HISTOIRE DES JUIFS

PREMIÉRE PÉRIODE — LES TEMPS BIBLIQUES AVANT L’EXIL

Deuxième époque — L’apogée

Chapitre III — La royauté en Israël.

 

 

Le roi demandé violemment par le peuple et octroyé à contrecœur par le prophète devait prouver, mieux encore que ne l’avaient fait toutes les objections de Samuel, que la royauté n’était pas propre à réaliser les espérances qu’on fondait sur elle. Elle changea à ce point, un homme simple et bon, étranger jusqu’alors à toute idée d’ambition et de tyrannie, qu’il ne recula pas devant la cruauté et la barbarie pour se maintenir au pouvoir. Des précautions dictées par l’inspiration prophétique avaient été prises pour que le nouveau roi ne ressemblât pas au portrait décourageant qu’en avait tracé Samuel, pour qu’il ne fût jamais porté par l’orgueil à se mettre au-dessus de la loi, pour qu’il se souvint constamment de son humble origine. Samuel n’alla pas le choisir dans la fière tribu d’Éphraïm, mais dans la moindre de toutes, dans celle de Benjamin. Sa famille était une des moindres de la tribu. Son père Kisch ne se distinguait non plus par aucun mérite extraordinaire ; c’était un honnête campagnard, et l’histoire ne fait de lui d’autre éloge sinon que c’était un brave homme. Pour Saül, il était timide et sauvage comme un vrai paysan. Ces circonstances et quelques autres semblaient donner toute garantie que le premier roi d’Israël ne serait entaché ni d’orgueil ni d’arrogante. On pouvait espérer qu’il obéirait au prophète qui l’avait élevé d’une condition infime à la plus haute dignité, qu’il le regarderait toujours comme l’organe de la Divinité et comme la voix de la conscience elle-même.

Or Samuel devait, conformément à sa promesse, faire connaître au peuple l’homme qu’il avait secrètement choisi comme le plus digne de la couronne. A cet effet, il convoqua les Anciens sur la hauteur de Mitspa. Selon toute apparence, ceux qui vinrent au rendez-vous étaient, pour la plupart, des Benjamites. Saül, avec les autres membres de la famille de Kisch, s’y était également rendu. Avant de procéder à l’élection, le prophète déclara de nouveau aux Israélites que leur désir d’être gouvernés par un roi était une défection à l’égard de Dieu, mais que néanmoins il avait reçu mission de les satisfaire. Il proposa de s’en rapporter à la voie du sort, et le sort désigna Saül. Mais on ne put le trouver tout d’abord, car il se tenait caché. Lorsque enfin on l’eut découvert et présenté à l’assistance, celle-ci fut frappée de son aspect. Saül était d’une haute stature, il dépassait de la tête tout le peuple ; il était d’ailleurs beau et bien fait, et son émotion ajoutait peut-être à l’impression favorable qu’il produisait sur tous. Voyez, dit Samuel, voilà l’homme que Dieu a choisi pour votre roi ; il n’a pas son pareil dans tout Israël ! La plus grande partie des assistants, subjugués par la solennité de la scène et par la prestance de Saül, s’écrièrent en chœur : Vive le roi ! Et le prophète oignit le nouvel élu de l’huile sainte, qui lui conférait un caractère inviolable. Les Anciens étaient transportés de joie de voir enfin accompli le plus ardent de leurs vœux, et ils s’en promettaient d’heureux jours. A cette occasion, raconte l’Écriture, Samuel exposa au peuple les diverses prérogatives de la royauté. Cette institution d’un roi marqua une heure solennelle dans la vie du peuple israélite, une heure décisive pour son avenir. Toutefois, à ce concert de joie et d’enthousiasme se mêla une note discordante. Quelques mécontents — probablement des Éphraïmites qui avaient espéré que le roi serait pris dans leur tribu — exprimèrent tout haut leur désappointement. Quel bien peut nous faire cet homme ? Et tandis que les autres Anciens, selon la coutume générale, apportaient des présents au nouveau roi comme hommage de fidélité ; qu’une partie d’entre eux, les plus vaillants, le suivaient à Gabaa pour seconder ses entreprises contre les ennemis d’Israël, les mécontents se tenaient à l’écart et refusaient de le reconnaître.

