Première époque — La restauration
Depuis un siècle et plus, — depuis la mort de Néhémie, —
le peuple juif offrait, à l’intérieur, l’image d’une larve qui file sa coque
et en tire lentement le tissu de sa propre substance ; à l’extérieur, celle
d’un souffre-douleur eu butte aux mépris et aux humiliations, et les
subissant en silence. II n’avait encore produit aucune individualité assez
puissante pour le transformer en lui imposant sa pensée propre, aucun
personnage assez influent pour lui imprimer une action énergique et féconde.
C’est toujours du dehors, c’est des hommes éminents de Cet homme était Siméon le Juste[1], fils d’Onias Ier, qui florissait entre 300 et 270. Son nom émerge, au milieu de cette période si pauvre en souvenirs, comme une haute montagne dans une solitude aride et nue. La légende s’en est emparée et l’a entouré d’une auréole. La glorification, même légendaire, d’un personnage historique est toujours un témoignage sérieux de son mérite et de sa grande influence. Si l’histoire vraie ne sait pas grand chose de Siméon Ier, les quelques traces qu’elle a conservées de lui ne nous révèlent pas moins un homme de haute valeur. Il est le seul grand prêtre de la maison de Jésua ou de Jozadak dont elle connaisse des faits méritoires, le seul qui ait su remettre le sacerdoce en honneur. Plein de sollicitude pour son peuple, il le préserva de la chute, il fit rebâtir et fortifier les murs de Jérusalem, que Ptolémée Ier avait fait raser. Sans aucun doute, il dut en obtenir, par ses efforts, la permission du roi. Le temple, depuis deux siècles qu’il existait, avait subi de notables dégradations : Siméon les fit réparer, et sa prévoyante sollicitude ne s’en tint pas là. Les fontaines voisines de Jérusalem ne pourvoyaient pas suffisamment, dans les années de sécheresse, aux besoins des habitants ; il fallait d’ailleurs une grande quantité d’eau pour subvenir aux exigences du culte public. Siméon y pourvut en faisant creuser, sous les fondations du temple, un vaste réservoir communiquant, par un conduit souterrain, avec la source d’Etam, non loin de Jérusalem, qui l’alimentait constamment d’eau fraîche. Grâce à cette disposition, le temple ni Jérusalem ne manquèrent jamais d’eau, et plus tard, même pendant un long siège, le peuple en eut toujours â sa disposition. Un écrivain postérieur, Jésua Sirach, exalte les mérites de Siméon en des vers pleins d’enthousiasme : Qu’il
était beau lorsqu’il sortait du sanctuaire, Lorsqu’il
s’avançait hors du Saint des saints ! Telle
l’étoile matinière au milieu des nues ; Telle,
au printemps, la lune en son plein. ............………………………………………………… Lorsqu’il
revêtait son costume d’honneur, Qu’il
apparaissait dans ses riches vêtements... ..............…………………………………… Autour
de lui un cercle de frères, L’environnant
comme une colonnade de palmiers... Comme grand prêtre, Siméon le Juste n’était pas seulement chef de l’État et du grand Conseil ; il était encore, comme docteur, à la tête de l’école. Il répétait souvent à ses disciples cette maxime : Le monde (la société juive) repose sur trois bases : la doctrine, le culte divin et la charité. Peut-être ce digne pontife eût-il pu aussi revendiquer, pour une part, la devise suivante de son élève le plus distingué, Antigone de Sokho : Ne soyez pas comme les esclaves qui servent leur maître en vue de la distribution mensuelle, mais comme les serviteurs qui travaillent fidèlement sans compter sur le salaire. L’histoire du peuple juif se lie, pendant tout un siècle, à celle de la postérité de Siméon. Il avait laissé, autant qu’on peut le savoir, deux
enfants, un fils et une fille. Celle-ci épousa un homme du nom de Tobie,
qui semble avoir joui d’une certaine considération. Quant au fils, Onias
