Deuxième époque — L’apogée
Après vingt ans de règne, David eut à subir différentes guerres, qui le détournèrent de ses pacifiques efforts pour établir l’ordre intérieur du pays et y exercer la justice. Ces guerres lointaines, qui s’imposèrent à lui à son corps défendant, donnèrent à sa puissance un accroissement inattendu et à l’activité de son peuplé un singulier essor. Il fit d’abord une guerre acharnée aux Moabites, habitant au delà de la mer Morte, avec lesquels, au temps de sa vie errante, il avait eu des relations amicales et chez qui il avait rencontré un accueil hospitalier. C’était vraisemblablement une guerre de représailles, car David vainqueur traita les prisonniers avec plus de cruauté qu’aucun des peuples vaincus par lui. Tout le pays de Moab fut soumis à son empire et tenu d’envoyer un tribut annuel à Jérusalem. Quelque temps après, Nachasch, roi des Ammonites, étant mort, David, qui avait été lié d’amitié avec lui, envoya un message de condoléances à son fils Chanoun. Cette démarche parut suspecte. Les familiers du nouveau roi le mirent en défiance contre David, prétendant que les messagers n’étaient que des espions chargés d’explorer les points vulnérables de la capitale (Rabbath-Ammon), qu’on se proposait d’attaquer cette ville et de lui faire subir le sort de la capitale moabite. Entraîné par leurs suggestions, Chanoun fit au roi israélite un affront qui ne pouvait rester impuni. A ses envoyés qui, selon le droit des gens, étaient inviolables, il fit raser la moitié de la barbe, couper les vêtements jusqu’à la ceinture, et les expulsa du pays. David fut informé du fait, et il s’apprêta à une guerre sans merci. Les bans de l’armée furent convoqués, le corps des vaillants ceignit ses reins, et les troupes mercenaires des Krêtki et Plêthi, commandées par Benaïahou, marchèrent en tête. Chanoun, qui redoutait les qualités guerrières des Israélites, chercha à se procurer du renfort ; il soudoya des Araméens, répandus depuis la chaîne de l’Hermon jusqu’à l’Euphrate, et qui vendaient leurs services. Le plus fort contingent (20.000 hommes) fut fourni par Hadadézer, roi de Soba, prés de l’Euphrate. David ne fit pas cette guerre en personne, il en confia la direction au prudent et fidèle Joab. Aussitôt que celui-ci eut franchi le Jourdain avec son armée, il la partagea en deux corps, laissa l’un sous les ordres de son frère Abisaï, et attaqua lui-même les Araméens à la tête de l’autre. Il avait enflammé les courages par ces simples et expressives paroles : Combattons vaillamment pour notre peuple et notre ville sainte, Dieu fera le reste ! Joab, fondant avec impétuosité sur les Araméens, les mit en déroute, si bien qu’à leur tour les Ammonites, épouvantés, abandonnèrent la bataille et se retirèrent sous les murs de leur capitale. Après cette belle journée, Joab se hâta de rentrer dans Jérusalem, où il rendit compte au roi et lui développa un plan consistant à écraser les Araméens, de façon à leur ôter désormais l’envie d’intervenir. Avec l’armée victorieuse, qui venait d’évacuer provisoirement le territoire ammonite et qu’il renforça encore, David se mit lui même à la poursuite des Araméens, au delà du Jourdain. Bien que le roi Hadadézer eût envoyé, lui aussi, de nouveaux renforts à son armée battue, elle succomba encore une fois, et son général lui-même perdit la vie. Les vassaux du puissant Hadadézer firent promptement leur paix avec David, qui, poursuivant son succès, pénétra jusqu’à la capitale du roi araméen, dans le voisinage de l’Euphrate. Les chariots et la cavalerie de l’ennemi ne purent soutenir le choc impétueux de l’armée israélite, et les Araméens furent battus une troisième fois. Le vaste État de Soba, dont plusieurs princes relevaient comme tributaires, fut sur le penchant de sa ruine. Le roi de Damas, qui avait prêté assistance à celui de Soba, fut pareillement vaincu par David, et l’antique cité de Damas passa depuis lors sous l’obéissance du roi d’Israël. Dans toutes les provinces araméennes, depuis l’Hermon jusqu’à l’Euphrate, David établit des gouverneurs chargés de la perception des tributs. — David et son armée durent être surpris eux-mêmes de tant de victoires merveilleuses, qui répandirent au loin la terreur de leur nom. Cependant le roi des Ammonites n’avait pas encore expié l’affront infligé aux ambassadeurs israélites. Retenue, pendant une année presque entière, par sa guerre avec les Araméens, l’armée israélite ne pouvait reprendre la campagne contre Chanoun. Mais, une fois ces grands succès obtenus, David fit marcher Joab avec son armée contre Ammon. Or, la guerre avec ce peuple avait été l’occasion d’une autre guerre. Les Iduméens, qui habitaient au sud de la mer Morte jusqu’au golfe Ælanitique, avaient, eux aussi, prêté appui aux Ammonites en leur envoyant des troupes auxiliaires ; eux aussi, il fallait les mettre à la raison. David fit donc attaquer les Iduméens par son second général, Abisaï, le frère de Joab. Du reste, Joab avait fort à faire avec les Ammonites, retranchés derrière les puissants remparts de leur capitale, et qui faisaient de fréquentes sorties. L’armée israélite, ne possédant ni béliers ni autres engins de siège, ne pouvait obtenir quelque résultat qu’en tentant d’escalader les murs ; mais les archers postés sur le faite les repoussaient sans cesse. Enfin Joab réussit, après des assauts réitérés, à s’emparer d’un quartier de la ville ; il fit aussitôt part de cet exploit à David et l’engagea à se rendre au camp pour assister à la prise des autres quartiers, afin que l’honneur de la conquête lui fût attribué. David arriva devant Rabba avec des troupes fraîches, et il eut, en effet, la satisfaction de prendre la ville entière et de faire un riche butin. Il mit sur sa tête la couronne de Madkom (Milkom), dieu des Ammonites, laquelle était d’or et enrichie de pierreries. Il ne paraît pas que David ait détruit la ville, comme il en avait eu l’intention ; il se borna à condamner la population mâle, ou seulement les prisonniers, à des travaux serviles, tels que polir des pierres, triturer le blé avec des rouleaux de fer, couper du bois et confectionner des briques, et il procéda de même avec les prisonniers des autres villes. Quant au roi Chanoun, cause première de la guerre, et qui avait si gravement offensé David, ou il fut mis à mort, ou il réussit à s’échapper. David lui donna probablement pour successeur Scobi, frère de ce prince. De son côté, Abisaï avait guerroyé avec les Iduméens[1] et les avait battus dans la vallée du Sel, voisine sans doute de la montagne saline au bord de la mer Morte. Il est à croire que les survivants se soumirent ; aussi David se contenta de leur imposer une garnison et des gouverneurs, comme à Damas et aux autres pays araméens. Il paraîtrait que, plus tard, les Iduméens se soulevèrent contre la garnison israélite et la massacrèrent ; car Joab se rendit en Idumée, fit donner la sépulture aux victimes et mettre à mort toute la population iduméenne mâle. Six mois furent employés à cette guerre d’extermination ; si bien qu’un petit nombre d’hommes seulement purent y échapper par la fuite, au nombre desquels se trouvait un fils ou petit-fils d’Hadad, le roi des Iduméens. Par ces grandes victoires de David, dans l’Ouest sur les
