HISTOIRE DES JUIFS

DEUXIÈME PÉRIODE — APRÈS L’EXIL

Deuxième époque — L’apogée

Chapitre VII  — L’école juive d’Alexandrie — (160-143).

 

 

Le merveilleux pays du Nil, ce berceau du judaïsme, et qui avait été jadis pour le peuple d’Israël l’école du malheur, devint pendant cette nouvelle période l’école de sagesse de la nation judaïque. Sous la domination des princes grecs, comme autrefois sous le règne des Pharaons, l’établissement des Judéens en Égypte fut favorisé. Ceux-ci se répandirent dans toute la zone qui s’étend du désert de Libye au nord, jusqu’aux frontières de l’Éthiopie, au sud. Comme avaient fait autrefois leurs ancêtres, ils s’y multiplièrent à leur tour. Cet accroissement, dû plutôt à la fécondité de la race qu’à de nouvelles immigrations venues de la Palestine, fut si considérable qu’un siècle plus tard, dit-on, il y avait près d’un million de Judéens en Égypte. Dans la Cyrénaïque ainsi que dans la partie habitable de la Libye, les villes renfermaient une population judaïque formée par une colonie que Ptolémée Ier y avait envoyée. En Égypte et dans la Cyrénaïque, les Judéens jouissaient des mêmes droits que la population grecque. Fiers de cette égalité, ils cherchaient à la maintenir avec un soin jaloux. Cependant la population judaïque de l’Égypte ne commença à jouer un rôle actif qu’à l’époque où les froissements devinrent plus fréquents et plus âpres entre la cour d’Égypte et celle de Syrie : à ce moment, comme il s’agissait aussi pour elles de la possession de la Judée, l’une et l’autre avaient intérêt à gagner les Judéens à sa cause. Ceux-ci restèrent toujours fidèles partisans de la dynastie des Ptolémées et lui prêtèrent tout leur appui. Aussi Ptolémée Philométor, sixième du nom, accueillit-il volontiers les fugitifs de la Judée qui, sous le règne d’Antiochus Épiphane, quittèrent leur patrie, par bandes nombreuses, pour se soustraire à la domination despotique des Syriens. Parmi ces fugitifs se trouvait le fils du grand prêtre Onias III, avec d’autres personnages de familles illustres, qui furent traités par le prince égyptien avec des égards tout particuliers et qui trouvèrent dans la suite l’occasion de se distinguer. S’attacher les mécontents de la Judée afin de rentrer avec leur aide en possession de la Palestine, qui avait été enlevée à l’Égypte sous Antiochus le Grand, c’était pour le gouvernement de ce pays, un devoir commandé par une saine politique. Sans doute, en Égypte pas plus qu’en Syrie, on ne s’attendait à voir la lutte entamée par les patriotes judaïtes contre les armées syriennes prendre un tour si imprévu et procurer à la Judée une indépendance relative.

Les Judéens s’étaient principalement concentrés à Alexandrie, la première cité du monde après Rome pour le commerce et la politique, la première après Athènes pour les arts et les sciences. Parmi les cinq quartiers d’Alexandrie, désignés par les cinq premières lettres de l’alphabet grec, les Judéens en occupaient deux presque entiers : le quartier du Delta notamment, sis au bord de la mer, était habité exclusivement par eux. De cette situation, ils surent tirer tout le parti possible : entrant dans la voie qui leur était indiquée, ils s’adonnèrent à la navigation et au commerce d’exportation. Une partie du blé que Rome tirait de l’Égypte pour nourrir ses légions dut sans doute être chargée sur les navires des Judéens et amenée sur le marché par des commerçants de cette nation. Comme Joseph leur aïeul, ils fournissaient ainsi aux contrées dépourvues de blé les richesses du sol fertile de l’Égypte. Cette activité produisit chez eux le bien-être et amena des habitudes d’existence plus raffinées. Cependant le commerce et la navigation n’étaient pas exclusivement entre leurs mains et ne formaient pas, d’ailleurs, leur unique occupation. Grâce à leur zèle pour l’étude et à leur souple intelligence, ils s’approprièrent l’habileté des Grecs dans les arts et apprirent rapidement à travailler les matières brutes avec élégance et bon goût. Il y eut ainsi, parmi les Judéens d’Alexandrie, de nombreux ouvriers et artistes, groupés en une sorte de corporation. Quand on avait besoin, en Palestine, d’habiles ouvriers pour le temple, on les faisait venir de la communauté d’Alexandrie. Les Judéens y apprirent aussi des Grecs l’art militaire et la science de la politique ; ils s’assimilèrent leur langue si mélodieuse et se plongèrent si bien dans l’érudition et la littérature grecques, que plusieurs d’entre eux comprenaient Homère et Platon aussi facilement que leur Moïse et leur Salomon. Le bien-être dont ils jouissaient, les nobles travaux auxquels ils se livraient, leur culture intellectuelle leur inspirèrent la conscience de leur valeur et cette élévation de sentiments que posséderont plus tard les Juifs de l’Espagne. La communauté d’Alexandrie était considérée comme le centre de la colonie judaïque de l’Égypte : les Judéens du dehors et même ceux de Palestine s’appuyaient volontiers à cette forte colonne du judaïsme.