II, il fut, sciemment ou non, la cause d’un changement considérable dans
l’histoire de Depuis lors il manœuvra avec une singulière vigueur, comme
s’il ne faisait que suivre un plan longtemps mûri à l’avance. Il connaissait
bien les faiblesses des Grecs ; il savait qu’ils n’étaient insensibles ni à
la flatterie ni à la bonne chère. Il offrit des repas succulents à l’envoyé
Athénion, le captiva par ses obséquieuses prévenances, lui fit de riches
présents, le décida enfin à s’en retourner tranquillement à la cour d’Égypte
et à assurer au roi que lui, Joseph, le suivrait de près pour acquitter les
tributs arriérés. Dès que l’envoyé eut quitté Jérusalem, Joseph négocia avec
des amis ou des usuriers samaritains, pour obtenir un prêt destiné à subvenir
aux dépenses qu’il jugeait nécessaires. Pour paraître convenablement à la
cour, il lui fallait de riches costumes, un équipage, les moyens de tenir
table. Or, des moyens personnels, Joseph n’en avait point, et il n’aurait
trouvé personne, dans toute Une fois en position de paraître à la cour, il courut à Alexandrie. Déjà l’envoyé Athénion lui avait préparé un accueil bienveillant. Il avait tellement vanté son caractère aimable et sa fine intelligence, que Ptolémée Évergète était curieux de le connaître. Le roi trouva tant de charme à sa conversation, qu’il l’invita aux dîners de la cour. Les envoyés de Palestine et de Phénicie, qui naguère s’étaient moqués de son modeste équipage, virent alors, non sans dépit, qu’il était admis dans l’entourage intime du roi. Joseph allait bientôt leur donner l’occasion, non plus seulement de le jalouser, mais de le détester et de le maudire. Pendant son séjour à Alexandrie, les soumissionnaires de
l’impôt y étaient venus de toutes parts pour faire leurs offres de fermage en
présence du roi et de la cour. Tous avaient le même intérêt, à savoir
d’offrir aussi peu que possible. Joseph se mit inopinément de la partie,
ayant bien compris que tous ces concurrents s’entendaient, par un accord
tacite, pour frauder le trésor royal ; et il s’engagea, lui, à fournir le
double de la somme et même, au besoin, davantage. Les assistants tournaient
des yeux effarés vers cet audacieux Judéen, qui auprès d’eux avait l’air d’un
mendiant, et qui semblait les défier. Le roi Évergète, au contraire, fut
charmé de cette surenchère inattendue ; mais il exigea une caution
valable pour l’exécution de l’engagement. Fin comme un courtisan, Joseph
déclara vouloir fournir les meilleurs garants possibles, savoir le roi et la
reine. Cette ingénieuse flatterie plut à Évergète, et il vit dans l’adresse
même du Judéen, dans sa résolution, dans sa hardiesse, la plus sûre garantie
de la plus-value promise. C’est ainsi que le fils de Tobie devint le fermier
général de l’impôt de toutes les villes de Joseph exerça vingt-deux ans cette administration générale
des impôts, — une sorte de satrapie, — et il en profita pour acquérir une
somme incroyable de richesses et de puissance. Après la mort d’Évergète, en
223, son successeur Ptolémée IV (Philopator, 222-206) lui conserva ses fonctions ;
et sous ce règne encore, il traita avec si peu de ménagements les cités
