Première époque — La restauration
Rarement les évolutions historiques s’accomplissent d’une manière assez brusque, assez tranchée, pour que les contemporains eux-mêmes en soient frappés, et pour que, à chaque phase, à chaque manifestation de la vie, ils s’aperçoivent que l’ancien régime n’est plus et a fait place à un nouvel ordre de choses. D’ordinaire, la génération témoin d’une de ces crises n’a pas conscience du changement qui s’accomplit en elle-même, dans ses idées, dans ses mœurs et jusque dans sa langue. C’est une transformation de ce genre, insensible d’abord, plus tard radicale et complète, qui s’était opérée au sein du judaïsme dans la première moitié du V° siècle. Tout en croyant continuer purement et simplement l’œuvre de leurs devanciers, de la même façon et par les mêmes moyens, les Judaïtes s’étaient transformés et ils collaboraient, sans le savoir, à une situation nouvelle. Ce ne fut point Juda et Jérusalem, ce fut la région de l’exil qui servit de point de départ à cette transformation ; mais elle les engloba bientôt, eux aussi, et les marqua de son empreinte. Un grand nombre de descendants des premiers exilés, mus
par des raisons d’intérêt, de convenance personnelle ou d’autres causes,
étaient restés en Babylonie. Eux aussi, cependant, avaient salué avec
enthousiasme le retour à Jérusalem et la restauration de l’État
judaïque ; ils s’y étaient associés par leurs vœux et par leurs riches
offrandes. Un lien étroit, d’ailleurs, les rattachait aux rapatriés,
puisqu’ils comptaient parmi eux des membres de leurs propres familles. Aussi
des relations actives s’établirent-elles entre la mère patrie et ce qu’on
pourrait appeler la colonie judaïte des bords de l’Euphrate. Des
Jérusalémites se rendaient parfois chez leurs frères de Or, les Judaïtes vivant à l’étranger, jaloux de conserver
leur individualité et leur caractère national, se tenaient isolés de la
société ambiante, ne se mariaient qu’entre eux et faisaient de la doctrine
traditionnelle la règle exclusive de leur conduite. Premièrement parce qu’ils
vivaient dans un milieu étranger, loin de la mère patrie, ils se faisaient
une loi d’être et de rester Judaïtes, scrupuleux observateurs de leur
doctrine, lien puissant qui maintenait l’unité nationale. S’il ne leur était
pas possible d’offrir des sacrifices ni de pratiquer, en général, les
préceptes relatifs au temple, ils n’en pratiquaient qu’avec plus de zèle ceux
qui ne dépendent pas de la présence du sanctuaire, le sabbat, les fêtes, la
circoncision et les lois alimentaires. Sans aucun doute, ils avaient aussi
des maisons de prières, où ils s’assemblaient à des époques déterminées. Ils
cultivèrent même la langue hébraïque assez bien pour pouvoir s’en servir dans
leurs relations mutuelles. Où puisèrent-ils la connaissance de cette
langue ? Dans les monuments écrits qu’ils en avaient entre les mains, et
qu’ils lisaient avec d’autant plus d’ardeur, que là seulement ils trouvaient
la base et la règle de leur conduite religieuse. De là, la valeur
particulière accordée à un livre peu lu jusqu’alors, je veux dire le
Pentateuque, le code des lois et des devoirs. Précédemment, pendant l’exil,
c’est aux écrits des prophètes qu’on s’attachait de préférence, parce qu’on y
puisait la consolation. Maintenant qu’il s’agissait de traduire en acte le
sentiment religieux, de donner leur vrai caractère aux manifestations de la
vie, c’est au livre de Cet homme, créateur du nouveau mouvement religieux, était
comme prédestiné, par son origine même, à enflammer les cœurs pour Ezra avait-il connaissance de la tiédeur religieuse des
Palestiniens, et son voyage avait-il pour but d’assurer à L’arrivée d’Ezra et de sa nombreuse suite à Jérusalem dut
y produire une grande sensation. Ils venaient les mains pleines, animés d’un
vif enthousiasme et munis de la recommandation royale. La renommée qu’Ezra
s’était acquise, comme savant versé dans les Écritures et habile interprète
de Cette pathétique oraison, entrecoupée de sanglots et de
larmes, fit une profonde impression sur les assistants, hommes, femmes,
enfants, qui s’étaient successivement amassés autour de ce docteur de Ceux qui, dans la surprise de la première heure, avaient
prononcé ce serment, durent respecter leur parole et, la mort dans l’âme, se
séparer de leurs femmes étrangères et de leurs propres enfants. Les fils et
les parents du grand prêtre furent tenus de donner l’exemple. Une sorte de
