une telle passion, qu’il s’y livra sans relâche et sans partage. Planant sans cesse dans les régions idéales, il n’avait aucun goût — il le raconte lui-même — pour les honneurs, la fortune et les plaisirs corporels. Il lui semblait rouler dans l’espace avec le soleil, la lune et les étoiles. Il était de ces rares élus dont l’esprit, au lieu de ramper sur la terre, prend naturellement son essor vers les sphères les plus hautes. Il se sentait heureux d’être au-dessus des soucis et des occupations vulgaires. Toutefois, quelque fût son enthousiasme pour la philosophie, le judaïsme lui était encore plus cher ; et s’il allait butiner des fleurs dans le champ fertile de la philosophie grecque, c’était pour en tresser des couronnes à la Loi de ses pères.

Depuis assez longtemps Philon menait une vie purement spéculative, lorsqu’il se vit entraîné par les événements dans le tourbillon des ennuis politiques. La triste situation de ses coreligionnaires l’arracha à sa vie contemplative, et plus tard, se rappelant avec d’amers regrets les nobles occupations de sa jeunesse, il se plaignait que les soins de la vie pratique eussent troublé sa claire intuition des choses de l’esprit et appesanti le vol de sa pensée. Il se consolait toutefois en sentant que son intelligence avait conservé assez de ressort pour pouvoir, aux heures paisibles, s’élever de nouveau vers les hautes régions.

La philosophie n’était pas uniquement pour lui un aliment de l’esprit ; il lui dut aussi une grande noblesse de sentiments, un de ces caractères fiers et tout d’une pièce qui ne peuvent rien comprendre aux sottises et aux vices des hommes vulgaires. Sa femme, pleine d’admiration pour lui, aimait à imiter la simplicité de ses mœurs. À des amis qui lui demandaient un jour pourquoi elle, si riche, dédaignait de porter des parures d’or, elle répondit : La vertu du mari est la meilleure parure de la femme. Les contemporains de Philon étaient émerveillés du charme de son style, qui rappelait la langue poétique de Platon. De là ce dicton : Ou bien Platon philonise, ou Philon platonise. Il aspira surtout à concilier la philosophie de son temps avec le judaïsme ou, pour mieux dire, à démontrer que le judaïsme est la véritable philosophie. Ce n’était pas pour lui un thème de dissertation, un simple jeu d’esprit ; c’était une tâche sérieuse et sainte. Son âme était si pénétrée de ces idées que maintes fois, comme il le raconte lui-même, elle tombait dans un état d’extase où il lui semblait percevoir des révélations intérieures que, dans son assiette ordinaire, elle n’aurait pu percevoir.

Tel était l’homme que la communauté d’Alexandrie choisit pour plaider sa cause devant l’empereur. De son côté, la population païenne de la ville avait envoyé une députation pour empêcher les Judéens de recouvrer l’égalité des droits civiques. Cette députation avait pour chef Apion, l’ennemi juré des Judéens ; Isidore, ce venimeux personnage qu’on avait surnommé la plume de sang, en faisait également partie. Il ne s’agissait pas simplement des privilèges d’une corporation ; ce qui était en jeu, à vrai dire, c’était le maintien ou l’expulsion des Judéens. Pour la première fois le judaïsme entrait en lice avec le paganisme, dignement représentés par deux hommes qui avaient sucé, l’un et l’autre, le lait de la culture grecque. Si les deux religions avaient été jugées d’après leurs représentants, la balance aurait penché, sans aucun doute, en faveur du judaïsme. Philon, par sa dignité et sa sagesse, personnifiait bien l’aspiration à un idéal de vertu et de vérité. Apion, au contraire, frivole et acerbe, était l’image vivante de la jactance et de la présomption inhérentes à l’hellénisme dégénéré.

