Jean Hyrcan, en mourant, avait laissé le pouvoir à sa
femme et donné le grand cohénat à son fils Juda, plus connu sous le
nom grec d’Aristobule. Mais la coutume, empruntée à la Grèce, de confier le
gouvernement à des femmes n’avait pas encore pris racine en Judée, et
l’événement le fit bientôt voir. Aristobule enleva le pouvoir à sa mère, sans
qu’il s’ensuivit des troubles, et il réunit de nouveau en lui la double
dignité de grand prêtre et de prince. On prétend qu’il est le premier
Hasmonéen qui ait pris le titre de roi, titre qui d’ailleurs n’ajouta rien à
sa puissance ni à son autorité. Cependant ses monnaies n’en font pas mention;
elles portent simplement comme inscription : Le grand prêtre Juda et la
communauté des Judéens. — La semence de discorde jetée par Hyrcan se
développa sous le règne de ses successeurs. C’est en vain que ceux-ci
cherchaient à placer leur pouvoir au-dessus de toute atteinte; c’est en vain
qu’ils s’entouraient d’une garde du corps composée de fidèles mercenaires ;
en vain ils accomplissaient de brillants faits d’armes : la scission était
irréparable, et tous leurs efforts ne servirent qu’à l’élargir encore.
Non seulement Aristobule chassa sa mère du trône, mais il
la fit jeter en prison avec trois de ses frères. Seul, son frère Antigone,
qu’il chérissait, qui avait été son compagnon de luttes et qui partageait ses
idées, fut associé par lui au pouvoir. Par suite de la courte durée de son
règne, il ne nous reste que peu de détails, d’ailleurs fort incohérents, à
son sujet. Cependant il en ressort qu’il suivit fidèlement la ligne de
conduite adoptée par son père vis-à-vis des deux partis et qu’il se rangea du
côté des Sadducéens, en écartant les Pharisiens de toute influence. Mais
Aristobule n’avait pas plus d’amis parmi le peuple qu’il n’en avait dans sa
famille. Il avait de la prédilection pour l’hellénisme, ce qui lui valut le
surnom de Philhellène et suffit à le faire détester du parti
populaire. Tandis que les Grecs le représentent comme un homme sensé et de
goûts simples, les Judéens lui
reprochent sa dureté et son insensibilité de cœur. Sa mère
était sans doute morte de vieillesse dans sa prison : la malignité publique
fit courir le bruit que le fils dénaturé l’avait laissée mourir de faim. Son
frère qu’il chérissait, Antigone, avait probablement été assassiné à
l’instigation du parti hostile à la famille des Hasmonéens. La rumeur
populaire attribua ce meurtre au roi, sous prétexte de jalousie. Pour
inspirer plus d’horreur pour la perversité d’Aristobule, la légende a brodé
autour de cette mort tout un tissu d’événements tragiques.
Aristobule, qui avait hérité de son père sa valeur
guerrière, .reprit aussi son projet d’étendre la Judée vers le nord-est. II
fit une expédition contre les Ituréens et les Trachonites, peuplades à demi
barbares. Son frère Antigone, avec lequel il avait conquis ses premiers
lauriers sur les Samaritains et les Syriens, l’accompagnait. La fortune des
armes sourit à Aristobule comme elle avait fait à son père. II agrandit la Judée et força les peuples
vaincus à embrasser le judaïsme. En poursuivant ses conquêtes dans cette
direction, la Judée
aurait pu devenir maîtresse des routes de caravanes, des bords de l’Euphrate
jusqu’à l’Égypte. Grâce à cette extension de territoire, disposant d’une
armée valeureuse et de forteresses en excellent état de défense, elle aurait
pu prendre une place notable dans le système politique de l’époque. Mais,
comme si la Providence
avait décidé que la Judée
ne devait pas acquérir de prépondérance dans cette voie, Aristobule fut
arrêté dans ses conquêtes par une grave maladie qui l’obligea à retourner à
Jérusalem. Antigone continua quelque temps la guerre avec un grand bonheur;
mais, étant revenu à Jérusalem à cause de l’approche des fêtes de tisri, il
ne revit jamais le champ de bataille. Il mourut assassiné, comme nous l’avons
dit, et Aristobule succomba à son mal après un règne d’un an.
A la mort de ses deux frères, le pouvoir revint à Alexandre
Jannée (Jonathan).
On prétend qu’il fut tiré de la prison où il était détenu, pour aller ceindre
le diadème. Au début de son règne, il semble avoir recherché la faveur
populaire. Sa femme, Salomé Alexandra, était dévouée aux Pharisiens, qui
avaient à leur tête Siméon ben Schétach, frère de la reine. Alexandre,
qui, lorsqu’il fut appelé au trône, n’était âgé que de vingt-trois ans, avait
les goûts belliqueux de sa famille, mais n’avait hérité de ses ancêtres ni
les talents militaires ni la prudence. Il se lança dans des entreprises
guerrières où il gaspilla les forces de la nation et mena plus d’une fois le
pays au bord de l’abîme. Son règne, qui dura vingt-sept ans (105-70) et qui
s’écoula au milieu des guerres, au dehors et au dedans, ne pouvait guère
rehausser le bien-être matériel de-r la nation. Cependant son étoile le
servit mieux que sa prudence et ne l’abandonna pas dans les situations
critiques où il s’était mis. Il put même étendre les frontières de la Judée vers le nord. Comme
son père, il se servait pour la guerre de troupes mercenaires, tirées de la Pisidie et de la Cilicie. Il n’osait
employer à cet effet des Syriens ; l’aversion mutuelle qui régnait entre eux
et les Judéens était trop profondément enracinée pour qu’on pût compter sur
une coopération sincère. Les vues d’Alexandre se portaient surtout sur les
villes maritimes. Pour les réduire, il fallut guerroyer non seulement contre
les habitants, mais encore contre le prince égyptien Ptolémée Lathuros, qu’ils
avaient appelé à leur secours. Ptolémée, qui était en guerre ouverte avec sa
mère, la reine Cléopâtre, saisit avec empressement l’occasion d’accroître sa
puissance, afin de pouvoir détrôner sa mère. D’ailleurs, Lathuros était
hostile aux Judéens parce que Cléopâtre les favorisait. Un jour de sabbat, il
attaqua avec ses troupes l’armée des Judéens, qui comptait au moins cinquante
mille hommes et qui campait, près de Sepphoris. Trente mille Judéens
jonchèrent de leurs cadavres le champ de bataille. Le reste fut fait
prisonnier ou mis en fuite. Lathuros parcourut la Judée avec son armée,
massacrant tout sur son passage. R n’épargna même pas les femmes et les
enfants. Il voulait se venger non seulement d’Alexandre, mais des Judéens en
général, qu’il trouvait ligués contre lui en Égypte. Un honteux
asservissement pouvait être pour la
Judée le résultat de cette défaite. Mais Cléopâtre,
inquiète des succès de son fils, s’apprêta à lui enlever le fruit de sa
victoire avant qu’il pût en profiter pour se retourner contre elle-même. Elle
réunit une armée qu’elle envoya en Judée et en Syrie, sous la conduite des
généraux judéens Helcia et Anania, ces deux fils d’Onias auxquels elle devait
d’avoir pu conserver la couronne. Helcia mourut dans cette expédition contre
Lathuros, qu’il avait suivi pas à pas. Son frère le remplaça à la tête de
l’armée et dans le conseil de la reine. La situation d’Anania, à ce
moment-là, fut décisive pour ses compatriotes de Judée. Quelques-uns des
conseillers de Cléopâtre lui avaient inspiré la pensée de profiter de la
nécessité où se trouvait la
Judée de recourir à sa protection, pour détrôner Alexandre,
s’emparer de son pays et le réunir de nouveau à l’Égypte. Anania combattit ce
projet avec indignation. Non seulement il fit ressortir l’injustice de cette
violation des traités, mais il fit voir à la reine les conséquences funestes
qui en résulteraient. Les Judéens d’Égypte, qui étaient les soutiens de son
trône menacé par son fils, ne se joindraient-ils pas à ses ennemis, si, par
une tentative déloyale, elle menaçait l’indépendance de la Judée ? Le discours
d’Anania indiquait aussi, comme une menace implicite, qu’il cesserait de
mettre au service de la reine son influence politique et ses talents
militaires, ou qu’il se prononcerait même nettement contre elle. Ce langage
ne manqua pas de faire une profonde impression sur Cléopâtre. Elle rejeta le
perfide conseil des ennemis des Judéens et conclut avec Alexandre un traité
d’alliance offensive et défensive. Grâce à cette alliance, Alexandre put achever
ses conquêtes et s’emparer, entre autres, de la ville maritime de Gaza.
Pendant les neuf années qui s’écoulèrent entre son
avènement et la prise de Gaza (105-96), Alexandre, aux prises avec des dangers et des
embarras de toute sorte, n’avait guère troublé la paix à l’intérieur. Il
semble avoir observé la plus complète neutralité au sujet de la grave
querelle qui divisait les Pharisiens et les Sadducéens. Sa femme Salomé, qui
était très attachée aux premiers, contribua grandement sans doute à lui faire
conserver cette attitude pacifique. Siméon, frère de la reine, paraît avoir
servi d’intermédiaire à Alexandre auprès des Pharisiens, toujours maintenus à
l’écart, et des Sadducéens, qui occupaient les emplois. Depuis que Hyrcan
avait rompu avec les Pharisiens, le Grand Conseil ne comptait plus dans son
sein que des Sadducéens. Tant que durerait la situation privilégiée de ces
derniers, la réconciliation et la concorde étaient impossibles entre les deux
partis. Alexandre eut la bonne pensée d’apaiser leur différend en leur
conférant des droits égaux à occuper les emplois et les dignités. Mais les
Pharisiens refusèrent de partager les fonctions avec leurs adversaires et
firent une résistance passive. Seul, Siméon ben Schétach se fit recevoir dans
le sein du collège sadducéen, mais avec l’arrière-pensée d’en chasser peu à
peu les membres de ce parti. Dans la suite, il put mettre son projet à
exécution.
Tant que sa situation critique détourna Alexandre des
affaires intérieures, il persista dans sa neutralité. Mais les choses
changèrent de face, lorsqu’il revint en vainqueur après avoir conquis des
villes et des territoires en nombre. Était-ce parce qui Alexandre voyait dans
l’influence qui était revenue aux Pharisiens un obstacle à sa puissance, ou
parce qu’il voulait s’attacher les Sadducéens, qui étaient plus aptes à la
guerre ? ou bien Diogène, le favori du prince, dont les conseils lui furent
aussi funestes que ceux du Sadducéen Jonathan l’avaient été pour Hyrcan,
avait-il circonvenu son esprit en faveur de son parti ? Quoi qu’il en
soit, Alexandre se posa tout à coup en adversaire déclaré de la doctrine
pharisaïque et manifesta ses intentions de la façon la plus blessante. A la
fête des Tabernacles, le prince, en sa qualité de grand prêtre, devait, conformément
à un vieil usage, répandre sur l’autel de l’eau contenue dans une coupe
d’argent, comme présage symbolique de fertilité. Afin de bien montrer son
mépris pour cet usage inventé par les Pharisiens, il répandit l’eau à terre.
Il n’en fallait pas davantage pour soulever le peuple massé dans le parvis
extérieur. Enflammés de colère et sans réfléchir aux conséquences, les
assistants lancèrent contre Alexandre les cédrats qu’ils portaient à la main
et l’accablèrent d’injures, l’accusant d’être indigne du grand pontificat. Le
prince, en danger de mort, ne put se sauver qu’en appelant à son secours ses
Pisidiens et ses Ciliciens, qui accoururent aussitôt, comme s’ils n’eussent
attendu qu’un signe pour intervenir, et se précipitèrent sur les émeutiers.