sénat, composé des Anciens les plus zélés pour l’exécution de Cette impitoyable exclusion des peuples voisins, Samaritains, Ammonites et autres, produisit, comme on pouvait s’y attendre, de tristes conséquences. Cette inflexible barrière, Ezra et le parti puritain prétendaient élever, même contre ceux qu’animaient une sincère piété et le désir d’une fraternelle union, exaspéra ces derniers au plus haut point. Quoi ! plus de part pour eux, désormais, à ce Dieu qu’ils avaient choisi, à ce sanctuaire de Jérusalem qui était devenu le leur ? Ce divorce brutal qui leur était signifié changea brusquement en hostilité leurs dispositions amicales : la pire haine est celle qui naît d’un amour dédaigné. Le deuil des filles ou des sœurs, répudiées par leurs maris Judaïtes, la vue des enfants reniés par leurs pères, ne pouvaient que froisser douloureusement leurs familles. Par malheur pour les Judaïtes, au premier rang de ceux qu’ils avaient ainsi repoussés de leur communion, se trouvaient deux hommes résolus et d’esprit inventif Sanballat et Tobie. Ils étaient attachés à la doctrine juive, et on les repoussait. Sur-le-champ ils prirent une attitude hostile contre Juda, décidés à maintenir, par force ou par ruse, leur participation au temple de Jérusalem et au Dieu qu’on y adorait. Il est à croire que des démarches furent tentées d’abord pour rétablir la concorde et la vie commune, pour faire révoquer le décret d’exclusion. II y avait sans doute, à Jérusalem et dans la province, un parti modéré, qui jugeait avec plus d’indulgence la question des mariages mixtes et n’approuvait pas les procédés d’Ezra. Les plus instruits, d’ailleurs, étaient d’un autre avis que lui sur ces mariages avec des femmes qui, au moins extérieurement, professaient la doctrine nationale. Une telle sévérité était-elle donc justifiée ? Ne trouvait-on pas, dans les souvenirs du passé, nombre d’exemples d’Israélites ayant épousé des femmes étrangères ? Ces questions et d’autres semblables furent probablement agitées. Nous trouvons comme un écho de ces sentiments modérés dans un gracieux écrit appartenant, selon toute probabilité, à cette même époque, je veux dire dans le livre de Ruth. L’auteur de cette poétique idylle nous raconte, fort tranquillement en apparence, l’histoire d’une bonne famille judaïte de Bethléem, émigrée au pays de Moab, et dont deux membres épousent des femmes moabites : c’était toucher la brillante question du jour. Ruth, une de ces femmes, dit à Noémi, sa belle-mère : N’insiste pas, de grâce, pour que je te quitte ! Où
que tu ailles, j’irai ; où sera ta demeure sera aussi la mienne ;
ton peuple est le mien, ton Dieu est mon Dieu ; où tu mourras, je veux
mourir, et la mort seule nous séparera ! Et Ruth, Mais non, rien n’y fit : Ezra et le sénat de Jérusalem persistèrent, avec une inflexible rigueur, à exclure de la communauté tous les éléments qui n’étaient pas d’origine judaïque, de la semence sainte. Les essais de conciliation ayant échoué, les luttes hostiles devinrent inévitables. Les ennemis, exaspérés, entreprirent des attaques contre Jérusalem. Sanballat et ses compagnons étaient à la tête d’une légion guerrière, et les maîtres de Jérusalem entendaient peu, sans doute, le métier des armes. Les Samaritains firent des brèches aux murailles de la ville, mirent le feu à leurs portes de bois et détruisirent nombre de maisons, pour la seconde fois, Jérusalem eut l’aspect d’un monceau de ruines[3]. Toutefois, ils épargnèrent le temple : pour eux aussi le temple était chose sainte. Il n’en fut pas moins livré à un triste abandon. La plupart des habitants de Jérusalem, privés de la protection de leurs remparts, s’éloignèrent et allèrent s’établir où ils purent. Les Aaronides et les Lévites, qui ne touchaient plus leurs redevances et leurs dîmes rurales, abandonnèrent le temple pour chercher ailleurs des moyens d’existence. Ce fut une triste période pour la république juive, réorganisée à peine depuis un siècle. Beaucoup de familles notables se raccommodèrent avec leurs voisins, reprirent les femmes qu’elles avaient répudiées ou contractèrent de nouveau de semblables unions. Pour garantir la stabilité de ces alliances, on se lia vraisemblablement par des serments mutuels. Pour le moment, l’œuvre d’Ezra semblait avortée et l’existence même de l’État compromise. Que manquait-il encore pour sa totale dissolution ? Cependant le zèle qu’avait su enflammer Ezra était trop
profond pour céder ainsi à des contretemps. En voyant la ruine et la
désolation de Jérusalem, quelques Israélites, douloureusement émus de ces
événements, se rendirent en toute hâte en Perse pour y chercher assistance.