imposables, qu’une mauvaise langue dit un jour en présence du roi : Joseph a si bien écorché toute Ses relations intimes avec la cour d’Égypte amenèrent une transformation profonde dans la population judaïque, transformation moins sensible peut-être dans les provinces, mais frappante dans la capitale. Les grandes richesses qu’il avait amassées par la régie des impôts étaient une véritable pluie d’or pour le pays : de la pauvreté et de la misère, le peuple, grâce à lui, s’éleva au bien-être. Pour percevoir les impôts de tant de villes, il lui fallait des employés de confiance, et, naturellement, c’est dans son peuple qu’il les prenait de préférence. Ces employés s’enrichirent de leur côté et en conçurent un grand orgueil. Cette opulence soudaine, la faveur dont jouissait le fils de Tobie à la cour de Philopator, la force armée dont il disposait et par laquelle il tenait en respect les différentes peuplades de Palestine, Philistins, Phéniciens, Iduméens et même les colons gréco-macédoniens, tout cela donnait à lui et à son entourage un certain sentiment de leur valeur, et au peuple en général une attitude moins humble vis-à-vis de ses voisins. Les Judéens, au moins ceux de Jérusalem, sentaient leurs idées s’élargir au contact des Grecs, et ils voyaient les choses de la vie d’un autre œil qu’ils ne faisaient précédemment dans leur petite sphère. L’influence du goût raffiné des Grecs fut la première qu’ils subirent. Ils bâtirent leurs maisons avec plus d’élégance ; la peinture aussi fut accueillie avec faveur. Les Judéens d’Alexandrie, qui depuis un siècle déjà frayaient avec les Grecs et s’étaient eux-mêmes grécisés extérieurement, exerçaient de l’influence sur les coreligionnaires qu’amenaient chez eux les relations de Joseph avec la cour. Mais cette subite métamorphose produisit aussi une fâcheuse altération dans la simplicité de leurs mœurs. Les pluies d’or ne sont point bienfaisantes : elles ne fécondent pas, elles ravagent et démoralisent. Les riches parvenus ne surent pas garder leur équilibre. Ce qu’il y a eu de pis, ce n’est pas qu’ils aient servi Mammon, qu’ils aient préféré les affaires d’argent à toute autre industrie, — c’est qu’ils sont devenus les admirateurs et les copistes des Grecs, qu’ils se sont évertués à imiter jusqu’à leurs vices et leurs mœurs légères et ont fait litière des vertus de leur propre race. Les Grecs adoraient la sociabilité, les repas pris en commun, la gaieté immodérée dans les réjouissances. Quand les Judéens, à leur exemple, s’habituèrent à banqueter ensemble, à manger non plus assis, mais couchés trois par trois sur des lits de repos, à introduire sur leurs tables le vin, la musique, les chansons et la joie, ce n’était encore qu’une imitation innocente. Mais on ne s’en tint pas là, et la folie les entraîna de plus en plus dans son tourbillon. Le fils de Tobie fréquentait volontiers la cour de Ptolémée Philopator, lorsque ses affaires l’appelaient à Alexandrie ; or, cette cour était un cloaque d’impureté. Les jours s’y passaient en festins joyeux, les nuits en cyniques débauches. La licence marchait sans voile, gagnait le peuple et l’armée. Philopator s’était mis en tête cette idée bizarre que ses ancêtres descendaient de Dionysios (Bacchus), le dieu du vin ; par suite, il regardait comme un devoir religieux de s’adonner à l’ivrognerie et à ses conséquences bachiques. Pour obtenir la faveur du roi et de ses compagnons de plaisir, il fallait entrer dans la société dionysiaque et participer à toutes ses orgies. Toutes les fois que les affaires appelaient Joseph à Alexandrie, il jouissait de l’honneur, assez équivoque, d’être invité aux débauches royales et reçu dans la compagnie dionysiaque. A l’un de ces festins, il s’éprit d’une des danseuses impudiques qui ne manquaient jamais à pareilles fêtes. Ne pouvant résister à sa passion, le petit-fils du grand prêtre Siméon le Juste s’en ouvrit à son frère Solyme et le supplia de lui amener en secret cette fille, puisque la loi judaïque lui défendait d’avoir commerce avec une étrangère. A cette époque, il était déjà père de sept enfants ! Cette dépravation, importée d’Alexandrie par Joseph et ses
compagnons, envahit aussi Jérusalem. Courtisan obséquieux, le fils de Tobie