Environ six mille hommes tombèrent sous leurs coups (95). Pour prévenir le retour de
pareilles scènes, Alexandre fit poser une barrière autour du parvis des
prêtres, et en fit interdire l’accès au peuple. Cet incident fit naître une
haine implacable entre le roi et les Pharisiens. Ainsi, dès la troisième
génération, les Hasmonéens, par l’effet de leur caractère aveuglément
passionné, avaient ébranlé l’édifice que leurs pères avaient élevé au prix de
leur sang, et à semble merveilleux que celui-ci ait pu résister si longtemps
aux coups qui lui étaient portés. La scission du royaume en deux pays, Juda
et Israël, qui s’était produite sous Roboam et Jéroboam, s’accomplit de
nouveau, grâce aux dissensions des Pharisiens et des Sadducéens.
Mais Alexandre ne vit pas le désordre qu’il avait jeté
dans l’État par son puéril aveuglement. Il continua à caresser de vastes
projets de conquête, oubliant que, lorsque l’harmonie entre le prince et le
peuple, cette condition vitale d’un pays a cessé d’exister, les
agrandissements de territoire servent plutôt à l’affaiblir qu’à le fortifier.
Mais Alexandre ne songeait qu’à satisfaire ses goûts belliqueux. Il dirigea
ses entreprises vers le pays, situé au delà du Jourdain, qui portait encore
le nom de Moabitide, et vers le sud-est du lac de Tibériade, qui s’appelait
le Galaad ou la
Gaulanitide. Comme il poursuivait ses conquêtes, le roi des
Nabatéens, Obéda (ou
Oboda), sortit de Pétra, sa capitale, se jeta à sa rencontre,
et l’attira dans un terrain sans routes praticables et coupé de ravins :
l’armée d’Alexandre fut complètement exterminée. Seul le prince put
s’échapper et arriver sain et sauf à Jérusalem (vers l’an 94). Il y trouva ses ennemis,
les Pharisiens, qui soulevèrent contre lui la population. Pendant six années (94-89), les
révoltes et les luttes intestines se succédèrent. Alexandre réprimait les
soulèvements à l’aide de ses mercenaires ; mais chaque massacre servait de
prétexte à de nouvelles émeutes. A la fin, Alexandre se sentit tellement
épuisé par toutes ces luttes qu’il se vit forcé de demander la paix aux
Pharisiens. Cette fois, ce furent les Pharisiens qui, dans leur rage aveugle,
repoussèrent les offres de conciliation et se rendirent coupables d’une
trahison envers leur pays, qui sera pour leur parti une honte éternelle.
A Alexandre, qui leur demandait de lui fixer les
conditions de la paix, les chefs du parti répondirent : La première condition d’une paix durable, c’est ta mort.
Ils entamèrent même des négociations secrètes avec Eukaïros, qui était
alors roi de Syrie. Celui-ci s’avança jusqu’au cœur de la Judée avec une armée de
40.000 fantassins et de 3.000 cavaliers. A cette nouvelle, Alexandre marcha à
sa rencontre jusqu’à Sichem, avec 2.000 hommes d’infanterie et mille
cavaliers. Ce fut une bataille sanglante où des Judéens combattaient contre
des Judéens, et des Grecs contre des Grecs.
Les deux armées restèrent fidèles à leurs chefs et ne se
laissèrent entraîner à aucune défection. L’issue du combat fut heureuse pour
Eukaïros. Alexandre, qui avait perdu tous ses mercenaires, dut se réfugier
dans les montagnes d’Éphraïm.
Sa chute lamentable réveilla pour lui la pitié du peuple.
Six mille Pharisiens, de ses anciens adversaires, abandonnèrent le camp
syrien, et vinrent se ranger à ses côtés. Eukaïros dut quitter la Judée. Cependant
les plus acharnés parmi les Pharisiens n’en continuèrent pas moins la lutte.
Vaincus dans un combat, ils se jetèrent dans une forteresse ; mais
Alexandre les obligea de se rendre. Cédant à son désir de vengeance et aux
conseils de son favori sadducéen Diogène, Alexandre fit mettre en croix, le
même jour, 800 de ses prisonniers pharisiens. Plus tard, ce fait donna lieu à
un récit fort exagéré : on raconta que le prince, assis avec ses concubines
au milieu d’un festin, avait fait égorger les femmes et les enfants des
condamnés à mort en leur présence. Du reste, cet excès de cruauté n’était pas
nécessaire pour stigmatiser Alexandre du surnom de Thrace. Le supplice
de la croix infligé à 800 prisonniers le condamne suffisamment comme un
bourreau sans entrailles ; et les Sadducéens, qui avaient conseillé cet
acte de cruauté, en recueillirent les fruits amers. Plus de cinquante mille
hommes des deux partis avaient perdu la vie au milieu de ces discordes. Les
Pharisiens éprouvèrent les pertes les plus considérables ; ne se sentant
plus en sûreté dans le pays, ils s’enfuirent aussitôt après le supplice des
huit cents et se réfugièrent, les uns en Syrie, les autres en Égypte.
Le degré de faiblesse où Alexandre avait été réduit par
ces luttes intestines devint manifeste lorsque les rois de Nabatée et de
Syrie, Arétas et Antiochus XII, firent de la Judée leur champ de
bataille sans que le roi de ce pays pût s’y opposer.
Cependant la fortune ne délaissa pas complètement
Alexandre. Un changement qui se produisit en Syrie lui procura quelques
avantages. Il put rattacher à la
Judée quelques territoires situés au delà du Jourdain et au
nord-est. Après avoir passé trois ans à guerroyer au delà du Jourdain (83-80), il retourna
à Jérusalem, où il fut acclamé comme vainqueur. Il avait réussi en partie à
faire oublier ses méfaits. Sur un mont isolé, non loin du Jourdain, Alexandre
avait fait bâtir une citadelle qui porta son nom, Alexandrion. De
l’autre côté du Jourdain, près de la mer Morte, il avait élevé Machérous
(Machvar), sur
une hauteur escarpée protégée de tous côtés par des ravins. Comme Hyrcanion,
bâtie par Jean Hyrcan, ces deux forteresses de montagne, grâce à la nature et
à l’art, étaient presque imprenables.
Dans la dernière année de son règne, quoiqu’il souffrit
depuis longtemps d’une fièvre intermittente, contractée à la suite de ses
orgies, Alexandre reprit ses expéditions dans la contrée transjordanique.
Pendant le siège de la forteresse de Ragaba (Argob), sa maladie empira si bien
qu’il dut se préparer à la mort. A cette heure solennelle, les actes de sa
vie lui apparurent sous un nouveau jour. Il reconnut avec horreur qu’il avait
montré autant d’imprudence que d’injustice en persécutant les Pharisiens et
en s’aliénant les sympathies du peuple. Il recommanda de la manière la plus
pressante à la reine sa femme de s’entourer de conseillers pharisiens et de
ne rien entreprendre sans leur avis. Il l’engagea aussi à cacher sa mort aux
troupes jusqu’à la prise de Ragaba, et à remettre ensuite son corps aux mains
des Pharisiens, qui pourraient à leur gré exercer leur vengeance ou leur
générosité à son égard, en lui faisant ou non de dignes funérailles. D’après
une source plus autorisée, Alexandre aurait calmé les inquiétudes de la reine
au sujet de la querelle des partis par ces mots : Ne
crains ni les véritables Pharisiens ni ceux de leurs adversaires qui sont
sincères ; mais garde-toi des hypocrites de l’un et de l’autre parti,
qui, pécheurs comme Zimri, veulent être récompensés comme Phinéas.
— Alexandre mourut à l’âge de quarante-neuf ans (79), laissant deux fils, Hyrcan et Aristobule.
Les Pharisiens commirent la petitesse de faire du jour de sa mort un jour de
fête publique.
Ce fut un bonheur pour la nation judaïque de se voir
gouvernée par une femme douce et sincèrement pieuse, après avoir été troublée
par les violences d’un despote. Son action fut bienfaisante comme celle de la
rosée sur les moissons desséchées et brûlées par le soleil. Les passions
surexcitées et la haine homicide des deux partis s’apaisèrent sous son règne.
Salomé Alexandra, tout en étant entièrement dévouée aux Pharisiens, à
qui elle abandonnait la direction des affaires intérieures, était loin de se
montrer intolérante vis-à-vis du parti adverse. Elle imposa si bien aux
princes, ses voisins, qu’ils n’osèrent pas faire la guerre à la Judée, et par sa prudence
elle sut empêcher un puissant conquérant, qui s’était emparé de la Syrie, de franchir les
frontières de son pays. Pendant les neuf années de son règne, le ciel
lui-même se montra favorable, et la contrée jouit d’une heureuse abondance.
On conserva longtemps les grains de blé, d’une grosseur extraordinaire, qui
furent récoltés alors dans les champs de la Judée. Comme ses
prédécesseurs, Salomé fit frapper des monnaies avec les mêmes emblèmes et
avec la légende : Alexandra, reine, en caractères grecs.
En somme, son règne fut paisible et heureux. La loi, qui
avait beaucoup souffert de la division des partis, eut désormais son cours
régulier. Si parfois ses rigueurs atteignaient les Sadducéens, habitués à la
transgresser, ils ne tombaient pas, du moins, victimes de l’arbitraire. Les
prisons, qui s’étaient remplies sous Alexandre, se rouvrirent ; les
Pharisiens exilés furent rappelés, et ils revinrent avec des idées bien
modifiées par leur séjour à l’étranger. Salomé Alexandre institua comme grand
prêtre son fils aîné Hyrcan. C’était un être faible, doué de beaucoup de
qualités privées, mais dépourvu de toute aptitude pour les affaires
publiques.
Autant par goût personnel que par respect pour les
dernières volontés de son époux, Salomé favorisa particulièrement le parti
pharisien et lui confia les fonctions les plus importantes. La direction des
affaires intérieures était presque entièrement entre leurs mains. Siméon ben
Schétach, qui était l’organe du parti, était le frère de la reine et, comme
tel, jouissait de la plus grande influence. Son action fut si puissante sur
les événements de cette époque que son nom y fut attaché comme celui de la
reine : au temps de Siméon ben Schétack et de la
reine Salomé, disait-on. A partir de cette époque, ce fut le
principal personnage parmi les Pharisiens ou les docteurs de la Loi qui devint président (nassi) du
Grand Conseil. Naturellement, cette dignité, qui avait été enlevée au grand
prêtre, devait échoir à Siméon ben Schétach. Cependant celui-ci ne se montra
pas ambitieux et il appela à ce poste Juda ben Tabbaï, qui séjournait à
Alexandrie.
Le savoir et le caractère de cet homme lui inspiraient une
estime si haute qu’il voulut bien s’effacer devant lui et lui laisser la
préséance. Une missive conçue en termes flatteurs fut adressée à Juda ben
Tabbaï pour l’inviter à revenir. Voici la teneur de cette lettre, assurément
fort originale : De moi Jérusalem, la ville
sainte, à toi Alexandrie : Mon époux (Juda ben Taboar) habite près de toi, et moi je suis abandonnée.