Ils comptaient particulièrement sur Néhémie, l’échanson du roi
Artaxerxés, et dont le parent, Hanani, avait vu de ses yeux tout ce
qui s’était passé. Ils s’adressèrent donc à lui et lui firent une peinture
épouvantable de la situation des Judéens dans leur pays et du délabrement de
la ville sainte. Néhémie frémit d’horreur en apprenant ces détails. Zélateur
ardent de Habile comme il était, Néhémie attendit une occasion
propice pour solliciter la permission d’Artaxerxés. Cependant la tristesse
qui le rongeait avait fait disparaître peu à peu sa bonne mine et la sérénité
de son front. Un jour qu’il servait à boire au roi et à la reine, Artaxerxés
fut frappé de l’altération de ses traits et lui en demanda la cause.
Profitant aussitôt de cette disposition favorable : Puis-je avoir joyeuse mine, répondit-il, quand la ville où sont les tombeaux de mes pères est
désolée, quand ses portes sont consumées par le feu ? En même
temps, il exprima le vœu de s’y rendre et de porter remède à sa malheureuse
situation. Le roi, plein de bienveillance, lui accorda tout ce qu’il désirait,
lui permit d’entreprendre le voyage, de relever les murs, de rétablir l’ordre
dans les affaires de l’État. Il lui remit des lettres enjoignant aux
fonctionnaires royaux de n’apporter aucun empêchement à son voyage et de lui
fournir du bois de construction. Il lui donna même une escorte de soldats à
pied et à cheval, et l’institua gouverneur (péhha) de Néhémie quitta donc la résidence de Suse avec un nombreuse suite de parents et de serviteurs, et protégé par une escorte militaire. En traversant l’ancien territoire des dix tribus, il remit au gouverneur ses lettres de recommandation. Sanballat et Tobie connurent ainsi le but de son voyage et pressentirent une lutte prochaine. C’était pour eux une déception peu agréable, d’apprendre qu’un Judaïte, favori d’Artaxerxés, était institué gouverneur de la province et, selon toute prévision, allait prendre en main la cause de ses frères persécutés. Arrivé à Jérusalem, Néhémie resta invisible pendant trois jours. Il voulait d’abord faire connaissance avec le théâtre de son activité et avec le monde à qui il aurait affaire. En attendant, il organisa une sorte de cour au petit pied : car il avait une fortune de prince et dépensait à l’avenant. Du reste, il dissimula le but de son arrivée, au point de ne pas même s’en ouvrir aux principaux Judaïtes, à qui il se fiait peu. Une nuit, il sortit à cheval, seul, pour se rendre compte de l’étendue des désastres et aviser au meilleur moyen de les réparer. Ensuite à convoqua les chefs de famille, même ceux qui habitaient la province, et leur déclara, à leur grande surprise, qu’il avait reçu plein pouvoir du roi Artaxerxés, non seulement de restaurer les murs, mais encore d’administrer tout le pays, et qu’il était résolu de mettre fin à la honte et à la misère de l’État judaïque. Il trouva tous ces hommes prêts à le soutenir, à lui prêter même un concours actif. Ceux-là mêmes qui étaient alliés à des familles étrangères, qui vivaient dans les meilleurs termes avec elles, applaudirent à ses desseins. Mais la tâche que s’était imposée Néhémie était des plus difficiles. Il s’agissait de restaurer une société complètement désorganisée, dont les membres, dominés par la crainte, la faiblesse, l’intérêt ou des considérations de diverses natures, n’étaient pas assez fermes pour braver les dangers. Son premier souci était de fortifier Jérusalem, condition sans laquelle toute entreprise et toute amélioration se trouveraient à la merci d’un coup de main. Néhémie dirigea lui-même les opérations, et les facilita par la division du travail. Chaque famille patricienne fut chargée de réparer une portion de la muraille, de mettre en place et d’assujettir une des portes de la ville. Toutefois, ce travail de réfection ne marcha pas sans