La communauté d’Alexandrie avait, dans tous les quartiers de la ville, des maisons de prière, appelées Proseukhè ou Proseuktéries. Parmi ces maisons de prière, la synagogue principale se distinguait par sa construction plus artistique, par son élégance et par son riche aménagement intérieur. A Alexandrie et probablement aussi dans le reste de l’Égypte, les maisons de prière étaient en même temps des maisons d’enseignement au sabbat et aux fêtes, après la lecture du Pentateuque, un de ceux qui étaient les plus versets dans la connaissance de la Loi se levait pour faire une conférence sur les passages qu’on venait d’entendre.

La vie juive à Alexandrie n’acquit tout son éclat qu’à l’arrivée des personnages éminents qui vinrent se réfugier dans cette ville, par suite des exactions des Syriens. L’individualité la plus marquante parmi ces derniers, c’était Onias IV, le jeune fils du dernier grand prêtre légitime, de la lignée de Jésua ben Josadak. Lorsque son père, qui avait employé toute son influence à combattre les empiétements des Hellénistes, fut assassiné à l’instigation de ces derniers, Onias IV, ne se sentant plus en sûreté dans son pays natal, avait cherché un refuge en Égypte. Le roi Philométor lui fit le meilleur accueil, car Onias avait derrière lui un parti nombreux qui voyait en lui le seul prétendant légitime au grand pontificat. Lorsque l’indigne pontife Ménélaüs, ayant perdu l’appui des Syriens, fut mis à mort, et que le prince Démétrius, s’étant échappé de Rome, se fut rendu maître de la Syrie, Onias IV, qui dans l’intervalle avait atteint l’âge viril, conçut l’espoir d’obtenir du nouveau roi la dignité pontificale, qui lui revenait par droit d’héritage. Le roi Philométor, son protecteur, qui était alors en relations amicales avec Démétrius, intercéda peut-être en sa faveur. Mais, après la nomination d’Alkimos, que le roi de Syrie défendit, les armes à la main, contre les Hasmonéens eux-mêmes, Onias renonça à l’espoir d’entrer en possession de la dignité héréditaire du souverain pontificat et se fixa définitivement en Égypte.

Mais Onias n’était pas venu seul en Égypte: un personnage d’importance, Dosithée, semble avoir émigré en même temps que lui. Ces deux hommes, Onias et Dosithée, étaient appelés à jouer un rôle considérable auprès de Philométor. Ce qui leur fournit l’occasion de se signaler, ce fut l’animosité régnant entre les deux frères qui se partageaient le trône d’Égypte, le doux Philométor et le sauvage Évergète, être difforme de corps et d’esprit, que son hideux embonpoint avait fait surnommer Physcon (le Ventru), et qu’on appelait aussi Kakergétès (le Malfaisant), à cause de sa férocité.