L’issue de cette lutte entre les païens et les Judéens d’Alexandrie est restée douteuse. Caligula, qui devait être leur arbitre, était lui-même partie dans la cause, et partie passionnée. Il haïssait les Judéens parce qu’ils refusaient de le reconnaître et de l’adorer comme un dieu. Deux misérables, que Caligula avait tirés de la fange pour les associer à ses débauches, aiguillonnaient encore sa haine, déjà assez violente : c’étaient l’Égyptien Hélicon et Apelles d’Ascalon, tous deux ennemis jurés des Judéens. Toujours aux côtés de Caligula, et maîtres de sa confiance, ils lui eurent bientôt soufflé au cœur leur rage anti-judaïque. Lorsque les ambassadeurs des Judéens furent reçus en audience, ils purent à peine se faire écouter. Caligula les accueillit, dès le début, avec cette aigre apostrophe : C’est donc vous ces contempteurs des dieux qui ne voulez pas me reconnaître comme tel, préférant diviniser un être sans nom, tandis que tous m’adorent ! Sur quoi les ambassadeurs protestèrent qu’en trois circonstances les Judéens avaient offert des sacrifices d’actions de grâces : lors de son avènement au trône, de son rétablissement d’une maladie et de sa fameuse victoire sur les Germains : Soit, interrompit l’empereur, vous avez fait des sacrifices en mon honneur ; et que m’importe ? Ce n’est pas pour moi, c’est à moi qu’il fallait les offrir ! Puis, se tournant encore une fois vers eux : Pourquoi ne mangez-vous pas de porc ? Cette question divertit fort les assistants, qu’il égaya encore par d’autres sorties. Je voudrais bien savoir, dit-il enfin, sur quels titres vous fondez vos prétentions à l’égalité ? — Et sans plus attendre, il leur tourna le dos. En congédiant l’ambassade, il ajouta : Ces gens-là me paraissent encore plus sots que méchants, de nier ma divinité !

Pendant que les ambassadeurs suivaient pas à pas le maniaque couronné pour parvenir à placer une parole, une nouvelle terrifiante leur arriva comme un coup de fondre. Un Judéen vint à eux en courant et leur annonça d’une voix brisée par les sanglots : Notre saint temple est perdu, Caligula l’a fait profaner ! En effet, Caligula avait fait ériger ses statues non seulement dans les synagogues, mais dans le sanctuaire même de Jérusalem, et ordonné de briser toute résistance par la force des armes. Le gouverneur de la Syrie, Pétronius, reçut l’ordre d’entrer en Judée avec ses légions et de transformer le sanctuaire judaïque en temple païen. On s’imagine aisément l’épouvante qui saisit la nation à cette grave nouvelle, arrivée à Jérusalem la veille de la fête des Tentes (octobre 40) : l’allégresse fit subitement place à la consternation et à l’accablement. Pétronius avait franchi les frontières de la Judée à la tête de deux légions et était entré à Acco ; mais, vu l’approche des pluies d’automne et prévoyant une résistance désespérée de la part des Judéens, il résolut de remettre au printemps l’exécution des ordres de Caligula. Entre temps, des milliers de Judéens accoururent auprès de lui et protestèrent qu’ils subir raient plutôt mille morts que de consentir à la profanation de leur temple. Pétronius, embarrassé d’exécuter cet édit qu’il trouvait lui même insensé, s’aboucha avec les conseillers du roi Agrippa et les pria d’engager le peuple à montrer plus de condescendance. Sur l’avis des plus notables Judéens, Pétronius exposa la situation à l’empereur, espérant le fléchir. Il calma le peuple en lui assurant qu’il ne voulait rien entreprendre avant d’avoir reçu de nouveaux ordres, et en l’exhortant à cultiver la terre s’il voulait éviter la famine.

Avant d’avoir reçu la lettre de Pétronius, Caligula avait déjà modifié ses dispositions envers les Judéens, grâce à l’intervention d’Agrippa. Ce roi avait une si grande influence sur Caligula que les Romains l’appelaient, lui et Antiochus de Comagène, ses maîtres en tyrannie. Agrippa résidait alors de nouveau près de l’empereur. Sans doute, il ne voyait pas avec indifférence la prétention de ce despote insensé, d’introduire sa statue dans le temple de Jérusalem et de s’y faire adorer ; mais il était trop courtisan pour heurter de front les lubies du maître. Au contraire, il affecta une parfaite insouciance de la détresse de ses coreligionnaires. Il prépara un festin somptueux, composé des mets les plus recherchés, et il y convia l’empereur et ses favoris. Mais, sous le masque de cette indifférence apparente à l’endroit de ses coreligionnaires, il n’atteignit que mieux son but. Caligula, captivé par ses prévenances, invita Agrippa à lui demander une faveur. Il fut bien étonné lorsque celui-ci lui demanda, pour toute grâce, de révoquer l’édit concernant sa statue. Il ne s’était pas attendu à le voir si désintéressé, si pieux, si ferme vis-à-vis de lui. Le rusé Caligula se trouvait pris. N’osant, lui empereur, reprendre sa parole, il écrivit à Pétronius (nov.-décembre 40) une lettre pour l’inviter, dans le cas où sa statue ne serait pas encore placés dans le temple, à laisser tomber cette affaire. Mais lui-même, entre temps, reçut la lettre où Pétronius lui exposait son embarras et l’extrême difficulté de sa mission. Il n’en fallait pas davantage pour allumer la fureur de cette nature passionnée et fantasque. Un contre-ordre, accompagné de menaces terribles, enjoignit de procéder, sans aucun ménagement, à l’installation de sa statue dans le temple. Mais, avant que Pétronius reçut cette lettre, également redoutable pour les Judéens et pour lui-même, la nouvelle s’était déjà répandue de la mort de ce fou couronné (21 janvier 41), assassiné par le prétorien Chéréa. C’est le 22 schébat (mars 41) qu’on apprit cet événement inespéré, qui sauvait les Judéens d’une catastrophe imminente ; aussi cette date fut-elle instituée comme celle d’une fête solennelle.