Philistins, au Toutes ces guerres et ces victoires révélèrent la grande âme de David mieux que n’avait fait son existence antérieure, courbée sous la contrainte. Ferme et énergique dans l’action, quand il y allait de l’honneur et de la sécurité de son peuple, il restait humble et modeste après le succès, sans ombre de vanité ni d’orgueil. Il n’éleva point de monument pour célébrer ses triomphes, comme avait fait Saül ; loin de là, il était persuadé, de même que son illustre général Joab, que Dieu seul lui avait donné la victoire. Cette confiance en Dieu qu’on met dans la bouche de David allant combattre le géant Goliath : Dieu est l’arbitre de la guerre, et il peut donner la victoire sans lance ni épée, il la manifesta dans toutes ses héroïques épreuves. David exprime cette pensée fondamentale dans un psaume (le XVIIIe) chanté probablement devant l’arche après cette période de guerres, et où il jette un regard rétrospectif sur tout son passé. Deux pensées connexes, nées de ces grandes victoires, sont entrées si profondément dans la conscience du peuple, qu’elles ont eu une action décisive sur tout son avenir. La première, entre autres formes variées, s’exprime ainsi : Le
salut du roi ne repose pas sur une grande armée, Ni
celui du héros sur sa force personnelle; Vaine
ressource que le coursier pour donner la victoire! Dieu seul dirige la guerre et l’achève, décide la victoire ou la défaite, et son assistance ne dépend pas du nombre des bataillons. — La seconde pensée, étroitement liée à la précédente, c’est la conviction que Dieu, lorsque Israël s’arme pour sa cause, fait toujours triompher ses légions, pour la gloire de son propre nom ou pour le salut de son peuple. C’est en conséquence de cette pensée que le Dieu d’Israël a été désigné d’un nom particulier et tout à fait caractéristique ; on l’a appelé le Dieu des armées (Yhwh Tsebaoth), celui qui les fait triompher dans les combats. Depuis, au début de toute guerre, on invoqua le Roi Tsebaoth, et les légions d’Israël marchèrent au combat avec la pleine assurance qu’elles ne pouvaient succomber. Dans la suite des temps, cette même assurance a enfanté des prodiges. Autant David traitait avec rigueur les divinités des peuples vaincus, parce qu’il voyait en elles une source de corruption, autant il se montrait, après la victoire, clément à leurs adorateurs. Les Moabites seuls furent par lui durement châtiés et les Ammonites astreints au servage, tandis qu’aux autres peuples subjugués il imposait un simple tribut ; on peut en conclure que les premiers étaient particulièrement coupables. Les peuplades étrangères établies dans le pays ne furent pas inquiétées : tels les Jébuséens à Jérusalem, tels les Cananéens et les Héthéen dans d’autres provinces. Aussi, maints étrangers ou indigènes, d’origine non israélite, venaient grossir le nombre de ses vaillants ou lui amenaient des troupes. Le Héthéen Urie, l’un des trente héros de David, et qui devait être mêlé un jour à la destinée de ce roi, éprouvait un attachement profond pour la nationalité israélite. Cependant, la joie causée par cette brillante situation ne resta pas longtemps sans nuage. Le bonheur des États, comme celui des individus, est rarement durable ; il faut qu’aux jours de soleil succèdent des jours sombres, pour que les facultés humaines ne s’engourdissent pas. Un seul faux pas de David lui coûta non seulement la paix et la sérénité de l’âme, mais compromit jusqu’aux fondements de l’État, édifiés par lui avec tant d’efforts. A son retour de l’expédition contre les Araméens, comme il se reposait des fatigues de la guerre, pendant que Joab, avec ses troupes et la phalange des héros, recommençait la campagne interrompue contre les Ammonites, David, de la terrasse élevée de son palais, où il gouttait la fraîcheur du soir, aperçut une belle femme qui se baignait. C’était la femme d’un de ses plus fidèles guerriers, du Héthéen Urie. Les maisons de ses braves étaient bâties sur le Sion, à proximité de son palais, et c’est ainsi que son regard rencontra la séduisante Bethsabée. Saisi, à cette vue, d’une passion violente qu’il ne sut pas maîtriser, il lui manda de venir le trouver. Elle obéit, et crut peut-être ne pouvoir rien refuser à son roi. Quelque temps après, informé par Bethsabée des conséquences de cet adultère, David songea à sauvegarder son honneur et n’aboutit ainsi qu’à aggraver son tort. Il fit venir Urie du camp de Rabba à Jérusalem, lui fit l’accueil le plus amical et lui permit de rentrer chez lui, d’y goûter le repos et les douceurs de la vie conjugale. Mais Urie, au lieu d’user de la permission, préféra passer la nuit à l’entrée du palais, avec les satellites attachés à la personne du roi. Cette fidélité ne faisait pas l’affaire de David. Il s’avisa donc d’un autre expédient, mais qui n’était rien moins qu’un crime. Puisqu’il ne pouvait, lui, sauver son honneur, Urie ne pouvait vivre. Il l’envoya donc au camp avec une lettre à Joab, où il lui ordonnait d’assigner au porteur, lors des sorties des Ammonites, le poste le plus périlleux, où il était exposé à une mort certaine. Cette prévision se réalisa : Urie tomba percé par une flèche ammonite. Bethsabée porta, selon l’usage, le deuil de son époux, après quoi David la prit pour femme, et elle lui donna un fils. Dans tout autre pays, des fantaisies royales de ce genre n’auraient provoqué chez les courtisans que des chuchotements fort discrets ; on les eût à peine blâmées et, en tout cas, bientôt oubliées. Quant au peuple, tout au plus une vague rumeur en serait-elle arrivée jusqu’à lui. Que s’est-il passé, après tout ? Urie est mort en combattant : qui sait par quelle volonté ? Joab seul. Sa veuve Bethsabée avait été admise dans le harem : qui pouvait s’en scandaliser ? Il lui était né un fils... peut-être quelques mois trop tôt : qui aurait voulu vérifier le compte des mois ? L’enfant pouvait passer pour un fils posthume d’Urie. — Mais, dans l’État israélite, il y avait un œil habile à percer les plus savantes ténèbres, et une conscience qui prenait une voix pour accuser le pécheur, ce pécheur eût-il été roi ! Cet œil perçant, cette conscience vigilante et inexorable, c’était le prophétisme. C’était même là sa plus belle mission, de ne pas encourager le crime par de lâches ménagements et par une complaisance coupable, de le montrer, au contraire, dans sa brutale réalité pour le flétrir. David pouvait croire que Bethsabée seule était dans le secret de l’adultère, que le seul Joab était initié au meurtre d’Urie. Brusquement, et à son grand effroi, il fut tiré de cette illusion. Un jour, le prophète Nathan se présente à ses yeux, et demande la permission de lui transmettre une plainte. Tranquillement il lui raconte une parabole : Dans certaine ville existait un riche, possédant de nombreux troupeaux ; il avait un voisin pauvre, ayant pour tout bien un petit agneau qu’il avait élevé et qu’il aimait tendrement. Un jour, un étranger arriva chez l’homme riche ; celui-ci, voulant le traiter, mais trop avare pour se priver d’une de ses bêtes, déroba l’agneau du pauvre et le servit à son ami... A ce récit, le cœur honnête de David se révolte, et il s’écrie indigné : Ce mauvais riche mérite la mort ! Tout au moins doit-il payer au quadruple l’agneau qu’il a volé ! Le prophète lui répond : CET HOMME, C’EST TOI MÊME ! Tout autre roi eût assurément châtié l’audacieux censeur qui osait dire la vérité à une tête couronnée, au représentant de Dieu sur la terre. David, le disciple du prophète Samuel, accepta humblement la leçon, et, courbé par le repentir, il dit : Oui, j’ai péché. Sans aucun doute, il n’épargna ni les prières ferventes, ni les mortifications, ni les sacrifices expiatoires, pour obtenir de Dieu le pardon de ses méfaits. Quoi qu’il en soit, l’enfant conçu dans le péché mourut peu après, bien que David se fût consumé dans les larmes et le jeûne pour que Dieu le lui conservât. Bethsabée