institua une fête en l’honneur de Bacchus, à qui le roi, son protecteur,
vouait un culte particulier, et que lui-même se plaisait à fêter en Égypte. A
l’époque où l’hiver fait place au printemps, quand la vigne se couvre de
fleurs et que s’opère la dernière fermentation du vin, les Grecs célébraient
la fête des grandes Dionysiaques, où ils se livraient à de folles
réjouissances. Deux jours durant, l’ivresse régnait en souveraine. On
s’envoyait mutuellement, entre amis, des cruches pleines de vin, et le buveur
le plus intrépide était proclamé vainqueur. Cette fête, dite de l’Ouverture
des Tonneaux, trouva aussi accès dans N’accueille
point la femme légère, Tu
pourrais tomber dans ses pièges. Ne
t’arrête point auprès de la danseuse, Elle
t’enlacerait par ses artifices. Ne
livre point ta vie à la courtisane, Elle
te ferait dissiper ton héritage. Les arts, la vie élégante, les raffinements du goût, que
le fils de Tobie avait empruntés à Ce goût de la subtilité aurait pu du moins conduire à une certaine activité intellectuelle, si l’odieuse discorde ne s’était glissée dans cette société de parvenus, à coté des vices d’emprunt dont nous avons parlé. Entre les sept fils légitimes de Joseph et son dernier-né Hyrcan, fruit d’une passion coupable, naquirent des ferments de jalousie et de haine que le temps ne fit. qu’envenimer. Le plus jeune se distingua de bonne heure par une finesse, une présence d’esprit et un caractère astucieux qui en firent le favori de son père. Un fils venait de naître (vers 210) au roi libertin Philopator, — ce même fils qui fut plus tard le chétif roi Ptolémée V (Épiphane). A cette occasion, les représentants des villes de Cœlésyrie adressèrent à l’envi félicitations et présents au couple royal, comme témoignage de leur respectueuse affection. Joseph ne pouvait rester en arrière. N’étant pas, vu son âge avancé (?), en état de faire le voyage, il invita l’un de ses fils à le remplacer. mais aucun ne se sentait ni assez d’entregent ni assez de courage pour cette mission. aucun, si ce n’est Hyrcan, que ses frères mêmes s’accordèrent à indiquer comme le plus capable..., ce qui ne les empêcha pas de s’entendre sous main avec leurs amis d’ALexandrie pour se débarrasser de lui. Mais le jeune descendant de Tobie sut gagner rapidement les bonnes grâces de la cour. Par la somptuosité de ses présents, — cent beaux esclaves pour le roi et cent belles esclaves pour la reine, avec un talent que chacun d’eux était chargé d’offrir, — il éclipsa tous les autres hommages. Sa présence d’esprit et ses heureuses reparties en présence du roi et à sa table charmèrent Philopator, dont il devint le préféré. Fier de ses succès, Hyrcan retourna à Jérusalem. Ses frères, aux aguets sur la route avec leurs gens, l’attendaient pour l’assassiner ; mais il se mit en défense, ainsi que ses compagnons, et deux de ses frères furent tués. Son père l’accueillit froidement, à cause des prodigalités qu’il avait faites à la cour ; peut-être aussi voyait-il d’un œil jaloux qu’il eût, en si peu de temps, grandi dans la faveur du roi au point de l’effacer lui-même. Hyrcan ne put rester plus longtemps à Jérusalem, et, selon toute apparence, il reprit le chemin d’Alexandrie. Or la dissension ne sévissait alors que dans la maison du
fils de Tobie et n’avait pas encore atteint le peuple, ou, pour mieux dire,
les habitants de Jérusalem. On n’y soupçonnait pas encore les maux
incalculables que les divisions de cette famille et ses sympathies pour
l’hellénisme devaient un jour déchaîner sur le peuple. Le présent offrait
encore une apparence sereine. Avec la mort de Joseph (en 208), le désordre intérieur fit de
nouveaux progrès, augmentés encore par les événements politiques extérieurs.
