Troisième époque — La marche en arrière
Fut-ce hasard ou volonté réfléchie ? Les Judéens exilés à Babylone se virent traiter avec une grande aménité. Le hasard, au surplus, existe-t-il dans l’histoire des peuples et dans l’enchaînement des faits ? Peut-on sérieusement prétendre que les rapports et les situations des hommes eussent pris une autre forme, si telle ou telle circonstance eût, par cas fortuit, tourné différemment ? Quoi qu’il en soit, la clémence de Nabuchodonosor fut un événement de haute importance pour la suite de l’histoire de Juda. C’est à elle principalement que cette poignée de bannis, épave de tout un peuple, dut sa conservation et son entretien. Nabuchodonosor ne ressemblait point à ces conquérants sauvages qui ne se plaisent qu’à détruire et, ne cherchent qu’à satisfaire leurs instincts de cruauté ; il avait tout autant à cœur de bâtir et de créer que de faire des conquêtes, et voulait que l’empire qu’il avait fondé fût populeux et prospère. Il agrandit Babylone, et, pour qu’elle surpassât Ninive détruite, y éleva, sur la rive orientale de l’Euphrate, un nouveau quartier, qu’il peupla de tribus et de nations prisonnières. Nombre de captifs judéens reçurent ainsi des habitations dans sa capitale, et ceux qui, s’étaient volontairement ralliés à lui furent sans doute l’objet d’égards particuliers. La bonté de Nabuchodonosor alla jusqu’à permettre à des familles, à des populations entières de demeurer ensemble, avec leurs gens et leurs esclaves, et de conserver ainsi leurs rapports antérieurs. Ces bannis vécurent en hommes libres, leurs droits et leurs habitudes domestiques restèrent intacts. Les familles immigrées de Jérusalem, princes de la race royale, descendants de Joab ou maison de Pachat-Moab, et d’autres encore, formèrent des agglomérations spéciales et purent même se gouverner selon leurs traditions respectives. Il n’y eut pas jusqu’aux anciens esclaves du temple (Nethinim) et de l’État qui avaient suivi leurs maîtres dans l’exil, qui n’eussent leurs groupes distincts où ils vivaient entre eux. Les exilés reçurent très probablement des terres en compensation de celles que leur avait fait perdre leur émigration ; ils les cultivèrent eux-mêmes ou bien les firent cultiver par leurs gens. Ils possédaient des esclaves, des chevaux, des mulets, des chameaux et des ânes, et, à part l’obéissance qu’ils devaient au roi, n’étaient guère assujettis qu’à une contribution foncière, peut-être aussi à un impôt personnel. Selon toute apparence, ils entretinrent les uns avec les autres des relations d’autant plus étroites que, comme tous les bannis, ils ne renonçaient pas à l’espoir de quelque événement heureux qui les ramènerait dans leur patrie. Une autre circonstance qui les servit, ce fut que l’idiome dominant en Chaldée était l’araméen, langue jumelle de l’hébreu, qu’ils eurent bientôt apprise et qui leur permit d’entrer en commerce avec la population indigène. Leur condition devint encore plus favorable à la mort de Nabuchodonosor (561). Le fils de ce monarque, Évil-Mérodach, différait absolument de son pire, dont il n’avait ni le courage militaire ni le génie politique. Il semble que, parmi les jeunes gens employés à sa cour, il y en eut aussi de judéens, principalement de la race de David, et qui remplirent l’office d’eunuques. Que de fois n’a-t-on pas vu ces gardiens du harem, serviteurs des caprices de leurs tyrans, s’élever du rang d’esclaves à la situation de maîtres de leurs maîtres ! Évil-Mérodach parait avoir été sous l’influence d’un de ces favoris, qui le disposa sans doute en faveur du roi Jéchonias, toujours emprisonné. En effet, dès la première année de son règne, on lui vit témoigner à ce prince une bienveillance singulière : il le délivra d’une captivité qui durait depuis trente-sept ans, se montra plein d’affabilité à son égard, et, non content de lui donner des vêtements royaux, l’admit à sa table et pourvut largement à tous ses besoins. Les jours où le roi de Babylone tenait cour avec un redoublement de faste et réunissait autour de lui les grands du royaume, il faisait