Pendant les expéditions guerrières de Philométor, Physcon, appelé à partager les soins du gouvernement avec sa sœur Cléopâtre, femme de son frère, en avait profité pour chasser celui-ci du trône. Il le contraignit ainsi d’aller à Rome en posture de suppliant et d’implorer du sénat sa réintégration. Le sénat, toujours avide d’étendre la puissance romaine, consentit bien à reconnaître les droits de Philométor, mais il se garda de laisser échapper l’occasion d’affaiblir l’Égypte, en maintenant la discorde entre les deux frères. Il décréta que la Cyrénaïque, située à l’ouest de l’Égypte, en fût détachée et érigée en royaume, au profit de Physcon. Mais celui-ci ne se contenta pas de son modeste territoire, et il continua ses sourdes machinations pour chasser de nouveau Philométor. Une nouvelle rupture survint donc entre les deux frères et la guerre éclata. Philométor osa braver Rome, qui prit parti pour Physcon. Mais il manquait de soldats, car la population grecque d’Alexandrie, au milieu de tous les vices inhérents au caractère hellénique, poussait l’irrésolution et le manque de fermeté au plus haut degré. Ce qui faisait surtout défaut à Philométor, c’étaient de bons généraux. Dans cette extrémité, il confia le commandement de l’expédition contre son frère aux Judéens émigrés, Onias et Dosithée : sans doute ceux-ci avaient déjà donné des preuves de leurs capacités. La population judaïque de l’Égypte se rangea comme un seul homme du côté de Philométor. Grâce à l’habileté des deus généraux judéens, Philométor réussit à affaiblir son frère à tel point qu’il aurait pu le réduire pour jamais à l’impuissance. Depuis cette époque (153), Onias et Dosithée restèrent en grande faveur auprès de Philométor et conservèrent le commandement suprême de son armée.

Séparés de leurs concitoyens indigènes par des lois particulières, par leur manière de vivre, les Judéens devaient s’estimer heureux d’avoir à leur tête un homme qui avait assez d’autorité pour les maintenir en faisceau et les constituer en un corps ayant son caractère propre. Onias devint ainsi une sorte de chef suprême ou d’ethnarque des Judéens. Fut-il désigné à ce poste par les gens de sa race et leur choix confirmé par Philométor en reconnaissance de ses services ? ou bien le prince lui accorda-t-il spontanément cette dignité ? Peu importe. Les fonctions d’Onias acquirent bientôt une haute importance. L’ethnarque avait le droit de diriger les affaires intérieures de la communauté, d’exercer la judicature et de veiller au respect des traités. Il représentait les siens vis-à-vis de la couronne et il était chargé de leur faire connaître les ordonnances royales qui les concernaient. La dignité d’ethnarque, qui eut dans Onias son premier titulaire, offrait aux Judéens de l’Égypte entière des avantages trop nombreux pour qu’ils hésitassent à la reconnaître. Grâce à elle, ils pouvaient former une compacte unité sous la direction d’un chef revêtu d’un titre princier. Une nouvelle création vint encore consolider cette unité. Malgré toute la considération dont Onias jouissait à la cour de Philométor et parmi ses frères, il ne pouvait se faire à l’idée d’avoir été privé, par les événements de la Judée, des fonctions de grand prêtre qui lui revenaient de droit. Pendant les troubles de la Judée, quand Alkimos fut nommé pontife au mépris des droits de la famille légitime, Onias conçut le dessein de remplacer le temple profané de Jérusalem en érigeant en Égypte un sanctuaire dont il serait, de droit, le grand prêtre. Était-ce la piété ou l’ambition qui l’animait ? Les sentiments intimes échappent à l’histoire. Pour obtenir l’assentiment des Judéens, Onias invoqua une prophétie d’Isaïe qui devait s’accomplir par son œuvre (Isaïe, XIX, 19) : Un jour viendra où Jéhovah aura un autel dans la terre de Misraïm.

