Deuxième époque — L’apogée
Lorsque Juda Maccabée eut exhalé sa grande âme sur le
champ de bataille d’Eleasa, la nation entière prit le deuil, et véritablement
elle était devenue orpheline. L’immense élan qui avait enfanté tant
d’exploits prodigieux, suscité tant de poètes avec leurs strophes enflammées,
cet élan extraordinaire ne pouvait, en raison même de sa nature fiévreuse,
durer indéfiniment, et une détente graduelle devait fatalement lui succéder.
Un peuple entier ne peut rester sans cesse sous les armes, pour repousser des
hostilités sans cesse renouvelées. D’ailleurs, le principal grief qui lui
avait mis les armes à la main n’existait plus, et les Judéens avaient, dans
un sens, gagné définitivement leur cause : ils n’étaient plus contraints,
désormais, de renier le Dieu d’Israël et de sacrifier à Jupiter. Le traité
conclu par Juda Maccabée avec le jeune roi Antiochus Eupator et son tuteur
Lysias, traité qui garantissait aux Judéens la liberté religieuse, avait été
respecté par Démétrius Io , successeur de ce prince. On pouvait sacrifier
dans. le temple de Jérusalem selon les prescriptions de On peut, en effet, distinguer chez les Judéens, après la mort de Juda, trois partis bien tranchés ; et c’est même, à vrai dire, dans l’époque maccabéenne qu’il faut chercher la formation première des partis, ce signe de vitalité dans l’histoire d’un peuple. L’un de ces partis, qui avait ses racines dans l’essence même du judaïsme, était celui des Chassidim (Hassidéens), des piétistes rigides. L’antipode de ce parti était celui des Hellénistes, qui comptaient dans leurs rangs des prêtres, des employés du temple et les descendants de l’ancienne noblesse. La mort de Juda leur avait valu la reprise du pouvoir. Le troisième grand parti était celui que les Hasmonéens
avaient eu, en peu de temps, la puissance de constituer. Il avait à sa tête
les trois fils survivants de Mattathias : Jonathan, Siméon et Johanan,
autour desquels se groupaient des alliés de leur famille, des amis et
d’autres Judéens partageant leurs vues. D’accord avec les Hassidéens dans
l’amour du judaïsme et des objets de son culte, les Hasmonéens se séparaient
d’eux par une intuition plus large, une appréciation plus saine des
circonstances et une activité résolue, marchant droit à son but sans
s’effrayer des obstacles. Ce n’était pas assez pour eux d’avoir fait cesser
la profanation du sanctuaire et les attentats à la liberté religieuse; ils
voulaient aussi supprimer les causes déterminantes de ces maux. L’attitude de
ce parti est bien caractérisée par cette parole d’un psalmiste : La louange de Dieu est dans leur bouche, et dans leur main
un glaive à deux tranchants. Ils ne pouvaient souffrir que De ces trois partis, celui des Hasmonéens était le seul
qui pût arriver à prendre le timon des affaires. Les Hellénistes avaient trop
violemment rompu avec le gros de la nation pour pouvoir espérer un avenir.
Pour les Hassidéens, leurs vues étroites et leur placide indifférence les
rendaient incapables de dominer l’anarchie pour y substituer l’ordre. Or,
elle était terrible l’anarchie dont Dans leur désespoir, les Judéens tournèrent leurs regards
vers Jonathan Apphus : lui seul, pensaient-ils, saurait dompter des
Hellénistes, rendre au pays la paix et le bien-être. Mais Jonathan ne
possédait ni la popularité de son frère Juda ni ses qualités militaires. Il
était homme d’État plutôt que grand capitaine. Trop faible pour attaquer
Bacchidès et son armée, que Démétrius avait fait marcher sur Il restaura les forteresses détruites, renforça celles
d’Acra, de Bethsour, de Gazara, et les munit d’armes et de vivres. En outre,
pour mieux s’assurer de la fidélité du peuple, il garda comme otages, dans
l’Acra, les enfants des meilleures familles. Bacchidès avait ainsi réalisé,
dans l’espace d’une année (160-159), ce que ses prédécesseurs n’avaient pu faire en six
ans : il avait brisé la résistance des Judéens. Le bras puissant des
Maccabées leur manquait, ils ne le sentaient que trop. Certes, s’il eût
convenu au roi Démétrius d’intervenir de haute lutte dans les affaires
religieuses du peuple, rien ne lui était plus facile, et il ne pouvait
trouver une occasion plus favorable ; mais le deuxième successeur
d’Antiochus Épiphane, adonné uniquement aux plaisirs, se contentait d’avoir