lui donna depuis un second fils, qu’on appela Yedidya et Salomon, et qui devint le favori de son père. Toutefois, si Dieu pardonna à David ses actions criminelles, les hommes ne l’amnistièrent point, et elles eurent des suites fâcheuses pour son repos. Bethsabée était fille d’Éliam, un des guerriers héroïques de David, et petite-fille de son conseiller, Achitophel. Celui-ci jugea son honneur offensé par la conduite de David envers sa petite-fille[2], et ne lui pardonna jamais. Il se tut cependant et garda sa haine au plus profond de son cœur ; mais il n’attendait que l’occasion d’en faire sentir les effets au roi. David fit tout au monde pour l’apaiser. Il éleva au premier rang, comme reine, la femme qu’il avait déshonorée ; il lui promit en confidence que l’enfant né d’elle serait l’héritier de son trône, et confirma cette promesse par un serment solennel : tout cela pour complaire à Achitophel, dont les conseils lui étaient précieux, et pour le désarmer par la pensée de voir un jour son descendant assis sur le trône d’Israël. Mais Achitophel resta inflexible. Pour compliquer encore la situation, un triste incident survint dans la maison de David qui acheva d’empoisonner ses dernières années. Son fils aîné Amnon, qui se croyait sûr de lui succéder et autorisé à tout se permettre, aimait passionnément sa belle-sœur Thamar, fille de Maacha de Gessur et sœur d’Absalon ; mais il l’aimait d’un amour déshonnête. Il lui aurait été facile de demander sa main, mais il avait d’autres vues. D’après l’odieux conseil de son ami Jonadab, il l’attira dans sa chambre en prétextant une maladie, abusa de son innocence et, ajoutant l’insulte à l’impudicité, la fit jeter à la porte, comme si, nouveau Joseph, il eût été en butte à ses séductions. Thamar courut à son appartement éperdue, désespérée, se tordant les mains, déchirant ses vêtements. Absalon la rencontra ainsi pantelante, surexcitée, et, en voyant sa sœur dans cet état, un projet traversa soudainement sa pensée. Il tranquillisa la malheureuse, l’engagea à se taire et lui promit de la bien venger. David eut vent de l’infamie commise et en éprouva une vive douleur ; mais il était faible pour ses enfants et fermait les yeux sur leurs écarts. Pour Absalon, qui nourrissait un profond ressentiment contre son frère aîné et qui méditait sa perte, il sut dissimuler deux années durant. Il ne lui adressa pas une parole d’amitié, pas une non plus de haine, afin d’endormir ses soupçons et ceux de son père, et de leur faire croire qu’il avait oublié l’outrage de sa sœur. Il était habile, comme Achitophel, à masquer ses desseins ; et peut-être ce dernier faisait cause commune avec lui et lui avait tracé son plan de conduite. Outre les six enfants qui étaient nés à Hébron, David en avait eu onze à Jérusalem. Chacun de ses fils adultes avait une maison à lui, un personnel et des terres. Absalon avait ses biens et ses troupeaux à Baal-Hasor, non loin de la capitale. Il y convia tous ses frères à la fête de la tonte des moutons qu’il allait célébrer. Pendant que ses hôtes faisaient honneur au repas et savouraient le bon vin, les serviteurs d’Absalon, sur son ordre, assaillirent Amnon et le frappèrent à mort. Par ce meurtre, il atteignait un double but : il vengeait le déshonneur de sa sœur, et, par la disparition de son frère aîné, comptait s’assurer la succession au trône. David fut anéanti en apprenant cette nouvelle. Son fils, un fratricide ! Ce fut un coup terrible pour l’infortuné roi. Sa première pensée était de poursuivre l’assassin — qui s’était réfugié près de son aïeul, le roi de Gessur, au sud-ouest de la frontière de Juda — et de lui infliger la peine due à son crime, au besoin par la force des armes. Mais d’autres influences agissaient en sens contraire, car aussi bien, depuis l’aventure de Bethsabée, mainte intrigue s’agitait à la cour de David. Joab était opposé à l’avènement du dernier-né, Salomon, conséquemment favorable à celui de l’aîné, maintenant Absalon. Achitophel aussi, l’infaillible conseiller de David, tenait à ce qu’on épargnât Absalon, dont il comptait se servir comme d’un instrument contre le roi son père. D’autre part, Adonias, quatrième fils de David, souhaitait que son frère consanguin fût rigoureusement puni, jugeant plus facile d’écarter Salomon, cet héritier tard venu, qu’un Absalon qui ne reculait devant rien. Si donc le fratricide était puni, c’est à lui-même qu’écherrait la succession. Adonias et sa mère Hagghit devaient donc pousser à l’exécution d’Absalon ; mais Joab et Achitophel étaient plus habiles, et il dépendait d’eux de faire échouer une expédition contre le fugitif ou contre l’aïeul qui lui donnait asile. David ayant néanmoins résolu de faire saisir le coupable ou de réclamer son extradition (bien qu’il fût absent depuis trois ans déjà), Joab eut recours à un stratagème pour le détourner de ce dessein. Il fit venir de Tekoa — une ville du voisinage — une femme renommée par la finesse et l’habileté de sa parole, et concerta avec elle un plan d’après lequel elle montrerait au roi, dans un chaleureux discours, combien il était inhumain, de la part d’un père, de vouloir immoler son propre fils pour un meurtre qui, après tout, avait bien son excuse. L’intelligente mandataire se rendit auprès du roi en costume de deuil, et, se courbant jusqu’à terre : A mon aide, ô roi ! à mon aide ! dit-elle d’une voix gémissante. David s’informa du sujet de sa plainte, et elle lui débita une fable qu’elle avait imaginée. Sous l’ingénieux déguisement de sa pensée, le roi devina l’allusion et l’invita à lui dire franchement si cette démarche et ce discours n’étaient pas inspirés par Joab. La femme lui en fit l’aveu ; sur quoi le roi manda Joab, lui assura qu’il n’avait plus de mauvais desseins contre Absalon et lui donna ordre de le faire venir à Jérusalem. La sage habitante de Tekoa lui avait fait comprendre que la poursuite d’un fils par son propre père était une véritable énormité. Joab alla lui-même chercher Absalon à Gessur et le conduisit à Jérusalem ; là, toutefois, il ne lui fut pas permis de paraître devant son père, et il dut, comme un proscrit, se confiner dans sa maison. Sans s’en douter, Joab venait d’introduire la discorde dans la famille de David ; car Absalon, dans la solitude de sa disgrâce, rêvait nuit et jour à l’exécrable projet qu’il avait conçu de renverser son père. Mais, pour en assurer le succès, il lui fallait cacher son jeu. Avant tout, il était nécessaire qu’une réconciliation s’opérât, au moins ostensiblement. Joab, qui avait à cœur ce rapprochement, dut sans doute plaider chaudement la cause du fils auprès du père ; car David, après avoir tenu deux ans rigueur à son fils, se décida enfin à l’admettre en sa présence. Dans cette entrevue, Absalon joua supérieurement son rôle de fils soumis et repentant. Et David lui donna le baiser paternel, et la réconciliation fut consommée. Sept ans s’étaient écoulés déjà depuis la mort d’Amnon. Alors les intrigues se donnèrent carrière. Absalon dut sans doute avoir mainte conférence secrète avec Achitophel et agir d’après ses conseils. Il se posa dès lors en futur héritier du trône. II fit venir d’Égypte des chevaux et des chars, se donna cinquante gardes du corps, s’entoura enfin d’un appareil royal. De plus, il se levait chaque matin de bonne heure pour s’entretenir avec ceux qui venaient présenter leurs doléances au roi. Il les interrogeait, se faisait raconter leurs griefs, donnait raison à chacun, regrettait que le roi ne donnât pas audience et satisfaction à tous et ajoutait que, si lui-même devenait un jour