HISTOIRE DES JUIFS

PREMIÈRE PÉRIODE — LES TEMPS BIBLIQUES AVANT L’EXIL

Deuxième époque — L’apogée

Chapitre VI — Le roi Salomon — (1017-977).

 

 

David avait laissé la chose publique en si bonne situation, que son successeur, à moins d’être un sot ou un méchant, ou d’écouter des conseils pernicieux, devait avoir peu de peine à Continuer son gouvernement. Mais Salomon fît mieux : il éleva le pays d’Israël à un si haut et si surprenant degré de splendeur, que les rayons de ce règne projetèrent leur éclat jusque sur les générations les plus éloignées. Certes, lorsqu’un roi a le mérite, sinon de fonder la puissance de son pays, du moins de la conserver, de la consolider, de l’agrandir ; lorsqu’il fait jouir son peuple de toutes les bénédictions de la paix et répand sur lui une telle abondance de biens que le plus humble toit ignore la misère ; lorsqu’il lui ouvre de nouvelles voies pour l’expansion de ses facultés ; que, doué en outre d’une haute raison, il facilite l’essor des intelligences, éveille et stimule le sentiment du beau, et, par toutes ces créations matérielles et morales, transforme son pays en État modèle, sans exemple dans le passé, presque sans rival dans l’avenir, — certes, un tel roi justifie les louanges que lui a prodiguées la postérité. Séduite par la grandeur de ses œuvres, elle a fermé les yeux sur ses faiblesses et les a mises sur le compte de l’imperfection humaine. Or, tous ces grands traits, on ne peut les méconnaître en Salomon. Avant tout, il a conservé la paix à son pays, bien qu’il lui eût été facile, avec les ressources que lui avait laissées son père, de tenter de nouvelles conquêtes. Cela même lui a valu son nom : SCHELÔMÔ, le Pacifique. Il a donné à son peuple le bien-être et l’aisance, l’affranchissant ainsi de la gène et du malaise. Il l’a gouverné avec sagesse et justice, et a aplani, par des jugements impartiaux, les différends entre particuliers comme entre tribus. Il a assuré la sécurité des routes et des caravanes, multiplié les villes, embelli Jérusalem, élevé un temple magnifique à la gloire du Dieu d’Israël. Il a cultivé les arts, surtout la poésie, qui a entouré son peuple d’un véritable prestige. Enfin, il a montré à ce peuple de nobles buts à atteindre, il a ouvert ses yeux sur des horizons plus larges. C’est donc à bon droit que l’épithète de roi sage lui a été décernée.

Toutefois, la sévérité de l’histoire ne doit pas se laisser éblouir par les vertus et les mérites, au point d’oublier les taches qui déparent ce règne. Elle ne saurait dissimuler les infirmités dont, pas plus qu’aucun mortel, Salomon ne fut exempt. Autrement, d’ailleurs, comment pourrait-elle expliquer la désastreuse scission qui éclata sur sa tombe à peine fermée ? Il ne manqua ni taches de sang à son début, ni nuages sombres à sa fin, qui ternirent l’éclat de son règne. Son amour du faste corrompit les mœurs, engendra le despotisme et fit peser sur le peuple un joug qu’à la vérité il endura longtemps, mais qu’il secoua à la première occasion favorable. Le roi, dans Salomon, se transforma en un maître absolu, sous la volonté duquel durent plier toutes les volontés. Et cependant toutes ces taches sont effacées, à leur tour, par les grandes créations de son règne. Jusqu’à quel point les fautes sont imputables à Salomon personnellement, jusqu’à quel point à ses trop zélés serviteurs et à cette impérieuse nécessité qui domine parfois les plus hauts placés comme les plus humbles, c’est ce qu’on ne saurait établir aujourd’hui. C’est là précisément le malheur de la royauté, que même ses meilleurs dépositaires sont entraînés, par le soin de leur dignité, à des actes que leur conscience réprouve, et qu’on les rend aussi responsables des méfaits de leurs serviteurs.

A son avènement au trône, Salomon était jeune, à peine âgé de vingt ans peut-être. Il avait une grande âme, ambitieuse de grandeur pour le peuple israélite. Au début de son règne, en se rendant au grand autel à Gabaon, il eut, dit l’Écriture, un songe où Dieu l’invita à exprimer son vœu le plus cher, lui promettant de l’accomplir. Salomon ne demanda ni de longs jours, ni la richesse, ni la mort de ses ennemis, mais uniquement la sagesse, afin de pouvoir juger son peuple avec équité. Cette sagesse, cette faculté de lire dans l’âme et de pénétrer la pensée des parties en litige, d’apprécier nettement les questions, de dégager la vérité des nuages amoncelés autour d’elle par la parole des plaideurs, de ne jamais juger sur de simples apparences, cette sagesse, disons-nous, le jeune roi la posséda au plus haut degré. Le jugement de Salomon est assez connu. Dans un débat entre deux femmes sur la possession d’un enfant, il sut, au moyen d’une sentence qui n’était qu’une ingénieuse épreuve, reconnaître quelle était la véritable mère : Coupez l’enfant en deux ! prononça-t-il. Une mère ne pouvait consentir à un tel partage ; aussi préféra-telle renoncer à ses droits. — En toute chose, du reste, Salomon avait la justice à cœur, et il ne souffrait pas que personne, dans son royaume, fût victime d’une iniquité. La justice consolide les trônes, dit le livre des Proverbes. Lors même que cette parole n’eût pas été prononcée par lui, toujours exprime-telle sa pensée.