encombre. Les demi prosélytes qu’on avait éconduits, Sanballat et Tobie en
tête, ces hommes à qui Néhémie, dès le début, avait dit nettement : Vous n’aurez point de part, point de droit, point de
souvenir dans Jérusalem, déployèrent autant d’ardeur à entraver
son œuvre que lui à l’accomplir. Ils procédèrent d’abord par la ruse,
cherchèrent à rendre suspects les desseins de Néhémie, l’accusèrent de
vouloir secouer l’autorité de Cependant Sanballat et ses compagnons, renonçant à
empêcher les travaux par un coup de main, eurent recours à l’intrigue. Ils
firent courir le bruit que Néhémie avait l’intention, une fois Jérusalem bien
fortifiée, de se faire proclamer roi par les Judaïtes et de se déclarer
indépendant de Il eut du reste, à l’intérieur, des luttes non moins
pénibles à soutenir. Plusieurs des familles notables jouaient un rôle
équivoque, pactisant en secret avec les ennemis et leur rapportant chacune de
ses paroles. En outre, elles molestaient les pauvres de la façon la plus
odieuse. Si un malheureux avait emprunté de l’argent pour acquitter l’impôt
royal, ou du blé pour sa subsistance dans les mauvais jours, et avait donné
en gage son champ, sa vigne on son olivier, sa maison ou même ses enfants, le
créancier impitoyable, en cas de non-payement, retenait les biens en toute
propriété, traitait les fils et les filles en esclaves. Ému des plaintes toujours
croissantes des victimes de ces exactions, Néhémie résolut de prendre à
partie ces riches sans entrailles. Il les convoqua à une grande assemblée et
se prononça hautement contre cette conduite barbare et flétrie par C’est grâce à cette conduite que Néhémie put triompher de tous les obstacles qui rendaient si difficile le rétablissement de l’ordre public. Pour les grands comme pour le peuple, sa parole faisait loi. Assez de difficultés, cependant, restaient encore à vaincre. Les murs terminés, les portes mises en place, on s’aperçut que les Lévites, gardiens de ces portes, et même les Lévites des trois classes en général, manquaient. Privés de leurs dîmes pendant toute la période de ruine, ils s’étaient éparpillés dans le pays. La population de la ville était d’ailleurs clairsemée, nombre de maisons étaient détruites ou désertes. Il importait de repeupler Jérusalem[4] et de pourvoir le temple de desservants. A tous ceux qui avaient abandonné Jérusalem pour cause d’insécurité ou qui, dès le principe, s’étaient domiciliés dans les villes de province, Néhémie adressa probablement un appel pour les inviter à se fixer dans la capitale. Beaucoup des principales familles s’y offrirent spontanément. Mais le nombre de ces volontaires ne suffisant pas à peupler raisonnablement Jérusalem, il fut décidé que le dixième de la population provinciale, désigné par la voie du sort, serait tenu d’y transférer sa demeure. Cependant Néhémie n’estimait pas que chacun fut digne de devenir membre de la sainte cité. Il n’admettait pas surtout que ceux-là en fissent partie, qui étaient nés de mariages mixtes. Il se fit donc remettre la liste des familles revenues de Babylone et examina la filiation de chacune d’elles. Cet examen fut des plus sévères. Trois familles, six cent quarante-deux personnes, qui ne pouvaient pas établir la pureté absolue de leur descendance, furent écartées ; et trois lignées d’Aaronides, qui ne pouvaient produire leurs tables généalogiques, furent déclarées, par Néhémie, déchues du sacerdoce jusqu’à nouvel ordre. Néhémie avait donc fortifié Jérusalem, avait pris des
mesures pour la repeupler, avait rendu à la communauté un centre et, pour
ainsi dire, un corps solide et résistant. Dans ce corps, il restait à