juge, nul n’aurait jamais à se plaindre d’un déni de justice. Telles furent ses allures près de quatre ans de suite après sa réconciliation avec son père. — Absalon était le plus bel homme de son temps ; il avait dépassé la trentaine et atteint la plénitude de sa vigueur. Sa luxuriante chevelure ondoyait sur ses épaules comme la crinière d’un lion. Il captivait, par son aménité et ses manières affables, tous ceux qui l’approchaient. Et David, aveuglé, ne s’apercevait pas que son perfide enfant lui enlevait peu à peu tous les cœurs. Absalon n’attendait qu’une occasion favorable pour lever le masque, se déclarer ouvertement contre son père, le renverser, l’immoler peut-être et s’emparer du pouvoir. L’occasion ne se fit pas longtemps attendre. David, dans les dernières années de son règne, méditait un vaste plan, une grande guerre, parait-il, qui devait exiger un effectif considérable d’hommes. Déjà il avait enrôlé de nouvelles troupes mercenaires ; six cents Héthéens avec leur chef Ittaï, admirateur passionné de David et invariablement dévoué à sa cause, étaient venus de Gath se mettre à sa disposition. D’autre part, le roi voulait connaître le nombre total des Israélites valides, âgés de vingt ans et au-dessus, afin de juger des ressources dont il pourrait disposer pour une campagne probablement longue et difficile. Le roi chargea de ce dénombrement son général en chef Joab et d’autres capitaines. Les opérations durèrent neuf mois et vingt jours. Si les chiffres que nous possédons sont exacts, il en résulterait que, sur une population de quatre millions d’âmes, le pays pouvait fournir treize cent mille guerriers, hommes et jeunes gens. Mais l’événement prouva que cette opération était une faute, et David devait la payer cher. Elle excita au dernier point le mécontentement du peuple. Elle était déjà impopulaire, en tant qu’elle faisait prévoir une levée d’hommes pour une guerre de longue durée. Mais il s’y ajoutait encore un sentiment d’inquiétude, par suite de la croyance oit l’on était que tout recensement devait porter malheur. Or comme, aussitôt après, survint une effroyable épidémie qui fit beaucoup de victimes, chacun resta convaincu que c’était le recensement du peuple qui l’avait provoquée. — C’était la capitale, naturellement, qui, en raison de sa population plus dense, avait le plus souffert. En voyant les cadavres amoncelés, ou, selon la langue imagée de l’époque, l’ange de la destruction qui moissonnait tant d’existences, David implora le Seigneur : J’ai péché, je suis coupable ; mais qu’ont fait ces pauvres brebis ? Que ta main ne frappe que moi et ma famille ! Or, la peste avait précisément épargné la colline de Moria, où l’on avait permis aux Jébuséens de s’établir. Le prophète Gad invita aussitôt le roi à bâtir un autel sur cette colline et à y offrir des sacrifices, seul moyen de conjurer le fléau. Sans retard, David s’y rendit avec tous ses serviteurs. Le chef des Jébuséens, Arna, le voyant venir de loin, courut à sa rencontre, le salua respectueusement et lui demanda ce qu’il désirait. David expliqua qu’il voulait faire l’acquisition de la colline, afin d’y ériger un autel, et il refusa l’offre gracieuse d’Arna, qui voulait lui faire don de la place et de ses dépendances. Un autel fut érigé en toute hâte, un sacrifice offert, et immédiatement le fléau cessa de sévir dans Jérusalem. La colline de Moria passa depuis lors pour un lieu privilégié, inaccessible au malheur, étant d’ailleurs le même où jadis Abraham avait voulu offrir son fils Isaac en holocauste. Mais cette mortalité attira à David la désaffection du peuple, qui lui imputa le trépas de ces milliers d’infortunés frappés par l’ange de la destruction. Achitophel tira parti de cette désaffection pour se venger de David, et c’est Absalon qui fut l’instrument de cette vengeance. II concerta avec lui un plan de conjuration, qui ne pouvait manquer d’aboutir. Absalon envoya sous main des messagers dans toutes les directions, pour indiquer un signal aux partisans déjà gagnés à sa cause. C’est à Hébron, le chef-lieu de la tribu de Juda, que devait s’organiser et éclater d’abord la révolte contre David. Les Anciens de cette ville étaient déjà acquis à Absalon. Pour donner le change à son père sur le but de son voyage à Hébron, il imagina une fable quelconque, et David le laissa partir sans défiance. Accompagné de ses amis, de ses gardes et de deux cents notables de Jérusalem qu’il avait invités sous quelque prétexte et qui ignoraient ses desseins, Absalon entra dans Hébron. Ces honnêtes notables contribuèrent, sans s’en douter, à la réussite de son plan. Eu effet, lorsqu’on vit à Hébron que des personnes considérables de la capitale s’étaient rangées au parti d’Absalon, on jugea que la cause de David était perdue. Achitophel, qui avait trouvé moyen de s’éloigner de la cour, se rendit également à Hébron, se déclara ouvertement pour Absalon, et apporta ainsi un appoint énorme à sa cause, car chacun savait qu’Achitophel était le bras droit de David. La perfide combinaison eut un plein succès. Pendant qu’on offrait des sacrifices, les Hébronites et les autres assistants proclamèrent Absalon roi et se déclarèrent contre David. Des parents même de ce dernier, mus par l’ambition, se mirent du côté d’Absalon ; tel fut Amassa, son cousin, qui se croyait un grand homme de guerre et s’imaginait avoir été sacrifié à Joab. Des courriers, envoyés aussitôt dans les différentes villes, y donnèrent au moyen du cor le signal convenu, sur quoi les conjurés se réunirent et crièrent : Vive le roi Absalon ! Ils entraînèrent dans leur parti tous ceux qui avaient encore sur le cœur le dénombrement ordonné par David, et ceux aussi qui espéraient trouver quelque avantage dans une révolution et un changement de règne. Les Benjamites, que l’avènement de David avait privés du rang qu’ils devaient à Saül ; les Éphraïmites, ces éternels mécontents, durent applaudir particulièrement à la chute de David et accueillir d’autant mieux l’usurpateur qu’ils pouvaient espérer, par le renversement du vieux roi, recouvrer leur ancien crédit, ou leur indépendance première. Ils auraient sans doute meilleur marché du vaniteux Absalon, dont la popularité devait être éphémère, qu’ils ne l’avaient eu de David. Un grand nombre de villes des diverses tribus envoyaient des députés à Hébron pour acclamer le nouveau roi, et son parti grossissait de jour en jour. Le complot, on le comprend, fut d’abord dissimulé par ses organisateurs ; on ne permit à personne de voyager d’Hébron à Jérusalem, de peur que la chose ne transpirât. Ce n’est donc qu’en apprenant la défection des tribus de la maison de Juda et de celle d’Israël que David connut l’usurpation de son fils. Ce fut pour son cœur un coup douloureux ! Mais son parti fut bientôt pris. Il ne voulait pas exposer le pays à une guerre civile, comme l’y excitaient sans doute les fils de Tserouya et d’autres partisans fidèles. Abandonné de toutes les tribus, il lui faudrait s’enfermer dans sa capitale. Celle-ci ne pourrait résister à l’assaut d’une telle multitude, et — il ne pouvait se faire illusion là-dessus — l’impie Absalon n’aurait aucun scrupule à noyer Jérusalem dans le sang. Ce qui surtout affligeait, accablait David, c’était de voir Achitophel associé à la criminelle entreprise de son fils. Il reconnaissait, mais trop tard, que la conspiration avait été préparée de longue main, que c’était un plan savamment mûri, et que toute résistance de sa part n’aboutirait qu’à un désastre. Il annonça donc à ses gens qu’il allait quitter en hâte Jérusalem, avant qu’Absalon