On exalte aussi la sagesse de Salomon sous un autre aspect, celui de la poésie. Sa poésie revêt, en premier lieu, la forme de l’apologue (MASHAL). Il y introduisit comme acteurs le cèdre élevé et l’humble hysope, symboles respectifs des grands à des petits ; les quadrupèdes, les oiseaux de haut vol et les reptiles infimes, voire les poissons muets. Chaque fable avait probablement pour conclusion une maxime instructive. On raconte, non sans exagération, qu’il composa trois mille fables, plus cinq mille chants ou préceptes moraux. Ce n’est pas Salomon, du reste, qui est le créateur de la fable ; longtemps avant lui, ce genre de poésie était cultivé chez les Israélites. Jotham, fils du juge Gédéon, avait, du haut du mont Garizim, raconté au peuple de Sichem un ingénieux apologue pour lui faire sentir son aveuglement. Le prophète Nathan, lorsqu’il gourmanda David après son commerce criminel avec Bethsabée, donna à sa censure le vêtement de la parabole. Mais si Salomon n’a pas inventé ce genre, il n’a pas moins le mérite d’avoir employé à le perfectionner les loisirs que lui laissaient Ies affaires de l’État. — Son génie se manifesta encore sous une autre forme, consistant à parler à mots couverts de certains sujets plus ou moins graves, qu’on désignait vaguement par certains traits et qu’il s’agissait ensuite de deviner. Ces énigmes, jetées dans un moule poétique, étaient des jeux d’esprit qui frappaient agréablement les auditeurs. C’était l’usage, en ce temps-là, d’égayer les banquets, les repas de fête, par cet exercice d’énigmes qu’on s’ingéniait à proposer et à résoudre. Des rois même ne dédaignaient pas cette récréation de l’esprit. On voit que Salomon était heureusement doué.

Il n’a pas laissé cependant de commettre plus d’une faute. La plupart sont dues à l’idée exagérée qu’il se faisait de la dignité royale. A l’exemple de ses voisins, le roi de Tyr et celui d’Égypte, avec lesquels il entretenait d’actives relations, il s’imaginait, — prétention outrée pour un mortel, — que le roi est l’âme, le centre, la personnification de l’État, que le roi est tout et le peuple rien. Ce fut là la pierre d’achoppement de la sagesse de Salomon. Et ce sage roi justifia, plus encore que ne l’avaient fait ses prédécesseurs, les menaçantes prévisions que Samuel avait fait entendre lorsqu’il s’agit d’instituer la royauté.

Par malheur, Salomon était un fils puîné, à qui la succession royale était échue contrairement au droit coutumier, tandis que son frère Adonias, déjà proclamé roi par un parti, passait aux yeux de la foule pour l’héritier légitime. Tant que vivait Adonias, le trône de Salomon était vacillant, ou peut-être lui-même ne se sentait pas en sûreté. Il fallait à tout prix écarter ce rival : Benaïahou, le capitaine des gardes, pénétra dans sa maison et le mit à mort. Pour excuser ce crime, on raconta qu’Adonias avait sollicité la main de la jeune veuve de David, la belle Sunamite Abisag, et trahi par là son intention de disputer le trône à son frère. La chute d’Adonias fit pressentir à Joab, son ancien fauteur, qu’un sort pareil le menaçait. Ce grand général, qui avait tant contribué à la puissance du peuple israélite et au prestige de la maison de David, courut désespéré à la montagne de Sion, se réfugia au pied de l’autel, l’embrassa d’une main convulsive pour échapper à la mort... En vain ; il y fut, lui aussi, immolé par Benaïahou. On pallia ce nouveau crime en faisant courir le bruit que David lui-même, sur son lit de mort, avait recommandé à son successeur de ne pas laisser descendre en paix dans la tombe les cheveux blancs de Joab. Benaïahou, — était-il l’aveugle instrument de Salomon ou son perfide conseiller ? on l’ignore, — succéda à Joab dans le commandement de l’armée. Cette mort réjouit les ennemis du peuple israélite et les enhardit dans la pensée de se soustraire à sa domination. — Quant au pontife Abiathar, qui avait soutenu Adonias, Salomon n’osa attenter à sa vie, il se borna à le dépouiller de sa dignité de grand prêtre. Sadoc en fut, depuis lors, le seul titulaire, et cette dignité se perpétua pendant plus de mille ans dans sa famille, tandis que la postérité d’Abiathar resta à l’arrière-plan. — Enfin, le Benjamite Séméi, qui avait accablé d’outrages David fugitif, mais qui plus tard avait obtenu son pardon et l’oubli du passé, fut exécuté à son tour. C’est seulement alors que la stabilité du trône de Salomon parut assurée. Mais cette sécurité, c’est par un triple meurtre qu’on l’avait achetée.

En même temps, Salomon songeait à entourer sa cour d’un éclat exceptionnel, digne d’un roi dont la parole était respectée depuis la frontière d’Égypte jusqu’à l’Euphrate. Un des éléments de la grandeur royale, à cette époque, c’était un nombreux essaim de femmes. David en avait seize. Qu’était-ce que seize femmes auprès du harem des rois d’Égypte et de Phénicie, sur la cour desquels Salomon prétendait modeler la sienne ? Il s’octroya donc, lui aussi, un harem richement peuplé, non pour satisfaire des passions intempérantes, mais parce qu’ainsi le voulait l’usage. Sa première femme fut Naama, la belle, fille d’un roi ammonite. Il prit femme aussi dans les cours de Moab et d’Aram, épousa même des Cananéennes, et, chose qui flatta particulièrement son orgueil, un roi d’Égypte, Psusennès, lui donna sa fille en mariage. Salomon croyait, d’ailleurs, faire acte d’habile politique par cette alliance, qui ne pouvait que rehausser la puissance de son pays et le lustre de sa maison. Mais ce fut le contraire qui arriva. La fille de Psusennès fut reçue, naturellement, avec les plus grands honneurs dans la capitale israélite ; elle devint la première reine du harem de Salomon. Or, il lui semblait malséant de ne pas offrir à cette reine un palais fastueux. Ce palais de cèdre, bâti par David sur la montagne de Sion, qu’était-ce en comparaison des gigantesques bâtisses des rois d’Égypte ? Salomon s’occupa donc de construire pour la fille de Pharaon un palais digne d’une telle princesse. — De plus, à la suite de cette alliance avec une dynastie égyptienne, des nouveautés graves s’introduisirent en Israël, entre autres un luxe de chevaux et de chars. Salomon entretint aussi des relations étroites avec Hiram, roi de Tyr, qui avait déjà été avec David sur un pied d’excellent voisinage. Il paraîtrait que Salomon épousa aussi une princesse de sa maison. Cette étroite alliance entre Salomon et Hiram eut pour conséquence de vastes entreprises.