Le successeur de Caligula sur le trône des Césars fut Claude, un idiot doublé d’un pédant. Cet empereur devait sa couronne au hasard et à l’intervention du roi Agrippa, qui l’avait décidé à accepter l’élection des prétoriens et avait décidé le sénat à le reconnaître. Il fallait que Rome fût tombée bien bas pour qu’un méchant petit prince judéen pût prendre la parole dans son sénat, se mêler à ses délibérations et imposer en quelque sorte un maître à l’empire. Du reste, Claude ne se montra pas ingrat envers ce prince. Il fit son éloge en plein sénat, l’investit de la dignité consulaire et le fit roi de toute la Palestine, en joignant la Judée et la Samarie à son royaume. Pour perpétuer le souvenir de ces faveurs, Claude, par une imitation pédantesque des anciens usages, en fit graver la mention sur des tables d’airain et frappa une médaille commémorative portant, d’un côté, deux mains entrelacées, avec l’inscription : Amitié et alliance du roi Agrippa avec le sénat et le peuple romain. Ainsi la Judée se retrouvait, sous Agrippa, aussi étendue, plus étendue même qu’elle n’avait été sous les rois hasmonéens et sous Hérode Ier.

Hérode II, frère et gendre du roi Agrippa, reçut de Claude le titre de préteur et la principauté de Chalcis, près du Liban, de sorte que cette portion de la Syrie se trouva faire, jusqu’à un certain point, partie de la Judée. Les événements qui se produisirent à Rome, après la mort de Caligula, furent également favorables aux Judéens d’Alexandrie. L’empereur Claude, qui était ami de l’arabarque Alexandre, le tira de la prison où l’avaient fait jeter ses prédécesseurs, et termina la querelle des habitants d’Alexandrie au profit des Judéens. Ce prince rétablit aussi la dignité d’arabarque, à laquelle les Judéens d’Égypte tenaient fort, parce qu’elle les affranchissait de la dépendance des fonctionnaires romains et les plaçait sous la juridiction exclusive d’un chef choisi dans leurs rangs. A la sollicitation d’Agrippa, Claude octroya à tous les Judéens de l’empire la liberté religieuse, et ne permit à aucun païen de les inquiéter dans l’exercice de leur culte.

Lorsque le roi Agrippa, comblé d’honneurs par l’empereur, quitta Rome pour se rendre en Judée et y prendre possession de son royaume, il fut aisé de voir qu’une transformation s’était opérée en lui et que la révolution qui, à Rome, avait brisé un empereur orgueilleux et donné la couronne à un esprit faible, avait produit sur son âme une impression profonde. Le frivole jeune homme avait fait place à l’homme grave ; le courtisan était devenu un patriote, un prince consciencieux, pénétré de ses devoirs envers son peuple. L’Hasmonéen, chez lui, avait complètement effacé l’Hérodien. Sous le règne d’Agrippa (41-44), la Judée jouit pour la dernière fois d’une période de calme et de bonheur. Il s’appliqua sans cesse à marcher d’accord avec la nation, même au risque de perdre les bonnes grâces des Romains, si bien qu’il désarma ses ennemis les plus implacables et s’en fit des amis.