Sans doute la communauté d’Alexandrie avait confié à ce célèbre docteur
palestinien quelque fonction importante. Juda ben Tabbaï ne tarda pas à se
rendre à cette invitation. Il entreprit, avec la coopération de Siméon ben
Schétach, de réorganiser le Conseil supérieur, de ré-former l’administration
de la justice, de rétablir l’autorité ébranlée des lois religieuses, de
développer renseignement ; il adopta enfin, de concert avec lui, toutes
les mesures exigées par les circonstances. Si parfois ces deux docteurs
durent recourir à des mesures violentes, ce ne fut pas un effet de leur
caprice, mais des difficultés du temps. Au reste, ils avaient, pour eux-mêmes
et pour les leurs, la même sévérité inflexible, quand il s’agissait de faire
valoir l’autorité de. la
Loi. Avec Juda ben Tabbaï et Siméon ben Schétach commence
la prépondérance du judaïsme légal dans le sens du pharisaïsme, qui
l’enrichit et le développa d’âge en âge. On les appelle les restaurateurs de la Loi, qui ont rendu à la couronne (de la Thora) son antique éclat.
Ils commencèrent par épurer le Grand Conseil en en
expulsant les Sadducéens. Le code pénal, qu’ils avaient introduit comme
supplément aux lois pénales du Pentateuque, fut abrogé et, à sa place, les lois
traditionnelles furent remises en vigueur. Le peuple n’eut pas à se plaindre
de ce changement, car les lois pénales des Sadducéens et notamment la loi du
talion lui étaient odieuses à cause de leur dureté. La procédure fut modifiée
en ce sens que les questions posées aux témoins ne portaient plus seulement
sur le lieu et l’époque du crime, mais aussi sur les circonstances de détail,
afin que le juge fût en état de mieux apprécier le fait et pût, au besoin,
convaincre les témoins de contradiction. Cette mesure semble avoir été
dirigée spécialement contre les dénonciations qui ne pouvaient manquer de se
produire, en un temps où les rôles de vainqueurs et de vaincus changeaient si
souvent. Siméon recommanda aux juges d’être très minutieux dans l’interrogatoire
des témoins et très circonspects dans la manière de poser les questions, afin
d’empêcher les accusateurs de s’emparer, avec mauvaise foi, des paroles
échappées aux juges. Contre les divorces, qui se produisaient fréquemment et
que facilitait l’interprétation littérale de la loi mosaïque sur la matière,
telle que l’entendaient les Sadducéens, les Pharisiens prirent une mesure
efficace. Le Grand Conseil publia une ordonnance établissant que l’époux
devait remettre à la femme un contrat de mariage (kétoubah) par lequel il lui
assurait un douaire garanti parla totalité de ses biens. Vu la rareté de
l’argent chez un peuple dont la fortune consistait principalement en
biens-fonds, cette mesure devait être un obstacle puissant contre le divorce.
Les maris peu fortunés avaient souvent beaucoup de difficultés pour retirer
une somme de leur commerce : ils se trouvaient ainsi forcés de triompher, par
la froide réflexion, d’un instant d’entraînement et d’irritation.
Une autre mesure de cette époque, qui avait également pour
auteur Siméon ben Schétach, concernait la réforme de l’enseignement public.
Dans toutes les villes importantes, on institua des écoles supérieures pour
les jeunes gens au-dessus de seize ans. Les matières de l’enseignement se
réduisaient probablement à l’Écriture sainte, et surtout au Pentateuque.
Tout en travaillant ainsi pour l’avenir, le Grand Conseil
ne négligea pas les besoins du moment, et il y imprima aussi le sceau du
pharisaïsme. Toutes les prescriptions légales qui avaient été oubliées ou
négligées pendant la longue domination des Sadducéens, depuis la rupture de
Hyrcan avec les Pharisiens jusqu’à l’avènement de Salomé, furent renouvelées
et remises en vigueur. A l’approche de chaque époque où l’on devait célébrer
les coutumes en litige, les Pharisiens y procédaient, à dessein, avec pompe
et solennité. Le jour où elles avaient été rétablies devint pour eux un jour
de fête annuelle, où tout deuil était proscrit, où tout jeûne public était
suspendu. La fête des libations d’eau sur l’autel, que le roi Alexandre avait
profanée d’une façon si méprisants, fut particulièrement célébrée par des
réjouissances publiques.
Dans la suite, ce jour devint une fête populaire d’un
caractère spécial (Simchat
Bet ha-Shobéha), au sujet de laquelle on disait que celui qui ne
l’avait pas vue n’avait jamais vu une vraie fête populaire. Le soir du
premier jour de fête, le parvis des femmes était si brillamment illuminé que
la ville entière étincelait de feux et que les rues étaient éclairées comme
en plein jour. Le peuple se portait en foule vers la colline du temple pour
assister au spectacle ou prendre part aux réjouissances. Au milieu de
l’allégresse générale, retentissaient de temps en temps des chants solennels
: debout sur les quinze marches de l’escalier conduisant du parvis des femmes
à l’intérieur du temple, des chœurs de Lévites chantaient des psaumes en
s’accompagnant de harpes, de guitares et de cymbales. A la fin des quinze
psaumes qui avaient été choisie, pour la circonstance (Cantiques des Degrés), les Lévites
engageaient le peuple à s’associer à leurs chants par des cantiques de
louanges :
Louez
le Seigneur,
Ô
serviteurs de Dieu
Qui
séjournes dans sa maison pendant ces nuits...
La communauté répondait en reprenant le refrain :
Louez
Dieu, car sa bonté est éternelle.
Au lever de l’aurore, les prêtres donnaient avec des
trompettes le signal de la cérémonie du puisage de l’eau. La foule se rendait
à la fontaine de Siloé ; à chaque arrêt du cortège, les trompettes
retentissaient, jusqu’à ce que tout le peuple fût rassemblé près de la
fontaine, où l’on puisait avec une coupe d’or l’eau nécessaire pour la
libation. Le cortège se remettait alors en marche et, à pas lents, on portait
la coupe d’eau jusqu’à la porte des Eaux, à l’ouest du mur intérieur du
temple; arrivés là, les trompettes retentissaient de nouveau. L’eau était
répandue sur l’autel au son de la frite, qui ne se faisait entendre que dans
les solennités extraordinaires.
Une fête populaire du même genre avait lieu le 15 ab
(août) : c’était la fête du bois, qui était surtout célébrée par les
jeunes filles, au milieu des chants et des danses. Dans un carrefour, au
milieu des vignobles, les jeunes filles se réunissaient par bandes ;
elles étaient toutes habillées de blanc et dansaient en chœur, en chantant
des couplets hébreux. Des jeunes gens assistaient à ces réunions, et souvent
y faisaient choix d’une épouse. Cette fête-là aussi était certainement une
démonstration contre les Sadducéens, qui défendaient d’offrir du bois pour le
service du temple (Korban
étsim).
Le Grand Conseil, profitant de l’empressement mis par le
peuple à apporter des offrandes, prit une mesure qui devait réveiller tout
particulièrement le sentiment national et combattre efficacement les idées
des Sadducéens. Ceux-ci avaient prétendu que les sacrifices quotidiens et les
frais du temple en général ne devaient pas être, payés par la caisse
publique, mais qu’il fallait laisser à la piété des fidèles le soin d’y
pourvoir. Le Grand Conseil décida au contraire que tous les Israélites (y compris les prosélytes
et les esclaves affranchis) auraient à payer un impôt annuel d’un demi
sicle. Grâce à cet impôt, le sacrifice quotidien prit un caractère national :
c’était, en effet, la nation entière qui y contribuait. Des collectes furent
organisées à trois époques différentes. En Judée elles avaient lieu au
printemps. Au premier adar, des hérauts parcouraient le pays et
faisaient savoir que le moment de payer l’impôt était proche. La collecte
commençait le 15 du même mois. Ensuite arrivaient les impôts du dehors, des
pays au delà du Jourdain, de l’Égypte, de la Syrie : ceux-ci ne rentraient que vers l’époque
de la fête des Semaines. Les impôts des pays plus éloignés, comme la Babylonie, la Médie, l’Asie Mineure,
n’étaient payés qu’à l’approche de la fête des Tentes. Ceux-ci étaient les
plus abondants, grâce à la richesse et à la générosité des Judéens de
l’étranger : au lieu des sicles d’argent ou de cuivre, ceux-ci envoyaient des
statères et des doriques, monnaies d’or. Dans les pays où les Judéens se
trouvaient en nombre, on choisissait des centres où l’on déposait les
offrandes destinées au temple, en attendant leur transport à Jérusalem. On
désignait à cet effet les hommes les plus considérés ; ces personnages
chargés de remettre les offrandes à la caisse du temple portaient le nom
d’ambassadeurs sacrés. En Mésopotamie et en Babylonie. les villes de Nisibis
et de Nahardea (Naarda)
sur l’Euphrate, dont la population était en majeure partie judaïque,
renfermaient des trésoreries pour les offrandes destinées au temple ;
c’est de là qu’on les expédiait à Jérusalem, sous bonne escorte, à cause des
pillards parthes on nabatéens. Les communautés de l’Asie Mineure avaient
également leurs lieux de centralisation pour la recette de cet impôt :
Apamée et Laodicée en Phrygie, Pergame et Adramyttium dans l’Éolide. Environ
vingt ans après rétablissement de l’impôt, cette contrée fournissait prés de 200 livres d’or (210.000 francs). On
peut conclure de ce fait quelles recettes colossales furent perçues par le
temple, et on comprend que, malgré les dépenses considérables réclamées par
les besoins du culte, il restât encore un excédent assez important qui fut
versé dans le trésor sacré. Aussi le temple de Jérusalem passa-t-il pour le
sanctuaire le plus riche et devint-il souvent un objet d’envie.
Jusque-là, la restauration entreprise par Juda ben Tabbaï
et Siméon ben Schétach avait encore un caractère inoffensif : ils remirent en
vigueur les anciennes lois, en créèrent de nouvelles et cherchèrent à les
graver dans le souvenir et dans le cœur du peuple. Mais une réaction ne peut
se maintenir. dans des limites aussi sages : sa nature même l’entrain à des
empiétements, comme un choc produit nécessairement un contre-coup. Ceux des
Sadducéens qui refusaient de se soumettre à l’interprétation pharisaïque de la Loi furent traduits devant
les juges. Le zèle déployé pour rehausser l’autorité de la Loi et pour arracher les
Sadducéens à leur esprit d’opposition fut si grand, que Juda ben Tabbaï fit
exécuter un jour un témoin qui avait été convaincu de faux témoignage dans
une accusation capitale. Il voulait réfuter par un fait l’opinion des
Sadducéens sur la question. Mais telle était la pureté des intentions qui les
animaient, que Siméon ben Schétach n’hésita pas à reprocher à son collègue sa
précipitation ; et Juda ben Tabbaï éprouva un si profond repentir d’avoir
commis un meurtre juridique, qu’il renonça aussitôt à ses fonctions de
président et manifesta hautement sa contrition. Une maxime de Juda ben Tabbaï
qui révèle bien la douceur de son caractère, c’est la suivante : Tant que les accusés sont encore devant le tribunal, tu
peux les considérer comme des coupables ; mais quand ils se sont
retirés, ils doivent paraître des innocents à tes yeux. Siméon ben
Schétach, qui, après le départ de Juda ben Tabbaï, occupa la présidence du
Conseil, ne paraît pas s’être relâché de sa sévérité contre ceux qui
transgressaient la Loi.
Cette conduite lui attira la haine de ses adversaires, qui
songèrent même à se venger en lui portant le coup le plus sensible. Ils
produisirent deux faux témoins qui accusèrent son fils d’un crime digne du
dernier supplice. Celui-ci fut en effet condamné à la peine de mort. Sur le
chemin du supplice, le jeune homme affirma son innocence en termes si
touchants que les témoins eux-mêmes en furent émus et reconnurent la fausseté
de leurs allégations. Là-dessus, les juges ayant fait mine de prononcer son
acquittement, la victime releva elle-même l’illégalité, de leur conduite en
faisant remarquer que, d’après la
Loi, les témoins qui reviennent sur leur déposition ne
peuvent être crus. Et se tournant vers son père : Veux-tu,
dit-il, que le salut d’Israël soit raffermi par
ta main, considère-moi comme le pas d’une porte qu’on foule aux pieds.