L’existence d’un nombreux harem impliquait une domesticité considérable. Salomon dut s’entourer d’une cour brillante. Les ambassadeurs des rois tributaires et amis, envoyés fréquemment à Jérusalem pour apporter leurs hommages ou leurs tributs au roi, avaient droit à une réception pompeuse. Salomon attachait d’ailleurs un grand prix à déployer en tout temps de la magnificence, et il fallait de grosses sommes pour l’entretien de sa cour. Comment faire face à ces énormes dépenses ? La maison royale ne possédait point de grands domaines. C’est donc le peuple qui dut supporter les frais de tout ce luxe. Le pays tout entier fut divisé en douze parties ou cantons, administrés chacun par un préposé (netsib) qui avait mission de percevoir, chaque mois, des fournitures de bétail et de blé pour la table, et même d’orge et de paille pour les chevaux. Ces douze cantons n’étaient pas distribués d’après l’ancienne et étroite délimitation des douze tribus, dont les domaines, au contraire, furent morcelés. Cette nouvelle division du sol semble avoir eu un but, celui de faire cesser l’ancienne organisation des tribus, qui les isolait les unes des autres. Les douze préposés étaient sous la direction d’un inspecteur général, qui devait s’assurer de la régularité des perceptions.

Salomon se montra surtout magnifique dans les constructions qu’il entreprit. Sa première préoccupation à cet égard fut d’élever un beau temple au Dieu d’Israël dans la capitale du pays. Il ne pouvait lui être indifférent que dans les pays voisins, dans l’Égypte et la Phénicie, dont les rois étaient ses amis, les dieux eussent des temples à proportions colossales, tandis que, dans son pays à lui, le sanctuaire n’était toujours qu’une simple tente. En conséquence, dès son avènement au trône, Salomon commença les préparatifs de cette édification. L’emplacement était désigné d’avance : c’était la colline de Moria, au nord-est de la ville, où David, après la disparition de la peste, avait dressé un autel. L’argent et l’or étaient prêts également ; mais les matériaux, les pierres et le bois de cèdre, il fallait se les procurer. Les pierres, sans doute, abondaient aux environs de Jérusalem ; mais non les blocs réguliers, les pierres de taille propres à la construction, et qu’il fallait extraire des carrières. Les pierres destinées aux murs furent taillées, sur les bords, de manière à pouvoir s’encastrer et s’adapter exactement entre elles. Mais d’où venaient les nombreux travailleurs dont on avait besoin pour les pénibles opérations de la taille, de l’ajustage et du transport de ces matériaux ? Salomon avait appris de son beau-père, Pharaon Psusennès, comment on peut se procurer à peu de frais des ouvriers. Dans le pays d’Israël vivaient encore des débris de l’ancienne population cananéenne. Saül avait bien commencé à en réduire le nombre, mais ses démêlés avec David l’avaient empêché de poursuivre énergiquement son œuvre. David les avait laissés tranquilles, parce qu’ils vivaient en paix avec les Israélites et lui étaient utiles à lui-même dans ses guerres contre les Philistins et d’autres ennemis. Plus les Israélites devinrent puissants, moins le voisinage de cette population indigène pouvait leur nuire. Or, à tout ce qui restait d’Amorréens, de Héthéens, de Hivéens, même aux Jébuséens, autorisés par David à demeurer près de Jérusalem, Salomon imposa d’un coup un quasi-esclavage et les contraignit à des corvées. Ensemble, ils comptaient encore cent cinquante mille jeunes gens et hommes valides, qui formèrent la population ouvrière. Plus de trois mille surveillants israélites maintenaient dans l’obéissance ces indigènes condamnés à la servitude ; un préposé supérieur, Adoniram, inspectait et les ouvriers et les surveillants eux-mêmes. Quatre-vingt mille de ces malheureux étaient occupés jour et nuit à extraire des carrières des blocs énormes, à les équarrir, à les polir, à les ajuster, à la lueur des lampes et sous la direction de maîtres habiles venus de Biblos (Ghiblim). Soixante-dix mille esclaves tiraient les lourdes pierres de l’orifice et les transportaient sur le chantier.

Les bois de cèdre et de cyprès pour la charpente furent fournis par Hiram, roi de Tyr, ami de Salomon, et qui mit à sa disposition ses meilleurs ouvriers. Les pièces étaient abattues sur le Liban, transportées vers Tyr ou quelque autre port, où on les assemblait en radeaux, qu’on dirigeait à la rame jusqu’au port de Japho (Joppé) ; de là on les amenait à grand’peine, par monts et par vaux, jusqu’à Jérusalem, distante de dix lieues au moins. Quels ouvriers employa-t-on à l’achetage des bois et à leur transport au lieu de destination ? Les corvéables cananéens ne suffisaient pas à ces besognes ; Salomon eut donc recours aux Israélites. On en recruta trente mille à cet effet. On en envoyait dix mille par mois dans les forêts, pour y travailler à la coupe du bois et à son expédition. Le mois écoulé, les dix mille hommes étaient relayés par une équipe de même nombre. Ces Israélites ne furent pas transformés en esclaves ; ils restèrent des hommes libres, peut-être salariés, sans toutefois avoir la faculté de refuser leurs services.