Sa charge passa vraisemblablement à ses fils avec la haute situation qu’elle
comportait, et comme Hyrcan, le plus jeune, était seul connu de la cour de
Ptolémée et, sympathique au roi Philopator, ce fut lui sans doute qui eut la
préférence. La haine de ses frères s’en augmenta d’autant. Lorsque Hyrcan
vint à Jérusalem pour prendre possession de son emploi, ses frères se
déclarèrent ouvertement contre lui et cherchèrent à recruter des adhérents
pour le combattre à main armée et parvenir à l’expulser de la ville. Mais il
sut, lui aussi, se faire des partisans, et la discorde éclata dans Jérusalem
; discorde qui faillit dégénérer en guerre civile, qui peut-être même fit
déjà couler le sang. Le grand prêtre Siméon II, fils de cet Onias II
qui avait précédemment contribué au succès du fils de Tobie, fit pencher la
balance en prenant parti pour les frères aînés, qui virent, grâce à cet
appui, grossir le nombre de leurs adhérents au point qu’il ne fut plus
possible à Hyrcan de rester à Jérusalem. Il est à présumer qu’il n’eut rien
de plus pressé que de courir à Alexandrie et de porter plainte à la cour
contre ses frères. Mais ce fut peine inutile, car peu après (206) son protecteur
Philopator mourut et l’Égypte elle-même se trouva, par suite, en proie au
bouleversement et à l’anarchie. Deux rois ambitieux, Antiochus le Grand,
de Syrie, et Philippe, de Macédoine, profitèrent de la faiblesse de
cette dynastie et de ce gouvernement pour démembrer l’Égypte avec ses îles et
autres dépendances, et les incorporer à leurs propres royaumes. Les fils
aînés de Joseph ou, comme on les appelait, les enfants de Tobie, résolurent
aussitôt, en haine de leur frère Hyrcan et de la cour d’Égypte qui l’avait
favorisé, de se ranger au parti d’Antiochus et de se détacher de la
domination égyptienne. Ils formèrent un parti séleucidien. On les représente
comme des contempteurs et des dégénérés, et de fait ils se montrent jusqu’au
bout comme des hommes sans principes, sacrifiant le bien du pays à leur soif
de vengeance et à la satisfaction de leurs appétits. Ils ouvrirent au roi de
Syrie les portes de la ville et lui rendirent hommage. Leurs adversaires, les
partisans d’Hyrcan ou des Ptolémées, cédèrent à la force ou furent écrasés.
Un siècle après que la dynastie des Lagides avait pris possession de Du reste, Antiochus semble avoir eu fort à cœur de s’attacher les Judéens. Il donna ordre à son général de leur faire connaître ses dispositions favorables à leur égard. Il les aida à restaurer les ruines de Jérusalem. Il leur accorda un grand nombre de franchises et leur permit de se gouverner d’après leurs propres lois. De plus, il défendit à tout étranger, sous peine d’amende, de pénétrer dans l’enceinte du temple, d’élever dans Jérusalem des animaux immondes, d’y introduire des bêtes mortes ou autres causes de souillure. Antiochus resta tranquille possesseur de Par sa confiance exagérée dans ses propres forces, Antiochus porta un coup fatal au royaume des Séleucides. Les rois de Syrie, pour faire face à leurs frais de guerre, étaient réduits à piller les temples ; ces actes sacrilèges les rendirent odieux et soulevèrent contre eux les populations même les plus endurantes. Antiochus, si mal surnommé le Grand, paya de sa vie un attentât de ce genre (187). Son fils porta pareillement la main sur des sanctuaires, et n’obtint, pour tout résultat, que le relèvement et la glorification du peuple juif, en même temps que sa propre humiliation et la décadence croissante de son empire. La décomposition intérieure de l’État judaïque avait
commencé avec l’administration du receveur Joseph ; sous l’influence des
guerres entre les Séleucides et les Lagides, comme aussi des factions qui
divisèrent le peuple, elle s’étendit et fit de rapides progrès. Les meneurs