insuffler l’âme, — Le peuple s’éprit d’un tel amour pour cette Thora,
jusqu’alors peu ou point respectée, qu’il ne se lassait point d’en entendre
parler. Le lendemain de ce jour, les chefs de famille, — eux dont les pères
avaient si longtemps et si opiniâtrement résisté à la parole des prophètes, —
allèrent trouver Ezra pour l’inviter à continuer la lecture et à enseigner au
peuple ce qu’il avait de plus pressant à faire pour obéir aux prescriptions
de Ezra et Néhémie songèrent à profiter de ces saintes
dispositions pour engager ceux qui étaient encore eu état de mariage mixte à
renoncer volontairement. A cet effet, on institua un jeûne public, fixé au 24
tischri (octobre).
Tous vinrent à l’assemblée, vêtus de deuil et couverts de cendres. On lut
d’abord et on commenta la section du livre divin qui interdit d’épouser des
Ammonites et des Moabites ; puis les Lévites récitèrent la confession des
péchés au nom du peuple. Alors, sans désemparer, ceux qui avaient des femmes
d’origine étrangère se séparèrent d’elles, et tous renoncèrent formellement à
s’allier avec les Samaritains et autres étrangers. Sans perdre de temps,
Néhémie fit si bien, avec le concours d’Ezra, que l’assemblée s’engagea, par
un pacte solennel, à observer La teneur de ces engagements fut consignée sur un rouleau,
souscrite et scellée par les chefs de famille de toutes classes. En tête des
signatures était celle de Néhémie, sous laquelle quatre-vingt-trois ou
quatre-vingt-cinq hommes notables apposèrent la leur. D’après une tradition,
l’acte fut authentiqué par la signature de cent vingt représentants du peuple[5], corps imposant
qui fut appelé Ce que Néhémie sut accomplir en si peu de temps est prodigieux. Non seulement il avait reconstitué l’État livré au désarroi, lui avait assuré la stabilité en, fortifiant sa capitale, l’avait mis à l’abri des coups de main et des invasions, mais il avait aussi réconcilié le peuple avec son antique doctrine. Néhémie attachait du prix aux grandes assemblées
populaires, à cause de l’impression qu’elles exercent sur les esprits. Aussi
fit-il une seconde fois convoquer le peuple, pour procéder à la dédicace des
murs restaurés par ses soins. Là encore, comme précédemment à la lecture de Pour donner une assiette durable à ce grand corps, qu’il avait si heureusement ressuscité, Néhémie songea à établir des fonctionnaires capables et dignes de confiance. C’est lui, parait-il, qui divisa le pays en petits cantons (pélekh), à chacun desquels il préposa un chef chargé de l’administrer et d’y maintenir l’ordre. Néhémie fit aussi construire, au nord du temple, une très forte citadelle, qui devait, en cas de besoin, protéger le sanctuaire ; cette citadelle reçut le nom de Birah (Baris). Il en donna le commandement à un homme fidèle et pieux, Hanania. A Ezra, le savant le scribe, son auxiliaire dans l’œuvre de la restauration, il confia la surveillance du temple. Ce qui le préoccupait avant tout, c’était d’assurer la marche régulière du culte. Pour que les sacrifices ne fussent plus interrompus, il était essentiel que la subsistance des Aaronides et des Lévites fût garantie. Sans doute, les possesseurs de terres s’étaient solennellement engagés à fournir aux uns leur redevance et aux autres leur dîme ; mais cela ne suffisait pas à Néhémie, il fallait veiller à l’exécution régulière de l’engagement. A l’époque de la moisson, les Lévites devaient parcourir les campagnes, recueillir la dîme et l’apporter à Jérusalem. Pour que la distribution de cette dîme — dont les Aaronides, à leur tour, prélevaient le dixième — se fit équitablement et sans léser personne, Néhémie aménagea de grandes salles où grains et fruits étaient emmagasinés, et où se faisait la distribution, surveillée par des employés spéciaux. De même que Néhémie s’était occupé de repeupler Jérusalem, il s’occupa aussi des logements qui devaient abriter sa population. Pour ceux qui n’avaient pas le moyen de se bâtir des maisons, à en fit bâtir à ses frais, comme d’ailleurs, en général, il mettait sa fortune au service de tous les besoins. Il avait ainsi créé, en quelque sorte, un nouvel État, qui