On ne pouvait demander à Hiram de livrer ses bois de cèdre et de cyprès, d’envoyer ses architectes et ses maîtres charpentiers, sans lui offrir une rémunération. Salomon lui fournit donc annuellement en échange, tant que durèrent les travaux, du froment, du vin et de l’huile. Pour subvenir à ces fournitures, on dut, sans aucun doute, mettre à contribution les champs et les sueurs du peuple. Mais Hiram devait aussi avancer de l’or pour l’ornementation intérieure de l’édifice, car la flotte de Salomon n’avait pas encore importé le précieux métal. En retour de cette fourniture, Salomon dut lui céder vingt villes de la tribu d’Aser, limitrophes de la Phénicie et du territoire israélite. Elles n’étaient pas importantes et ne plaisaient guère à Hiram ; toujours était-ce une portion du domaine d’Israël qui était ainsi livrée aux Phéniciens. Hiram y transplanta diverses peuplades ; d’où ce pays fût appelé le canton des Peuplades (Ghelil ha-Goyim), ultérieurement la Galilée.

Dès que les pierres et les bois furent arrivés sur la place où devait s’élever le temple, — opération qui demanda trois ans de travail, — la construction commença, exécutée sous la direction d’architectes phéniciens, et dans le style de leur pays. Le temple était bâti en pierres de taille, revêtues intérieurement de planches de cèdre, sur lesquelles on sculpta des palmes, des calices épanouis et des chérubins (êtres ailés à face humaine), et ces figures étaient plaquées d’or. Le temple avait soixante coudées de long, vingt coudées de large et trente de hauteur. Il comprenait le Saint des saints, enceinte carrée de vingt coudées de côté, et le sanctuaire, long de quarante coudées. À l’entrée était un portique découvert (oulam), de la largeur du sanctuaire et d’une longueur de dix coudées. En avant de ce portique étaient deux colonnes d’airain, appelées l’une Boaz, l’autre Yakkin, dont les chapiteaux étaient garnis chacun de cent grenades d’airain. Le Saint des saints était situé à l’ouest, à l’opposite du soleil levant. On n’y voyait que les chérubins, destinés à l’arche d’alliance qu’on devait y introduire et qui contenait les tables de la Loi. Le sanctuaire ne renfermait qu’un autel de bois de cèdre entièrement revêtu d’or, cinq candélabres d’or à droite et autant à gauche, enfin une table garnie d’or pour les douze pains de proposition.

Le temple était entouré d’une vaste cour ou parvis, où se trouvaient un grand autel d’airain et une immense cuve, dite la mer d’airain, dont le rebord était orné extérieurement de calices de fleurs et de lis, et par-dessous de coloquintes. Cette cuve était supportée par douze bœufs d’airain, tournés, trois par trois, vers les quatre points cardinaux. L’eau de ce vase, destinée aux ablutions des prêtres, — qui devaient se laver les mains et les pieds avant d’entrer dans le sanctuaire, — s’écoulait probablement au moyen de robinets. Il y avait dans le parvis dix autres cuves plus petites, artistement travaillées et montées sur des roues qui permettaient de les faire circuler. Salomon fit confectionner en or une quantité de vases sacrés, destinés aux sacrifices, à l’encensement ou autres usages religieux. Partout, au dedans comme au dehors du temple, c’était une profusion de richesse et de splendeur.

Salomon voulut aussi, à côté des sacrifices, faire une place à la musique vocale et instrumentale, comme moyen d’élever les âmes. A cet effet, il fit fabriquer des harpes et des luths en bois de sandal.

Lorsque le temple fut achevé après sept ans de travail (1007), on en fit solennellement la dédicace. On fixa, par cette cérémonie, le mois où se terminaient les travaux des champs et les vendanges. Tous les chefs des tribus et les anciens des familles y furent conviés, et une multitude nombreuse se joignit à eux, avide d’assister à ce rare spectacle et d’admirer la magnificence de la maison de Dieu. La solennité commença par la translation de l’arche sainte, de la montagne de Sion ou ville de David à la colline de Moria. À cette cérémonie et durant toute la dédicace, on immola des milliers de victimes ; mais on doit aussi avoir chanté des psaumes. Aussitôt que l’arche eut pénétré dans le Saint des saints, un nuage épais enveloppa toute l’enceinte du temple, au point que les prêtres furent empêchés d’accomplir leurs fonctions. On vit dans ce fait un témoignage de la faveur céleste, une preuve que la consécration du temple était agréable à Dieu. Aussi les Hébreux assistèrent-ils à cette scène avec un joyeux enthousiasme, et le roi traduisit leurs impressions dans un langage bref et bien apprécié : Dieu a promis de résider dans un nuage ; moi, Seigneur, je t’ai bâti une demeure durable, une résidence où tu te fixeras à jamais ! Le Moria sembla ainsi une image du Sinaï, où la voix divine s’était fuit entendre du sein d’un épais nuage. Le peuple contempla depuis lors arec une crainte religieuse ce temple, siège visible du Dieu qui remplit le ciel et la terre ; et c’est de là qu’il attendit des enseignements, une direction sûre, pour la voie qu’il avait à suivre. — Un prophète présent à cette solennité (peut-être Achia de Silo) déclara de la part de Dieu au roi Salomon : Si tu marches dans mes voies, si tu obéis à mes lois et à mes préceptes, j’accomplirai la promesse que j’ai faite à David ton père. Je résiderai au milieu des enfants d’Israël et je n’abandonnerai point mon peuple.