dresser pour Jéchonias un trône plus élevé que ceux des autres rois vaincus auxquels il voulait du bien : l’univers entier devait apprendre par là qu’il entendait accorder à l’ex-roi de Juda le privilège d’honneurs particuliers. Quelques rayons de cette grâce descendirent sur les proches parents de Jéchonias : ceux d’entre eux que leur attitude avait fait retenir en prison sous le règne de Nabuchodonosor obtinrent leur liberté sous celui de son successeur. Qui sait si Évil-Mérodach n’eût pas consenti, finalement, à renvoyer les exilés dans leur patrie et à replacer Jéchonias sur le trône ? Mais la mort le surprit : il fut assassiné au bout de deux ans par son beau-frère Nériglissar (560), et avec lui s’évanouirent les rêves de retour que caressaient quelques esprits. L’illusion fit place à toutes les amertumes de la captivité. La prophétie, tant de fois répétée depuis un siècle, s’était donc accomplie : de tout le peuple il ne subsistait qu’un reste. Et ce reste était bien faible. De quatre millions d’âmes environ que comptaient les tribus au temps de David et où Juda et Benjamin (les Lévites non compris) entraient pour près d’un million, leur chiffre était tombé à environ cent mille. Des millions d’hommes avaient donc péri par l’épée, la famine et la peste, ou bien, emmenés captifs, s’étaient perdus en pays étranger. Mais l’autre moitié des prédictions, qui annonçait la régénération de Juda, ne s’était pas vérifiée encore. Peu corrigés par tous les malheurs de la patrie, la plupart des exilés, surtout les nobles, persistaient dans leur endurcissement et n’avaient pas cessé de pratiquer à Babylone le culte idolâtre auquel ils s’étaient habitués dans leur pays natal. Les chefs de famille ou Anciens, qui prétendaient à une sorte de souveraineté sur les membres de leur maison, continuaient à pressurer ces derniers et à les maltraiter ou, ce qui revenait au même, ne prenaient d’eux aucun souci et, sous le ciel étranger les abandonnaient dénués de ressources à tous les hasards de l’existence. Parmi les terres qui leur avaient été assignées, ils avaient pris pour eux les meilleures, en ne laissant que les moins bonnes à leurs subordonnés. Le premier prophète de l’exil, Ézéchiel, fils de Busi (né vers 620, mort vers 570), s’appliqua de toute son ardeur à les éclairer et à leur inspirer des sentiments plus humains. Doué d’une éloquence simple et entraînante, et que servait un organe agréable, pénétré de l’idéal religieux que le peuple était appelé à remplir, il fit entendre à ses compagnons d’infortune des exhortations que ceux-ci n’accueillirent d’abord qu’avec brutalité — ils allèrent un jour jusqu’à le charger de chaînes, — mais dont la virile persévérance lui conquit peu à peu tant d’ascendant, qu’ils se pressèrent autour de lui, comme suspendus à ses lèvres, en le priant de leur dévoiler l’avenir. Tant que dura la lutte à Jérusalem, il demeura sourd à toutes leurs instances : à quoi bon, en effet, répéter pour la centième fois ce qu’il avait si souvent annoncé, à savoir que ville, nation et temple étaient irrévocablement voués à la destruction. Ce n’est qu’après avoir appris d’un fugitif que la catastrophe avait eu lieu, qu’il sortit de son mutisme. Alors il parla : il s’attaqua aux chefs de famille, à ces grands sans conscience et sans cœur, qui s’étaient arrangé dans l’exil une vie de bien-être et se montraient impitoyables envers leurs frères ; il tonna contre l’idolâtrie et ne répondit que par le silence du mépris à ceux qu’il voyait arriver à lui, l’image de leurs dieux sur la poitrine et dans le cœur. Comme le reste des prophètes, Ézéchiel avait annoncé dans les termes les plus catégoriques non seulement que le peuple de Juda rentrerait dans sa patrie, mais encore qu’un changement se ferait dans les cœurs. Or nombre d’exilés qui en étaient venus, sous les coups de l’infortune, à désespérer du relèvement national, s’abandonnaient eux-mêmes et, dans l’espoir du retour promis, ne voyaient plus qu’un rêve. Nos ossements, disaient-ils, sont desséchés, notre espérance s’est évanouie, et nous ne sommes plus