Onias communiqua son projet à Philométor, qui l’approuva, et, pour le récompenser de ses services, lui donna un district dans la contrée d’Héliopolis, à 180 stades au nord de Memphis, au milieu du pays de Goschen. Sur les ruines d’un temple païen, consacré à la divinité égyptienne Bubaste, dans la petite ville de Léontopolis, où l’on adorait jadis des animaux, Onias dressa le sanctuaire judaïque (154-152). Son aspect extérieur ne ressemblait pas tout à fait à celui du temple de Jérusalem : il avait la forme d’une tour et ses murailles étaient en briques. A l’intérieur, tous les vases sacrés rappelaient ceux du temple de Jérusalem, sauf le chandelier d’or à sept branches, qui était remplacé par un lustre d’or suspendu à une chaîne du même métal. Des prêtres et des lévites, qui avaient fui la persécution de Judée, accomplissaient les sacrifices et la liturgie dans ce temple d’Onias (Beth-Honio). Pour l’entretien du temple et des prêtres, le roi abandonna les revenus du territoire d’Héliopolis. Ce district, formant un petit État sacerdotal, prit le nom d’Onion. C’était un lien de plus entre les Judéens de l’Égypte. Si le temple d’Onias était pour ceux-ci le centre religieux où ils se rendaient en pèlerinage à l’époque des fêtes et où ils offraient leurs sacrifices, ils ne songèrent pourtant pas à rompre avec le sanctuaire de Jérusalem et à placer Beth-Honio au niveau ou plutôt au-dessus de ce dernier, comme avaient fait les Samaritains. Au contraire, ils honoraient Jérusalem comme la sainte métropole et ils considéraient son temple comme le séjour de la Divinité. Mais, grâce à la prophétie d’Isaïe, si merveilleusement réalisée, ils aimaient aussi leur sanctuaire et appelaient Héliopolis la ville de la justice (Ir ha-Tsédek). Cette dénomination provenait d’une interprétation forcée d’un verset du prophète Isaïe (XIX, 18) : En ce jour, il y aura cinq villes dans le pays d’Égypte qui reconnaîtront le Dieu d’Israël, et l’une d’entre elles sera appelée Ir ha-Hérés. Au lieu de ha-Hérès, on lisait ha-Tsédek. A une époque moins troublée, où la susceptibilité eût été de mise, on n’aurait pas manqué en Judée de mettre en interdit le temple d’Onias, comme on l’avait fait pour celui du Garizim, et d’exclure ses adhérents de la communauté judaïque, comme on avait exclu les Samaritains. Mais lorsque les premières nouvelles de la construction du temple judéo-égyptien arrivèrent en Palestine, l’état du pays et du temple était encore si fâcheux qu’on ne pouvait guère condamner un fait accompli arec l’intention la plus louable. En outre, le fondateur du nouveau sanctuaire ne descendait-il pas, par une suite non interrompue d’ancêtres, des grands prêtres légitimes ? Plus tard, quand les grands prêtres hasmonéens eurent rétabli le culte pur, on vit sans doute avec peine, en Judée, un temple se dressant sur une terre étrangère ; mais le temple d’Onias comptait alors de longues années d’existence, et il n’était plus temps de le condamner. Cependant les hommes pieux ne pouvaient réprimer un certain malaise à l’idée que l’existence du temple d’Héliopolis constituait une violation de la Loi. Les mesures prises plus tard à l’égard de ce sanctuaire procédaient précisément de ces sentiments contradictoires, c’est-à-dire du respect qu’on lui témoignait, parce qu’il avait été érigé dans des circonstances critiques, et de la répugnance qu’il inspirait, à cause de l’irrégularité de sa situation légale.

Dans le territoire d’Onion, Philométor avait permis de construire un château fort destiné à protéger le temple. Naturellement le château et sa garnison étaient placés sous le commandement d’Onias. Il était aussi le chef militaire du district d’Héliopolis, appelé ordinairement district arabe. Eu égard à cette partie de ses attributions, Onias portait le titre d’arabarque (commandant du district arabe) ou, suivant une autre prononciation, alabarque. A Alexandrie, Onias était le chef civil et judiciaire de la communauté judaïque ; dans le territoire de l’Onion ou dans le district arabe d’Égypte, il était le chef militaire des Judéens guerriers qui y avaient émigré. Le roi Philométor avait une si grande estime pour Onias et ses coreligionnaires, qu’il lui confia un nouveau poste d’une très haute importance. Les ports de mer et ceux des bouches du Nil rapportaient au trésor royal des revenus considérables. On y percevait, à l’entrée et à la sortie, des droits de douane sur les matières premières et les produits manufacturés. Grâce à ces revenus, l’Égypte, sous les Ptolémées et plus tard sous les Romains, était devenue le pays le plus riche du monde. Philométor confia à Onias la surveillance générale des douanes maritimes et fluviales. Sans aucun doute, c’est parmi les Judéens d’Alexandrie, qui demeuraient près du port, que furent choisis les préposés chargés de la direction des bureaux de douane d’entrée et de sortie.