devait vivre désormais d’après les principes de Mais quoi ! toute oeuvre humaine est sujette aux
vicissitudes. Sitôt que Néhémie ne fut plus là, il s’établit une réaction, et
ce fut, selon toute apparence, le grand prêtre Éliasib qui en fut
l’instigateur. En effet, Néhémie, en le dépossédant de son autorité sur le
sanctuaire et sur le peuple, l’avait relégué dans l’ombre et blessé dans sa
dignité. Son premier, acte fut de se rapprocher des Samaritains, au mépris du
décret de Une perturbation profonde naquit de cette situation, où, par un brusque revirement, l’on permettait aujourd’hui ce qu’on avait si sévèrement, défendu hier. La masse du peuple était outrée contre le grand prêtre et ses partisans, et leur témoignait ouvertement son mépris. Les possesseurs de terres ne voulurent plus acquitter la dîme ni des redevances sacerdotales. Les innocents pâtirent de cette privation infligée aux indignes : les Lévites se virent frustrés de leur part, et, pour ne pas mourir de faim, durent quitter une seconde fois temple et capitale. On cessa également de contribuer aux besoins du culte, et les prêtres chargés du soin des sacrifices, ne voulant pas laisser l’autel vide, y présentaient des bêtes malades, infirmes ou mal conformées. Révoltés de cette conduite, beaucoup se désintéressèrent et du temple et de la chose publique et ne s’occupèrent plus que de leurs intérêts privés, souvent au mépris de la justice et des engagements contractés devant Dieu. En les voyant parfois réussir dans leurs entreprises, plus d’un honnête homme, aux prises avec les difficultés de la vie, sentait faiblir sa foi et chancelier sa conscience : Servir Dieu, disait-on, est chose inutile ; que gagnons-nous à suivre ses lois, à cheminer tristement dans la crainte de l’Éternel ? Ah ! nous envions le bonheur des impies ! Plus fâcheuses encore étaient les dissensions que ce changement produisit dans l’État judaïque et jusque dans le sein des familles. Où est le droit ? où est la justice ? Le père et le fils n’étaient pas d’accord sur ce point : l’un opinait dans le sens de la rigueur, l’autre dans celui de l’indulgence ; de là des froissements et des haines. Il fallait couper court à cette lamentable situation. Quelques hommes d’une piété ardente, restés fermes dans leurs convictions, se réunirent pour concerter un plan de conduite. Tous leurs vœux, toutes leurs espérances se tournaient vers Néhémie, fixé de nouveau à la cour d’Artaxerxés. S’il pouvait se décider à revenir à Jérusalem, il saurait d’un seul coup mettre un terme à cet intolérable désordre, rétablir dans Jérusalem la concorde, l’amour du pays et la prospérité. Un homme de ce groupe, plus vivement ému de la situation et indigné surtout des pratiques du parti sacerdotal, cet homme, poussé par l’inspiration prophétique, s’avança résolument pour gourmander les méchants et consoler les bons : c’était Malachie (Maleakhi). Dernier des prophètes, il a dignement clos la série de ces hommes de Dieu qui, durant quatre siècles, se relayèrent l’un l’autre sans relâche. Aux affligés et aux désespérés, Malachie annonce l’arrivée prochaine d’un maître[7], précurseur de l’alliance tant désirée, et qui ferait luire sur Israël des jours meilleurs. Qui soutiendra l’épreuve de son avènement ? qui restera debout lorsqu’il apparaîtra ! Car il sera comme le feu des affineurs et comme la potasse des foulons. Il s’installera pour