Nos autorités ne se lassent point de célébrer son attachement au judaïsme : on eût dit qu’il avait pris à tâche de réparer les fautes de son aïeul Hérode. A la fête des Prémices, il se mêla, sans aucun faste, à la foule qui se rendait au temple, portant lui-même, comme les autres, sa corbeille de fruits dans le sanctuaire. Cette fête, appelée aussi la fête des Corbeilles, fut célébrée cette année-là avec une solennité extraordinaire. Les Judéens accoururent à Jérusalem par groupes nombreux, apportant les prémices de leurs jardins dans ce temple, qui n’était plus déshonoré par l’image de Caligula. Les riches avaient mis leurs fruits dans des corbeilles d’or ou d’argent. Chaque groupe était accompagné de joueurs de flûte. Dans le temple, au moment de la consécration des fruits, les chœurs de lévites entonnèrent le psaume XXX, qui semblait un écho de la joie populaire :

Je te glorifie, Seigneur, parce que tu m’as relevé

Et ne m’as pas laissé devenir la risée de mes ennemis...

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Tu as changé mon deuil en joie...

Le roi Agrippa prit part à cette fête avec la plus fervente piété. — Agrippa remit aussi en vigueur l’ancienne loi en vertu de laquelle le roi devait lire au peuple assemblé dans le parvis du temple, à la fin de l’année sabbatique, le Deutéronome de Moïse. Agrippa, debout, fit cette lecture (automne de l’an 42), et quand il arriva à ce passage : Du milieu de tes frères tu dois te choisir un roi, le souvenir de son origine semi-iduméenne lui arracha des larmes ; mais la foule et les Pharisiens eux-mêmes lui crièrent énergiquement : Tu es notre frère ! tu es notre frère !

L’influence de son gouvernement éclairé se fit sentir dans toutes les parties de l’administration judaïque. Il rendit au Sanhédrin la faculté de régler les affaires intérieures conformément à la Loi. Cette assemblée avait alors pour président le digne petit-fils de Hillel, Gamaliel Ier, dit l’Ancien (ha-Zakên). Les fonctions de président devinrent dès lors plus importantes, le Sanhédrin n’ayant plus qu’un seul président, forme monarchique imitée de la constitution politique du pays. Les années embolismiques ne pouvaient plus être déterminées qu’avec l’assentiment du président. C’est lui qui adressait les circulaires aux diverses communautés. La formule de ces lettres, qui nous a été conservée, est fort intéressante ; elle prouve que les communautés du dehors, aussi bien que celles de Judée, considéraient le Sanhédrin et son chef comme la plus haute autorité. Voici ce que Gamaliel faisait écrire par son secrétaire particulier : A nos frères de la haute et de la basse Galilée, salut. Nous vous faisons savoir que le temps est venu de prélever la dîme de vos huiles. — A nos frères, les exilés de la Babylonie, de la Médie, de la Grèce (Ionie), et à tous les exilés d’Israël, salut. Nous vous faisons savoir que le printemps ayant commencé plus tard, il nous a plu, à nous et à nos collègues, d’augmenter d’un mois l’année courante.

On doit à Gamaliel Ier plusieurs mesures utiles, prises pour la plupart en vue d’obvier à certains abus ou dans l’intérêt de la société (tikkoun ha-olam). Ainsi, Gamaliel décida que le mari qui avait envoyé une lettre de divorce à sa femme, et qui pouvait l’annuler devant le premier tribunal venu, n’aurait plus ce droit à l’avenir. — De plus, comme beaucoup de gens avaient des noms doubles, un nom hébreu et un nom grec, ce qui produisait des confusions, Gamaliel émit une ordonnance prescrivant d’indiquer clairement, dans les lettres de divorce, les différents noms du mari et de la femme. — Précédemment, il fallait le témoignage de deux personnes pour constater la mort du mari. Gamaliel décida qu’un seul témoin suffirait désormais pour que la femme fût déclarée veuve. Une autre disposition prise par Gamaliel avait pour but de protéger la veuve contre l’arbitraire d’héritiers rapaces. — Certains lois touchant la conduite à tenir à l’égard des païens[1], lois évidemment dues à Gamaliel, sont conçues tout à fait dans l’esprit de douceur et de philanthropie qui caractérisait Hillel. Une de ces lois prescrivait de laisser Ies indigents païens glaner dans les champs d’Israël et de les traiter en tout comme les coreligionnaires ; une autre, de donner aux païens le salut de paix, même à leurs jours de fête, quand ils sont occupés à honorer leurs dieux. Grâce à ces mesures légales, la coutume s’établit en Israël, dans les villes de population mêlée, de faire participer les païens nécessiteux aux distributions d’aumônes, de soigner leurs malades, de rendre les derniers devoirs à leurs morts et de consoler leurs familles en deuil. Peut-être faut-il voir dans cette législation bienveillante l’influence du système gouvernemental d’Agrippa. Rome et la Judée avaient abjuré pour un moment leur haine mutuelle et se traitaient en amies. La prévenance de l’empereur Claude pour les Judéens allait jusque-là, que quelques jeunes étourdis qui avaient osé placer sa statue dans la synagogue de la ville de Dora furent, par ses ordres, sévèrement châtiés, et qu’il enjoignit au gouverneur Pétronius de réprimer énergiquement à l’avenir de pareils scandales (42).