rien. Désespérer de lui-même est pour un peuple le pire de tous les maux; bannir une si morne appréciation parut donc au prophète le premier de ses devoirs : ce fut l’objet de cette belle parabole des ossements rendus à la rie, où il leur présenta l’image de la résurrection espérée. D’autres encore désespéraient, mais pour une raison différente, du rétablissement de la nationalité anéantie. Ceux-ci se sentaient écrasés sous le poids de leurs fautes. Pendant des siècles, le peuple avait provoqué la colère de Dieu par son idolâtrie et ses autres crimes; comment effacer tout cela ? Ne fallait-il pas que les péchés eussent leur suite inéluctable, la mort du pécheur ? Nos fautes et nos péchés sont sur nous, gémissaient-ils, et à cause d’eux il faut que nous pourrissions ; comment pourrions-nous vivre ? Ces sombres pensées furent également combattues par Ézéchiel. Il ébranla l’ancienne croyance, profondément enracinée dans les esprits, qui faisait du châtiment la suite indissoluble du péché, de la mort ou du malheur du coupable la conséquence forcée du crime. Il établit, sinon le premier, du moins avec le plus de force, la consolante doctrine du repentir, en proclamant que Dieu ne veut pas la mort du pécheur, et le laisse en vie, s’il renonce à sa mauvaise conduite. Ézéchiel parla souvent, et sous des formes diverses, de la délivrance et de la prospérité qu’il entrevoyait dans l’avenir, et en fit une peinture idéale. Telle était, à ses yeux, la certitude du rétablissement de
la patrie, qu’il traça un plan de reconstruction du temple, ainsi qu’une
nouvelle règle pour le service du culte et pour les prêtres. Assurément il
était loin de croire que cet avenir de lumière fût prochain : les sentiments,
les idées, les actes des Judéens, qu’il observait journellement,
n’autorisaient guère une espérance si hardie ; cependant c’est sous son
influence et sous celle des autres hommes de Dieu que se firent les premiers pas
dans la voie de la rédemption. Peu après la mort d’Ézéchiel et de Jérémie, se
produisit d’une manière tout inattendue un commencement de retour au bien.
L’exil, avec ses conséquences, pénibles en dépit de la bienveillance de
Nabuchodonosor et de son fils, contribua sans doute au changement des
esprits, mais ce fut surtout l’action des écrits prophétiques. Au milieu de
l’idolâtrie qui avait souillé les royaumes d’Éphraïm et de Juda s’était
épanouie une moralité plus pure : L’esprit
de Dieu avait séjourné dans l’impureté du peuple. Les hautes
pensées que les prophètes et les poètes avaient évoquées dans le cours des
siècles ne s’étaient pas exhalées dans les airs avec la parole et le chant,
mais avaient pris racine dans quelques cœurs et s’étaient conservées par
l’écriture. Les prêtres de cette famille de Sadoc, qui avait su se préserver
de l’idolâtrie, avaient emporté dans l’exil Un autre miracle encore s’accomplit sous les yeux des exilés. Une partie des descendants des dix tribus, dispersées depuis plus d’un siècle dans les provinces assyriennes et qui passaient pour disparues, s’était conservée avec son caractère propre et se rapprocha, cordiale, de frères et de compagnons de malheur dont une haine factice l’avait si longtemps séparée. De ce côté aussi l’on voyait donc se réaliser les prophéties, l’union d’Israël et de Juda se rétablissait, et cet événement fut pour tous ceux que l’aveuglement ne rendait pas insensibles une source de confiance dans le caractère impérissable de la descendance d’Abraham. Ceux qui savaient lire prirent en main les écrits sauvés du naufrage de la nationalité, les méditèrent pour y chercher des enseignements et y puiser des consolations. Ils s’attachèrent principalement aux discours de Jérémie : la douceur et la mélancolie qu’on y sent vibrer s’accordent, en effet, avec les dispositions qu’inspire l’exil. Ces prophéties, apportées d’Égypte par Baruch, devinrent pour eux un livre usuel. Ce que n’avait pu la parole vivante jaillissant de la bouche des hommes de Dieu, la lettre inanimée, conservée sur le parchemin, l’accomplit. L’esprit des prophètes passa dans l’âme des lecteurs, qu’il remplit d’espérances, et la rendit accessible à de meilleurs sentiments. Pour affermir ce premier retour au bien, les chefs