assuré son autorité sur La cour de Syrie montra aussi, après la mort d’Alcime, qu’elle n’entendait plus exercer de compression religieuse. Ce grand prêtre, tout impopulaire qu’il fût, n’avait nullement pactisé avec les Hellénistes à outrance. Il n’était, en somme, qu’un ambitieux, qui se mettait volontiers du côté du plus fort. Le méfait qu’on lui reprochait n’était pas précisément, à tout prendre, une transgression religieuse. Il y avait dans le temple, entre le parvis intérieur et le parvis extérieur, une sorte de palissade, une cloison à claire-voie, qu’on appelait pour cette raison le Soreg. Cette cloison, œuvre des prophètes, à ce qu’on disait, était une barrière que ne pouvaient franchir les païens, non plus que les personnes souillées par un cadavre. Alcime entreprit de la faire abattre, évidemment dans le but de permettre aux païens l’accès de l’intérieur. Les âmes pieuses en furent profondément blessées, et Alcime ayant été peu après atteint d’une paralysie des membres et de la langue, on ne manqua pas d’y voir un châtiment céleste. La charge de grand prêtre, la plus éminente dans l’État judaïque, se trouvait ainsi vacante ; la cour de Syrie la laissa inoccupée, ne voulant pas que les Judéens conservassent même ce vestige d’indépendance. Pendant sept années, le temple resta sans grand prêtre et le pays sans représentant politique. Selon toute apparence, les fonctions de grand prêtre furent exercées, dans cet intervalle, par un vicaire ou sagan, emploi qui subsista pendant toute la durée du temple. — On ne nous dit pas que les Syriens aient porté d’autre atteinte à la liberté intérieure des Judéens. Bacchidès, dit-on, se retira aussitôt après, et le pays eut deux ans de tranquillité (159-157). Les chefs du parti hasmonéen, Jonathan et Siméon, profitèrent de cette accalmie pour se refaire et se mettre en état de défense. Dans le désert de Jéricho se trouvait une oasis, qu’ils fortifièrent c’était Beth-Agla, non loin du Jourdain, qui leur offrait le double avantage d’un bois épais et d’une source d’eau douce et limpide. Le voisinage du Jourdain protégeait les derrières de la petite troupe et lui assurait un refuge en cas de défaite. Dans cette guerre, il est vrai, Jonathan n’était guère mieux qu’un chef de bédouins obtenant de la puissance régnante une trêve plus ou moins forcée ; mais il avait une autorité bien plus haute, parce qu’il possédait les sympathies du peuple et qu’il combattait pour une sainte cause. Du poste avantageux qu’il occupait, il dut infliger des pertes sérieuses aux Hellénistes, car nous les voyons de nouveau porter plainte auprès de la cour syrienne contre l’audace des Hasmonéens. Mais Démétrius ni Bacchidès, l’un indolent, l’autre instruit par l’expérience, ne se souciaient plus de batailler avec des guérillas sur un terrain défavorable ; les Hellénistes offrirent alors de leur livrer Jonathan et Siméon, qu’ils se chargeaient de prendre par ruse. Déjà une embuscade était préparée contre ces deux chefs, sur lesquels reposait l’avenir de la nation, lorsqu’un avis, qui leur parvint à temps, leur permit de déjouer le complot. Le résultat de cette échauffourée fut que cinquante Hellénistes furent pris et mis à mort. Bacchidès, qui avait compté sur un prompt dénouement, se vit empêtré dans une nouvelle guerre. Il assiégea les Hasmonéens dans leur fort de Beth-Agla. Mais leur troupe était déjà devenue assez considérable pour pouvoir se partager en deux corps. Harcelé de deux côtés, Bacchidès fut contraint de lever le siège, après avoir perdu une partie de son armée. Il se vengea de cet échec sur les Hellénistes, dont il fit périr un grand nombre. Jonathan estima le moment opportun pour entrer en
négociation avec le général syrien, et il réussit en effet à obtenir un
traité de paix. Aux termes de ce traité, Jonathan pouvait, sans être
inquiété, demeurer dans le pays ; excepté toutefois à Jérusalem ;
comme garantie de ses promesses, — dont on ne connaît, du reste, rien de plus,
— il devait donner des otages. On échangea les prisonniers. Bacchidès se
retira, abandonnant à leur mauvais sort ses alliés les Hellénistes. Jonathan
fixa sa demeure dans la place forte de Mickmas, où Saül aussi avait
autrefois séjourné ; reconnu tacitement chef du peuple judéen, il en traita
les ennemis avec une inflexible sévérité. Cette période, pendant laquelle le glaive cessa de sévir en Israël, fut
d’environ cinq années (156-152).