y arrivât avec ses nombreux adhérents. David put voir, en cette occurrence, qu’il avait aussi des amis fidèles, dévoués jusqu’à la mort. Lorsqu’il fut arrivé de son palais à la place des Parfumeurs, à l’extrémité sud-est de la ville, il remarqua, à sa grande joie, qu’un nombreux cortège l’avait suivi ; non seulement son général Joab et Abisaï, avec leurs hommes, non seulement une grande partie de sa légion héroïque (ghibborim), et les Krêthi et Plèthi avec leur commandant Benaïahou, mais encore Ittaï le Héthéen avec ses six cents hommes, enrôlés naguère par David. Toute la population de la ville fondait en larmes, pendant que David s’avançait à travers la vallée du Cédron et que tous ses capitaines marchaient en tête, se dirigeant par le mont des Oliviers vers l’âpre région du Jourdain. Chercher un refuge dans une ville, il ne l’osait, craignant une trahison. Plus tard, les deux premiers pontifes Sadoc et Abiathar, avec le corps des Lévites, accoururent de Jérusalem auprès de lui, amenant l’arche d’alliance. Mais il invita les deux prêtres à ramener l’arche à Sion, en ajoutant d’une voix émue : Si Dieu, me rendant sa faveur, me réintègre à Jérusalem, je reverrai l’arche et le saint tabernacle ; sinon, si Dieu me rejette, je me résigne à sa volonté. Il lui semblait d’ailleurs que les deux pontifes pourraient lui être plus utiles à Jérusalem qu’en partageant son exil. — Tandis que prêtres et Lévites ramenaient en toute hâte l’arche sainte à Jérusalem, David gravit la montagne nu-pieds, la face voilée, baigné de pleurs, et toute sa suite éclata en sanglots. Mais, au moment où sa douleur et son désespoir avaient atteint leur paroxysme, il vit soudain venir à lui, du sommet opposé de la montagne, un ami et un auxiliaire. Chusaï de la ville d’Érekh, était un des intimes de David et un conseiller non moins habile qu’Achitophel. Vêtu de deuil, il venait partager l’exil de son roi ; celui-ci s’y opposa. Un vieillard ne pouvait être qu’une gène pour le fugitif ; restant, au contraire, près d’Absalon, il pourrait être plus utile à son ami, lui transmettre secrètement des avis, déjouer les conseils d’Achitophel. Conformément à ces observations, Chusaï se rendit à Jérusalem. La première ville que David rencontra dans sa fuite fut Bachourim, une ville benjamite. Au lieu d’un accueil amical, il n’y trouva qu’insultes et outrages. Un Benjamite, Séméi, l’accabla d’injures et de malédictions : Homme de sang ! misérable ! Dieu te rend le mal que tu as fait à la maison de Saül, dont tu as ravi la couronne ! Longtemps encore il s’attacha aux pas de David, lui lançant des pierres et de la terre du haut de la colline, de sorte que les guerriers durent protéger la personne du roi, qui, du reste, comptait aussi des amis à Bachourim. Abattu, épuisé, David arriva avec sa suite, par la route du désert, dans la contrée de Jéricho. Ils s’arrêtèrent là sous des tentes, et l’infortuné monarque se remit de ses fatigues d’esprit et de corps, dans l’attente des avis que ses fidèles devaient lui envoyer de Jérusalem. Cependant Absalon entrait dans la capitale avec les conjurés et les défectionnaires, ayant à ses côtés Achitophel, le pervers conseiller. Celui-ci excitait l’usurpateur à redoubler de forfaits, afin de rendre la rupture irrémédiable et toute réconciliation impossible. Il lui conseilla de mettre la main sur le harem de son père et d’abuser des dix concubines qu’il y avait laissées. Qu’importait à Achitophel qu’Absalon, par cette nouvelle infamie, risquât de se rendre odieux au peuple ? Il voulait avant tout se venger de David et le précipiter du trône ; Absalon n’était pour lui qu’un instrument. Le scélérat imbécile qui se faisait appeler roi, mais qui, réduit à lui-même, eût été inhabile à rien entreprendre, se laissa entraîner à cette ignominie. Mais, pendant qu’il se livrait à cette orgie de crimes, l’homme qui devait anéantir ses desseins odieux était là près de lui. Chusaï avait, en apparence, rendu hommage au nouveau roi, avait protesté qu’il le servirait aussi fidèlement qu’il avait servi son père. Usant de traîtrise avec le traître, il avait gagné la confiance d’Absalon. Celui-ci tint conseil sur les moyens à employer pour vaincre et abattre son père. Les Anciens des tribus, présents à Jérusalem, furent appelés à délibérer. Achitophel donna le conseil diabolique de se mettre sans délai, cette même nuit, avec une armée considérable, à la poursuite de David, de surprendre sa suite et de la disperser par la supériorité du nombre, de le faire prisonnier lui-même, — faible et abattu comme il le supposait, — et de le mettre à mort. Une fois David éliminé, le peuple entier se rallierait au nouveau roi, sans remords et sans réserve. Chusaï, consulté à son tour par Absalon sur le plan de campagne à suivre, déclara le projet d’Achitophel absolument inacceptable, et fit valoir des arguments si spécieux qu’Absalon s’y laissa prendre. Quant à lui, Chusaï, ce qu’il conseillait, c’était de faire marcher contre David, non une petite et insuffisante légion, mais l’armée tout entière, levée depuis Dan jusqu’à Bersabée, et dont la force numérique écraserait infailliblement David. — Cet avis prévalut et fut mis à exécution. On renonça à la poursuite immédiate et l’on ajourna l’expédition jusqu’au moment où l’on aurait mis sur pied des forces imposantes. Sans perdre un instant, Chusaï fit connaître à David, par l’entremise de Jonathan et d’Achimaas, fils des deux grands-prêtres, le résultat de la délibération. Un premier bonheur pour David fut qu’Achitophel s’éloigna de Jérusalem et alla se pendre à Ghilo, sa ville natale, soit par dépit de voir son conseil rejeté par Absalon, soit parce qu’il pressentait que, si David gagnait du temps, la cause d’Absalon était perdue et que lui-même ne pourrait échapper à la juste punition de son crime. Le suicide d’Achitophel fut un rude coup pour l’usurpateur, qui ne trouvait pas, dans son parti, un seul homme capable, et qui lui-même n’avait ni clairvoyance ni qualités guerrières. Amasa lui-même, son général, était médiocrement doué. On convoqua bien l’armée ; mais, avant qu’elle fut réunie, David avait déjà une avance considérable. Il se rendit à Mahanaïm, où il fut accueilli avec autant d’empressement que l’avait été autrefois le fils fugitif de Saül. Les Israélites de Absalon ou Amasa, ayant enfin réuni des forces considérables, leur fit passer le Jourdain à gué, et l’on marcha sur Mahanaïm. L’armée d’Absalon campa dans les bois avoisinant cette ville, et, à ce qu’il semble, sans ordre ni plan bien arrêté. David, au contraire, avait disposé sa troupe en trois sections, sous le commandement respectif de Joab, d’Abisaï et d’Ittaï, tous trois ayant fait leurs preuves comme guerriers et comme capitaines. Ils s’avancèrent ainsi contre Absalon ; mais les généraux de David, connaissant sa faiblesse pour ses fils, même indignes, ne lui permirent pas d’y aller de sa personne. La lutte fut sanglante. Les absalonites, bien que fort supérieurs en nombre, eurent le dessous, parce qu’ils combattaient sans ordre et s’orientaient difficilement à travers les bois, tandis que les troupes de David manœuvraient comme un seul homme. Le bois fut, pour cette multitude, plus meurtrier que l’épée. Vingt mille soldats, dit-on, y périrent. Pour Absalon aussi, la forêt de Rephaïm devait être funeste. Sa longue chevelure, dont il était si fier, s’embarrassa dans le branchage d’un grand chêne ; il y resta suspendu, tandis que sa monture s’échappait. Joab lui perça le cœur : singulière fatalité, qui faisait son meurtrier de son ancien auxiliaire, de