Agrippa avait hérité de son aïeul Hérode un penchant singulier à rechercher l’amour des Grecs. De même que celui-ci avait envoyé des présents à Athènes et dans d’autres villes grecques et ioniennes, son petit-fils témoigna d’une manière effective sa bienveillance à Athènes, la mère des arts, alors si déchue, et celle-ci lui en garda un souvenir reconnaissant. Il accorda aussi des faveurs aux habitants de Césarée, qu’Hérode avait transformée en rivale de Jérusalem, et à ceux de la ville maritime de Sébaste. Pour lui témoigner leur gratitude, ces derniers érigèrent à ses trois filles des statues et ils frappèrent en son honneur une médaille à son image, avec cette légende : LE GRAND ROI AGRIPPA, AMI DE CÉSAR. Sans doute, les villes maritimes d’Anthédon et Gaza eurent aussi à se louer de sa bienveillance, car elles firent également frapper des médailles à son intention. Les fils de l’étranger rendaient hommage à Agrippa, comme jadis au roi David, — hommage quelque peu involontaire.

Les dernières années du règne d’Agrippa furent heureuses pour les Judéens du dedans et du dehors. Ce fut comme un radieux coucher de soleil précédant une nuit sombre. Cette époque eut une certaine ressemblance avec le règne du roi Josias. La paix au dedans et au dehors, une indépendance relative, un essor d’activité intellectuelle, sont les caractères communs de ces deux règnes. Même les Judéens du dehors, répandus dans tout l’empire romain, bénéficièrent des dispositions bienveillantes de Claude pour Agrippa : ils purent vivre en paix, sans être inquiétés dans l’exercice de leur culte, sans abandonner aucune de leurs habitudes, sans rien perdre de leur cachet distinctif.

Les Judéens d’Égypte et surtout ceux d’Alexandrie, qui avaient tant souffert sous Caligula, se trouvaient particulièrement heureux. Claude avait confirmé expressément leurs droits civiques, et ordonné aux gouverneurs de les protéger contre toute vexation. Leur chef, l’arabarque Alexandre Lysimaque, que Claude avait fait sortir de prison, reprit ses fonctions et put rendre des services signalés à ses coreligionnaires. C’est seulement à cette époque que son frère Philon commença à prodiguer les trésors de sa pensée, qui élevèrent à son apogée le développement de l’esprit judéo-grec.

Toutefois, cette période si heureuse fut de courte durée. Si l’empereur Claude avait en Agrippa une confiance absolue, ses serviteurs calomniaient tous ses actes et les interprétaient comme des indices de trahison. L’habileté d’Agrippa, son caractère indépendant et ses tendances nationales paraissaient dangereux pour les intérêts romains. De fait, les Romains ne se trompaient pas. Tout en flattant et cajolant Rome, Agrippa songeait à mettre la Judée en état de soutenir avec elle une lutte qui d’ailleurs lui semblait inévitable.

Il ne voulait pas laisser son peuple à la merci du caprice d’un individu. Aussi fit-il accumuler à Jérusalem des matériaux de construction et entreprit-il de fortifier le faubourg de Bézétha, au nord-est de la ville, en l’entourant de murailles formidables. Ce quartier s’était formé peu à peu par l’accroissement de la population. En cas d’attaque de la ville, le faubourg de Bézétha était le premier menacé, et avec lui la citadelle voisine, la tour Antonia. Agrippa avait donc demandé à Claude la permission d’élever des fortifications alentour. Claude n’avait rien à lui refuser ; quant aux courtisans de l’empereur, on les gagna par des présents. Les constructions achevées, on en fit la dédicace, et les chœurs de lévites chantèrent le psaume XXX, déjà cité.

