Deuxième époque — L’apogée
Le merveilleux pays du Nil, ce berceau du judaïsme, et qui
avait été jadis pour le peuple d’Israël l’école du malheur, devint pendant
cette nouvelle période l’école de sagesse de la nation judaïque. Sous la
domination des princes grecs, comme autrefois sous le règne des Pharaons,
l’établissement des Judéens en Égypte fut favorisé. Ceux-ci se répandirent
dans toute la zone qui s’étend du désert de Libye au nord, jusqu’aux
frontières de l’Éthiopie, au sud. Comme avaient fait autrefois leurs
ancêtres, ils s’y multiplièrent à leur tour. Cet accroissement, dû plutôt à
la fécondité de la race qu’à de nouvelles immigrations venues de Les Judéens s’étaient principalement concentrés à Alexandrie, la première cité du monde après Rome pour le commerce et la politique, la première après Athènes pour les arts et les sciences. Parmi les cinq quartiers d’Alexandrie, désignés par les cinq premières lettres de l’alphabet grec, les Judéens en occupaient deux presque entiers : le quartier du Delta notamment, sis au bord de la mer, était habité exclusivement par eux. De cette situation, ils surent tirer tout le parti possible : entrant dans la voie qui leur était indiquée, ils s’adonnèrent à la navigation et au commerce d’exportation. Une partie du blé que Rome tirait de l’Égypte pour nourrir ses légions dut sans doute être chargée sur les navires des Judéens et amenée sur le marché par des commerçants de cette nation. Comme Joseph leur aïeul, ils fournissaient ainsi aux contrées dépourvues de blé les richesses du sol fertile de l’Égypte. Cette activité produisit chez eux le bien-être et amena des habitudes d’existence plus raffinées. Cependant le commerce et la navigation n’étaient pas exclusivement entre leurs mains et ne formaient pas, d’ailleurs, leur unique occupation. Grâce à leur zèle pour l’étude et à leur souple intelligence, ils s’approprièrent l’habileté des Grecs dans les arts et apprirent rapidement à travailler les matières brutes avec élégance et bon goût. Il y eut ainsi, parmi les Judéens d’Alexandrie, de nombreux ouvriers et artistes, groupés en une sorte de corporation. Quand on avait besoin, en Palestine, d’habiles ouvriers pour le temple, on les faisait venir de la communauté d’Alexandrie. Les Judéens y apprirent aussi des Grecs l’art militaire et la science de la politique ; ils s’assimilèrent leur langue si mélodieuse et se plongèrent si bien dans l’érudition et la littérature grecques, que plusieurs d’entre eux comprenaient Homère et Platon aussi facilement que leur Moïse et leur Salomon. Le bien-être dont ils jouissaient, les nobles travaux auxquels ils se livraient, leur culture intellectuelle leur inspirèrent la conscience de leur valeur et cette élévation de sentiments que posséderont plus tard les Juifs de l’Espagne. La communauté d’Alexandrie était considérée comme le centre de la colonie judaïque de l’Égypte : les Judéens du dehors et même ceux de Palestine s’appuyaient volontiers à cette forte colonne du judaïsme. La communauté d’Alexandrie avait, dans tous les quartiers
de la ville, des maisons de prière, appelées Proseukhè ou Proseuktéries.