celui-là même qui avait involontairement encouragé sa révolte ! — Joab fit aussitôt avertir, par un signal, l’armée de David de cesser le combat ; et les absalonites, informés de la mort de leur roi, s’enfuirent à la débandade et repassèrent le Jourdain. Ainsi se termina la seconde guerre civile qui affligea le règne de David ; guerre d’autant plus monstrueuse que les deux adversaires en présence étaient un père et son fils. Douloureuse en fut aussi la suite. II s’agissait, tout d’abord, d’annoncer cette victoire à David, et c’était une pénible tâche, car chacun savait combien son cœur serait navré de la perte de ce fils, quelque dénaturé qu’il fût. Consterné à cette nouvelle, David éclata en pleurs et en sanglots : Mon fils, mon Absalon, s’écria-t-il à plusieurs reprises, ah ! que ne suis-je mort à ta place ! — Un cœur de père est un abîme insondable. Qui sait s’il ne voyait pas en Absalon un malheureux égaré, dupe des ruses d’Achitophel et poussé par lui à la révolte ? Les guerriers n’osèrent rentrer à Mahanaïm en triomphateurs ; ils s’y glissèrent furtivement, timides et honteux comme après une défaite. David ne voulait voir personne, parler à personne ; il ne cessait de gémir sur la mort de son fils. Enfin Joab, s’armant de courage, lui représenta énergiquement que cette douleur persistante était une ingratitude vis-à-vis de son armée. Pour arracher le roi à sa tristesse, il ajouta même à cette parole une menace : S’il ne se montrait pas tout à l’heure à ses soldats, s’il ne leur adressait pas des paroles bienveillantes, ses fidèles l’abandonneraient tous ensemble, cette nuit même, et il resterait seul et sans appui... Ce langage sévère d’un ami rude, mais dévoué, décida le roi à surmonter sa douleur et à se montrer au peuple. D’Absalon il ne resta qu’un faible vestige. Son corps fut
jeté dans une fosse de la forêt de Rephaïm et recouvert d’un grand monceau de
pierres. Il ne laissa qu’une fille, qui était d’une rare beauté, mais point
de fils : les trois fils qui lui étaient nés avaient péri avant sa rébellion,
comme s’il eut été indigne d’en conserver un, lui qui menaçait les jours de
son père. Mais il s’était lui même, pendant son règne éphémère, érigé près de
Jérusalem, dans La guerre terminée, David songea à rentrer dans Jérusalem. Mais il ne voulait point s’imposer aux tribus, et il préférait attendre que, pénétrées de repentir, elles revinssent spontanément à lui. Or, chose surprenante, un revirement s’était opéré dans les esprits en sa faveur, et c’est précisément par les tribus du nord que le mouvement avait commencé. Le peuple fit en quelque sorte appel à ses Anciens : Le roi qui nous a sauvés de nos ennemis, qui nous a surtout délivrés des Philistins, s’est vu chasser par son fils Absalon. Absalon est mort, pourquoi ne vous hâtez-vous pas de réintégrer le roi ? Venez, ramenons-le au plus tôt ! Sur quoi les Anciens invitèrent David à revenir dans sa capitale et dans sa demeure, et consacrèrent ainsi une seconde fois sa royauté. Par contre, la tribu de Juda et, à sa suite, celle de Benjamin gardèrent une réserve assez étrange et ne firent pas la moindre avance au roi. Les Judaïtes, premiers fauteurs de la révolte à Hébron, avaient-ils honte de leur conduite, au point de ne pas oser en demander pardon à David ? Ou, au contraire, le mécontentement qui les avait portés à cette révolte persistait-il encore ?... On peut croire que Amasa, qui, après sa défaite dans la forêt de Galaad, s’était réfugié à Jérusalem, exerçait une grande influence sur les Judaïtes. Quoi qu’il en soit, voyant cette attitude de la tribu de Juda, David chargea Sadoc et Abiathar, — les deux prêtres qui étaient restés dans Jérusalem, — de faire sentir aux Anciens de Juda qu’il était de leur devoir de solliciter le retour du roi. Il leur donna également mission d’assurer Amasa de sa clémence et de lui offrir de sa part le titre de général. Cette dernière perspective décida Amasa à se rallier à David, et il persuada aux Anciens de Juda d’aller au-devant du roi. Ainsi firent les Judaïtes, et une députation se rendit à Gilgal pour le recevoir. De là, grande perplexité pour la tribu de Benjamin. Quel parti prendre ? Lorsque David, fugitif, avait traversé leur territoire, des Benjamites lui avaient témoigné à grand bruit leurs sentiments hostiles. Ils ne croyaient pas possible alors qu’il dût jamais revenir et reprendre possession de son trône. Maintenant la situation avait changé, et non seulement les tribus du nord étaient ralliées, mais celle de Juda elle-même était sur le point de rendre hommage à David. Certes, les Benjamites ne l’aimaient point ; mais devaient-ils rester isolés dans leur haine, exposés aux terribles conséquences de la colère du roi ? Séméi, — ce même Benjamite qui avait accablé d’injures le roi fugitif et qui avait tout à craindre de son cœur ulcéré, — opina qu’il fallait faire montre d’un zèle extraordinaire pour David, renchérir encore sur les autres tribus, afin que cet empressement le disposât à la bienveillance et que sa propre générosité plaidât en leur faveur. Suivant ce conseil, un millier de Benjamites se déclarèrent prêts à courir au-devant de David, se joignirent à la députation judaïte et, arrivés au Jourdain, jetèrent un pont sur le fleuve pour faciliter le passage au roi. Entre temps, celui-ci avait quitté Mahanaïm et s’était
rapproché du Jourdain, accompagné de sa maison, de ses serviteurs et des
fidèles qu’il avait trouvés dans Les Anciens d’Israël ne firent pas mystère de leur mécontentement et lui donnèrent cours en présence de David ; ceux de Juda ne les laissèrent pas sans réponse. La question de rang dégénéra en une discussion violente, où les Judaïtes, par leurs répliques acerbes, achevèrent d’exaspérer les tribus du nord. II semble que David ait incliné du côté des Judaïtes. Un Benjamite nommé Schéba, de la famille de Bichri, prenant occasion de ce désordre, sonna du cor et s’écria : Nous n’avons point de part à David, rien de commun avec le fils de Jessé ; Israël, à tes tentes ! Dociles à cet appel, les Anciens du nord se retirèrent à la suite de Schéba. Les Judaïtes seuls restèrent fidèles à David et le suivirent à Jérusalem. La joie de ce retour fut mêlée de tristesse : une nouvelle scission venait d’éclater, une nouvelle guerre civile était imminente. Dans cette situation difficile, David prit un parti qu’on peut considérer, selon le cas, comme un acte de sagesse ou un coup de folie. Joab, meurtrier d’Absalon, s’était aliéné l’esprit de son père, et il répugnait à David de le maintenir dans ses fonctions de général. D’ailleurs il avait promis ce titre à Amasa, et il voulait lui tenir parole. Maintenant qu’il se voyait réduit à la seule tribu de Juda, il sentait mieux encore la nécessité de conserver l’affection d’Amasa, qui avait sur les Judaïtes une influence prépondérante. A l’insu de Joab, il invita donc Amasa à rassembler, dans les trois jours, toute la milice de la tribu de Juda et de la faire marcher contre le rebelle. Or, ce délai s’écoula sans qu’Amasa donnât signe de vie. David s’en inquiéta. Est-ce qu’Amasa, par aventure, se serait joué de lui et aurait fait cause commune avec les factieux ? Une action prompte était nécessaire, pour ne pas laisser grossir le parti de Schéba ni lui laisser à lui-même le temps de se jeter dans une place forte. David n’avait donc d’autre ressource que de recourir aux fils de Serouya, dont la fidélité était restée inébranlable en dépit de ses dédains, et dont il connaissait par expérience les talents militaires. Toutefois, ce ne fut pas à Joab, mais à son frère