C’était alors l’époque de la fête d’automne, dont la joyeuse célébration coïncida avec la fête de la dédicace. Ce fut une profonde et durable impression que celle de ce temple, tout resplendissant d’or et d’airain, simple et sublime en son architecture, sans aucune image de Dieu, mais enveloppé de son invisible majesté. La maison de Dieu donnait un point d’appui à l’imagination vagabonde, qui ne peut se représenter le spirituel sans une forme tangible. On ce plut à appeler le temple l’orgueil et la force d’Israël, le délice de ses yeux.

Avec l’inauguration du nouveau temple commença une organisation religieuse qui n’avait pu jusqu’alors s’établir régulièrement, ni dans les conditions trop modestes du tabernacle de Silo, ni dans la période transitoire où il était installé sur le Sion. Le sacerdoce existait, sans doute, et appartenait exclusivement aux descendants d’Aaron. Mais il n’était pas encore hiérarchisé ; nulle distinction de supérieurs et d’inférieurs. C’est seulement sous Salomon qu’un grand prêtre fut placé à la tête des autres et une hiérarchie instituée. Le pontificat était alors exercé par Azarias, fils de Sadoc, et qui lui avait succédé après sa mort. Il avait pour auxiliaires les prêtres inférieurs. Quant aux Lévites, subordonnés aux Aaronides, ils furent l’objet d’un classement nouveau. Une partie de la tribu assistait les sacrificateurs, une autre était de garde aux quatre côtés du temple, enfin quelques familles étaient chargées du chant et de la musique instrumentale.

C’est grâce à l’existence du temple et de cette organisation que Jérusalem devint véritablement la capitale du pays. Aux fêtes d’automne affluaient des pèlerins de toutes les tribus, pour assister au culte grandiose que les autels locaux ne pouvaient leur offrir. De plus, comme Jérusalem devint peu à peu une importante ville de commerce, qui attirait un concours d’étrangers et recevait la primeur des marchandises et curiosités du dehors, il y avait là un nouvel élément d’attraction pour toutes les tribus. Jérusalem, la plus jeune de toutes les villes du pays, en devint la première et les éclipsa toutes.

Ayant fait de Jérusalem une ville de premier ordre, Salomon voulut la fortifier dans tous les sens, et il comprit aussi la montagne du temple dans l’ensemble des travaux. — Salomon se construisit ensuite un palais, dont l’édification demanda un espace de treize années. Aussi était-ce tout un ensemble de bâtiments, occupant un terrain considérable sur la colline septentrionale, dans le quartier du Millô. Attenant à l’entrée, était la maison de la forêt du Liban, ainsi nommée de la quantité de ses colonnes en bois de cèdre. Cette maison était une place d’armes destinée à la protection du roi ; trois cents gardes y veillaient, armés de lances d’or et de boucliers d’or, escortant le roi quand il se rendait au temple. — Salomon déploya un soin particulier dans l’aménagement de la salle de justice ou du trône, entièrement planchéiée de cèdre et ornée de moulures dorées. Dans ce portique s’élevait le trône de Salomon, qu’on vantait comme une merveille. Il était tout en ivoire et recouvert d’or. On y accédait par six marches, sur chacune desquelles étaient accroupis deux lions, emblèmes de la puissance et de la majesté royales. Aux deux côtés du siège étaient deux bras, flanqués également de lions. C’est dans cette salle que Salomon donnait audience aux plaideurs et rendait ses arrêts. Il considérait les fonctions de juge comme un des attributs les plus essentiels et un des plus saints devoirs de la royauté. C’est encore là qu’il recevait les envoyés de nombreux pays, venus pour lui rendre hommage ou pour nouer des alliances avec lui. — Un palais spécial était affecté au roi, à sa domesticité et à ses femmes. Mais la princesse égyptienne, son épouse privilégiée, eut sa maison à part, exclusivement aux autres femmes et aux concubines de Salomon. Lorsqu’elle quitta la cité de David — où elle avait demeuré jusqu’à l’achèvement des travaux — pour entrer dans ses appartements personnels, cette installation parait s’être faite en grande pompe. — Selon toute apparence, Salomon bâtit aussi un aqueduc pour les besoins de Jérusalem et du temple ; l’eau provenait des abondantes sources d’En-Etam, à trois lieues au sud de la ville.

Aussi bien que Salomon, du reste, les grands du royaume qui résidaient habituellement à Jérusalem, les princes, les hauts fonctionnaires, les favoris, élevèrent de fastueux édifices en bois de cèdre. Les richesses qui, par trois artères principales, affluaient dans le pays, permettaient de satisfaire ce goût du luxe, qui, du roi, s’était communiqué aux classes supérieures. — De gros marchands phéniciens, qui faisaient le commerce sur une grande échelle, des changeurs et gens de finance, qui prêtaient de l’argent à intérêt, s’établirent à Jérusalem, où ils formèrent une corporation distincte, sous l’égide de l’alliance qui régnait entre Hiram et Salomon. Ils avaient la faculté d’y vivre d’après leurs lois et leurs coutumes, d’y conserver même les rites de l’idolâtrie.

Ces trois sources de richesse, qui versaient des flots d’or dans la capitale, étaient : la puissance politique, l’alliance avec l’Égypte et le commerce de l’Inde. Les princes qui avaient conclu des traités de paix avec David les maintenaient avec son successeur, et d’autres encore recherchaient son amitié. Tous ces princes et leurs peuples, conformément à l’usage, envoyaient à sa cour soit des tributs, soit des hommages riches et nombreux : vases d’or et d’argent, tissus précieux, aromates, chevaux et mulets. Plus fructueuses encore étaient ses relations avec l’Égypte. Ce pays de plaine pouvait approvisionner de cavalerie les pays de montagne, pauvres en chevaux. L’Égypte fabriquait aussi des chariots de guerre, fort prisés des autres pays. Les princes d’Aram et des contrées de l’Euphrate, qui, auparavant, tiraient directement de l’Égypte les chariots et les chevaux dont ils avaient besoin, durent s’adresser désormais, pour ces achats, à une société de commerce privilégiée par Salomon, et qui, grâce à cet arrangement, fit, pour elle-même et pour le pays, d’excellentes affaires.