Parmi ces maisons de prière, la synagogue principale se distinguait par sa
construction plus artistique, par son élégance et par son riche aménagement
intérieur. A Alexandrie et probablement aussi dans le reste de l’Égypte, les
maisons de prière étaient en même temps des maisons d’enseignement au sabbat
et aux fêtes, après la lecture du Pentateuque, un de ceux qui étaient les
plus versets dans la connaissance de La vie juive à Alexandrie n’acquit tout son éclat qu’à
l’arrivée des personnages éminents qui vinrent se réfugier dans cette ville,
par suite des exactions des Syriens. L’individualité la plus marquante parmi
ces derniers, c’était Onias IV, le jeune fils du dernier grand prêtre
légitime, de la lignée de Jésua ben Josadak. Lorsque son père, qui avait
employé toute son influence à combattre les empiétements des Hellénistes, fut
assassiné à l’instigation de ces derniers, Onias IV, ne se sentant plus en
sûreté dans son pays natal, avait cherché un refuge en Égypte. Le roi
Philométor lui fit le meilleur accueil, car Onias avait derrière lui un parti
nombreux qui voyait en lui le seul prétendant légitime au grand pontificat. Lorsque
l’indigne pontife Ménélaüs, ayant perdu l’appui des Syriens, fut mis à mort,
et que le prince Démétrius, s’étant échappé de Rome, se fut rendu maître de Mais Onias n’était pas venu seul en Égypte: un personnage d’importance, Dosithée, semble avoir émigré en même temps que lui. Ces deux hommes, Onias et Dosithée, étaient appelés à jouer un rôle considérable auprès de Philométor. Ce qui leur fournit l’occasion de se signaler, ce fut l’animosité régnant entre les deux frères qui se partageaient le trône d’Égypte, le doux Philométor et le sauvage Évergète, être difforme de corps et d’esprit, que son hideux embonpoint avait fait surnommer Physcon (le Ventru), et qu’on appelait aussi Kakergétès (le Malfaisant), à cause de sa férocité. Pendant les expéditions guerrières de Philométor, Physcon,
appelé à partager les soins du gouvernement avec sa sœur Cléopâtre, femme de
son frère, en avait profité pour chasser celui-ci du trône. Il le contraignit
ainsi d’aller à Rome en posture de suppliant et d’implorer du sénat sa
réintégration. Le sénat, toujours avide d’étendre la puissance romaine,
consentit bien à reconnaître les droits de Philométor, mais il se garda de
laisser échapper l’occasion d’affaiblir l’Égypte, en maintenant la discorde
entre les deux frères. Il décréta que Séparés de leurs concitoyens indigènes par des lois
particulières, par leur manière de vivre, les Judéens devaient s’estimer
heureux d’avoir à leur tête un homme qui avait assez d’autorité pour les
maintenir en faisceau et les constituer en un corps ayant son caractère
propre. Onias devint ainsi une sorte de chef suprême ou d’ethnarque
des Judéens. Fut-il désigné à ce poste par les gens de sa race et leur choix
confirmé par Philométor en reconnaissance de ses services ? ou bien le
prince lui accorda-t-il spontanément cette dignité ? Peu importe. Les
fonctions d’Onias acquirent bientôt une haute importance. L’ethnarque avait
le droit de diriger les affaires intérieures de la communauté, d’exercer la
judicature et de veiller au respect des traités. Il représentait les siens
vis-à-vis de la couronne et il était chargé de leur faire connaître les
ordonnances royales qui les concernaient. La dignité d’ethnarque, qui eut
dans Onias son premier titulaire, offrait aux Judéens de l’Égypte entière des
avantages trop nombreux pour qu’ils hésitassent à la reconnaître. Grâce à
elle, ils pouvaient former une compacte unité sous la direction d’un chef
revêtu d’un titre princier. Une nouvelle création vint encore consolider
cette unité. Malgré toute la considération dont Onias jouissait à la cour de
Philométor et parmi ses frères, il ne pouvait se faire à l’idée d’avoir été
privé, par les événements de Onias communiqua son projet à Philométor, qui l’approuva,
et, pour le récompenser de ses services, lui donna un district dans la
contrée d’Héliopolis, à 180 stades au nord de Memphis, au milieu du pays de
Goschen. Sur les ruines d’un temple païen, consacré à la divinité égyptienne Bubaste,
dans la petite ville de Léontopolis, où l’on adorait jadis des
animaux, Onias dressa le sanctuaire judaïque (154-152). Son aspect extérieur ne
ressemblait pas tout à fait à celui du temple de Jérusalem : il avait la
forme d’une tour et ses murailles étaient en briques. A l’intérieur, tous les
vases sacrés rappelaient ceux du temple de Jérusalem, sauf le chandelier d’or
à sept branches, qui était remplacé par un lustre d’or suspendu à une chaîne
du même métal. Des prêtres et des lévites, qui avaient fui la persécution de
Judée, accomplissaient les sacrifices et la liturgie dans ce temple d’Onias (Beth-Honio).
Pour l’entretien du temple et des prêtres, le roi abandonna les revenus du
territoire d’Héliopolis. Ce district, formant un petit État sacerdotal, prit
le nom d’Onion. C’était un lien de plus entre les Judéens de l’Égypte.