Ce qui serait sorti de cette situation indécise, il n’est pas facile de le dire ;
ce qui est certain, c’est que, à moins d’un hasard inespéré, les Hasmonéens
avaient peu de chances de voir se réaliser leur rêve. Une péripétie politique
du royaume de Syrie eut, par contrecoup, des suites avantageuses pour Ce revirement de fortune fut occasionné par un obscur
jeune homme de Smyrne, nommé Alexandre Balas. Ce jeune homme avait une
singulière ressemblance avec le roi syrien Antiochus Eupator ; Attale,
roi de Pergame, tira parti de cette circonstance pour l’opposer, comme roi
rival, à Démétrius qu’il détestait. Il le fournit largement d’argent et de
troupes, et Alexandre n’eut pas plus tôt débarqué à Ptolémaïs, que la
garnison s’empressa de le reconnaître. Cette circonstance arracha Démétrius à
son apathie et le décida à se mettre en quête d’alliés. Tout d’abord, il
songea à gagner Jonathan. Dans une lettre flatteuse adressée au chef
hasmonéen, il le qualifia d’allié, lui permit de lever des troupes, de se
procurer des armes, et ordonna que les Judéens retenus comme otages lui
fussent remis. Jonathan n’eut garde de perdre une si belle occasion. Il vole
à Jérusalem, en prend possession, fait réparer les murs, met la ville en état
de défense. Les Hellénistes, voyant la puissance aux mains de leur redoutable
ennemi, abandonnent épouvantés la capitale judaïque et vont se réfugier dans
la forteresse de Bethsour. — Mais Alexandre Balas, qui, lui aussi, avait
besoin d’aide, vint à son tour solliciter l’alliance de Jonathan et sut,
mieux que Démétrius, se le rendre favorable. Il le nomma grand prêtre, lui
envoya un manteau de pourpre et une couronne d’or, et l’érigea ainsi en
prince vassal du royaume de Syrie et en ami du roi. A la fête des Tentes de
l’an 152, Jonathan revêtit pour la première fois les insignes de grand prêtre
et fonctionna en cette qualité dans le temple. C’est ainsi que Jonathan, pendant les neuf ans qu’il gouverna (152-144), contribua
puissamment à cette fortune croissante. Dans cette compétition des deux
rivaux pour la couronne de Syrie, il reconnut, d’un coup d’œil sûr, de quel
côté il devait se ranger. Il se déclara pour Alexandre, encore que Démétrius,
en homme qui n’avait rien à perdre, eut mis en avant les promesses les plus
alléchantes. Ainsi, il avait écrit au peuple des
Judéens, —sans mot dire du grand prêtre nommé par Alexandre, —
qu’il allait lui faire remise de la plupart des impôts et redevances, rendre
à De son côté, Jonathan répondit à la bienveillance d’Alexandre
par une fidélité à toute épreuve. Lorsque Démétrius II, surnommé
Nicator, fils de Démétrius Ier, attaqua, comme héritier légitime du trône de
Syrie, l’usurpateur Alexandre, Jonathan continua à soutenir ce dernier, bien
que l’Égypte et Rome l’eussent abandonné. Alexandre l’en récompensa en lui
cédant la ville d’Accaron (Ekron) et ses dépendances, qui, depuis lors, restèrent partie
intégrante de Les troubles qui suivirent dans le royaume de Syrie, où
une partie du peuple et de l’armée tenait pour Démétrius II, tandis que
l’autre restait fidèle à la maison d’Alexandre Balas, même après l’assassinat
de ce dernier ; ces troubles, disons-nous, parurent à Jonathan une
occasion favorable de se débarrasser des Hellénistes. Il les assiégea dans l’Acra,
leur forteresse, où ils continuaient à manœuvrer sans relâche contre le parti
national. Dans leur détresse, ils s’adressèrent au nouveau roi de Syrie et
lui demandèrent assistance. Démétrius II (146-138) était d’abord disposé à les
satisfaire ; déjà même il se mettait en campagne contre Jonathan et lui
signifiait d’avoir à comparaître devant lui, à Ptolémaïs, pour se justifier.