Un autre événement bien plus considérable, et qui a eu une influence profonde sur le développement général de l’humanité, se produisit à la même époque, sur le même théâtre, et fut aussi diversement apprécié. La présence des fugitifs de la Judée, qui avaient quitté leur patrie et renoncé à leurs habitudes d’existence par attachement pour la loi de leurs pères, peut avoir éveillé chez le roi Philométor, prince éclairé et ami de la science, le désir de connaître cette roi, objet d’une vénération si haute. Ou bien les Judéens qui avaient accès auprès du roi ont-ils excité son intérêt en faveur de la Loi, si vilipendée par son adversaire, Antiochus Épiphane, au point qu’il désirât la lire dans une traduction ? Il se peut aussi que le libelle, dirigé contre les Judéens et leur origine, qui était répandu sous le nom du prêtre égyptien Manétho et écrit en langue grecque, ait fortifié chez ce prince le désir de connaître d’après les sources I’origine et l’histoire du peuple judéen. Ce pamphlet contenait des détails mensongers sur le séjour des anciens Judéens en Égypte : il racontait qu’ils étaient haïs dans le pays en leur qualité de pasteurs et qu’ils en furent chassés, comme des lépreux, sous la conduite d’un chef qui s’appelait Moïse. Mais quelle qu’ait été la raison déterminante de l’œuvre entreprise, la traduction dans cette belle langue grecque du livre sublime qui s’appelle le Pentateuque fut un fait de la plus haute y importance[1]. Nous ne savons rien de plus précis sur le manière dont l’œuvre fut menée à bonne fin. Selon toute apparence, le travail fut confié à cinq traducteurs, de sorte que chacun des livres du Pentateuque fut traduit séparément. Ce qui nous reste de leur œuvre, bien que défiguré et dénaturé en maint endroit, montre que les diverses parties n’ont pas été traitées avec la même méthode et ne peuvent provenir de la même main. La traduction grecque du Pentateuque était aussi en quelque sorte un temple, un sanctuaire érigé à la Loi, sur la terre étrangère, en l’honneur du Dieu d’Israël.

L’achèvement de cette œuvre causa une joie profonde parmi les Judéens d’Alexandrie et d’Égypte. Ils étaient fiers de voir les Grecs, qui se glorifiaient tant de leurs philosophes, forcés de reconnaître la supériorité des doctrines judaïques et leur antiquité plus haute. Ces sentiments de joie et d’orgueil grandissaient encore dans leur esprit à la pensée que la traduction du Pentateuque, menée à bonne fin grâce au concours actif d’un prince judéophile, ouvrait la voie au judaïsme pour pénétrer parmi les Grecs. Aussi, le jour où elle fut remise au roi fut-il fêté par tous les Judéens d’Alexandrie et, chaque année, on en célébrait la commémoration, en se rendant en pèlerinage à l’île de Pharos. Après avoir entonné des chants d’allégresse et récité des actions de grâces, chacun prenait place avec les siens à un banquet servi en plein air ou sous des tentes, suivant le rang des convives. Plus tard, cette fête devint une fête générale : la population païenne d’Alexandrie y prenait part.