Il va de soi que Salomon introduisit aussi dans son propre pays de la cavalerie et des chariots empruntés à l’Égypte. Il fonda des villes comme dépôts spéciaux de chevaux et de chars, dans la plaine voisine de la mer. Il avait, dit-on, douze mille chevaux de selle et quatorze cents chars attelés chacun de deux chevaux, pour l’entretien desquels on éleva de vastes bâtiments contenant quatre mille écuries.

Toutefois, c’est du commerce maritime avec l’Inde que Salomon tira ses plus riches revenus. Les Phéniciens étaient alléchés depuis longtemps par les trésors de ce merveilleux pays ; mais il était loin, et la route en était difficile, tant que les côtes de la mer Rouge, infestées de peuplades sauvages et pillardes, n’offraient aucune sécurité. L’alliance du roi de Tyr avec Salomon permit de trouver une route plus directe et plus sûre. La zone qui s’étendait de la frontière méridionale de Juda au golfe oriental de la mer Rouge, à la pointe d’Ailat, était devenue libre. Les caravanes pouvaient désormais, avec leurs chameaux chargés, voyager tranquillement de Jérusalem et de la mer jusqu’à l’extrémité nord de la mer Rouge. Sur le conseil d’Hiram, Salomon fit construire et gréer une flotte de grands et solides vaisseaux, les vaisseaux de Tharsis. Pour en former l’équipage, Hiram envoya ses meilleurs marins, rompus aux voyages de mer, et auxquels on adjoignit des Israélites de la tribu d’Aser, de celle de Zabulon, habitants de la côte et familiarisés avec les caprices de l’océan. Ces vaisseaux devaient faire la longue traversée qui se termine à l’embouchure de l’Indus.

Quand la flotte israélite fut appareillée, elle quitta le port d’Ailat, entra dans la mer Rouge et navigua le long des côtes jusqu’à l’embouchure de l’Indus, au pays d’Ophir (Abhira, aujourd’hui le Sind). Après un espace de trois ans, la flotte revint de ce premier voyage avec une riche cargaison. De longues files de chameaux portaient tous ces trésors, toutes ces raretés dans Jérusalem, sous les yeux d’une population émerveillée ; plus de quatre cents talents d’or, de l’argent en quantité, ivoire, ébène, singes hideux et paons au brillant plumage, bois de sandal et plantes aromatiques. Salomon se servit de l’ivoire pour la construction de son trône de justice, et du bois de sandal pour la garniture des harpes et des luths destinés à la musique du temple. On fit également, de ce bois précieux, une balustrade pour le pont qui conduisait du palais à la maison de Dieu.

Salomon fit renouveler à plusieurs reprises ces voyages d’Ophir à chacun desquels on rapportait dans le pays de nouvelles richesses, de nouvelles curiosités. La ville maritime d’Ailat, sur le golfe, acquit par là une grande importance ; des Judéens s’y établirent, et il en résulta pour le pays d’Israël un surcroît d’étendue, depuis la pointe de la mer Rouge jusqu’aux bords de l’Euphrate.

Pour transporter chevaux et chariots dans les provinces d’Aram et de l’Euphrate, pour amener jusqu’au port les marchandises de Phénicie, il était nécessaire d’avoir des routes praticables et de procurer toute sécurité aux caravanes. Salomon n’y manqua pas. Dans un pays de montagnes, il n’est pas facile aux bêtes de somme, moins encore aux chevaux et aux voitures, de fournir de longues traites, à cause des obstacles que présentent à chaque pas, ici une hauteur escarpée, là une descente trop rapide, ailleurs un éboulis de pierres. Salomon fit donc niveler des routes qui conduisaient de Jérusalem au nord et au sud, et qu’on appela les routes royales. Ce furent vraisemblablement les indigènes cananéens, réduits à la condition de serfs, qu’il employa à ce travail. Les buttes furent aplanies, les fondrières comblées, les terrains pierreux déblayés, les terres veules raffermies. Sur les routes ainsi frayées, les voitures pouvaient rouler sans difficulté, les caravanes circuler sans obstacle, du sud au nord et du Jourdain à la mer. — Tout un système de forts garantissait la sûreté des routes et offrait des haltes aux voyageurs. Outre ces stations et les dépôts de cavalerie et de chariots, Salomon créa aussi des villes d’approvisionnement ou greniers d’abondance, comme réserves pour les années de disette.

Par ces moyens, Salomon avait sagement ordonné l’État israélite, et dans le présent et dans l’avenir. Il n’avait pourtant pas, pour le seconder, un conseiller habile, comme David en avait eu un dans la personne d’Achitophel. Sa propre sagesse était son seul guide. Mais il avait su choisir des employés de confiance, qui appliquaient énergiquement ses idées et se conformaient avec intelligence à ses instructions. De fait, l’extension considérable de ses États et de sa maison exigeait la création de nouveaux emplois. Vu le train que lui imposait l’incessante affluence d’étrangers à sa cour, il fallut instituer un inspecteur du palais, qui acquit peu à peu un haut degré de puissance.

Par son excellente organisation, par son accroissement extérieur, par les richesses prodigieuses qu’y avait accumulées Salomon, le pays d’Israël était devenu une véritable puissance, digne de rivaliser avec les plus grands États du monde antique. Des princes et des peuples, divisés entre eux, avaient recours au maître de ce pays et sollicitaient l’arbitrage de ce monarque, dont la sagesse était vantée partout. Mais la principale gloire du règne de Salomon, ce fut la paix, la sécurité complète dont jouit son royaume. De Dan à Bersabée, tout Israélite pouvait goûter paisiblement les joies du foyer, chacun sous sa vigne et sous son figuier.