spirituels du peuple employèrent de nouveaux moyens d’enseignement. L’un
d’eux, probablement Baruch, composa (vers 555) pour le peuple un livre d’histoire embrassant la
longue succession des faits, depuis la création du monde et les origines de
la nationalité israélite, jusqu’aux événements contemporains les plus
récents. Ce compilateur réunit Cette étude des textes sacrés eut pour effets immédiats le retour sur soi-même, le repentir, le repentir profond d’une désobéissance opiniâtre et d’une si longue persistance dans l’idolâtrie. Ceux qui purent mesurer l’étendue de leur faute voulurent effacer toutes ces souillures par les larmes de la contrition. Ils reconnurent que les calamités qui les avaient frappés étaient méritées, que Dieu en avait agi avec eux suivant leur conduite et selon leurs actes. Beaucoup se repentirent de tout leur cœur de leur passé d’iniquité. Les quatre jours néfastes de la dernière période, le jour où avait commencé le siège de Jérusalem (au dixième mois), où la ville fut prise (au quatrième), ceux de la destruction (cinquième mois) et du meurtre de Ghédalia (dixième mois) furent institués jours de deuil, d’abord par une partie des exilés[1], puis, successivement, par le reste des Judéens. On prit l’habitude de jeûner et de se lamenter ces jours-là, de se couvrir de vêtements déchirés, de s’asseoir dans la cendre. Ces jours d’expiation témoignèrent que le peuple sortait enfin de son aveuglement et se sentait porté à revenir au bien ; ce furent à la fois chez lui des signes de repentir et des anniversaires nationaux, les premiers de l’ère postérieure à l’exil. Le sentiment profond du regret des fautes passées donna naissance à un genre particulier de psaumes, qu’on peut appeler Psaumes de pénitence ou de confession. De même qu’après la sortie d’Égypte, la génération nouvelle avait été élevée dans la confiance en Dieu et dans l’aspiration sincère au but de ses destinées, de même, pendant l’exil, la jeunesse fut instruite dans un esprit nouveau. Au désert, l’œuvre d’éducation avait été faite par l’imposante personnalité de Moïse ; à Babylone, elle le fut par les livres saints, par l’enthousiasme qu’ils allumèrent pour la loi primitive. Le nombre des fidèles, des zélés de la parole de Dieu ou des cherchants Dieu, allait s’augmentant. Les Anavim en formaient le noyau. Ils pleuraient Jérusalem et sa magnificence passée, dont la radieuse image leur apparaissait dans ces livres. Ils marchaient le cœur brisé, l’esprit humble, portant les signes extérieurs du deuil et s’appelant eux-mêmes les affligés de Sion. Des personnages considérables, investis de fonctions à la cour de Babylone, se joignirent à eux. Leur âme était remplie de Jérusalem ; ils chérissaient les pierres de la ville sainte et étaient attendris à la vue de sa poussière. Le Lévite qui, interprète de ses compagnons, a si poétiquement ennobli le souvenir de Jérusalem, rend dans toute son émotion le sentiment de ces affligés de Sion : Près
des fleuves de Babel nous étions assis et nous pleurions Au
souvenir de Sion ; Aux
saules du rivage nous avions suspendu nos harpes, Car
ceux qui nous retenaient captifs nous demandaient des chants, Et
nos oppresseurs des cantiques de joie. Chantez-nous,
disaient-ils, des chants de Sion. —
Comment chanterions-nous le chant de Jéhovah sur la terre étrangère ? Si je
pouvais t’oublier, ô Jérusalem, que ma droite se dessèche. Que ma
langue reste attachée à mon palais, Quand
je ne penserai plus à toi. Quand