Abisaï, que David confia le commandement en chef. Celui-ci emmena aussitôt les Kréthi et Plêthi, ainsi que la légion des Vaillants, comme noyau de l’armée qu’il comptait recruter chemin faisant. Joab, fermant les yeux sur son humiliation, se joignit à la troupe ou plutôt se mit à sa tète, et, selon toute apparence, adressa un appel au peuple pour qu’il se rangeât sous ses drapeaux. Arrivé à Gabaon, il rencontra le suspect Amasa, à qui un coup de son épée donna la mort. Sans plus attendre, Ies fidèles enfants de Serouya coururent à la poursuite du séditieux Schéba. Les Judaïtes, qu’avait rassemblés Amasa, se joignirent à eux, et pareillement, dans toutes les villes qu’ils rencontrèrent sur leur passage, ils trouvèrent des partisans et des hommes d’action pour David. Schéba avait recruté peu d’adhérents ; il répugnait probablement aux tribus du nord de se lancer dans une guerre civile pour l’amour d’un personnage obscur. Avec la faible troupe qui l’avait suivi, il s’était jeté dans la forteresse d’Abel, et une autre partie de ses adhérents occupait la ville de Dan[3], à une lieue de là, à l’est, au pied de l’Hermon et non loin de la source du Jourdain. Joab, sans inviter les habitants d’Abel à se rendre, fit entourer rapidement la ville d’un mur de circonvallation et creuser des mines pour en faire tomber les remparts. Une grande inquiétude s’empara des habitants. Une femme avisée cria aux mineurs, du haut du rempart, d’appeler Joab. Joab s’approcha, et elle, d’une voix pleine de reproches : Pourquoi n’a-t-on pas parlementé d’abord, ne s’est-on pas informé, dans Abel et Dan, si tous les citoyens pacifiques et fidèles ont disparu d’Israël ? Pourquoi veux-tu anéantir mères et enfants en Israël ? Pourquoi veux-tu que l’héritage d’Israël périsse ? Joab répondit que telle n’était pas sa pensée, que son seul but était de s’emparer de l’homme qui avait osé s’attaquer au roi ; qu’on n’avait qu’à lui livrer le Benjamite et qu’il se retirerait aussitôt. La femme lui déclara qu’avant peu on lui jetterait, du haut de la muraille, la tête du rebelle. Elle tint parole. Elle sut, par ses discours persuasifs, amener ses concitoyens à le séparer de sa poignée de partisans et à le mettre à mort. La tête sanglante de Schéba fut lancée par-dessus la muraille ; sur quoi Joab leva le siège, congédia l’armée et revint à Jérusalem annoncer sa victoire. David dut, à son corps défendant, le maintenir dans ses fonctions. David était rentré dans sa capitale purifié de son passé. Il avait expié ses fautes par une double souffrance. Il avait déshonoré la femme d’un de ses plus dévoués serviteurs, son propre fils déshonora les siennes. Il avait fait répandre le sang d’Urie, des flots de sang coulèrent dans sa propre maison et faillirent l’engloutir lui-même. Il venait d’éprouver cruellement combien peu un roi, même débonnaire, peut compter sur l’attachement de son peuple. Les vastes plans de guerre qu’il avait conçus avaient échoué. Maintenant qu’il commençait à vieillir, il consacra toute l’activité de ses dernières années aux affaires intérieures de son royaume. Il voulut réaliser, avant de mourir, une pensée qui, depuis longtemps peut-être, hantait son esprit, celle d’élever un temple magnifique à Dieu, à ce Dieu qui l’avait délivré de tant de périls. Avant de procéder à l’exécution de son dessein, il en fit part au prophète Nathan : le prophète, à cette époque, primait le pontife. J’habite un palais de cèdre, et l’arche du Seigneur est toujours confinée dans une simple tente ! Je veux la loger dans un temple de bois de cèdre. Nathan approuva ce projet. Mets à exécution ce que ton cœur a conçu, car Dieu est avec toi. Cependant, le lendemain il alla le voir pour lui déclarer de la part de Dieu que, ayant répandu beaucoup de sang, il n’avait pas qualité pour bâtir un temple, mais que cette mission était réservée à son fils. En même temps, le prophète annonça à David que la stabilité était assurée à son trône, et qu’une longue suite de rois, ses descendants, régneraient sur le peuple de Dieu, pourvu qu’ils restassent fidèles à la volonté divine. Malgré le désir ardent qu’avait conçu David de construire un beau temple à Jérusalem, il se soumit humblement à l’oracle divin transmis par Nathan, et renonça à son dessein. Dans une fervente prière, prononcée devant l’arche sainte, il exprima à Dieu sa reconnaissance pour la grâce qu’il lui avait faite de l’élever de la poussière jusqu’à la dignité royale ; ce qui lui inspirait surtout une gratitude profonde, c’était la promesse d’une longue, bien longue durée pour son trône et sa dynastie. David traduisit ces sentiments dans un psaume[4] qui n’atteint pas toutefois la sublimité de ses psaumes antérieurs, et qui était peut-être le chant du cygne. Si David ne mit pas la main à la construction du temple, il ne laissa pas de la préparer. Du butin qu’il avait fait sur les peuples vaincus, il destina une partie au sanctuaire. Il a également, sans aucun doute, réglé l’ordonnance du culte, et cela dans l’esprit de Samuel, en attribuant dans le temple futur, à côté des sacrifices, un rôle important aux chœurs de Lévites, à la musique et au chant des psaumes. Nombre d’instruments de musique, introduits plus tard dans l’office divin, passèrent pour avoir été inventés par lui. Cependant David, qui n’avait pas encore atteint sa soixante-dixième année, sentait décliner ses forces. Les fatigues de sa jeunesse et de la guerre, les cuisantes douleurs de son foyer, la turpitude d’Amnon, la révolte d’Absalon, l’avaient fait vieillir de bonne heure. Malgré la chaude température de Jérusalem, le froid envahissait son corps, et les couvertures dont on l’enveloppait ne pouvaient suppléer à l’absence de la chaleur naturelle. Cet affaiblissement physique de David fut mis à profit par son quatrième fils, Adonias, désireux de s’assurer la succession paternelle. Par la mort d’Amnon et d’Absalon, il était devenu le plus proche héritier du trône ; mais il craignait de voir cet héritage lui échapper s’il attendait jusqu’à la mort de son père ; peut-être d’ailleurs avait-il connaissance de la convention secrète qui désignait comme successeur un de ses plus jeunes frères, le fils de Bethsabée. Adonias ne voulait pas, comme Absalon, se soulever contre son père, mais poser sa succession comme un fait accompli et se faire reconnaître par les dignitaires du royaume. Il tint donc conseil avec ceux des serviteurs de David qui n’admettaient pas les droits de Salomon, et en premier lieu avec Joab, qui le soutint comme il avait soutenu Absalon. Le second confident d’Adonias fut Abiathar, l’un des deux grands prêtres, et que David parait avoir traité avec défaveur. Sadoc, dont la famille avait été jadis, à Gabaon, investie du pontificat par Saül, s’était tourné du côté de David, et celui-ci, pour se l’attacher, parait lui avoir octroyé le premier rang dans le sanctuaire. Abiathar, irrité sans doute de sa subordination, et ne voulant pas la voir maintenue par le successeur de David, embrassa le parti d’Adonias. Les autres fils du roi préféraient également que la succession lui fut assurée. Les intrigues de cour recommencèrent de plus belle. Adonias, presque aussi beau qu’Absalon, exerçait une égale séduction sur les cœurs ; mais, comme lui aussi, à ce qu’il semble, il était léger de caractère et peu digne du trône. Lui aussi, il attira d’abord l’attention de la multitude par un luxe royal, par un appareil de chars et de cavaliers, par une garde de cinquante hommes qui le précédaient à chacune de ses sorties. Aussi faible pour lui qu’il l’avait été pour Absalon, David