Les relations commerciales, la prospérité du pays, le calme de l’existence, fruit de la longue paix de ce règne, attirèrent là de nombreuses familles des pays circonvoisins, Moabites, Ammonites, Iduméens, Égyptiens. Il est à croire aussi que le culte épuré des Israélites, culte si supérieur à celui des idoles et qui avait trouvé dans le temple de Jérusalem un si auguste siège, exerça une puissante attraction sur maint étranger intelligent, jaloux d’y prendre part et de s’abriter sous les ailes du Dieu d’Israël. Le pays, le peuple et le Dieu d’Israël étaient, sous Salomon, connus au loin. Les navigateurs israélites, qui abordaient à tant de ports de mer, de côtes et de marchés ; les marchands israélites, qui entretenaient des relations avec les pays étrangers, furent, sans le savoir, les premiers messagers qui révélèrent le Dieu d’Israël aux peuplades païennes. Un jour, Jérusalem reçut une surprenante visite. La sage reine du pays de Saba, pays fertile en aromates, situé sur la côte arabique de la mer Rouge, et visité par les navigateurs israélites, vint à Jérusalem avec une suite nombreuse : elle avait entendu dire merveille de la gloire de Salomon et de la puissance du Dieu d’Israël, et elle voulait s’assurer par elle-même de la vérité de ces récits. Accueillie avec déférence par Salomon, la reine de Saba — que la légende nomme Belkis — eut avec lui de nombreux entretiens ; elle admira sa sagesse, le temple qu’il avait élevé à Dieu, l’éclat et la belle ordonnance de sa cour. Elle mit, dit-on, sa sagesse à l’épreuve, en lui proposant des énigmes, qu’il résolut de façon à l’émerveiller.

Toutefois, cette royauté même de Salomon, si glorieuse au dedans et au dehors, renfermait le germe destructeur de l’édifice politique si merveilleusement construit. Malgré ce temple, qui donnait un centre au pays ; malgré les efforts de Salomon pour remplacer les groupes isolés des tribus par une rigoureuse unité, il n’était pas encore parvenu à réaliser la fusion intime de ces tribus en un corps national. Seule, la tribu de Benjamin restait étroitement attachée à celle de Juda, parce que Jérusalem et le temple se trouvaient sur son propre canton, et que des familles notables benjamites s’étaient fixées dans la nouvelle capitale ; Salomon lui-même, d’ailleurs, peut avoir donné aux Benjamites, sa tribu natale, une préférence sur les autres tribus. Mais, d’un autre côté, la mutuelle antipathie de la maison d’Israël et de la maison de Juda, c’est-à-dire des tribus du nord et de celles du midi, n’avait pas discontinué. Les tribus du nord nourrissaient un profond mécontentement à l’égard de Salomon, en dépit du bien-être dont elles lui étaient redevables, elles aussi ; elles ne sentaient que la pesanteur du joug que leur imposaient les prestations continuelles exigées pour l’approvisionnement de la cour et pour la construction des édifices. Le mécontentement, il est vrai, était contenu et silencieux, mais il n’attendait qu’une occasion pour éclater en révolte. Quelque sage que fût Salomon, sa sagesse n’était pas assez clairvoyante pour pénétrer l’avenir, pour comprendre que lui-même, par ses fautes, ébranlait les solides assises de l’État.

Parmi les fonctionnaires de Salomon, préposés à l’inspection des bâtiments, se trouvait un Éphraïmite d’une rare intelligence, d’un grand courage, d’une ambition plus grande encore. C’était Jéroboam, fils de Nebat, originaire de la petite ville de Saréda, près du Jourdain. Sa mère était veuve. Affranchi de bonne heure de la sévérité paternelle, son caractère put se développer sans gène ni contrainte. Jéroboam avait dirigé le travail des murs de Jérusalem avec beaucoup d’habileté et de vigueur, et Salomon fut si satisfait de ses services, qu’il lui confia une tâche plus importante encore sur les territoires d’Éphraïm et de Manassé. Là, Jéroboam eut occasion d’entendre les plaintes du peuple sur les charges imposées par Salomon, plaintes qui, chez les Éphraïmites, toujours mécontents, étaient sans doute plus accentuées que partout ailleurs. Cette désaffection, qui servait si bien ses projets ambitieux, il songeait à en tirer parti et n’attendait pour cela qu’une occasion opportune. L’occasion s’offrit à lui. Salomon commit la faute de tolérer des lieux de sacrifice pour les divinités païennes. Soit que ses femmes étrangères eussent arraché cette concession à sa vieillesse, soit que les Phéniciens et autres peuplades séjournant à Jérusalem eussent obtenu de lui la permission d’avoir leurs divinités à leur manière dans le pays d’Israël, on vit s’élever sur le mont des Oliviers, à sa haute cime qui regarde le nord, des sanctuaires idolâtres en l’honneur de l’Astarté des Sidoniens et de mainte autre divinité[1]. L’âme du peuple n’était pas encore assez ferme dans sa foi, pour que l’exemple de la corruption religieuse ne pût le faire retomber dans ses vieilles erreurs. Un prophète — peut-être Achia de Silo — eut le courage de reprocher au roi cette indifférence, et de lui déclarer qu’une telle conduite pourrait bien lui coûter son trône. Mais Salomon semble avoir été médiocrement impressionné par cette menace. Indigné de cette apathie, le prophète Achia s’en alla trouver Jéroboam, dont il avait pénétré sans doute les desseins ambitieux. Comme Jéroboam, un jour, sortait de Jérusalem, le prophète s’avança vers lui, saisit son manteau qu’il déchira en douze parts, et lui en donna dix en lui disant : Prends ces dix morceaux, ils représentent les dix tribus qui se détacheront du sceptre de la maison de David, et c’est toi qui régneras sur elles. Il n’en fallait pas davantage à Jéroboam pour donner suite à ses projets hardis : un prophète ne les avait-il pas sanctionnés de son approbation ? Sans tarder, il court au territoire d’Éphraïm et excite les habitants à secouer le joug de la maison de David. Mais Salomon, entre temps, avait été instruit de ses menées, et, avant que la révolte eût pu faire des progrès, il envoya ses gardes mettre à mort le factieux. Celui-ci put s’échapper par des détours et se réfugia en Égypte.