Il faut que le courage de Saül ait singulièrement grandi depuis son élection, ou que, par le fait même de cette soudaine élévation, il se sentit désormais sûr de la protection divine, pour avoir pu seulement concevoir le projet hasardeux de tenir tête à un ennemi puissant et de réparer le désarroi de la chose publique. La situation du peuple, à ce moment, était triste et décourageante, pire encore peut-être qu’à l’époque des juges. Les Philistins vainqueurs avaient enlevé toutes les armes sans exception, arcs, flèches, épées, et n’avaient pas laissé dans le pays un seul forgeron qui pût en confectionner de nouvelles. Seul, le nouveau roi avait une épée, ce symbole de la monarchie chez tous les peuples et dans tous les temps. Les collecteurs d’impôts établis par les Philistins pressuraient le pays jusqu’à la moelle et avaient ordre d’étouffer toute velléité de révolte. Tel était l’abaissement des Israélites, qu’ils étaient forcés de marcher avec les Philistins pour attaquer leurs propres frères. Ils ne pouvaient plus attendre leur délivrance que d’un miracle. Et ce miracle, ce fut Saül, son fils et ses parents, qui l’accomplirent[1].

Jonathan, son fils aîné, eût été plus digne encore de la royauté que Saül. Modeste et désintéressé plus encore que son père, courageux jusqu’au mépris de la mort, il joignait à ces qualités un cœur aimant et chaud, une puissance d’affection éminemment sympathique ; il pêchait presque par excès de bonté et de douceur. Cette vertu eût été un grand défaut dans un monarque, tenu à une certaine dose de fermeté et de rigueur. Nature franche et loyale, ennemi de tout artifice, il disait sa pensée sans détour, au risque de déplaire, de compromettre sa position et sa vie elle-même. Secondé par lui, par son parent Abner, — une fine lame d’une indomptable énergie, — et par d’autres fidèles de la tribu de Benjamin, toute fière du relief qu’il lui procurait, Saül entama la lutte avec les Philistins, lutte d’abord inégale.

C’est Jonathan qui ouvrit les hostilités. Il tomba à l’improviste sur un des commissaires philistins et lui tua ses hommes. Ce fut la première déclaration de guerre, laquelle eut lieu par ordre de Saül ou avec son approbation. Là-dessus, le roi fit savoir à son de cor, dans tout le pays, que la sanglante campagne contre les Philistins était commencée. Beaucoup accueillirent la nouvelle avec joie, d’autres arec tristesse et frayeur. Les hommes de cœur se réunirent pour se serrer autour de leur roi et, en combattant à ses côtés, effacer la honte d’Israël ou mourir. Les pusillanimes se précipitèrent au delà du Jourdain ou allèrent se cacher dans des cavernes, dans des creux de rochers, dans des souterrains. Les esprits étaient pleins d’angoisses sur l’issue possible de la lutte. Les Israélites devaient se réunir à Gilgal, la ville la plus éloignée du pays des Philistins. Ce point avait été désigné par le prophète Samuel, qui avait averti Saül de s’y rendre également pour y attendre son arrivée et ses instructions ultérieures. Là sans doute, à Gilgal, se trouvait aussi le chœur des prophètes instrumentistes, qui avaient mission d’inspirer aux guerriers israélites, par leurs psaumes et leurs chants, le courage dans les combats et le dévouement au salut de la patrie.