Tout autre devait être l’impression produite en Judée par la translation de la Thora en langue grecque. On y haïssait l’hellénisme, qui avait déjà fait tant de mal à la nation. La crainte de voir le sens véritable des doctrines judaïques altéré et faussé par l’interprétation en grec se fit naturellement jour. La langue hébraïque, que Dieu avait parlée sur le Sinaï, paraissait seule digne d’exprimer les doctrines divines. Coulé dans un moule étranger, le judaïsme, aux yeux des purs, semblait méconnaissable et privé de son caractère divin. Aussi considéraient-ils le jour de fête des Judéens d’Égypte comme un jour de deuil-national, semblable à celui où le veau d’or fut érigé dans le désert. On prétend même qu’ils firent de ce jour un jour de jeune. Telle fut la diversité des jugements au sujet de cet événement. Si on envisage les conséquences, on reconnaît que les sentiments des deux partis, la joie des uns, la tristesse des autres, se trouvent également justifiés. Grâce au masque hellénique dont il était revêtu, le judaïsme devint peu à peu accessible aux Grecs, qui étaient alors les agents de la civilisation universelle. Ils se familiarisèrent peu à peu avec ses doctrines et, malgré leur répugnance à les adopter, cinquante ans ne s’étaient pas écoulés que le judaïsme était connu des peuples dominants. La traduction grecque, ce fut le premier apôtre que le judaïsme envoya dans le monde païen pour l’arracher à sa perversité et à son impiété. Elle fut la médiatrice par laquelle s’opéra le rapprochement entre les deux doctrines ennemies, l’hellénisme et le judaïsme. Le christianisme, ce second apôtre des Judéens auprès des païens, en répandant partout la traduction du Pentateuque, la fit pénétrer profondément dans la pensée et dans le langage des nations. Tous les peuples civilisés adoptèrent des images et des expressions empruntées aux écrits judaïques. Ainsi le judaïsme, grâce à l’œuvre des Alexandrins, pénétra dans la littérature universelle et devint populaire. Mais, d’un autre côté, cette version valut à la doctrine juive bien des interprétations erronées et bien des mutilations. Elle ressemblait à un faux prophète, qui répandait ses erreurs au nom du vrai Dieu. La translation de l’hébreu dans un idiome si dissemblable offrait déjà par elle-même de grandes difficultés. Ce qui les aggravait encore, c’est qu’à ce moment on ne comprenait plus assez la langue hébraïque, non plus que le contenu et la véritable signification de la Thora, pour pouvoir rendre le sens exact de chaque expression. Enfin, le texte grec étant peu contrôlé, le premier venu pouvait y glisser une prétendue correction. Comme on se servait de cette traduction aux lectures du sabbat et des fêtes, le caprice de l’interprète pouvait y introduire des modifications. De fait, le texte grec fourmille d’additions et de corrections de ce genre, et celles-ci se multiplièrent encore davantage lorsque le christianisme entra en conflit avec le judaïsme ; si bien que la forme primitive de la traduction n’est pas toujours reconnaissable sous la forme actuelle du texte. Cependant les Alexandrins des générations suivantes croyaient si bien à la perfection de cette œuvre qu’ils considéraient l’original hébreu comme superflu et s’en rapportaient uniquement au texte grec. Toutes les erreurs qui s’étaient glissées dans la Bible grecque par ignorance, ou par suite de l’obscurité du texte, ou d’additions arbitraires, étaient sacrées à leurs yeux. C’est ainsi que plus tard ils enseignèrent, au nom du judaïsme, bien des choses qui lui étaient complètement étrangères. En un mot, toutes les victoires que le judaïsme a remportées sur le paganisme éclairé. et tous les faux jugements dont il a été victime, ont eu leur source unique dans cette traduction.

Le crédit qu’elle trouva aux yeux des Judéens et qu’elle acquit peu à peu auprès des païens invitait, en quelque sorte à lui prêter une sainteté supérieure et une autorité incontestable. Plus d’un siècle après, un écrivain juif lui attribua, dans un but apologétique, une origine fictive. Il prétendit qu’elle était due à Ptolémée Philadelphe, à qui son bibliothécaire en chef aurait révélé la haute valeur du livre de la Loi. Le prince, dit-il, envoya des ambassadeurs au grand prêtre Éléazar, avec de riches présents, pour lui demander des hommes capables, instruits à la fois dans la langue hébraïque et dans la langue grecque. Celui-ci choisit soixante-douze savants, pris dans les douze tribus, six hommes par tribu, et les fit partir pour Alexandrie. Le roi les accueillit avec grande faveur. En soixante-douze jours, ils eurent achevé la traduction de la Thora et la lurent au roi et aux Judéens présents. C’est à cette légende, qui, jusque dans ces derniers temps, était considérée comme un fait historique, que la version doit son nom de version des Soixante-Douze ou, par abréviation, des Septante.

Une fois le premier pas franchi, le désir de rendre tous les monuments littéraires du judaïsme accessibles au lecteur grec devait nécessairement se faire jour. Peu à peu les livres historiques furent également traduits en langue grecque. Les livres poétiques et prophétiques ne furent traduits que longtemps après, parce qu’ils offraient des difficultés plus grandes.