Une dynastie nouvelle occupait alors le trône de ce dernier pays, dans la personne de Scheschenk (le Schischak de l’Écriture). Sous ce dernier roi cessa l’alliance étroite qui avait existé jusqu’alors entre Israël et l’Égypte, grâce au mariage de Salomon avec une princesse de ce pays. Scheschenk nourrissait bien plutôt des pensées hostiles contre l’État israélite, devenu trop puissant à son gré. Aussi accueillit-il amicalement le rebelle Jéroboam, qui avait cherché asile auprès de lui, et dont il comptait se faire un instrument contre Salomon. Il accorda pareillement bon accueil et protection à un autre ennemi d’Israël, à un prince Iduméen, particulièrement animé de sentiments de vengeance contre le peuple israélite. Hadad, un descendant du roi Iduméen, vaincu par David, avait, tout jeune encore, échappé au massacre que Joab avait ordonné dans ce pays pour châtier une insurrection. Dès que Scheschenk fut monté sur le trône, le prince Iduméen accourut en Égypte, où il reçut l’accueil le plus bienveillant. Néanmoins, Hadad tenait à rentrer dans l’Idumée et à reconquérir le pays dont on l’avait dépouillé. Appuyé sans doute par Scheschenk, il mit son plan à exécution, sachant bien que l’esprit belliqueux de l’époque de David et de Joab s’était affaibli sous le règne pacifique de Salomon, et qu’une guerre de détail, dans ce pays de montagnes, lui apporterait beaucoup de profits avec peu de risques. Hadad et la troupe recrutée par lui, arrivés sur le sol iduméen, firent beaucoup de mal aux caravanes de Salomon, qui transportaient les marchandises du golfe d’Ailat aux frontières israélites et réciproquement, et les guerriers de Salomon étaient incapables de leur tenir tête.

Un autre point noir se forma dans le nord, point dont Salomon s’inquiéta peu, mais qui était gros de malheurs pour Israël. Rezon, un des officiers du roi de Soba, Hadadézer, vaincu par David, s’était échappé à la suite de cette défaite, avait rassemblé une troupe de brigands et fait, à leur tête, la petite guerre, depuis les bords de l’Euphrate jusqu’aux contreforts septentrionaux du Liban. Le succès des entreprises de Rezon grossit le nombre de ses soldats, et cette nouvelle force doubla son audace et sa puissance. Finalement, il put tenter un coup de main sur Damas, la vieille cité ; il réussit à s’en emparer et s’y adjugea la couronne. Lui aussi exerça, du côté du nord, des hostilités contre les Israélites et leurs alliés, sans rencontrer d’obstacles de la part de Salomon, — soit que ce dernier eût horreur de la guerre, ou qu’il n’eût pas assez de braves guerriers pour lutter à la fois dans le nord et dans le midi.

Ainsi se développaient çà et là, contre la prospérité d’Israël, des puissances menaçantes, infimes d’abord, et qu’on eût pu aisément écraser dans l’œuf. À cela devait encore s’ajouter une scission intérieure. Israël n’était pas destiné à rester un puissant empire. — Toutefois, Salomon ne devait pas assister à l’accomplissement de cette destinée et à la décadence de son pays ; il mourut en paix, à l’âge de soixante ans environ (977). Sa dépouille fut déposée, probablement en grande pompe, dans le caveau des sépultures royales, construit par David au sud du mont Sion. On raconta plus tard que Salomon et son père avaient caché dans des cellules, au fond de ce caveau, des sommes immenses et de précieux trésors, qui en furent retirés, bien des siècles après, par des rois judéens.

Malgré le grand nombre de ses femmes, Salomon ne laissa pas, semble-t-il, une nombreuse postérité. Le trône passa à son fils Roboam, à qui il était réservé de consommer la scission de ses propres mains. — La postérité, qui a exalté le génie et la sagesse de Salomon au delà des limites humaines, lui a prêté aussi une mystérieuse autorité sur les démons et les esprits invisibles, qui, dociles à sa volonté, se réunissaient ou se dispersaient à son commandement. Un simple anneau même, où était gravé son nom, conservait, selon la croyance populaire, une puissance magique et domptait les démons.

De fait, l’empire israélite, agrandi par Salomon, ressemblait à quelque édifice enchanté, construit par une légion de génies. Sa mort a rompu le charme, et l’anneau magique de Salomon n’a point passé aux mains de son fils.

 

 

 



[1] La tolérance que montrait Salomon, en permettant d'élever des autels idolâtres sur le mont des Oliviers, ne procédait pas seulement d'un sentiment d'indulgence pour ses femmes païennes ; c'était encore une concession faite aux sociétés de commerce étrangères établies à Jérusalem. D'après les Rois II, 23, 13, il existait aussi dans la capitale un sanctuaire consacré à l'Astarté des Sidoniens, c'est-à-dire des Phéniciens. Comme Salomon entretenait de très étroites relations avec la Phénicie ; il est à croire que des marchands de ce pays qui, pour la facilité de leur trafic, possédaient des comptoirs à Jérusalem, avaient demandé pour la célébration de leur calte un emplacement que Salomon n'avait guère pu leur refuser.