Cependant les Philistins s’apprêtaient à une guerre d’extermination contre Israël. La nouvelle de l’attaque d’un de leurs postes par Jonathan les avait mis en fureur, mais ils en avaient été plus surpris qu’effrayés. Comment les Israélites, craintifs et sans armes, oseraient-ils s’attaquer aux Philistins, leurs maîtres ? Une troupe nombreuse, soutenue par un corps de cavalerie, s’avança par les vallées de la chaîne méridionale d’Éphraïm, traversant le pays dans toute sa largeur jusqu’à Mikhmas. De ce point central, des bandes armées se répandirent dans trois directions différentes. Chose profondément humiliante, des Israélites furent contraints de prêter assistance aux Philistins pour combattre leurs propres frères. Ce fut une heure néfaste pour le peuple d’Israël !

Pendant que les Philistins s’avançaient insensiblement jusqu’à Mikhmas, Saül, avec les vaillants de sa tribu qui s’étaient rassemblés autour de lui, attendait à Gilgal, avec une fiévreuse impatience, l’arrivée de Samuel, qui devait lui donner ses instructions prophétiques et remplir les guerriers israélites d’une martiale ardeur. Mais les jours succédèrent aux jours sans que Samuel se montrât. Chaque heure d’inaction semblait compromettre la chance favorable. Déjà une partie de la troupe de Saül avait lâché pied, voyant dans l’absence de Samuel un fâcheux symptôme. Dans son impatience, Saül prit le parti d’agir de son propre chef. Il offrit d’abord des sacrifices, selon l’antique usage, alla de rendre la Divinité favorable au succès de ses armes. Au moment même où il accomplissait cette cérémonie, il vit brusquement apparaître Samuel, qui lui fit d’amers reproches pour n’avoir pas su maîtriser son impatience, et qui se montra même tellement affecté de cette transgression qu’il s’éloigna aussitôt, au grand déplaisir de Saül, qui attendait beaucoup de l’assistance du prophète pour la réussite de sa grave entreprise.

Après le départ de Samuel, il n’y avait pas lieu pour Saül lui-même de rester là plus longtemps. En passant la revue de son effectif, il n’y compta pas plus de six cents hommes. Que Surit et Jonathan aient été consternés à la rue d’une armée si chétive, d’ailleurs dépourvue d’armes et qui devait se mesurer arec des ennemis redoutables, on ne saurait s’en étonner. Triste début, en effet, pour la royauté naissante ! Ce qui affligeait particulièrement Saül, c’est que cette retraite de Samuel le privait, lui et le peuple, du guide précieux qui les aurait dirigés d’après les inspirations du Seigneur.

C’est encore l’intervention de Jonathan qui détermina un dénouement favorable. Ghéba, où Saül campait avec tout son monde, est à peine à une heure de Mikhmas, où se trouvait le camp des Philistins. Les deux localités sont séparées par une vallée ; mais le chemin qui conduit de l’une à l’autre est impraticable pour des soldats, car la vallée est encaissée entre des roches escarpées, presque à pic, qui la resserrent, du côté de l’est, en un défilé large, au plus, de dix pas. Ce n’est qu’en prenant des chemins détournés que Philistins et Israélites eussent pu se rencontrer pour une bataille. Or Jonathan entreprit un jour, en compagnie de son écuyer, de gravir avec les pieds et les mains, à l’endroit le plus resserré du défilé, la paroi de rocher abrupte qui s’élève en pointe du côté de Mikhmas. Le moindre faux pas les eût précipités, d’une chute mortelle, dans l’abîme. Mais ils arrivèrent heureusement au sommet. Les Philistins, à leur vue, furent saisis de surprise : ils ne comprenaient pas comment ils avaient pu, par cette pente raide et impraticable, pénétrer jusqu’à leur camp. S’imaginant que d’autres hébreux grimpaient à leur suite, ils crièrent d’une voir railleuse : Voyez donc, les Hébreux sortent des trous où ils se tenaient cachés ! Montez toujours, que nous fassions connaissance avec vous ! Or, Jonathan était convenu avec son écuyer que, si on leur faisait un pareil défi, ils iraient de l’avant et risqueraient bravement l’attaque. Les Philistins cessèrent bientôt de railler, car les téméraires firent pleuvoir sur les plus avancés des quartiers de rocher et des pierres, — les Benjamites excellaient à manier la fronde, — et les deux guerriers, avançant toujours, continuaient sans relâche leur meurtrière attaque. Épouvantés de se voir si soudainement assaillis à cette hauteur, dont l’ascension leur paraissait impossible, les Philistins croient avoir affaire à des êtres surnaturels ; une confusion effroyable se répand parmi eux, ils se jettent les uns sur les autres, ou rompent leurs rangs et s’enfuient éperdus. Saül n’eut pas plus tôt, d’une hauteur voisine, remarqué cette débandade, qu’il accourut avec ses six cents braves sur le terrain du combat et acheva la défaite des ennemis. Aussitôt, les Israélites qui avaient naguère été contraints de se battre contre leurs frères tournèrent leurs armes contre leurs oppresseurs. Et sur la montagne d’Éphraïm, dans chaque ville par où fuyaient les Philistins, les habitants tombaient sur eux et les écrasaient en détail. Bien qu’épuisée de fatigue, la troupe de Saül, sans cesse grossissante, les poursuivait par monts et par vaux.