et leurs partisans, les Tobiades, n’étaient pas difficiles dans le choix des
moyens à employer pour faire triompher leur cause ou leur querelle et
anéantir leurs adversaires. Ils songèrent avant tout à se créer des points
d’appui en dehors de leur peuple, non seulement chez les puissants
d’Antioche, mais encore auprès des populations voisines. Or, une haine
commune animait, contre les Judéens, et les Grecs établis en maîtres dans les
villes de Iduméens et Philistins nourrissaient contre les Judaïtes la même haine qu’au temps passé, et ne manquaient aucune occasion de le leur faire sentir. Autant faisaient, au nord, les Samaritains. Des Judaïtes demeuraient également au delà du Jourdain, dans le Galaad et le Basan (Batanée). Partout, au delà comme en deçà, ils étaient détestés des peuplades païennes. Le seul moyen, pensaient-ils, de s’en faire de bons voisins était de se rapprocher d’eux par la langue, les mœurs et les habitudes, surtout de s’assimiler extérieurement aux Grecs. De la sorte, ils espéraient trouver chez les Gréco-Macédoniens, chefs supérieurs ou fonctionnaires subalternes, protection et bienveillance. A Jérusalem, ceux qui s’étaient déjà grécisés songèrent à les prendre pour modèles dans l’éducation de la jeunesse, qu’ils voulaient exercer par des joutes, courses et luttes dans des gymnases, afin de la préparer au métier des armes. Ces Hellénistes ou singes de la mode grecque formaient un parti considérable, qui se recrutait surtout parmi les riches et les notables ; ils comptaient même dans leurs rangs un fils de grand prêtre, Jésua (qui se faisait appeler Jason), et d’autres Aaronides. Les fils encore vivants du receveur Joseph et ses petits-fils, qu’on nommait les Tobiades (descendants de Tobie), tous gens sans principes, étaient à leur tête. Comme la loi et les mœurs judaïques s’opposaient aux innovations, particulièrement à l’usage indécent de se déshabiller pour les joutes, les Hellénistes maudissaient en secret la vieille loi de leurs pères, et n’avaient plus d’autre pensée que de la supprimer pour pouvoir gréciser à leur aise le peuple judéen. La fusion, une fusion absolue avec les Grecs idolâtres, était le plus cher de leurs vœux. A quoi bon ces haies élevées avec tant de sollicitude autour du judaïsme par Ezra, Néhémie et le grand Conseil ? Les Hellénistes les renversaient toutes ; ils auraient voulu abattre le tronc lui-même. Ainsi qu’il arrive souvent chez les peuples qui ont
conservé quelque ressort, cet excès provoqua un excès contraire. Ceux qui
assistaient avec douleur et colère aux tentatives des Hellénistes formèrent
une association, décidée à s’attacher de toutes ses forces à la loi et aux
mœurs antiques et à les défendre avec énergie. Ce fut Entre ces deux partis extrêmes, le gros de la nation, comme il arrive toujours en pareil cas, gardait le milieu et se tenait à égale distance de leurs exagérations. Certes, la vie élégante et agréable des Grecs ne lui déplaisait pas, elle se souciait peu de s’enfermer dans le rigorisme morose des Hassidéens ; mais elle n’approuvait pas davantage la licence des Hellénistes, elle ne voulait pas rompre avec le passé ni le sacrifier à des nouveautés subversives. Ces modérés cependant furent entraînés dans la lutte à outrance qui éclata entre Hellénistes et Hassidéens, et forcés de prendre parti. Les hommes pieux, les conservateurs de l’esprit national,
avaient encore la haute main dans la direction des affairés. A leur tête
était le grand prêtre Onias III, fils de Siméon II, qui était en même
temps le chef de l’État. On nous le dépeint comme un homme de grand mérite,