Mais Vibius Marsus, le gouverneur de la Syrie, qui avait vu clair dans les projets d Agrippa, fit comprendre à l’empereur le danger de ces fortifications, si bien que celui-ci ordonna de discontinuer les travaux. Agrippa dut obéir, n’étant pas encore en mesure de résister. Mais il songeait à miner la puissance romaine en Judée, et, à cet effet, il s’allia secrètement avec les petits princes voisins, ses parents et amis. Sous prétexte de réjouissances en commun, il les invita à un conciliabule à Tibériade. Dans la capitale de la Galilée se trouvèrent réunis Antiochus, roi de Comagène, dont le fils Épiphane était fiancé à la plus jeune fille d’Agrippa ; Samsigeramos, roi d’Émèse, dont la fille Jotapé avait épousé le frère d’Agrippa, Aristobule ; puis Kotys, roi de la petite Arménie ; Polémon, prince de Cilicie ; enfin Hérode, roi de Chalcis, frère d’Agrippa. Tous ces princes devaient leur position à Claude et, par suite, ne pouvaient que perdre à un changement de règne. Mais lorsqu’il eut vent de cette assemblée de princes, qui semblaient si bien s’entendre, Marsus conçut des soupçons, accourut à Tibériade et, avec la morgue des vieux Romains, leur signifia d’avoir à regagner sur-le-champ leurs foyers. Et tel était le prestige de Rome, que la voix d’un serviteur de Claude suffit à dissoudre ce congrès de princes.

Cependant le génie entreprenant et la ténacité d’Agrippa auraient, sans doute, épargné à la Judée de nouvelles humiliations et assuré sa sécurité ultérieure, si la mort n’était venue le surprendre, âgé à peine de cinquante-quatre ans (printemps de 44 ?). Cette mort subite donna lieu aux bruits les plus divers. — Avec Agrippa s’éteignit la dernière étoile de la Judée. Sa mort, comme celle de Josias, le dernier grand roi qu’eut Israël avant l’exil, précéda juste d’un quart de siècle la ruine de l’État judaïque.

Après la mort d’Agrippa, les Grecs de Palestine purent donner carrière à la sourde fureur dont les avait remplis l’élévation de ce prince. Oublieux de ce qu’ils lui devaient, les Syriens et les Grecs de Césarée et de Sébaste se répandirent en outrages contre sa mémoire, se livrèrent à des orgies et offrirent des sacrifices à Caron pour le remercier d’avoir emporté Agrippa. Les soldats romains en garnison à Césarée, faisant cause commune avec eux, traînèrent dans les lupanars les statues des filles d’Agrippa. En apprenant ces insultes faites à son ami défunt, Claude s’en émut et songea à donner la couronne de Judée au fils d’Agrippa, à peine âgé de dix-sept ans, qui était alors à Rome pour y achever son éducation. Mais les affranchis Pallas et Narcisse, favoris tout-puissants de l’empereur, le dissuadèrent de ce projet, alléguant que ce prince était trop jeune pour un gouvernement aussi difficile que celui de la Judée. Ce pays redevint donc province romaine sous un procurateur, et resta tel jusqu’à la fin de son existence

Le premier de ces magistrats imposés à la Judée fut Cuspius Fadus. L’empereur lui ordonna de punir les soldats qui avaient outragé la mémoire d’Agrippa et de les reléguer dans le royaume du Pont. Cette dernière mesure, toutefois, ne fut pas mise à exécution, grâce aux prières instantes des coupables repentants. Ce corps de troupes hostiles aux Judéens put ainsi demeurer en Judée, et leur présence ne contribua pas peu à l’exaspération des patriotes.