Cependant les hostilités des Ammonites contre les tribus transjordaniques avaient redoublé. Leur roi Nachasch assiégeait la ville de Jabès-Galaad, qui était bien fortifiée. Les habitants, ne pouvant plus guère tenir, entraient déjà en pourparlers avec Nachasch au sujet de leur soumission. Celui-ci leur imposa des conditions dures et cruelles ; les Galaadites, ne pouvant s’y résoudre, demandèrent un délai de sept jours pour envoyer des messagers à leurs frères des autres tribus. Or Saül, revenant un jour des champs avec ses attelages, trouva les habitants de sa vile en larmes et en grand émoi. Il s’informe, et les messagers de Jabès-Galaad lui apprennent le sort qui menace leurs concitoyens si on ne leur vient promptement en aide. Indigné de l’insolence du roi des Ammonites et de l’affront qu’il prétend infliger à Israël, Saül prend aussitôt la résolution de venir au secours des Galaadites de Jabès. C’était la première fois qu’il faisait usage de son autorité royale. Il ordonna à tout Israël de se joindre à lui, pour marcher contre les Ammonites. Samuel ajouta son autorité à cet appel, en déclarant que lui-même prendrait part à l’expédition. L’anarchie de l’époque des juges était désormais vaincue ; une volonté forte s’imposait à tous. Une troupe considérable d’Israélites passa le Jourdain. Attaqués de trois côtés à la fois, les Ammonites s’enfuirent dans toutes les directions. Ainsi fut sauvée la ville de Jabès, qui, pour cette délivrance, aussi prompte que complète, garda une invariable reconnaissance à Saül et à sa maison.

Lorsqu’il repassa le Jourdain après cette seconde victoire, Saül reçut partout un accueil enthousiaste. Témoin de ces bruyants transports, Samuel jugea utile d’avertir le roi et le peuple que la joie du triomphe ne devait pas dégénérer en fol orgueil, et qu’il fallait voir dans la royauté non un but, mais un moyen. Mû par cette pensée, il convoqua à Gilgal une grande assemblées nationale, où il voulait que roi et peuple fussent avertis de leurs devoirs.

La réunion fut extraordinairement nombreuse. Samuel conféra pour la seconde fois l’onction royale à Saül, le peuple lui rendit de nouveau foi et hommage, et des sacrifices de réjouissance furent offerts. Au milieu de toute cette joie, Samuel prononça un discours qui témoigne et de la noblesse de son âme et de sa grandeur prophétique...