d’une nature douce, mais plein de zèle pour Quant à l’excédent disponible de ses trésors, il l’envoyait de temps à autre à Jérusalem pour qu’on le lui conservât dans le temple, asile sûr, lieu saint et inviolable pour les païens eux-mêmes. Hyrcan était allié au grand prêtre Onias III, et mettait sans crainte ses fonds sous la protection du sanctuaire confié à sa garde. Cette circonstance et la sévérité du pieux grand prêtre à l’endroit des mœurs grecques inspirèrent aux Tobiades et à Simon, chef du parti des Hellénistes, une haine violente pour Onias, haine qui fit naître des conflits et des luttes dans Jérusalem. Simon exerçait un emploi dans le temple, et il parait s’en être prévalu pour faire acte de résistance au grand prêtre. Celui-ci, pour enrayer les progrès de la discorde à Jérusalem, en bannit Simon et probablement aussi les Tobiades ; c’était jeter de l’huile sur le feu. Simon avait imaginé, seul ou de concert avec les autres Hellénistes,
un plan odieux de vengeance contre leurs ennemis communs. Il alla trouver le
commandant militaire de Mais Simon ne se tint pas pour battu, et il chercha à renverser ce grand prêtre, objet de son implacable haine. Il l’accusa de s’être opposé à ce qu’on mit la main sur le trésor du temple; il alla même, dit-on, jusqu’à soudoyer des assassins pour se débarrasser d’Onias. Celui-ci comprit qu’il n’y avait pas d’autre moyen de rendre la paix et la tranquillité à la capitale judaïque que de faire connaître au roi les partis qui la déchiraient, de lui dévoiler la perversité de ses ennemis personnels et d’obtenir contre eux son assistance. Il résolut donc de se rendre à Antioche, et délégua son frère Jésua, dit Jason, pour le remplacer comme grand prêtre. Les Hellénistes profitèrent de son absence pour intriguer plus que jamais contre lui, essayer de le précipiter du pouvoir et de s’emparer du pontificat. Un grand prêtre sorti de leurs rangs serait maître et des trésors du temple et de l’esprit du peuple ; il pourrait favoriser l’introduction des nouveautés qui leur étaient chères et leur donner l’appui de son autorité spirituelle. Les Hellénistes étaient dégénérés à ce point qu’il n’y avait plus rien de sacré pour eux. Cependant, quelque secrètes que fussent d’abord leurs menées contre Onias absent, ils ne purent les dissimuler jusqu’au bout, et ceux-là durent en être profondément ulcéré, qui voyaient, dans la destruction de l’ordre antique et dans le dédain des traditions, un crime impardonnable. Un poète gnomique, que cette situation contristait au plus
profond de son cœur, tenta d’arrêter ses concitoyens sur cette pente qui les
menait droit à l’abîme. C’était Jésua (Jésus) Sirach, fils d’Éléazar, de
Jérusalem (200-176).
Les aberrations qu’il voyait envahir de plus en plus sa ville natale le
remplissaient de douleur et lui inspirèrent la pensée de composer un livre de
sentences destiné à éclairer ses frères sur le danger de leurs tendances et à
les ramener dans la bonne voie de leurs pères. C’était un fruit tardif de la
littérature gnomologique. Sirach n’était point de ces sombres Hassidéens qui s’abstenaient même de jouissances légitimes et qui les condamnaient chez les autres. Loin de là, il approuvait fort les bons repas d’amis, égayés par le vin et la musique. Contre les trouble-fête qui glaçaient la joie des festins par des discours trop graves, il a des paroles d’une fine ironie : Sage
conseiller, débite tes savants discours, Tu
feras bien, mais il ne faut pas incommoder la musique. Où
le vin pétille, tes discours n’ont que faire, Et
il ne faut pas être sage hors de propos. La
chanson joyeuse accompagnant le bon vin, C’est