Ces dispositions haineuses des païens provoquèrent des représailles de la part des Judéens. Comme après la mort d’Hérode, ils formèrent des corps francs qui travaillèrent de toutes leurs forces à délivrer la Judée du joug romain. Naturellement, Fadus leur fit une guerre acharnée. Il voulait rétablir la domination romaine en Judée, telle qu’elle avait existé avant Agrippa, sous les premiers procurateurs. Il essaya de faire rentrer dans ses attributions la nomination des grands prêtres et la garde des vêtements sacerdotaux tenus sous clef dans la tour Antonia. Mais les familles intéressées et Hérode II, le frère d’Agrippa, protestèrent contre ces prétentions. L’agitation qui en résulta à Jérusalem fut telle, que Fadus et même le gouverneur Longin y accoururent avec des troupes nombreuses. Hérode, son frère Aristobule et les principales familles demandèrent un délai et la permission d’envoyer une ambassade à l’empereur, pour obtenir une solution favorable au sujet de ce litige. Moyennant des otages leur garantissant la tranquillité de la ville sainte, les deux chefs romains accédèrent à cette demande. On leur livra les otages demandés et une députation put se rendre à Rome ; elle se composait de quatre personnages : Cornélius, Tryphon, Dorothée et Jean. Arrivés à Rome, ils furent présentés à l’empereur par le jeune Agrippa. Par égard pour la famille des Hérodiens, Claude permit aux Judéens de vivre selon leurs propres lois (été de 45). Hérode eut le droit de nommer les grands prêtres et il en usa aussitôt pour déposséder Élionaï, que son frère avait investi de ces fonctions et qu’il remplaça par Joseph, de la maison de Kamyth.

Hérode II pouvait donc, en un sens, être considéré comme une sorte de roi de la Judée, bien qu’il n’eût aucune action sur la marche des affaires publiques. Le pouvoir politique et judiciaire était aux mains des procurateurs. Le Sanhédrin qui, sous Agrippa, avait recouvré son autorité première, s’en vit de nouveau dépouillé.

Dans le cours de son administration, Fadus eut, lui aussi, à réprimer une émeute messianique. Un certain Theudas, qui se faisait passer pour prophète ou messie, avait su grouper autour de lui environ quatre cents fidèles, tant la délivrance était devenue un besoin pour le peuple. Theudas promettait à ses sectateurs, comme preuve de son caractère messianique, de diviser les eaux du Jourdain et de le leur faire traverser à pied sec. Ceux-ci s’étant munis de tout leur avoir et rassemblés au bord du fleuve, Fadus envoya contre eux une troupe de cavaliers qui en tua beaucoup, en fit d’autres prisonniers et trancha la tête au visionnaire (vers 47).

Peu de temps après, Fadus fut rappelé à Rome et remplacé par Tibère-Jules Alexandre (fils de l’arabarque Alexandre et neveu du philosophe Philon), qui portait le titre de chevalier romain et avait abjuré le judaïsme pour embrasser la religion païenne. L’empereur croyait sans doute, en nommant aux fonctions de procurateur un homme de sang judaïque et d’une famille considérée, donner aux Judéens une preuve de bienveillance. Il ne songeait pas que c’était les blesser encore davantage dans leurs sentiments intimes que de leur donner pour chef un renégat.

Du reste, le peuple parait avoir beaucoup souffert sous le gouvernement de ce Tibère ; les zélateurs relevèrent la tête et le poussèrent à la révolte. Ils avaient pris pour chefs Jacob et Siméon, les deux fils de Juda le Galiléen, que leur père avait élevés dans ses principes. Nous n’avons point de détails sur le soulèvement qui eût lieu à leur instigation, mais la sévérité de la peine que le procurateur leur infligea atteste l’importance du mouvement : il les fit mettre en croix, supplice infamant par excellence selon la loi romaine. — Comme pour dédommager la Judée des humiliations que lui avait values la présence de ce renégat, elle eut le bonheur de voir une reine païenne adopter sa croyance et devenir sa bienfaitrice. Pendant une famine, cette reine pourvut généreusement aux besoins des Judéens nécessiteux (47).

Tibère Alexandre ne conserva ses fonctions que deux ans. Plus tard, il devint gouverneur de L’Égypte et, lors d’une élection d’empereur, il exerça une part notable d’influence. C’est vers cette époque (48) que mourut Hérode II, roi de Chalcis et roi nominal de Judée : avec lui s’éteignit la seconde génération des Hérodiens.

 

 

 



[1] Les lois charitables qui les concernent se trouvent particulièrement développées dans le Talmud de Jérusalem, traité Ghittin, ch. V, f 47 c et Aboda-Zara, I, f. 39 c ; moins complètement tr. Demaï, f. 24 a. Voir aussi Talmud de Babylone, Ghittin, f. 61 a. La principale source est la Tosephta de Ghittin, ch. III (V), qui toutefois n'est pas non plus absolument complète.