Et le père et le fils se montrèrent dignes de la haute mission de gardiens de
la Loi :
celui-ci sacrifia sa vie, celui-là sacrifia son amour de père. Siméon, le
Brutus juif, laissa la justice suivre son cours, bien qu’il fut convaincu de
l’innocence de son enfant, comme l’étaient, du reste, tous les juges.
La sévérité du tribunal pharisien n’avait pas épargné les
chefs des Sadducéens, qui furent même les premiers frappés. Ainsi Diogène le
Sadducéen, favori d’Alexandre, et plusieurs autres avec lui, qui avaient
conseillé ou approuvé le massacre des huit cents Pharisiens, expièrent leur
crime par la mort.
En voyant ainsi persécuter leur parti, les principaux
d’entre les Sadducéens ne se sentirent plus en sûreté : le glaive de la
justice était toujours suspendu sur leur tète, menaçant de les frapper à la
moindre infraction religieuse. Dans leur inquiétude, ils se tournèrent vers
Aristobule, le second fils de Salomé, qui, tout en n’étant pas attaché au
sadducéisme, se constitua leur protecteur. Il s’intéressa chaudement à eux et
les recommanda à la clémence de la reine. Lorsque les chefs des Sadducéens
comparurent devant Alexandra, ils rappelèrent les services rendus au feu roi,
la terreur que leur seul nom inspirait aux voisins de la Judée, ses ennemis. Ils
menacèrent d’aller offrir leurs services à Arétas, le roi des Nabatéens, ou
aux princes syriens. Ils demandèrent à pouvoir demeurer en sûreté dans
quelque forteresse du pays, où ils fussent à l’abri de la surveillance. Le
bon cœur de la reine ne put résister aux larmes de ces guerriers blanchis
sous le harnais. Elle choisit les plus méritants pour en faire les
gouverneurs de ses places fortes. Il n’y eut que trois forteresses, les plus
importantes. il est vrai, qu’elle refusa de leur confier : Machérous a
l’est de la mer Morte, bâtie par le roi son époux, sur une hauteur escarpée,
entourée de précipices ; Alexandrion, à l’ouest du Jourdain, sur
une colline nommée Sartoba ; Hyrcanion (ou la montagne du roi),
à l’ouest, près de la
Méditerranée, bâtie par Hyrcan. Probablement ces
forteresses renfermaient d’importants dépôts d’armes.
Tigrane, roi d’Arménie, qui commandait à la Syrie presque entière,
songea à soumettre à sa puissance tous les pays qui avaient appartenu à ce
royaume. Effrayée de ce redoutable voisinage, la reine Alexandra chercha à éviter
un conflit avec le roi d’Arménie, en lui envoyant des présents. Tigrane
accueillit avec bonté les présents et les envoyés de la reine. Cependant il
n’aurait pas renoncé à attaquer la
Judée, si l’hostilité de Rome ne l’avait forcé de lever le
siège d’Acco et de songer à la sûreté de son propre royaume. En effet, le
général romain Lucullus avait envahi son pays (69). La Judée était momentanément débarrassée de son
puissant voisin. Mais bientôt de nouveaux dangers vinrent l’assaillir et
l’ébranler jusque dans ses fondements.
En effet, Alexandra avait été atteinte d’une maladie
mortelle, et aussitôt surgirent de fâcheuses complications. L’ambitieux et
violent Aristobule, prévoyant que son frère aîné, le faible Hyrcan, serait
désigné comme successeur au trône, quitta secrètement la capitale et se
rendit à la forteresse de Gabata, en Galilée, près de Sepphoris, dont
le gouverneur, le Sadducéen Galaïste, qui lui était dévoué, lui remit les
clefs. En quinze jours, vingt et un bourgs fortifiés étaient entre ses mains
: leurs gouverneurs, tous Sadducéens, les lui avaient livrés. Il leva une
armée chez les petits princes de la
Syrie, ceux de la Transjordanie et les Trachonites. De la sorte,
il put mettre en ligne des forces imposantes. En vain Hyrcan et les principaux
membres du Conseil prièrent la reine de prendre un parti décisif pour
détourner le danger imminent d’une guerre civile : elle les engagea à songer
à l’armée, aux trésors et aux villes fortes qui lui restaient, en leur
laissant le soin d’en disposer à leur gré pour le salut de l’État. Quant à
elle, elle ne songea plus qu’à mourir. Elle s’éteignit bientôt, laissant son
pays et son peuple en proie aux fureurs de la guerre civile qui devait lui
coûter son indépendance, acquise au prix de tant de peines. Salomé n’avait
régné que neuf ans et elle mourut, dit-on, à l’âge de soixante-treize ans.
Elle avait encore vu les beaux jours de l’indépendance de sa nation et, sur
son lit de mort, elle dut avoir le sombre pressentiment de sa servitude
prochaine. C’est la seule reine de la nation judaïque dont la postérité ait
honoré le nom, et elle en fut aussi la dernière princesse indépendante.
Quand la
Providence a décidé la chute d’un État, rien ne précipite
sa ruine comme les luttes de prétendants, parce qu’elles surexcitent les
forces vives d’une nation, la poussent à s’entre-détruire et finissent par
lui imposer le joug de l’étranger, joug d’autant plus pesant que l’étranger
se présente en sauveur et en pacificateur. La mort de la reine Salomé fut le
signal d’une guerre sanglante entre les deux frères, qui divisa la nation en
deux camps., Avant de mourir, elle avait remis la couronne à son fils aîné, Hyrcan
II. Celui-ci, qui possédait du reste toutes les vertus de l’homme privé,
était d’un caractère faible et irrésolu, et, même à une époque plus calme, il
n’aurait été qu’un médiocre gouvernant. il n’était pas taillé pour régner
dans des temps troublés, et sa bonté causa plus de mal que n’eût fait la
violence d’un tyran. Son jeune frère Aristobule était d’un caractère tout
opposé. Hyrcan était pusillanime ; Aristobule, au contraire, se
distinguait par la fougue de son courage allant jusqu’à la témérité, et en
cela il ressemblait à son père Alexandre. Il y joignait une ambition
démesurée, qui ne l’abandonna jamais et qui l’exposa comme un aveugle à tous
les chocs de la réalité. Son but était de devenir un prince puissant et de
soumettre à son pouvoir les pays voisins. Mais sa fougue l’emporta au delà du
but, et au lieu de lauriers il ne récolta que de la honte pour lui et sa
nation. A peine la reine Salomé eut-elle fermé les yeux et Hyrcan fut-il
monté sur le trône, qu’Aristobule marcha sur la capitale, avec ses
mercenaires et ses partisans sadducéens, pour détrôner son frère. Du côté de
Hyrcan se rangèrent les Pharisiens, le peuple et les mercenaires engagés par
la feue reine. Pour plus de sûreté, les partisans de Hyrcan, ayant pris comme
otages la femme et les enfants d’Aristobule, les enfermèrent dans la
citadelle de Baris, au nord-ouest du temple. Les deux frères ennemis et
leurs armées se trouvèrent face à face à Jéricho. Hyrcan perdit la bataille
et s’enfuit à Jérusalem, dans la citadelle de Baris : ses mercenaires
l’avaient abandonné et s’étaient joints à Aristobule. Ce dernier assiégea le
temple, où s’étaient réfugiés beaucoup de ses adversaires, et il s’en empara.
Lorsqu’il fut maître du sanctuaire et de la ville, Hyrcan dut se rendre. Une
réconciliation eut lieu entre les deux frères, qui se jurèrent alliance dans
le temple — Aristobule aurait la couronne royale et Hyrcan la tiare de grand
prêtre. Le règne de Hyrcan avait duré trois mois. Pour sceller le traité, le
fils d’Aristobule épousa la fille de Hyrcan, Alexandra.
Aristobule, devenu roi grâce à son heureux coup de main,
ne paraît pas avoir entrepris de réformes qui eussent pu indisposer les
Pharisiens contre lui. La situation respective des partis prit dès lors un
caractère nouveau ; peut-être leur hostilité aurait-elle complètement
disparu, si un homme n’avait surgi qui, poussé en avant par son ambition
démesurée, devint le vampire de la nation judaïque et en suça le sang le plus
généreux. Cet homme, c’était Antipater, issu d’une noble famille de
l’Idumée, qui avait été contrainte par Jean Hyrcan d’embrasser le judaïsme,
comme tous les autres Iduméens. Jamais mauvaise action ne fut si promptement
et si durement vengée. Le fanatisme de Hyrcan allait causer le malheur de sa
famille et de sa nation. Grâce à sa fortune et à ses capacités de diplomate,
Antipater avait occupé les fonctions de gouverneur de l’Idumée sous le règne
d’Alexandre et de sa veuve. Il avait su s’attirer l’amitié de ses
compatriotes et même celle de ses voisins, les Nabatéens, et des habitants de
Gaza et d’Ascalon, grâce à des présents et à des services rendus. Hyrcan II,
à qui sa faiblesse rendait un guide nécessaire, avait accordé sa confiance à
Antipater, et celui-ci en abusa avec la déloyauté d’un favori qui veut
exploiter son influence à son profit. Il ne négligea pas une seule occasion
de reprocher à Hyrcan sa position subalterne et l’humiliation d’avoir dû
céder la couronne à son frère. Grâce à ces moyens, Antipater amena le
craintif Hyrcan à violer son serment et à se rallier au projet infernal
d’appeler une puissance étrangère comme arbitre du sort de la Judée. Antipater
avait tout arrangé d’avance avec Arétas Philhellène, le roi des Nabatéens, en
homme prudent qui a prévu toutes les éventualités. Hyrcan n’eut qu’à se
laisser guider passivement. Une nuit, Hyrcan et Antipater s’échappèrent de
Jérusalem et atteignirent par des chemins difficiles Pétra, la capitale
d’Arétas. Celui-ci était tout disposé à soutenir la cause de Hyrcan.
Antipater l’avait gagné par des présents et il avait promesse de rentrer en
possession des douze villes à l’est et au sud-ouest de la mer Morte, dont la
conquête avait coûté tant de luttes aux Hasmonéens. Arétas se rendit donc en
Judée avec une armée de 50.000 hommes, auxquels vinrent se joindre les
partisans de Hyrcan. On en vint aux mains ; Aristobule vaincu s’enfuit à
Jérusalem (66).
La tranquillité, dont la Judée
avait joui pendant trois ans, était compromise pour longtemps par l’ambition
d’Antipater et l’imprévoyance de Hyrcan.
Au printemps, Arétas vint assiéger Jérusalem. Pour
échapper à ce triste spectacle, beaucoup d’habitants des plus considérés,
sans doute aussi des chefs des Pharisiens, s’enfuirent de la ville et
prirent, pour la plupart, la route de l’Égypte. Le siège dura plusieurs mois,
la solidité des murs suppléant à la faiblesse des guerriers d’Aristobule.
Mais les vivres vinrent à manquer et, ce qui était plus grave aux yeux des
purs, il n’y avait pas de victimes pour les sacrifices de la fête de Pâque
qui approchait.