La translation du Pentateuque en langue grecque produisit dans les communautés de l’Égypte un art nouveau, l’éloquence de la chaire. Peut-être l’usage existait-il aussi en Judée de ne pas se borner à traduire les chapitres du Pentateuque, lus en conférence publique, dans la langue vulgaire du pays (en chaldéen ou en araméen), mais d’y ajouter des explications. Cet usage avait-il passé en Égypte ou a-t-il pris naissance chez les Judéens de ce pays, devenus plus étrangers que tous les autres à la langue hébraïque ? Imitation ou création, l’usage de traduire et d’expliquer aux auditeurs des versets obscurs et peu compréhensibles produisit un genre nouveau. Les traducteurs, empruntant aux Grecs leur manie de discourir, au lieu de s’en tenir au texte, cherchaient à l’étendre, à y ajouter des considérations, à en tirer parti pour l’actualité, à en faire ressortir des leçons. C’est ainsi que l’interprétation de l’Écriture fit naître la prédication, qui devint bientôt un art véritable, grâce à l’habitude grecque d’imprimer à toute chose la grâce et la beauté de la forme. L’éloquence de la chaire est fille de la communauté judaïque d’Alexandrie. C’est là qu’elle naquit, grandit et se perfectionna, pour être imitée, dans la suite, sur une plus vaste échelle.

Le charme que les Judéens de langue grecque trouvaient dans la Bible inspira aux plus lettrés d’entre eux le désir d’en faire le sujet d’un travail personnel, d’en développer les doctrines et même d’en expliquer les difficultés et les contradictions, apparentes ou réelles. Ainsi se forma une véritable littérature judéo-grecque qui prit, par la suite, une extension considérable et eut une influence féconde. Nous savons peu de chose des premiers temps de cette littérature où s’unissaient, comme dans une étreinte fraternelle, les caractères d’ailleurs si opposés des deux nations. Ici s’est vérifié une fois de plus cet axiome expérimental, que la poésie aux nobles accents précède d’ordinaire l’humble prose. Il reste encore des fragments d’écrits où l’histoire des anciens Judaïtes est racontée en vers. Ce furent probablement les disputes des Judéens et des Samaritains qui donnèrent naissance à ces oeuvres poétiques.

Ces deux peuples voisins, professant le même respect pour la Thora, reconnaissant l’unité de Dieu et rejetant l’idolâtrie, différaient de vues sur tout le reste et n’avaient pas abjuré leurs vieilles rancunes ai leur haine mutuelle. Lors des persécutions religieuses, les Samaritains paraissent avoir également émigré en Égypte et s’être unis à leurs compatriotes établis dans le pays depuis le règne d’Alexandre. A l’exemple des Judéens, ces Samaritains d’Égypte s’approprièrent la langue et l’esprit des Grecs.

Même à l’étranger, l’antipathie mutuelle des partisans de Jérusalem et de ceux du Garizim persista. Ils se combattirent avec l’ardeur que déploient des hommes d’une même religion, quand, éloignés de leur patrie, ils ont à défendre leurs traditions natives. La version du Pentateuque en grec vint jeter au milieu d’eux de nouveaux brandons de discorde. Ce qui irritait surtout les Samaritains, c’est que la version des Septante ravalait la sainteté de leur sanctuaire par l’omission du verset : Tu bâtiras un autel sur le Garizim. Les Samaritains d’Alexandrie essayèrent de protester contre la traduction en général ou plutôt contre cette prétendue falsification du texte. Comme quelques-uns d’entre eux étaient en faveur à la cour, ils obtinrent de Philométor qu’une discussion solennelle eût lieu entre les deux partis religieux, où la question du degré de sainteté des temples samaritain et judaïte devait être tranchée. Ce fut la première controverse de religion qui fût soutenue devant un prince temporel. On ne peut plus guère savoir au juste quelles en furent les phases et l’issue, les documents y relatifs ayant tous un caractère légendaire. Chaque parti voulut s’attribuer la victoire et grossir les avantages obtenus. Du reste, les controverses religieuses n’ont jamais amené de résultat bien sérieux.