Si le temple d’Onias était pour ceux-ci le centre religieux où ils se
rendaient en pèlerinage à l’époque des fêtes et où ils offraient leurs
sacrifices, ils ne songèrent pourtant pas à rompre avec le sanctuaire de
Jérusalem et à placer Beth-Honio au niveau ou plutôt au-dessus de ce dernier,
comme avaient fait les Samaritains. Au contraire, ils honoraient Jérusalem
comme la sainte métropole et ils considéraient son temple comme le séjour de Dans le territoire d’Onion, Philométor avait permis de construire un château fort destiné à protéger le temple. Naturellement le château et sa garnison étaient placés sous le commandement d’Onias. Il était aussi le chef militaire du district d’Héliopolis, appelé ordinairement district arabe. Eu égard à cette partie de ses attributions, Onias portait le titre d’arabarque (commandant du district arabe) ou, suivant une autre prononciation, alabarque. A Alexandrie, Onias était le chef civil et judiciaire de la communauté judaïque ; dans le territoire de l’Onion ou dans le district arabe d’Égypte, il était le chef militaire des Judéens guerriers qui y avaient émigré. Le roi Philométor avait une si grande estime pour Onias et ses coreligionnaires, qu’il lui confia un nouveau poste d’une très haute importance. Les ports de mer et ceux des bouches du Nil rapportaient au trésor royal des revenus considérables. On y percevait, à l’entrée et à la sortie, des droits de douane sur les matières premières et les produits manufacturés. Grâce à ces revenus, l’Égypte, sous les Ptolémées et plus tard sous les Romains, était devenue le pays le plus riche du monde. Philométor confia à Onias la surveillance générale des douanes maritimes et fluviales. Sans aucun doute, c’est parmi les Judéens d’Alexandrie, qui demeuraient près du port, que furent choisis les préposés chargés de la direction des bureaux de douane d’entrée et de sortie. Un autre événement bien plus considérable, et qui a eu une
influence profonde sur le développement général de l’humanité, se produisit à
la même époque, sur le même théâtre, et fut aussi diversement apprécié. La
présence des fugitifs de L’achèvement de cette œuvre causa une joie profonde parmi les Judéens d’Alexandrie et d’Égypte. Ils étaient fiers de voir les Grecs, qui se glorifiaient tant de leurs philosophes, forcés de reconnaître la supériorité des doctrines judaïques et leur antiquité plus haute. Ces sentiments de joie et d’orgueil grandissaient encore dans leur esprit à la pensée que la traduction du Pentateuque, menée à bonne fin grâce au concours actif d’un prince judéophile, ouvrait la voie au judaïsme pour pénétrer parmi les Grecs. Aussi, le jour où elle fut remise au roi fut-il fêté par tous les Judéens d’Alexandrie et, chaque année, on en célébrait la commémoration, en se rendant en pèlerinage à l’île de Pharos. Après avoir entonné des chants d’allégresse et récité des actions de grâces, chacun prenait place avec les siens à un banquet servi en plein air ou sous des tentes, suivant le rang des convives. Plus tard, cette fête devint une fête générale : la population païenne d’Alexandrie y prenait part. Tout autre devait être l’impression produite en Judée par
la translation de Le crédit qu’elle trouva aux yeux des Judéens et qu’elle
acquit peu à peu auprès des païens invitait, en quelque sorte à lui prêter
une sainteté supérieure et une autorité incontestable. Plus d’un siècle
après, un écrivain juif lui attribua, dans un but apologétique, une origine
fictive. Il prétendit qu’elle était due à Ptolémée Philadelphe, à qui
son bibliothécaire en chef aurait révélé la haute valeur du livre de Une fois le premier pas franchi, le désir de rendre tous les monuments littéraires du judaïsme accessibles au lecteur grec devait nécessairement se faire jour. Peu à peu les livres historiques furent également traduits en langue grecque. Les livres poétiques et prophétiques ne furent traduits que longtemps après, parce qu’ils offraient des difficultés plus grandes. La translation du Pentateuque en langue grecque produisit dans les communautés de l’Égypte un art nouveau, l’éloquence de la chaire. Peut-être l’usage existait-il aussi en Judée de ne pas se borner à traduire les chapitres du Pentateuque, lus en conférence publique, dans la langue vulgaire du pays (en chaldéen ou en