Aristobule, faisant appel aux sentiments de piété des
assiégeants, leur demanda de lui livrer des bêtes pour les sacrifices contre
payement. Chaque jour, on descendait du mur, au moyen d’une corde, des
paniers contenant l’argent et servant à monter les agneaux pour la Pâque. Comme le
siège traînait en longueur et qu’on ne pouvait encore en prévoir la fin, un
rusé conseiller, inspiré sans doute par Antipater, persuada à Hyrcan de
profiter du manque de victimes dont souffrait la ville, pour la forcer à se
rendre. Là-dessus, dit-on, les gens de Hyrcan placèrent un jour un porc dans
le panier, au lieu d’agneaux. Cet outrage à la Loi causa une indignation si vive et une
impression si profonde que le Grand Conseil défendit plus tard d’élever des
porcs. Les gens de Hyrcan se rendirent coupables d’un second méfait. Parmi
ceux qui avaient abandonné la ville assiégée se trouvait un homme pieux,
nommé Onias, qui, par ses prières, avait un jour obtenu du Ciel la pluie pour
les champs d’Israël et qui, pendant le siège de Jérusalem, vivait aux
environs, dans un endroit solitaire. Les soldats de Hyrcan vinrent l’arracher
à sa retraite et le conduisirent au camp. Espérant que le Ciel l’exaucerait
encore une fois, on le somma d’invoquer Dieu contre Aristobule et ses
partisans. Mais, au lieu d’élever la voix pour maudire, ce juste s’écria avec
l’énergie d’une âme noble et vertueuse : Ô
Seigneur, maître du monde, assiégeants et assiégés sont également ton peuple,
et je te supplie de n’exaucer les prières ni des uns ni des autres.
La soldatesque barbare, insensible à cette grandeur d’âme, massacra Onias
comme un malfaiteur. Elle croyait étouffer ainsi la voix de la conscience qui
se faisait entendre dans le cœur d’Israël, protestant contre cette lutte
insensée de frères à frères.
Cependant un nouveau malheur, plus terrible que tous les
autres, menaçait la Judée
et amoncelait, sur elle de sinistres nuages. La
bête aux dents de fer, aux griffes d’airain, au cœur de pierre, qui allait
dévorer beaucoup et fouler le reste aux pieds, envahit les champs
de la Judée
pour boire son sang, ronger sa chair et sucer sa moelle. L’heure avait sonné
où l’aigle romain allait se précipiter d’un vol rapide sur l’héritage
d’Israël, tournoyer autour de la nation judaïque saignant de mille blessures
et s’acharner sur elle jusqu’à ce qu’elle fût devenue un cadavre glacé. Comme
l’inexorable destin, Rome régnait alors sur les peuples de l’Asie Mineure,
pillant, déchirant, exterminant ; la
Judée devait subir le sort commun. Avec un flair
remarquable, l’oiseau de proie sentit de loin sa victime et accourut pour lui
arracher la vie. Il apparut, la première fois, sous la figure de Scaurus,
légat de Pompée, qui avait cherché à faire oublier sa nullité en allant
cueillir des lauriers en Asie. Scaurus espérait trouver en Syrie l’occasion
de conquérir des honneurs et la fortune pour lui et son maître ; mais,
comme il vit ce pays déjà en proie à d’autres sangsues, il se tourna vers la Judée. Les frères
ennemis saluèrent son arrivée comme celle d’un sauveur. Tous deux lui
envoyèrent des députations ; connaissant le caractère des Romains et
sachant qu’ils n’étaient pas insensibles à l’appât de l’argent, tous deux
aussi lui offrirent des présents. Les présents d’Aristobule l’emportèrent. En
effet, il lui avait apporté quatre cents talents, tandis que Hyrcan, ou
plutôt Antipater, s’était borné à des promesses.
Cette fois encore l’intérêt de Rome se trouvait d’accord
avec la cupidité du Scaurus, car cet intérêt exigeait que le roi des
Nabatéens, qui disposait d’une puissance considérable et commandait à une
grande étendue de pays, n’accrût pas davantage encore son pouvoir, en
s’immisçant dans la guerre civile de la Judée.
Scaurus enjoignit donc à Arétas de lever aussitôt le siège
de Jérusalem, le menaçant, en cas de refus, de la colère de Rome. Arétas
obéit et retourna dans son pays avec son armée, poursuivi par les troupes
d’Aristobule, qui l’atteignirent près de Capyron (?) et le défirent complètement (65). Aristobule put
s’abandonner un instant à l’illusion de croire qu’il était vraiment le roi
victorieux de la Judée. La
marche de la politique romaine et la lenteur calculée des opérations de
Pompée contre Mithridate, l’entretinrent dans la croyance que sa royauté
était affermie pour toujours. Belliqueux comme son père, il envahit des
territoires, voisins, et il équipa même des corsaires pour faire des courses
sur mer en vue du pillage. L’illusion
Aristobule dura deux ans (65-63). A cette même époque, il émit des monnaies, pour bien
affirmer son indépendance.
Cependant Antipater sut le tirer bientôt de cette fausse
sécurité. En fait de corruption et de ruses diplomatiques, Aristobule ne
pouvait guère rivaliser avec lui. Déjà il avait gagné Scaurus et l’avait
décidé à se prononcer en faveur de Hyrcan et à le recommander auprès de
Pompée, qui guerroyait alors eu Syrie.
Celui-ci voyait dans la lutte des deux frères une occasion
propice pour inscrire une nation de plus sur la liste de ses conquêtes et
pour la faire figurer dans son prochain triomphe à Rome. Aristobule, il est
vrai, lui avait envoyé un présent fort riche et d’une grande valeur
artistique, que Pompée avait accepté, sans en devenir plus favorable. Ce présent
consistait en une vigne d’or, d’une valeur de 500 talents, que le roi
Alexandre avait fait faire pour orner le temple. Cette œuvre d’art excita
l’admiration générale. Aussi Pompée se hâta-t-il de l’envoyer à Rome, où on
la plaça dans le temple de Jupiter Capitolin. Les Judéens pieux, ne pouvant
supporter la perte de la vigne d’or, en firent faire une autre, grâce à des
offrandes partielles ; les uns donnèrent une grappe en or, les autres
des feuilles, et bientôt le cep de vigne brilla de nouveau à l’entrée du
saint portique.
Bien que flatté dans sa vanité par la magnificence de ce
cadeau, Pompée était loin de vouloir se prononcer en faveur du donateur. Avec
une hauteur insolente, il déclara aux envoyés des frères ennemis, Antipater
et Nicodème, que leurs maîtres devaient comparaître en personne devant lui à
Damas, où il examinerait leur querelle et ferait justice. Quoique
profondément humiliés de ce procédé, les deux princes obéirent à la sommation
et défendirent chacun éloquemment leur cause. Hyrcan invoqua son droit
d’aînesse ; Aristobule prétendit être le plus digne du pouvoir. Un
troisième parti s’était présenté devant Pompée : il venait défendre les
droits du peuple vis-à-vis des princes ennemis. Fatigués des querelles des
Hasmonéens, les gens de ce parti voulaient mettre fin à leur pouvoir
héréditaire et placer le pays uniquement sous le régime de la Loi. Ils se plaignaient
surtout des derniers Hasmonéens, qui avaient changé la constitution judaïque
et remplacé le pontificat par une monarchie oppressive.
Pompée n’écouta ni les plaintes de ces républicains ni les
raisons alléguées par les deux frères. Indifférent, au fond, à leur querelle,
il voulait uniquement, sous couleur d’arbitrage, réduire la Judée en province vassale
de Rome. Il lui fallait peu de pénétration pour s’apercevoir que le faible
Hyrcan, qui était pour ainsi dire sous la tutelle de son ministre, était
mieux fait pour le rôle de protégé de Rome que le fougueux Aristobule. Aussi
penchait-il secrètement pour Hyrcan. Mais, craignant de s’engager, par une
décision prématurée, dans une guerre longue et difficile en un tel pays, et
qui retarderait son entrée triomphale à Rome, il préféra leurrer Aristobule
de belles promesses. Aristobule vit le piège et chercha à l’éviter à temps :
il se fortifia dans la citadelle d’Alexandrion, espérant pouvoir arrêter la
marche des Romains. Bientôt l’ambition et la cupidité de Rome se montrèrent à
nu. Le général romain traita Aristobule, qui n’avait pourtant usé que de son
droit de défense, de rebelle et de conspirateur. Il marcha contre lui, le
somma de se rendre à merci, et usant tour à tour de promesses mensongères et
de menaces sérieuses, il l’amena à cet état de crainte et d’indécision qui
entraîne les esprits les mieux trempés à des faux pas. Le malheureux
Aristobule, se rendant à la sommation de Pompée, descendit de sa
forteresse ; mais il regretta aussitôt cette imprudence et se retira à
Jérusalem pour s’y défendre, jusqu’à ce qu’il eut obtenu des conditions
favorables. Pompée le suivit et, à son arrivée à Jéricho, il reçut l’agréable
nouvelle du suicide de Mithridate. Cette victoire, si facilement remportée
sur un des plus dangereux ennemis de Rome, remplit Pompée d’une orgueilleuse
satisfaction de lui-même. Il ne voulait plus que briser encore un faible et
dernier obstacle, — la résistance d’Aristobule, — pour aller goûter à Rome
les fruits de ses incroyables succès. Pour le moment, la victoire lui
semblait d’autant plus facile qu’Aristobule, cédant à la crainte, s’était
rendu auprès de lui, l’avait comblé de présents et lui avait promis de lui
livrer Jérusalem. Gabinius, légat de Pompée, partit avec Aristobule pour
prendre possession de la ville et se faire délivrer des sommes d’argent plus
considérables encore. Mais les patriotes judéens s’opposèrent à ces projets
et fermèrent les portes à Gabinius.
Ainsi, à peine trois ans s’étaient écoulés, que Jérusalem
eut à subir de nouveau les horreurs d’un siège. Pompée s’avança avec son
armée et la ville lui fut livrée par un parti qui s’y était formé, le parti de
la pain à tout prix. Mais les patriotes se retirèrent sur la colline du
Temple, coupèrent le pont qui le reliait à la ville et s’y défendirent avec
une fermeté admirable. Pompée dut faire un siège en règle. Il fit venir des
machines de Tyr, pour battre les murailles en brèche. Il fit combler les
fossés avec des arbres amenés de forêts lointaines. Le siège traîna en
longueur. Peut-être se serait-il prolongé encore si les assiégés, par suite
de leur respect pour la sainteté du sabbat, n’avaient facilité l’assaut.
Grâce à une interprétation pharisaïque ou sadducéenne de la Loi, les assiégés croyaient
qu’il est permis de se défendre le jour du sabbat, mais non de repousser un
assaut. Instruits de cette particularité, les Romains en profitèrent, et, les
jours de sabbat, ils cessaient tout combat et ne travaillaient qu’à ébranler
la muraille.
Ce fut à un jour de sabbat (mois de sivan, juin 63) qu’une des tours
du temple fut jetée bas et qu’une brèche fut ouverte, par où les Romains se
précipitèrent. Les légions et les troupes alliées pénétrèrent dans le parvis,
massacrant tout sur leur passage les prêtres furent égorgés à côté de leurs
victimes. Parmi les assiégés, beaucoup se précipitèrent du haut des terrasses
du temple ; d’autres allumèrent des bûchers où ils se jetèrent. En ce
jour, environ 12.000 hommes de Juda périrent.