Les Judéens d’Alexandrie, qui, sous le règne de Philométor, avaient joui d’un ciel sans nuages, virent bientôt leur horizon s’assombrir pour quelque temps. Comme si la jeune communauté et la communauté mère avaient été unies par un lien mural, toutes deux virent succéder à une ère de bonheur des jours de tristesse. La défaite de Jonathan plongea la Judée dans le deuil. En Égypte aussi, un changement de règne produisit une catastrophe. Après la mort de Philométor, bien que celui-ci eût laissé un héritier du trône, son frère Physcon, Ptolémée VII, qui avait partagé le pouvoir avec lui pendant plusieurs années et qui avait même travaillé à sa chute, songea à s’emparer de la couronne. La population d’Alexandrie, à l’esprit volage, faible et sceptique, était toute disposée à reconnaître comme roi le monstre de laideur et de cruauté qui s’appelait Physcon. Cependant la veuve du roi, Cléopâtre, qui, pendant la minorité de son fils, tenait les rênes du gouvernement, avait également des partisans. Onias lui était particulièrement attaché et, quand la guerre éclata entre elle et son frère, il y prit part en lui amenant une troupe judaïque recrutée dans le territoire d’Onion. A la fin, une convention fut signée entre les deux partis, stipulant que Physcon épouserait sa sœur Cléopâtre et partagerait le pouvoir avec celle-ci (145). Cette union incestueuse fut très malheureuse. Aussitôt après l’entrée de Physcon à Alexandrie, le jour même de son mariage avec Cléopâtre, il fit mettre à mort le jeune héritier du trône et tous ses partisans. Dès lors, la mésintelligence régna entre le roi et la reine, entre le frère et la sœur. Le ventru impudique et sanguinaire alla jusqu’à violer la fille de sa femme ; il répandit le sang et la terreur dans Alexandrie, dont les habitants prirent la fuite en grande partie. Pouvait-t-il épargner les Judéens, qu’il savait dévoués à son odieuse épouse ? Quand il apprit qu’Onias rassemblait une armée pour mettre Cléopâtre à l’abri de ses insultes, il ordonna à ses soldats d’arrêter tous les Judéens d’Alexandrie, hommes, femmes et enfants, de les garrotter et de les exposer ensuite tout nus sur une place publique pour les faire écraser sous les pieds des éléphants. Afin de les exciter contre leurs victimes, il fit enivrer les animaux destinés à cet usage. Alors se produisit un fait qui, aux yeux des malheureux Judéens, passa pour un miracle. Les bêtes ivres prirent leur course dans la direction opposée, où les gens du roi se tenaient, pour se repaître du spectacle promis, et en tuèrent un grand nombre. Ce fut le salut des Judéens.

En mémoire de cette délivrance providentielle, ceux-ci firent de ce jour un jour de fête annuelle. A partir de ce moment, il ne semble pas que Physcon ait inquiété de nouveau les Judéens ; car c’est précisément sous son règne que se développa en eux le goût de l’étude et des spéculations de l’esprit, et que se produisirent des écrivains qui purent travailler librement sur des sujets judaïques. Physcon était lui-même un écrivain : il composa des mémoires l’histoire et de physique. On prétend qu’il eut pour maître un Judéen du nom de Juda (?) Aristobule.

 

 

 



[1] Les sources helléniques et talmudiques s'accordent à placer la version grecque du Pentateuque sous un Ptolémée, qui en aurait été le promoteur. On ne voit que Ptolémée VI, Philométor, qui ait témoigné un véritable intérêt pour les Judéens et le judaïsme ; rien de pareil chez Ptolémée II Philadelphe. La lettre d'Aristée, qui place la traduction sous ce dernier roi, n'a aucune valeur historique. Démétrius de Phalère, qu'elle prétend avoir suggéré à Philadelphe l'idée de faire venir des traducteurs à Alexandrie, ne fut jamais son bibliothécaire, mais archonte d'Athènes. Loin d'avoir accès auprès de ce roi, il lui était odieux et avait été jeté en prison par ses ordres. La lettre d'Aristée ne remonte qu'à 15-20 de l'ère vulgaire (Comparez Monatschrift, 1876, p. 299 sqq.), ainsi près de deux siècles après cette version. Le seul détail réellement historique de ce document, c'est que la traduction grecque fut rédigée pour un Ptolémée ; mais alors ce ne peut être que Philométor, le roi ami des Judéens.