araméen), mais d’y ajouter des explications. Cet usage avait-il passé en Égypte ou a-t-il pris naissance chez les Judéens de ce pays, devenus plus étrangers que tous les autres à la langue hébraïque ? Imitation ou création, l’usage de traduire et d’expliquer aux auditeurs des versets obscurs et peu compréhensibles produisit un genre nouveau. Les traducteurs, empruntant aux Grecs leur manie de discourir, au lieu de s’en tenir au texte, cherchaient à l’étendre, à y ajouter des considérations, à en tirer parti pour l’actualité, à en faire ressortir des leçons. C’est ainsi que l’interprétation de l’Écriture fit naître la prédication, qui devint bientôt un art véritable, grâce à l’habitude grecque d’imprimer à toute chose la grâce et la beauté de la forme. L’éloquence de la chaire est fille de la communauté judaïque d’Alexandrie. C’est là qu’elle naquit, grandit et se perfectionna, pour être imitée, dans la suite, sur une plus vaste échelle. Le charme que les Judéens de langue grecque trouvaient
dans Ces deux peuples voisins, professant le même respect pour Même à l’étranger, l’antipathie mutuelle des partisans de Jérusalem et de ceux du Garizim persista. Ils se combattirent avec l’ardeur que déploient des hommes d’une même religion, quand, éloignés de leur patrie, ils ont à défendre leurs traditions natives. La version du Pentateuque en grec vint jeter au milieu d’eux de nouveaux brandons de discorde. Ce qui irritait surtout les Samaritains, c’est que la version des Septante ravalait la sainteté de leur sanctuaire par l’omission du verset : Tu bâtiras un autel sur le Garizim. Les Samaritains d’Alexandrie essayèrent de protester contre la traduction en général ou plutôt contre cette prétendue falsification du texte. Comme quelques-uns d’entre eux étaient en faveur à la cour, ils obtinrent de Philométor qu’une discussion solennelle eût lieu entre les deux partis religieux, où la question du degré de sainteté des temples samaritain et judaïte devait être tranchée. Ce fut la première controverse de religion qui fût soutenue devant un prince temporel. On ne peut plus guère savoir au juste quelles en furent les phases et l’issue, les documents y relatifs ayant tous un caractère légendaire. Chaque parti voulut s’attribuer la victoire et grossir les avantages obtenus. Du reste, les controverses religieuses n’ont jamais amené de résultat bien sérieux. Les Judéens d’Alexandrie, qui, sous le règne de
Philométor, avaient joui d’un ciel sans nuages, virent bientôt leur horizon
s’assombrir pour quelque temps. Comme si la jeune communauté et la communauté
mère avaient été unies par un lien mural, toutes deux virent succéder à une
ère de bonheur des jours de tristesse. La défaite de Jonathan plongea En mémoire de cette délivrance providentielle, ceux-ci firent de ce jour un jour de fête annuelle. A partir de ce moment, il ne semble pas que Physcon ait inquiété de nouveau les Judéens ; car c’est précisément sous son règne que se développa en eux le goût de l’étude et des spéculations de l’esprit, et que se produisirent des écrivains qui purent travailler librement sur des sujets judaïques. Physcon était lui-même un écrivain : il composa des mémoires l’histoire et de physique. On prétend qu’il eut pour maître un Judéen du nom de Juda (?) Aristobule. |
[1] Les sources helléniques et talmudiques s'accordent à placer la version grecque du Pentateuque sous un Ptolémée, qui en aurait été le promoteur. On ne voit que Ptolémée VI, Philométor, qui ait témoigné un véritable intérêt pour les Judéens et le judaïsme ; rien de pareil chez Ptolémée II Philadelphe. La lettre d'Aristée, qui place la traduction sous ce dernier roi, n'a aucune valeur historique. Démétrius de Phalère, qu'elle prétend avoir suggéré à Philadelphe l'idée de faire venir des traducteurs à Alexandrie, ne fut jamais son bibliothécaire, mais archonte d'Athènes. Loin d'avoir accès auprès de ce roi, il lui était odieux et avait été jeté en prison par ses ordres. La lettre d'Aristée ne remonte qu'à 15-20 de l'ère vulgaire (Comparez Monatschrift, 1876, p. 299 sqq.), ainsi près de deux siècles après cette version. Le seul détail réellement historique de ce document, c'est que la traduction grecque fut rédigée pour un Ptolémée ; mais alors ce ne peut être que Philométor, le roi ami des Judéens.