Que servait donc à Hyrcan d’avoir recouru à l’arbitrage de
Pompée ? Celui-ci lui enleva le titre de roi, ne lui laissant que le
dignité de grand prêtre et le titre d’ethnarque. Il le plaça en quelque sorte
sous la curatelle d’Antipater, qui fut nommé administrateur du pays. Les
murailles de Jérusalem furent rasées et la Judée, traitée en pays conquis, redevint
tributaire de l’étranger. En outre, la Judée rentra dans les étroites frontières qu’elle
avait avant les Hasmonéens. Les cités et les districts de la côte, habités
par les Grecs, Pompée les érigea eu villes libres, les abandonnant à leurs
anciens habitants. Les villes de l’intérieur et celles de la Transjordanie, que
Hyrcan Ier et Alexandre avaient incorporées à la Judée après de pénibles
luttes, eu furent de nouveau détachées et déclarées villes libres, placées
sous la juridiction du gouverneur de la Syrie. Quant aux
prisonniers, Pompée fit massacrer les plus dangereux, c’est-à-dire les patriotes
exaltés, et emmena le reste à Rome. On vit à son triomphe, mêlés aux autres
monarques asiatiques, Aristobule, son fils Antigone, ses deux filles et son
oncle Absalon (61).
Tandis que Sion voilait sa tête de deuil, Rome était dans l’allégresse. Mais
les captifs judéens allaient former la noyau d’une communauté qui devait
reprendre sous une autre forme la lutte contre les institutions romaines et
en triompher dans une certaine mesure.
Avant l’intervention de Pompée en Judée, il y avait déjà
des Judéens qui habitaient Rome et d’autres villes de l’Italie. Sans doute
ils y avaient émigré de l’Égypte et de l’Asie Mineure ; grâce aux
nécessités des relations commerciales, ils avaient dû s’y établir. Les
premiers habitants judaïtes de Rome n’étaient donc pas des prisonniers de
guerre, mais plutôt des négociants qui étaient en relations avec les grands
pour l’importation du blé d’Égypte et le fermage des impôts de l’Asie
Mineure. Ces émigrants ne pouvaient guère former une communauté régulière, vu
l’absence de docteurs de la Loi
parmi eux. Mais, au nombre des captifs que Pompée traîna à Rome, se
trouvaient des hommes versés dans la
Loi, qui furent rachetés par leurs riches coreligionnaires
et qu’on décida à se luxer dans cette ville. Les descendants de ces prisonniers
conservèrent dans la suite le nom d’affranchis
(libertini).
Le quartier des Judéens à Rome était situé sur la rive droite du Tibre, sur
le versant du mont Vatican. Un pont du Tibre conduisant au Vatican porta
encore longtemps après le nom de Pont des Judéens (pons Judœrum). Une partie de
la population judaïque de Rome alla se fixer dans d’autres villes de
l’Italie. Théodos, un de ceux qui avaient émigré à Rome, introduisit dans la
communauté judaïque l’usage de remplacer l’agneau pascal, qui ne pouvait être
consommé hors de la
Palestine et que les exilés regrettaient beaucoup, par un
mets analogue. Le mécontentement fut vif à Jérusalem ; il semblait que les
Judéens de Rome se permissent, sur la terre étrangère, l’usage d’une viande
sacrée. Une lettre de blâme fut envoyée de Jérusalem à Théodos, où il était
dit : Si tu n’étais Théodos, nous te mettrions en
interdit.
Les Judéens de Rome ne furent pas sans exercer une
certaine influence sur la marche des affaires romaines. Comme ils avaient
tous, les anciens émigrés et les affranchis, le droit de vote dans les
assemblées populaires, leur avis y pesa souvent d’un grand poids, grâce à
leur union mutuelle, à leur activité et à leur sang-froid dans la manière
d’envisager les affaires, et peut-être aussi à leur sagacité. Cette influence
latente était si forte que Cicéron, qui était aussi égoïste qu’éloquent et
qui avait appris à haïr les Judéens chez son maître Apollonius Molo, ayant un
jour à parler contre eux, craignit de trahir ses dispositions hostiles à leur
égard et de s’attirer leur ressentiment. Il s’agissait pour lui de défendre
la cause fort injuste du préteur Flaccus, accusé de concussions
pendant son gouvernement en Asie Mineure. Flaccus avait, entre autres, mis la
main sur l’impôt religieux des communautés judaïques de ces contrées,
s’élevant environ à deux cents livres d’or, qui avait été recueilli à Apamée,
Laodicée, Adramyttium et Pergame (62). Il avait invoqué un décret du sénat qui défendait les
sorties d’or des provinces romaines. Or la Judée, bien que soumise à la puissance de Rome,
n’était pas encore admise à l’honneur de faire partie de ses provinces. Les
Judéens romains, qui s’intéressaient vivement au procès de Flaccus, vinrent
se mêler à la foule des assistants. Cicéron en eut une telle peur, qu’il
aurait bien voulu pouvoir parler à voix basse, de façon à n’être entendu que
des juges. En présentant sa défense, il eut recours à de puérils sophismes,
qui auraient peut-être produit quelque impression sur des Romains de la
vieille roche, mais qui n’en pouvaient produire sur des esprits éclairés. Il faut, dit-il entre autres, mettre un soin particulier à combattre les superstitions
barbares des Judéens, et c’est le fait d’un homme de grand caractère de
témoigner son mépris à ces agitateurs de nos assemblées populaires. Si Pompée
n’a pas usé de son droit de vainqueur et a respecté le trésor du temple des
Judéens, il ne l’a pas fait par égard pour le sanctuaire, mais par prudence.
Il ne voulait pas donner à cette nation, portée au soupçon et à la calomnie,
le prétexte d’une accusation. Lorsque Jérusalem n’était pas encore soumise à
notre pouvoir et que les Judéens vivaient encore en paix, ils montraient un
profond mépris pour la splendeur de l’empire romain, pour la dignité qui
s’attache à notre nom, pour les lois de nos ancêtres. Dans la dernière
guerre, la nation judaïque a montré tout particulièrement de quels sentiments
hostiles elle est animée à notre égard. L’événement a fait voir que les dieux
immortels haïssent les Judéens, puisque leur pays a été conquis par nous.
Nous ne savons quelle fut l’impression produite par ce discours, ni comment
ce procès se termina pour Flaccus. Un an plus tard, Cicéron était condamné à
l’exil ; il ne pouvait séjourner dans un rayon de 80 milles de la ville ; sa
maison et ses villas furent entièrement rasées.
Après le départ de Pompée, la Judée morcelée sentit son
joug s’appesantir par le fait de sa position équivoque, qui n’était ni
l’asservissement complet ni l’indépendance. Le puissant ministre de Hyrcan
contribua à prolonger ce triste état de choses. Au prix des plus grands
sacrifices, il maintint l’alliance avec Rome afin d’avoir un appui contre la
haine du peuple, qui voyait en lui l’assassin de sa liberté. Grâce à l’or
judaïque, il put secourir le général romain, Scaurus, qui avait quitté la Judée pour aller faire une
expédition contre Arétas, le roi des Nabatéens. Sur ces entrefaites,
Alexandre II, l’aîné des fils d’Aristobule, s’enfuit de Rome, où il était
retenu captif, et arriva en Judée. Il appela à lui les patriotes et réunit
environ 10.000 fantassins et 1.500 cavaliers, qu’il mena contre Jérusalem.
Hyrcan, ou, pour mieux dire, son maître Antipater, ne put tenir contre
Alexandre et quitta la ville, où celui-ci se fortifia. Pour se mettre en
sûreté, Alexandre fortifia encore les citadelles d’Alexandrion, d’Hyrcanion
en deçà du Jourdain et de Machérous au delà (59-58). Sans doute Lentulus Marcellinus,
proconsul de Syrie, était occupé par Arétas ; peut-être aussi Alexandre
l’avait-il gagné à prix d’argent. Celui-ci se crut si bien assuré du pouvoir,
qu’il fit frapper des monnaies avec celte inscription en grec et en hébreu : Le
roi Alexandre et le grand prêtre Jonathan.
Aulus Gabinius, le nouveau gouverneur de la Syrie et le plus féroce
des exacteurs romains, se rendant à la prière d’Antipater, mit fin à la
puissance d’Alexandre et l’exila à Rome. Pour le sauver du dernier supplice,
auquel il était déjà condamné, sa mère Alexandra vint se jeter aux pieds de
Gabinius et implora sa grâce. Pour achever d’affaiblir la nation judaïque,
Gabinius décréta que la Judée
ne devait plus former désormais un corps unique au point de vue administratif
et législatif (57).
Le pays fut divisé par lui en cinq territoires, qui avaient chacun son
conseil d’administration chargé des affaires intérieures. Ce conseil reçut le
nom de Sanhédrin (sanhédrion)
et siégeait dans chacun des chefs-lieux. Le sud du pays, ou la Judée proprement dite, fut
divisé en quatre districts, dont les chefs-lieux étaient Jérusalem, Gazara,
Emmaüs et Jéricho. La
Galilée, au contraire, où la population judaïque n’était
pas si dense, n’avait qu’un chef-lieu, Sepphoris. A la tête de ces
sanhédrins, on mit des Judéens dévoués aux Romains, sans doute choisis parmi
l’aristocratie sadducéenne, qui avait intérêt à ménager Rome.
Quoique cette mesure de Gabinius prouve en faveur de sa
clairvoyance, puisqu’il avait parfaitement compris que le cœur de la nation
était dans le Grand Conseil, il se trompa pourtant sur son efficacité. Issu
des entrailles de la nation, ce corps avait une autorité qui n’était pas
facile à briser. Lorsque Gabinius quitta la Judée, la division du pays, qu’il avait
établie, disparut aussitôt sans laisser de traces. Le Grand Conseil resta,
comme devant, l’âme du peuple, mais les difficultés de l’époque firent tort à
sa puissance. C’est depuis lors qu’il paraît avoir pris le nom de Sanhédrin
et, pour se distinguer des petits tribunaux, celui de Grand Sanhédrin.
Il n’avait plus, du reste, aucun pouvoir politique, celui-ci appartenant
entièrement aux Romains. A la mort de Siméon ben Schétach, ses deux disciples
les plus distingués, Schemaïa et Abtalion, lui succédèrent
comme présidents du Sanhédrin. Dans les sentences qui nous sont restées d’eux
se reflète toute la tristesse de l’époque : Aime
les professions manuelles, disait Schemaïa, fuis le pouvoir et ne recherche pas la puissance
temporelle. Abtalion recommandait aux docteurs : Soyez circonspects dans vos paroles ! vous pourriez
encourir la peine de l’exil ; vos disciples vous suivraient dans une
contrée séduisante dont le charme les corromprait, et le nom divin serait
profané. Schemaïa et Abtalion conservèrent leurs fonctions environ
vingt-cinq ans (60-35) ;
voyant disparaître de plus en plus l’influence politique du Sanhédrin, ils
tournèrent leur activité vers les affaires intérieures. Ils groupèrent autour
d’eux un cercle de disciples studieux auxquels ils enseignaient la Loi dans ses principes et
dans ses applications. Dans la suite, grâce à leur étude assidue des
traditions légales, ils acquirent une autorité telle que toute interprétation
qui pouvait leur être attribuée passait par cela même pour certaine. Un de
leurs disciples les plus éminents les appela dans sa reconnaissance : les
deux grands hommes de l’époque. Avec Schemaïa et Abtalion commence la
nouvelle tendance du pharisaïsme, qui dès lors se détourne entièrement des
affaires de l’État pour s’absorber uniquement dans l’étude de la Loi. Aussi les
Pharisiens seront-ils réputés désormais, non seulement comme des sages, mais
comme de savants interprètes de la
Loi (darschanim).
Peut-être avaient-ils emprunté leur science d’interprétation à Alexandrie, où
les connaissances grammaticales étaient plus répandues, pour l’implanter en
Judée.