affiner et pour épurer, il purifiera surtout les fils de Lévi comme on purifie l’or et l’argent, et alors ils seront dignes de présenter l’offrande. - S’adressant au peuple entier, le prophète l’exhorte à ne pas imiter ces quelques pervers qui retiennent la dîme, mais à l’apporter comme autrefois dans la salle de dépôt. — Puis, portant ses regards, vers le lointain avenir, comme faisaient les anciens prophètes, Malachie prédit qu’un jour viendra, un grand et redoutable jour, où la différence du juste au méchant éclatera à tous les yeux. Avant la venue de ce jour suprême, Dieu enverra le prophète Élie, qui réconciliera les pères avec les enfants. Comme règle de leur vie, le dernier des prophètes signale à ses auditeurs la doctrine de Moïse, les lois et les statuts édictés sur l’Horeb... C’est ainsi que le prophétisme fit ses adieux au peuple
israélite. Grâce à la sollicitude d’Ezra, qui avait rendu Néhémie, à la cour de Perse, eut-il connaissance des vœux qui le rappelaient à Jérusalem ? Savait-il que Malachie comptait sur sa présence pour réparer le désordre de la situation ? Il reparut inopinément dans les murs de la capitale juive. Il avait demandé au roi une nouvelle permission de visiter sa patrie religieuse (entre 430 et 424). Après son arrivée, il ne tarda pas à agir effectivement comme le feu des affineurs et comme la potasse des foulons. Il purgea la communauté de ses éléments impurs. Son premier soin fut d’expulser Tobie l’Ammonite de l’appartement que lui avait offert son parent spirituel Éliasib, et de déposséder ce dernier de ses fonctions. Puis il manda les chefs du peuple et leur reprocha amèrement d’avoir provoqué la désertion des Lévites par leur incurie à l’égard de la dîme. Son appel suffit pour engager les possesseurs de terres à réparer leur négligence, et les Lévites à rentrer dans Jérusalem pour le service du temple. Il confia à quatre amis consciencieux la surveillance du dépôt des dîmes et le soin de les distribuer équitablement. Il parait aussi avoir rendu au culte sa dignité et en avoir écarté les serviteurs peu scrupuleux. Une grosse besogne qu’entreprit encore Néhémie, ce fut d’obtenir la dissolution des mariages mixtes qui avaient reparu de plus belle. Ici, il se trouva en collision avec la famille pontificale. Manassé, un fils ou un parent du grand prêtre Joïada, refusa de se séparer de sa femme Nikaso, fille du Samaritain Sanballat : Néhémie eut le courage de le bannir du pays, et d’autres Aaronides ou Judaïtes, qui ne voulaient pas se soumettre aux prescriptions de Néhémie, subirent le même sort. Après avoir ainsi rétabli l’ordre et le respect de La sanctification du sabbat, jusqu’alors négligé ou
mollement observé, fut également obtenue par sa persévérance. Le travail, en
ce saint jour, était défendu par Ce rigoureux empire de |
[1] Voir Malachie, I, 11 et 14.
[2] On admet aujourd'hui que le livre de Ruth a été écrit pour protester contre l'exclusion des prosélytes.
[3] Ce triste état de Jérusalem est décrit dans le premier chapitre de Néhémie. Il ne peut être imputé qu'aux menées des Samaritains.
[4] Le fait du repeuplement de Jérusalem résulte de Néhémie, XI et de I Chroniques IX, sqq.
[5] Les personnages
énumérés Néhémie, X, ne sont autres,
suivant une tradition (Midrasch Ruth, ch. III), que des membres de
[6] Le fait raconté dans Néhémie, XIII, 88 : que Néhémie bannit de Jérusalem un descendant du grand prêtre Joïada, pour avoir épousé une fille de Sanballat, est complété par Josèphe (Antiquités, XI, 7, 2 ; 8, 2), qui nous apprend que ce prêtre s'appelait Manassé, et la femme qu'il épousa, Nikaso. — Ce Manassé fut le premier prêtre des Samaritains.
[7] L'annonce de l'arrivée d'un maître sévère (Malachie, III) ne peut viser que Néhémie.