une bague d’émeraude enchâssée dans l’or. A l’encontre des exaltés qui conspuaient la médecine et la tenaient pour impie, soutenant que les maux du corps ne devaient être combattus que par la prière, Sirach préconise l’utilité des médecins et des médicaments, créés eux aussi, dit-il, pour le plus grand bien de l’homme. Mais sa colère n’en éclate pas moins vive au spectacle de l’abaissement moral et religieux de ses contemporains. Plus encore que l’oppression politique, la décadence des mœurs le préoccupe. Il flagelle d’un blâme acerbe l’arrogance, la perfidie et l’avidité des riches, la démence des Hellénistes, qui n’adorent que Mammon. Il stigmatise les relations impudiques des sexes, l’entretien des chanteuses et des danseuses, l’attrayant péché que les Judéens avaient appris à l’école des Grecs. Il esquisse quelque part un portrait des filles d’Israël, portrait exagéré peut-être, mais qui ne les montre pas sous un jour des plus flatteurs. A ses yeux, le vice capital, la cause première de cet abâtardissement des esprits, c’est le mépris de la doctrine religieuse du judaïsme, et c’est pour remédier â ce mal qu’il a composé son livre. — Sirach y touche encore un autre point, une question irritante et qui préoccupait les esprits dans la haute société de Jérusalem : les audacieuses manœuvres des Hellénistes pour déposséder le grand prêtre de sa dignité et l’attribuer à un des leurs, bien qu’étranger à la descendance d’Aaron. Le pontificat devait-il rester le privilège héréditaire d’une seule famille ? Telle était la question soulevée par les ambitieux. A ces propos téméraires, à ces attaques dirigées contre les institutions les plus saintes, Sirach opposa aussi sa remontrance sentencieuse. Il l’indique par des allusions discrètes, n’osant appeler la chose de son vrai nom : Pourquoi
un jour surpasse-t-il un autre jour, Alors
que tous doivent leur lumière au soleil ? C’est
la sagesse du Seigneur qui les distingua En
déterminant des époques et des solennités. Il a
privilégié et sanctifié certains jours, Il
en a destiné d’autres au travail. Ainsi
tous les hommes sont fils de la poussière, C’est
d’un peu de terre qu’Adam fut façonné, Et
cependant Dieu Ies a différenciés dans sa sagesse : ...
Tels d’entre eux, il les a élevés et bénis, Il
les a sanctifiés et rapprochés de lui-même... Le choix d’une famille spéciale pour le service du temple,
— veut dire le poète, — est d’institution divine, tout comme le choix
incontesté de certains jours pour la célébration des fêtes. Nul ne peut, sans
témérité, porter atteinte à cette économie divine. Sirach montre à ses
contemporains, par des exemples tirés de l’histoire du peuple israélite, combien
le respect de Et
maintenant, louez tous l’Auteur de ces merveilles, ………………………………………………………………… Qui
nous a traités selon sa miséricorde. Puisse-t-il
nous accorder la joie du cœur, Faire
régner la paix au milieu de nous Et
rester avec Siméon le Juste et ses descendants, Comme
aux jours d’autrefois ! Mais la discorde ne fit qu’augmenter ses ravages, au lieu de cette concorde qu’implorait le poète ; et les affolés de l’hellénisme, par leurs intrigues et leurs bassesses, finirent par mettre l’État judaïque à deux doigts de sa perte. |
[1] Dans Josèphe (Antiquités, XII, 2, 5 ; 4, 1) le premier Oniade de ce nom de Siméon est dit le Juste. Pareillement, le Siméon cité avec éloge par Sirach à la fin de son livre est qualifié le Pieux dans sa version syriaque. Les sources talmudiques donnent le même nom de Siméon le Juste au grand prêtre qui aurait eu une entrevue avec Alexandre. Il est donc indubitable que ce qui est dit de ce Siméon se rapporte à Siméon Ier. C'est pure fantaisie de le rapporter à Siméon II (vers 200), et pur entêtement de le soutenir. Un détail qui milite pour Siméon Ier, c'est-à-dire pour les premiers temps de l'empire macédonien, c'est le nom d'Antigone donné à un de ses disciples, évidemment en l'honneur du capitaine d'Alexandre, du général victorieux qui portait ce nom. Il y eut, du reste, sous Agrippa Ier un autre grand prêtre appelé Siméon le Juste et surnommé Kantherus.