Pendant longtemps, l’histoire extérieure de la Judée n’a à enregistrer
que des soulèvements contre la tyrannie de Rome et ses suites funestes, les
actes d’oppression, de pillage et de profanation du temple perpétrés par les
gouverneurs et leurs complices. Aristobule avait réussi à s’enfuir de Rome
avec son fils Antigone et à gagner la Judée. Telle était l’horreur du joug romain que
la nation accueillit avec enthousiasme et salua comme un libérateur ce
prince, qui auparavant n’était guère aimé. Chacun se mit à sa disposition, si
bien qu’il n’y eut pas assez d’armes pour tous ceux qui se présentèrent. Un
général judéen, qui jusque-là avait combattu Aristobule, vint mettre son épée
à son service. Ce prince put, de la sorte, disposer d’une armée de 8.000
hommes. Il chercha avant tout à rétablir la forteresse d’Alexandrion, d’où il
voulait harceler les Romains par une guerre de partisans. Mais la fougue de
son tempérament l’entraîna à se mesurer avec eux dans une bataille rangée, où
périt la majeure partie de son armée. Le reste de ses troupes se dispersa.
Toujours intrépide, Aristobule, avec mille partisans qui lui restaient, se
jeta dans la forteresse de Machérous, qu’il chercha à mettre en état de
défense. Les Romains arrivèrent devant la citadelle avec leurs engins de
siège, et, au bout de deux jours, Aristobule dut se rendre. Il fut pris pour
la seconde fois et conduit à Rome avec son fils.
Un autre soulèvement, tenté par son fils Alexandre, qui,
sur les instances de Gabinius, avait obtenu sa mise en liberté du sénat ou,
pour mieux dire, de Pompée, alors tout-puissant, eut la même issue
malheureuse. Alexandre avait réuni plus de 30.000 hommes et, avec leur aide,
il massacra tous les Romains qui lui tombèrent entre les mains. Gabinius
n’avait pas assez de troupes pour marcher contre lui, et il dut recourir au
rusé Antipater pour détacher d’Alexandre quelques-uns de ses partisans. Avec
ceux qui lui restaient, Alexandre marcha au-devant de l’armée de Gabinius et,
entraîné par son ardeur irréfléchie, engagea la bataille près du mont Thabor.
Il subit une effroyable défaite (55).
Sur ces entrefaites, les trois personnages les plus
considérables de Rome, Jules César, Pompée et Crassus,
tous trois remarquables, le premier par la supériorité de son génie, le
second par sa réputation guerrière, le dernier par sa fortune colossale, s’étaient
unis d’une alliance étroite pour briser le pouvoir du sénat et des grands et
diriger à leur gré les affaires de l’État. Les triumvirs se partagèrent les
possessions romaines et en tirent leurs provinces respectives. Crassus, qui
était fort avare en dépit de sa grande fortune, devenue proverbiale, reçut en
partage la Syrie,
dans laquelle la Judée
fut désormais comprise. Pendant une nouvelle expédition entreprise contre les
Parthes, Crassus fit un détour pour se rendre à Jérusalem, où l’attirait le
trésor du temple. Il ne cacha pas qu’il venait enlever les deux mille talents
auxquels Pompée n’avait pas voulu toucher. Pour satisfaire sa cupidité, le
pieux Éléazar, le trésorier, lui remit une poutre d’or du poids de
trois cents mines, qui, grâce à un revêtement de bois habilement travaillé,
était restée ignorée des autres prêtres. Crassus promit solennellement de ne
pas toucher au reste du trésor. Mais qu’était-ce, pour un Romain, qu’un
serment fait à des Judéens ? Il prit la poutre, les deux mille talents
et, par-dessus le marché, les vases d’or du temple, qui valaient environ huit
mille talents (54).
Crassus, avec ces trésors volés au temple, put commencer son expédition
contre les Parthes. Mais la puissance romaine vint se briser contre cette
nation, chaque fois qu’elle s’y attaqua. Crassus périt dans la bataille et
son armée fut tellement décimée que son lieutenant, Cassius Longinus,
ne put ramener en Syrie que dix mille hommes sur cent mille qu’elle comptait (53). Les Parthes
poursuivirent le reste de l’armée romaine, avec la tacite complicité des
Syriens, fatigués du joug romain. La nation judaïque, elle aussi, crut le
moment favorable pour secouer ce joug odieux ; mais aucun des princes
judéens n’étant là, et Hyrcan se trouvant réduit à l’impuissance et sous la
domination absolue d’Antipater, Pitholaüs réunit une armée nombreuse
pour marcher contre Cassius. Mais le destin trahissait les armes de la Judée chaque fois qu’elle
se mesurait avec Rome. L’armée de Pitholaüs, enfermée dans Tarichée, prés du
lac de Tibériade, dut se rendre. Cassius, cédant aux prières d’Antipater, fit
mettre à mort Pitholaüs et vendre comme esclaves trente mille guerriers
judéens (52).
Aristobule captif voyait luire de nouveau l’espérance de
remonter sur le trône de ses pères et de rejeter le traître Antipater dans
son obscurité. Jules César, le plus grand homme que Rome ait produit, avait
jeté le gant au sénat et rompu avec Pompée, son allié. La rivalité des deux
chefs alluma un incendie qui gagna les pays les plus reculés de l’empire
romain. Pour affaiblir l’influence de Pompée, César avait donné la liberté à
Aristobule et lui avait confié deux légions, afin qu’il allât travailler la Judée et la Syrie en sa faveur. Mais
les partisans de Pompée le débarrassèrent d’Aristobule au moyen du poison.
Ses amis ensevelirent son corps dans du miel, en attendant qu’il pût être
conduit à Jérusalem et placé dans le tombeau des rois. Vers la même époque,
son fils aîné, Alexandre, fut décapité, sur l’ordre de Pompée, par les soins
de Scipion. Les membres survivants de la famille d’Aristobule, sa femme et
son fils Antigone trouvèrent un asile auprès de Ptolémée, prince de Chalcis,
dont le fils, Philippion, tomba éperdument amoureux de l’une des
filles d’Aristobule, Alexandra, et la prit pour femme. Mais Ptolémée, qui
avait conçu pour sa bru un amour violent, fit assassiner son propre fils,
pour posséder sa veuve. La mauvaise fortune avait tellement dégradé les
Hasmonéens, qu’ils ne craignaient, pas de s’allier par mariage à des païens
et de s’abandonner à des unions incestueuses.
Tant que Pompée vécut, Antipater, qui était devenu une
puissance, lui resta fidèle et serviable. Mais lorsque la fortune l’eut trahi
et qu’il eut trouvé une mort honteuse en Égypte, Antipater n’hésita pas à se
ranger du côté de César et à le soutenir contre les partisans de Pompée. Dans
la situation critique où César se trouvait en Égypte, sans une armée
suffisante, sans nouvelles de Rome, au milieu d’une population ennemie,
Antipater déploya une grande activité, qui devait trouver sa récompense. Il
pourvut à tous les besoins de l’armée de secours amenée par Mithridate, roi
de Pergame, auquel il se joignit lui-même avec 3.000 Judéens pour l’aider à
conquérir Péluse ; il gagna au parti de César les Judéens d’Égypte, formant
la garnison d’Onion, en leur montrant une lettre du grand prêtre Hyrcan, et
contribua tout particulièrement à la victoire finale (48). En récompense de ses services,
César le créa citoyen romain, l’exempta, lui et sa famille, de tout impôt et
le nomma gouverneur de la
Judée. Il pouvait se passer désormais de la faveur de
Hyrcan et se considérer sérieusement comme son protecteur. En vain le dernier
survivant des fils d’Aristobule, Antigone, rappela-t-il à César le dévouement
de son père et de son frère à sa cause. Antipater était là : il montra les
blessures qu’il avait reçues au service de César et il eut gain de cause.
César, qui se connaissait en hommes, appréciait trop le dévouement et
l’énergie d’Antipater pour songer à appuyer les revendications légitimes
d’Antigone. N’était-il pas lui-même sorti des bornes de la légalité ? —
Par complaisance pour Antipater, César confirma Hyrcan dans sa dignité de
grand prêtre et d’ethnarque et accorda quelques faveurs à la Judée elle-même. Il lui
permit de reconstruire les murs de Jérusalem et de reprendre les territoires
qui lui avaient appartenu, comme la Galilée, les villes de la plaine de Jezréel et
Lydda. Les Judéens furent dispensés des lourdes charges que leur imposait le
cantonnement des légions romaines dans leurs quartiers d’hiver. Cependant les
propriétaires de biens-fonds étaient obligés, tous les deux ans, de fournir
le quart de leur récolte pour les besoins des troupes. Ils n’étaient
dispensés de cet impôt en nature qu’à l’année sabbatique, pendant laquelle,
comme on sait, les champs restaient sans culture.
En général, César se montra bienveillant pour les Judéens
et les récompensa de leur fidélité. En souvenir des services qu’ils lui
avaient rendus, les Judéens d’Alexandrie obtinrent de lui la confirmation de
leurs droits politiques et de leurs privilèges, entre autres notamment celui
d’être gouvernés par un chef de leur nation (ethnarque, alabarque) et d’être
placés sous sa juridiction. Le décret de César qui confirmait ces privilèges
fut gravé, par son ordre, sur une colonne. Des ordonnances spéciales
autorisèrent aussi le transport des impôts du temple, qui avait éprouvé
certaines difficultés, quelques années auparavant. Les Judéens de l’Asie
Mineure, à qui leurs concitoyens grecs voulaient défendre le libre exercice
de leur religion, se virent également confirmés dans leurs droits de ne pas
comparaître en justice le jour du sabbat, de tenir des réunions (ce qui était défendu
ailleurs par crainte des soulèvements), de construire de nouvelles
synagogues et de se livrer aux pratiques de leur culte (47-44). La
communauté judaïque de Rome jouit sans doute aussi des faveurs de César,
puisqu’elle conserva son souvenir avec une religieuse fidélité. Mais toutes
ces immunités dues à la faveur touchèrent peu la masse da la nation judaïque.
Si les Judéens vivant hors de la
Palestine bénissaient le nom de César comme celui d’un
bienfaiteur, ceux de Palestine ne voyaient en lui que le Romain, que le
protecteur de l’odieux Iduméen. Inquiet de l’attitude du peuple, Antipater
crut devoir l’intimider en le menaçant à la fois de son châtiment, de la
colère de Hyrcan et de celle de César. A ceux qui se soumettraient, il promit
de grandes récompenses. — Une bande, échappée à la déroute de l’armée
d’Aristobule, s’était réfugiée, sous la conduite d’un chef nommé Ézékias,
dans les montagnes de la
Galilée, où elle sut se maintenir et faire beaucoup de mal
aux Romains et aux Syriens. Elle n’attendait qu’une occasion pour provoquer
un soulèvement général contre Rome. Les Romains, appelaient cette bande une
troupe de bandits et leur chef Ézékias un chef de brigands. Mais les Judéens
les considéraient comme les vengeurs de leur liberté et de leur honneur
national. En effet, leur mécontentement avait été vif, en voyant Antipater
confier le gouvernement du pays à ses fils et ne songer qu’à accroître la
puissance de sa famille. De ses quatre fils, qu’il avait eus de la Nabatéenne Kypros,
l’aîné, Phasaël, fut nommé par lui préfet de Jérusalem et de la Judée, et le second, Hérode,
âgé seulement de vingt-cinq ans, reçut le gouvernement de la Galilée.
Ce jeune homme fut le mauvais génie de la nation judaïque.