Mais, voyant Jonathan venir à lui les mains pleines de présents, et jugeant
son aide utile contre les ennemis qui le menaçaient lui-même, il se radoucit
subitement, et loin de blâmer son entreprise contre l’Acra, il le confirma
dans sa dignité de grand prêtre. Jonathan sut mettre à profit la détresse
financière que Démétrius avait héritée de ses prédécesseurs pour obtenir de lui,
moyennant une somme de trois cents talents, que Toutefois, en dépit de ces assurances solennelles,
Démétrius regretta bientôt d’avoir ainsi renoncé à ses avantages. Les princes
syriens, de père en fils, pratiquaient volontiers l’oubli des engagements et
ne se faisaient pas scrupule de reprendre, à l’occasion, ce qu’ils avaient
accordé dans un moment de gène. Bientôt, du reste, l’armée judaïque eut la
joie inespérée de rendre à la capitale des Syriens les humiliations qu’à
maintes reprises ils avaient infligées à Jérusalem. Les habitants d’Antioche,
irrités contre Démétrius, l’assiégèrent dans son propre palais ; et comme ses
soldats, qu’il ne payait pas, refusaient de le secourir, il se vit dans la
désagréable nécessité de s’adresser à Jonathan pour qu’il envoyât à son aide
des troupes judéennes. Les trois mille hommes envoyés par Jonathan incendièrent
une partie de la capitale syrienne, contraignirent les habitants et les
soldats mutinés à lever le siège et à demander pardon au roi. Mais lorsque
Démétrius se trouva hors de danger, il ne témoigna à son libérateur qu’une
dédaigneuse ingratitude et le traita en ennemi. On ne saurait donc blâmer
Jonathan d’avoir tourné le dos à ce roi déloyal, lorsqu’un général
d’Alexandre Balas, Diodote Tryphon, ayant organisé une conspiration
contre Démétrius, le força de fuir, en faisant proclamer roi à sa place le
jeune Antiochus VI, fils de son maître. Reconnaissant envers Alexandre,
autant qu’indigné de la mauvaise foi de Démétrius, Jonathan soutint le jeune
roi, qui, en récompense, le confirma dans sa dignité de grand prêtre, lui
conféra le droit de porter une agrafe d’or, marque distinctive des princes,
et lui garantit la propriété des cantons annexés à Mais ce que les Hasmonéens avaient le plus à cœur, c’était
de rendre Jérusalem inexpugnable. A cet effet, ils en exhaussèrent partout
les murs, les prolongèrent à l’orient jusqu’à la vallée du Cédron. — ce qui
protégeait en même temps la montagne du Temple, — et construisirent au milieu
de la ville, en face de l’Acra, un solide rempart, pour fermer aux
Hellénistes le commerce de Jérusalem. Le ravin dit Chaphenatha, qui
séparait de la ville la montagne du Temple, fut comblé, de sorte que toutes
les parties de la ville se trouvèrent reliées entre elles. Entreprendre le
siège de l’Acra leur parut sans doute peu opportun, soit parce que les
Syriens auraient pu en prendre ombrage, soit parce que les généraux de
Démétrius conservaient encore, malgré sa chute, une attitude menaçante et
qu’il eût été, par suite, imprudent de concentrer toutes Ies forces sur un
seul point. A cette époque (144-143), L’événement montra bien qu’en fortifiant ainsi le pays et
en tenant sur pied un nombre imposant de troupes, les Hasmonéens n’avaient
pas fait preuve d’une prévoyance exagérée. Le général rebelle Diodote Tryphon
ne se vit pas plus tôt maître de La nouvelle des méfaits de Tryphon, apportée par ces deux
mille hommes à Jérusalem, y sema le deuil et l’effroi. On était persuadé que
Jonathan, partageant le sort de son escorte, avait péri de la main du
perfide. Une nouvelle mainmise des Syriens sur Mais déjà Tryphon était sorti d’Acco avec le dessein de
tomber sur Cependant la fortune, que semblait défier cet ambitieux sans pudeur, traversa encore ses desseins. Une effroyable chute de neige, phénomène rare dans ces chaudes régions, rendit impraticable le trajet des monts de Juda et força Tryphon de prendre par la rive opposée du Jourdain. Pour se venger de sa déconvenue, il fit mettre à mort Jonathan (143), dont les restes furent plus tard, par les soins de Siméon et au milieu de la douleur universelle, déposés dans le sépulcre des Hasmonéens à Modin. Telle fut la fin du quatrième de ces frères, qui fit plus que ses devanciers et que son successeur ; car il fit monter, du fond de l’abîme, la république judaïque à un point d’où elle pouvait aisément s’élever encore, même dans des circonstances médiocrement favorables. Juda Maccabée, sans doute, avait accompli plus d’exploits
et laissé un plus brillant renom de capitaine ; mais Jonathan créa une
nation forte et influente et, par la dignité de grand prêtre qui devint son
partage, fit de sa propre famille la première en Israël. Juda, en mourant,
laissait l’unité nationale presque aussi complètement brisée que sous le
règne sanguinaire d’Antiochus ; à la mort de Jonathan, au contraire, Mais, à l’époque même où l’État judaïque
s’affermissait ainsi à travers les difficultés des luttes politiqués, la doctrine
judaïque s’épanouissait sur un autre théâtre et devait, par son caractère
original, exercer une influence sur la civilisation du monde. Le
développement politique du judaïsme s’est accompli dans |