je ne placerai plus Jérusalem à la tête de mes joies. Les affligés de Sion, en priant pour leur délivrance ou en confessant leurs péchés, se tournaient du côté de Jérusalem, comme si la place où jadis s’élevait le temple eut conservé sa sainteté et qu’il y eût à en attendre l’exaucement et la grâce. Comme ces zélés de la parole de Dieu ne pouvaient, à l’étranger, offrir de sacrifices, ils s’habituèrent à voir dans la prière l’équivalent des offrandes. Trois fois par jour, ils se rassemblaient pour prier en commun, et leur réunion, plus ou moins nombreuse, formait une communauté. La maison de prière remplaça pour eux le temple. Il est probable que les psaumes de pénitence et de deuil ont résonné dans les oratoires de Babylone. Ce qui accrut encore l’exaltation pour Jérusalem, pour la délivrance et la loi, ce fut le prodigieux spectacle de la conversion de païens, l’accession de gentils à l’alliance d’Abraham, phénomène presque miraculeux et dû certainement à l’enthousiasme judéen, car l’enthousiasme appelle l’enthousiasme et enfante des prodiges. Les convertis devinrent de zélés apôtres de leur croyance nouvelle ; les pécheurs de la veille, arrivés à la conscience de leur coulpe, montrèrent aux pécheurs du jour le chemin de leur Dieu. Qu’il était aisé, d’ailleurs, au Judéen d’opposer au culte puéril des images chaldéennes la doctrine d’un Dieu pur esprit et de rendre le premier ridicule. Quand il voyait l’artiste babylonien tailler dans le bois une idole et en implorer ensuite l’assistance, en employer les débris à allumer son four et à cuire son pain, ou bien à se chauffer, l’exilé, que pénétrait la majesté de son Dieu, pouvait-il retenir un sarcasme ou tout au moins un sourire ? Et, s’il se laissait aller à la controverse, ne trouvait-il pas dans les écrits nationaux ample matière à faire ressortir l’excellence de sa loi ? C’est ainsi qu’en entendant célébrer le grand nom du Dieu d’Israël et sa main toute-puissante, bien des Chaldéens ouvrirent les yeux et s’unirent à un peuple qui professait une tout autre croyance. Les prosélytes observèrent le sabbat, suivirent les lois, se soumirent même, ce semble, à la circoncision. Cette première conquête morale eut son contrecoup sur les Judéens. Ils aimèrent davantage leur Dieu et leur loi en leur voyant gagner les païens. Vingt ans à peine après la mort des deux prophètes qui avaient tant de fois reproché au peuple son cœur de pierre, la régénération était accomplie : la littérature sacrée, rendue accessible, avait été une source de rajeunissement ; elle avait rafraîchi les âmes et adouci les cœurs. Toutefois il fallait encore que l’esprit nouveau qui avait pénétré dans le peuple s’affirmât, qu’il s’éprouvât dans la lutte et se fortifiât dans la souffrance. L’occasion ne lui en manqua pas. Si, dans le cadre de la vie judéenne à Babylone, les vertus de la jeune génération, son ardeur pour la lecture des livres saints, son enthousiasme pour un passé glorieux apparaissaient comme les parties lumineuses du tableau, ces clartés avaient leurs ombres, d’autant plus tranchées, d’autant plus profondes, qu’elles-mêmes brillaient d’un éclat plus vif. Une partie des exilés, surtout les grandes familles, non seulement persistaient dans leur ancienne corruption, mais encore en empruntaient une nouvelle à leur entourage. Cette gigantesque ville de Babylone et l’immensité de l’empire chaldéen exerçaient une sorte de charme sur les classes élevées, leur inspiraient l’envie d’imiter ses mœurs chaldéennes et, de plus, leur ouvraient un champ d’action dont la vaste étendue sollicitait leurs aptitudes. A Babylone florissait le commerce des produits du sol avec celui des étoffes précieuses que fabriquait le pays et qu’on recherchait au loin. Cette capitale était un marché de premier ordre : les exilés qui s’étaient auparavant déjà livrés au négoce y trouvèrent l’occasion non seulement de continuer leurs affaires, mais encore de leur imprimer plus d’essor. Ils firent de fréquents et longs voyages pour l’achat ou le troc des marchandises et acquirent ainsi de grandes richesses. Dans un pays de volupté, la fortune rend voluptueux : les Judéens opulents copièrent la vie efféminée des Babyloniens, adoptèrent l’idolâtrie babylonienne ; ils dressèrent la table en l’honneur de Gad, le dieu de la fortune, remplirent le calice à la gloire de Meni, la déesse du destin, pour appeler sur leurs entreprises la faveur de ces divinités. En un mot, ils s’identifièrent si complètement à Babylone qu’ils oublièrent Jérusalem, naguère encore l’objet de tous leurs vœux, et ne voulurent plus entendre parler de retour. Ils se déclarèrent Babyloniens, prétendirent le rester et se moquèrent de ceux qui s’exaltaient pour Jérusalem. Ce contraste s’accentua encore avant de disparaître : la