Il semblait destiné à livrer la
Judée pieds et poings liés entre les mains de Rome et à lui
mettre son talon sur la nuque. Dès son apparition, comme un nuage orageux et
menaçant, il projette une ombre sinistre sur la vie de la nation ;
l’obscurité croit de plus en plus, toute lueur disparaît dans les ténèbres,
et l’on ne marche plus qu’en chancelant et en trébuchant, comme dans
l’obsession d’un rêve. Fidèle à la politique astucieuse de son père, Hérode
commence par flatter bassement les Romains et par blesser le sentiment
national. Pour se concilier la faveur de Rome et pour assurer en même temps
le sort de sa famille, Hérode entreprit une expédition contre la bande
d’Ézékias. Celui-ci fut fait prisonnier, et Hérode le fit décapiter avec
quelques-uns de ses compagnons, sans autre forme de procès. Les Syriens et
les Romains ne trouvèrent pas assez de termes pour remercier le dompteur
de bandits, comme ils l’appelaient. Sextus César, que le dictateur
romain avait nommé gouverneur de la
Syrie (47-46),
combla Hérode de faveurs, en récompense de cet exploit. Mais les patriotes
étaient attristés ; ils voyaient avec terreur que de l’œuf du basilic,
Antipater, était éclos un serpent venimeux. L’humiliation infligée à Hyrcan
et à la nation par la famille iduméenne causa une douleur si vive, que
quelques hommes de cœur osèrent aller trouver le prince pour l’éclairer sur
sa triste situation. Ils lui représentèrent que sa dignité n’était plus qu’un
mot et que le pouvoir appartenait réellement à Antipater et à ses fils. Ils
rappelèrent le meurtre d’Ézékias et de ses compagnons, qui était un défi jeté
à la Loi. Mais
ces observations n’auraient sans doute produit aucun effet sur le prince, si
les mères de ceux qu’Hérode avait massacrés ne lui avaient déchiré le cœur
par leurs lamentations. Chaque fois qu’il paraissait dans le temple, elles se
jetaient à ses pieds et le suppliaient de venger la mort de leurs enfants.
A la fin, Hyrcan permit au tribunal d’appeler Hérode à
comparaître devant lui. Le tribunal, composé en majeure partie des mêmes
hommes qui avaient accusé Hérode près de Hyrcan, ne tarda pas à citer
l’orgueilleux Iduméen à comparaître devant lui dans un délai fixé, pour se
justifier au sujet de l’exécution d’Ézékias et de ses hommes. Mais Antipater
ne manqua pas de prévenir son fils et de lui faire savoir quelles grandes
colères il avait amassées sur sa tête. Il lui recommanda de ne venir à
Jérusalem qu’avec une bonne escorte, l’engageant toutefois à ne pas amener
trop de troupes, pour ne pas éveiller les soupçons de Hyrcan. Hérode se
présenta dans le délai fixé, escorté d’une troupe armée, muni d’une lettre de
Sextus César pour le roi Hyrcan, par laquelle celui-ci était rendu
responsable de la vie du favori. Le jour du jugement qui remplissait
Jérusalem d’une attente fiévreuse était arrivé. Lorsque les membres du
tribunal eurent pris place, l’accusé apparut habillé de pourpre, couvert de
ses armes, entouré de ses gardes, avec une attitude de défi. A cette vue, le
courage manqua à la plupart des juges ; ceux-là mêmes qui avaient montré le
plus d’animosité baissaient les yeux. Hyrcan lui-même était abattu.
L’assemblée était muette et anxieuse ; on n’osait respirer. Un seul des
juges, l’illustre Schemaya, eut le courage de parler et de sauver
ainsi l’honneur outragé du tribunal. Et calme, il prononça ces mots : L’accusé n’est-il pas devant nous, prêt à nous vouer à la
mort, si nous le déclarons coupable ? Certes, je ne puis le blâmer
autant que je vous blâme, vous et le roi, de tolérer un pareil outrage à la
justice. Sachez donc que celui qui vous fait trembler maintenant, vous
livrera au bourreau, Hyrcan et vous. Ces paroles énergiques
réveillèrent le courage dans le cœur des juges, et ils témoignèrent autant de
sévérité qu’ils avaient montré de lâcheté un instant auparavant. Hyrcan,
craignant leur colère, ordonna la remise du jugement. Dans l’intervalle,
Hérode, se dérobant à la sentence, s’enfuit à Damas, où Sextus César lui fit
le meilleur accueil et le nomma gouverneur de la Cœlésyrie (46). Comblé
d’honneurs, Hérode se disposa à prendre une sanglante revanche sur Hyrcan et
sur les membres du tribunal. Son père et son frère, Phasaël, dont les
sentiments étaient plus généreux, eurent de la peine à le détourner de son
projet. Hérode renferma en lui-même sa vengeance, se réservent de la faire
éclater plus tard.
Le meurtre de César (44), qui produisit dans l’empire romain
une agitation si profonde, fut pour la Judée la source de nouveaux ennuis. C’est à bon
droit que les Judéens de Rome pleurèrent sa mort et passèrent plusieurs nuits
à se lamenter auprès de son bûcher. Pour Rome, les convulsions intérieures,
les guerres, les proscriptions n’étaient, au fond, que les douleurs de
l’enfantement d’un nouvel état de choses. Pour la Judée, au contraire, elles
étaient les signes d’une décomposition prochaine. Comme sur beaucoup de
points de l’empire romain, les gouverneurs républicains de la Judée opprimèrent le parti
de César pour reculer à leur tour devant lui. Le républicain Cassius Longinus
était venu en Syrie (automne
de 44) pour réunir des légions et de l’argent. De la Judée, il exigea sept
cents talents. Cassius était pressé, car, à chaque instant, le pouvoir
discrétionnaire dont il jouissait pouvait lui échapper. Aussi fit-il saisir
et vendre comme esclaves les habitants de quatre villes du sud de la Judée, Gophna, Emmaüs,
Lydda et Thamna, parce qu’ils n’avaient pu payer assez vite la taxe imposée.
Le malheureux fantôme de roi qui régnait en Judée comprit
enfin que les Iduméens, sous les dehors d’un ardent dévouement, ne servaient
que leur propre ambition. Il commença à se montrer méfiant à leur égard et,
comme il avait toujours besoin d’un appui, il se tourna vers Malick,
qui avait pénétré depuis longtemps la fourberie de la famille iduméenne. Et
pourtant Hyrcan ignorait encore le projet d’Hérode de le détrôner et de se
faire reconnaître des Romains comme roi de la Judée, en se faisant
appuyer par leurs légions contre une résistance éventuelle. Il ne servit de
rien à Malick de faire empoisonner Antipater. Il croyait, en supprimant le
vieil intrigant, couper le mal à sa racine ; mais Hérode surpassait de
beaucoup son père en dissimulation, autant qu’en énergie et en audace. Une
tentative faite par Antigone, le dernier fils survivant d’Aristobule, pour
dépouiller les Iduméens de leur pouvoir, échoua également, et Hérode, à son
entrée dans Jérusalem, reçut les palmes triomphales des mains de Hyrcan. Pour
se débarrasser de la crainte que lui inspirait sa puissance, Hyrcan résolut
d’attacher Hérode à sa maison et le fiança avec sa petite-fille Mariamne
(Mariamme), si
célèbre par sa beauté. La mère, Alexandra, poussait à ce mariage, qui devait
être si funeste à la fille. Du reste, la fortune favorisait si bien les
Iduméens que toutes les révolutions de ce temps, même celles qui semblaient
menaçantes pour leurs intérêts, contribuaient encore à augmenter leur
puissance. L’armée républicaine avait été vaincue à la bataille de Philippes (automne de 42) ;
Brutus et Cassius s’étaient tués ; l’empire romain était aux pieds des
nouveaux triumvirs, Octave, le neveu de César, Antoine et Lépide.
Hérode et Phasaël tremblaient pour eux-mêmes des suites de ces changements.
N’avaient-ils pas montré du zèle en faveur des adversaires du second
triumvirat ? En outre, les grands de Judée s’étaient rendus en Bithynie
auprès du vainqueur, Antoine, et s’étaient plaints des prétentions des deux
frères iduméens. Mais Hérode sut dissiper ces nuages. Lui aussi se présenta
devant Antoine, la flatterie aux lèvres et les mains pleines d’or, et Antoine
se souvint qu’il avait reçu jadis l’hospitalité d’Antipater. Il renvoya les
plaignants et combla Hérode de distinctions honorifiques. A plusieurs
reprises, la nation judaïque chercha, mais en vain, à faire entendre sa voix
auprès d’Antoine. Celui-ci fit jeter en prison une partie des ambassadeurs et
décapiter les autres. Quant aux deux frères, Phasaël et Hérode, Antoine les
nomma gouverneurs de la Judée,
sous le titre de tétrarques.
Une seule fois la fortune parut vouloir trahir les frères
iduméens et relever la maison hasmonéenne. A l’instigation d’un proscrit
romain, le républicain Labiénus, les Parthes avaient fait une incursion
heureuse en Asie Mineure et en Syrie. Cette expédition eut lieu sous le
commandement du prince royal Pacorus et du général Barzapherne.
A ce moment, Marc-Antoine s’abandonnait aux séductions de la voluptueuse
Cléopâtre. Les Parthes, qui en voulaient déjà aux Iduméens, à Hérode et à
Phasaël, parce que ceux-ci étaient les alliés de Rome, furent encore excités
contre eux par un membre de la famille d’Aristobule. Celui-ci promit au
général des Parthes de fortes sommes d’argent, s’il voulait supprimer les
deux Édomites, détrôner Hyrcan et donner la couronne à Antigone. Les Parthes
consentirent et s’avancèrent en deux corps, le long de la côte et à travers
l’intérieur du pays, sur Jérusalem. Au mont Carmel, beaucoup de Judéens se
joignirent à l’armée des Parthes et s’offrirent pour prendre part à la lutte
contre les étrangers. La troupe judaïte s’accrut à chaque pas, et comme la
marche de l’avant-garde des Parthes leur paraissait trop lente, les Judéens
prirent les devants, entrèrent à Jérusalem et, avec l’aide d’une grande
partie des habitants, assiégèrent le palais des Hasmonéens. Même le bas
peuple, quoique sans armes, soutint les combattants dévoués à la cause
d’Antigone. La fête des Semaines avait amené à Jérusalem, de toutes les
parties de la Judée,
une masse de peuple qui tout entière prit parti pour le fils d’Aristobule.
Sur ces entrefaites, Pacorus entra dans la ville ; il persuada à Hyrcan
et à Phasaël de se rendre en ambassade chez les Parthes, afin d’aller
discuter et arranger les points litigieux avec le général Barzapherne. Quant
à Hérode, il ne voulut pas le perdre de vue. Phasaël se suicida et Hyrcan fut
retenu prisonnier. Pour le rendre désormais impropre aux fonctions de grand
prêtre, les Parthes le mutilèrent en lui coupant les oreilles. On songea
aussi à s’emparer d’Hérode par ruse, mais il s’enfuit nuitamment avec sa
fiancée Mariamne et sa famille et gagna la forteresse de Massada, poursuivi
par les imprécations du peuple. Antigone fut aussitôt institué comme roi de la Judée (40). Hyrcan fut
emmené par les Parthes et conduit en Babylonie. Antigone, dont le nom hébreu
était Mattathias, crut son pouvoir si affermi qu’il fit frapper des monnaies
portant son nom en grec et en hébreu ; les unes ont pour légende : Mattathias
le grand prêtre et la communauté des Judaïtes, les autres : le roi
Antigone ; pour emblème, soit une tige fleurie, soit une corne
d’abondance.
Après le départ des Parthes, Antigone chassa les garnisons
romaines des forteresses qu’elles occupaient. La Judée était délivrée de
l’étranger et pouvait de nouveau s’abandonner à la joie de l’indépendance
reconquise, après trente ans de troubles et de luttes sanglantes.
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