le laissa faire et le reconnut ainsi tacitement son successeur. Un jour, Adonias invita ses affidés, Joab, Abiathar, tous les princes à l’exception de Salomon, à un festin, près de la source de Roghel. On immola des victimes, et, pendant le repas, les initiés crièrent : Vive le roi Adonias ! Le bruit de cette proclamation se répandit dans la ville et jusqu’au palais; mais David n’en sut rien : inerte et glacé, il se tenait confiné dans son appartement. Le premier qui prit ombrage des prétentions d’Adonias fut le prophète Nathan. Il connaissait le serment confidentiel fait par David à son épouse Bethsabée, que son fils Salomon hériterait du trône. Lui-même, d’ailleurs, avait annonce à David que Salomon était appela à lui succéder. Il avait, parait-il, plus de confiance dans le caractère de Salomon, et attendait mieux de lui que d’Adonias. En conséquence, il se rendit auprès de Bethsabée, lui fit part de l’aventure et s’entendit avec elle pour déjouer les espérances d’Adonias. Sur ce, Bethsabée se présenta chez le roi, lui rappela son serment, et lui fit comprendre que, si jamais Adonias montait sur le trône, elle et son fils seraient ses premières victimes et que son mariage avec elle serait flétri comme un opprobre. Tandis qu’elle exposait ainsi, d’une voix sanglotante, le sombre avenir qui l’attendait, survint le prophète Nathan, qui confirma toutes ses paroles. Le parti de David fut bientôt pris, et exécuté le jour même. Il tenait essentiellement à transmettre la couronne à Salomon, ainsi qu’il l’avait juré. Il manda les dignitaires restés en dehors du complot : Sadoc, Benaïahou et les Vaillants, et leur notifia sa volonté de faire sacrer Salomon de son vivant. Tous s’engagèrent solennellement à le reconnaître pour roi. David fit alors réunir les Krêthi et Pléthi pour escorter Salomon, qui, monté sur une mule du roi, se dirigea de Sion vers la vallée de Ghihon, à l’ouest de la ville. Une foule nombreuse se joignit au cortège, et, aussitôt que Salomon eut reçu l’onction du grand prêtre Sadoc et de Nathan, les guerriers sonnèrent du cor et le peuple entier cria : Vive le roi Salomon ! Une grande agitation régna ce jour-là dans Jérusalem. Les montagnes orientales retentissaient du cri : Vive le roi Adonias ! tandis que celles du couchant renvoyaient celui de : Vive le roi Salomon ! Si les deux princes et leurs partis respectifs eussent tenu bon, c’est une nouvelle guerre civile qui éclatait. Mais Adonias n’était pas de la trempe d’Absalon ; il n’entendait pas aller jusqu’à la révolte ouverte, et, au surplus, ses partisans les plus considérables, Joab et Abiathar, ne l’auraient pas soutenu jusque-là. Dès qu’Adonias eut appris que Salomon avait été sacré roi par la volonté de son père, le cœur lui manqua. Il courut se mettre sous la protection du sanctuaire, auprès de l’autel de Sion. Salomon, qui dès ce moment avait pris en main les rênes de l’empire, lui fit dire qu’il pouvait se retirer de l’autel, que pas un cheveu ne tomberait de sa tête tant qu’il ne commettrait point de faute. Alors Adonias se rendit auprès du jeune roi, lui offrit ses hommages, et Salomon le congédia amicalement. Ainsi prit fin cette compétition. Pour David, il s’affaiblit de plus en plus, et il s’éteignit enfin (en 1015) après un règne agité, qui avait duré quarante ans et six mois. C’est lui qui inaugura la série des sépultures royales dans un caveau par lui préparé sur le versant méridional du mont Sion. On ne peut douter que David n’ait été sincèrement pleuré, car il avait rendu son peuple indépendant, grand et prospère. La mort le transfigura. Quand l’âme de David eut quitté sa terrestre enveloppe, alors seulement le peuple comprit ce qu’avait été son roi, ce qu’il avait fait pour lui. A l’intérieur, il avait unifié les tribus, jusqu’alors désagrégées par l’intérêt privé, en avait fait un peuple compact et étroitement uni. L’insurrection môme d’Absalon et de Schéba démontra la solidité du ciment qui unissait les membres de ce grand corps. La maison d’Israël ne saisit pas l’occasion de sa mort pour se séparer de celle de Jacob ; malgré la vivacité de leurs jalousies mutuelles, elles restèrent associées. Sur d’autres points encore, David avait écarté, dans un esprit de conciliation et de douceur, toute cause de division. Sous son règne, prophétie et sacerdoce se donnèrent constamment la main. Il fit oindre Salomon, et par le grand prêtre Sadoc et par le prophète Nathan. Il sut maintenir en bonne intelligence les deux maisons sacerdotales d’Éléazar et d’Ithamar, représentées par Sadoc et par Abiathar. Aucun citoyen n’eut jamais à se plaindre d’une oppression dans la mesure de sa conscience et de son pouvoir, il rendait justice à chacun. Toute injustice le révoltait. En brisant la puissance des Philistins, qui avaient si longtemps tyrannisé les tribus voisines, et en soumettant à son obéissance les peuples d’alentour jusqu’à l’Euphrate, il n’avait pas seulement procuré le bien-être à son pays, il avait aussi fondé un vaste empire, qui pouvait rivaliser de puissance avec l’Égypte et qui éclipsait les empires des bords de l’Euphrate et du Tigre. Son peuple acquit ainsi la conscience et l’orgueil de sa propre valeur : il se sentit peuple de Dieu, possesseur d’une doctrine divine, essentiellement supérieur aux peuples voisins. Quant aux égarements de David, on les oublia peu à peu : ne les avait-il pas largement et durement expiés ? La postérité lui fut plus clémente que les contemporains. Le souvenir de ses hauts faits, de sa douceur, de son humilité devant Dieu, a fait de David la personnification du roi idéal, constamment fidèle aux voies de Dieu et modèle accompli de tous ses successeurs. Il est devenu comme le type sur lequel on mesura les rois ses descendants, appréciant leur mérite d’après leur ressemblance avec lui. Ce règne a brillé, dans le lointain des âges, comme le plus parfait de tous, celui où triomphèrent le droit et la justice, la crainte de Dieu et la concorde, où la puissance s’unit à la simplicité. Chaque siècle ajouta un nouvel éclat à l’auréole de David, et cette figure idéale est restée celle d’un saint roi et d’un chantre inspiré. |
[1] Les Chroniques I, 17, 12, attribuent la défaite des Iduméens à Abisaï. Ce passage manque dans Sam. II, 8, 13, à la suite des mots : ... lorsqu'il revint battre les Araméens, [et Abisaï vainquit les Iduméens dans la vallée des Salines] 18.000 hommes. Ce récit est distinct de celui des Rois 1, 11, 15 et suiv., qui se rapporte à l'extermination des Iduméens par Joab.
[2] Une observation faite déjà, paraît-il, par le Talmud (Sanhédrin, p. 69 b.) et qui explique la haine d'Achitophel envers David, a échappé aux historiens modernes. Bethsabée était petite-fille d'Achitophel. Dans Sam. II, 11, 3, elle est appelée aussi fille d'Éliam, que le même livre (chap. 23, 34) présente comme fils d'Achitophel. Celui-ci jugea donc l'honneur de sa famille atteint par la conduite de David envers sa petite-fille et, de fidèle conseiller du roi, devint son mortel ennemi. Achitophel a certainement poussé le faible et vaniteux Absalon à la révolte contre son père, afin de se venger de ce dernier.
[3] Sam. II, 20, 18 : Ils devaient demander à Abel ; et c'était fini. Les Septante ont rendu cet obscur passage avec beaucoup de clarté, en traduisant : Ils devaient demander à Abel et à Dan. (Au lieu de wè-chen ils ont lu wé-Dan). Ils traduisent avec une égale justesse les versets 18 et 19. Il suit de là que le séditieux Schéba a trouvé un refuge et de l'assistance dans les deux villes du nord, Abel et Dan.
[4] II Samuel, XXIII.