piété brûlante, le zèle de flamme et l’enthousiasme de Les
justes habiteront de nouveau le pays Et
les innocents y demeureront. Mais si cette réponse suffisait aux cœurs pieux, à ceux qui cherchaient Dieu, aux affligés de Sion, elle était bien loin de consoler ceux dont la foi chancelait et plus encore de convertir les mondains, qui ne voulaient à aucun prix quitter Babylone. Aussi loin que portait le regard de l’observateur, il ne pouvait s’empêcher de reconnaître que les pécheurs prospéraient, tandis qu’il n’était pas rare de voir le malheur s’acharner sur ceux qu’animait la crainte de Dieu. Journellement cette maxime du Psalmiste, que le juste n’est jamais abandonné, se trouvait démentie par les faits, ou bien force était de soupçonner la conduite de ce juste. Une dissonance si manifeste avec les lois de l’ordre universel faisait trop douter de la doctrine des pères et de la justice divine, elle retentissait trop douloureuse dans les cœurs pour ne pas impérieusement réclamer une explication. Un poète anonyme entreprit de résoudre l’énigme et créa un des plus parfaits chefs-d’œuvre qu’ait enfantés l’esprit humain. Tout en se proposant, lui aussi, d’éclairer et d’instruire, l’auteur de cette magistrale composition ne voulut pas le faire à la manière, déjà moins goûtée alors, du Psaume ou du Proverbe, et c’est sous la forme d’un dialogue d’amis qu’il traita le grave problème qui oppressait la conscience des exilés. Cet entretien supposé, qui a pour sujet les tribulations de Job, ne se déroule pas en une analyse pédante et sèche ; il se distingue, au contraire, par une ampleur d’exposition, une pureté de forme et une richesse de poésie qui en font une lecture des plus attachantes. Aussi l’intérêt s’en soutient-il sans fléchir d’un bout à l’autre. Le plan du Livre de Job[2] est éminemment artistique. Le poète a distribué en trois rôles les différentes pensées qu’il a voulu exposer et a donné à chacun des interlocuteurs un caractère déterminé, auquel celui-ci reste fidèle. Le dialogue est par là rendu vivant et les propositions qui s’y développent excitent l’attention. Voici la moralité de cette œuvre philosophique : les voies de Dieu dans le régime de l’univers sont, il est vrai, impénétrables à l’homme, mais il est constant que les souffrances du juste servent à éprouver sa piété. S’il supporte l’épreuve, sa récompense sera d’autant plus grande. |
[1] On peut admettre aujourd'hui comme hors de discussion l'origine babylonienne des chapitres 40 et 66 d’Isaïe (une faible partie exceptée). Ce sont des discours prophétiques adressés aux exilés et dont l'auteur est désigné sous le nom d'Isaïe de Babylone ou d'Isaïe le second (Deutéro-Isaïe). Tous ces chapitres peuvent donc être considérés comme documents pour l'histoire matérielle et morale des Judéens pendant l'exil. — L'existence de prosélytes dans le pays de la captivité ressort d'Isaïe, chap. 56, vers. 3, 6 et 8, ainsi que du chap. 14, vers. 1, ce dernier portant, comme le chap. 13 qui s'y rattache, le titre de Prophéties contre Babylone et par suite appartenant d'une manière certaine à la période d'exil. — Dans Jérémie (chap. 10), se rencontre un verset (11) en langue chaldéenne, qui engage nettement les exilés à dire aux païens que leurs dieux ne sont que néant. D'où il suit que les zélés voulaient proprement faire de la propagande parmi les Chaldéens.
[2] Il n'est pas douteux que le Livre de Job a été fait pendant l'exil. L'introduction cite les Chaldéens comme peuple conquérant ; or ceux-ci dont joué un rôle qu'à partir de Nabuchodonosor et seulement jusqu'à Cyrus, soit de l'an 604 à l'an 538. Le livre de Job est, de plus, rempli de chaldéismes et d'araméismes. Enfin, il est très souvent question, dans les dialogues, des souffrances des Humbles (Anavim). Tout le livre apparaît plus transparent, lorsqu'on se représente l'exil au fond du tableau.