La double victoire de Saül et l’assemblée plénière de Gilgal, où la plus grande partie des tribus l’avaient unanimement reconnu roi, consolidèrent d’une façon durable sa situation personnelle, comme aussi la royauté en général. Samuel avait beau vanter et glorifier l’époque de la judicature, le peuple sentait bien qu’un roi le protégeait mieux que n’avaient pu faire les juges, et il sacrifiait volontiers sa liberté républicaine pour obtenir l’unité, et, par, l’unité, la force. Du reste, l’établissement de la royauté entraîna mainte modification. Tout d’abord, Saül forma une troupe d’élite, composée d’hommes et de jeunes gens intrépides, sorte d’armée permanente à qui il donna pour chef son cousin Abner. Il lui fallut aussi, en tant que roi, une série de fonctionnaires spéciaux : des officiers militaires, commandant respectivement des corps de mille et de cent hommes ; puis des conseillers, des amis, commensaux habituels de sa maison. Une autre classe de serviteurs était celle des coureurs ou trabans, satellites armés, exécuteurs fidèles des ordres du roi, à la fois gendarmes et bourreaux. Ces hommes et leur chef ne connaissaient que la volonté royale. Grâce à la présence de ces employés et des troupes régulières, Gabaa, qui jusqu’alors n’avait été qu’une petite ville, peut-être un village, s’éleva au rang de résidence.

Néanmoins Saül, au début, se montra docile et déférant à l’égard du prophète. Lorsque Samuel, de la part de Dieu, lui commanda d’engager une guerre d’extermination contre les Amalécites, il obéit aussitôt et appela tous les soldats aux armes. Les Amalécites étaient, de longue date, ennemis jurés du peuple israélite. Dans son voyage à travers le désert, dans ses premiers pas en Palestine, ils s’étaient montrés cruellement hostiles, et maintes fois ils s’étaient joints aux ennemis d’Israël pour contribuer à l’affaiblir. Leur roi Aqag, du temps de Saül, paraît avoir fait bien du mal à la tribu de Juda : son glaive avait privé beaucoup de mères de leurs enfants. Toutefois, ce n’était pas une mince besogne qu’une expédition contre les Amalécites. Leur roi était un grand homme de guerre, qui répandait partout la terreur ; et ce peuple avait une grande réputation de bravoure et de puissance. Cependant Saül n’hésita pas un instant à entreprendre cette périlleuse guerre, où il paraît avoir déployé autant d’habileté que de courage. Il sut attirer l’ennemi dans une embuscade et réussit par ce moyen à remporter une éclatante victoire. Il s’empara de la capitale, mit à mort hommes, femmes et enfants, et fit prisonnier le redouté Agag. Les guerriers israélites trouvèrent un butin considérable ; mais toutes ces richesses, d’après les instructions de Samuel, devaient être anéanties : il ne devait rester d’Amalec ni vestige ni souvenir. Pourtant les guerriers ne pouvaient se résoudre à vouer à la destruction une si riche capture ; Saül, d’habitude si sévère, laissa le pillage s’accomplir, et, en fermant les yeux sur cette désobéissance au prophète, s’en fit lui-même complice.

Saül n’était pas médiocrement fier d’avoir vaincu un peuple aussi redoutable. Il emmena le roi Agag, chargé de chaînes, comme un trophée vivant. Enivré de son succès, il répudia la modestie qui l’avait distingué jusqu’alors, et, à son retour, il érigea, dans l’oasis de Carmel, un monument de sa victoire. Sur ces entrefaites, Samuel apprit, par une vision prophétique, que le roi n’avait pas entièrement obéi à ses ordres. Une mission sévère lui fut imposée vis-à-vis du victorieux Saül, mais il lui répugnait de l’accomplir, et il passa toute une nuit à prier Dieu, à lutter contre lui-même. Enfin il se décide à aller trouver Saül ; mais, ayant appris à mi-chemin que ce prince s’est laissé dominer par l’orgueil jusqu’à se dresser un monument à lui-même, il revient sur ses pas et se rend à Gilgal. Saül, qui avait été informé de son voyage, l’y suivit à son tour. Les Anciens de Benjamin et des tribus voisines se présentèrent pareillement à Gilgal, pour féliciter le roi de sa victoire ; mais ils y assistèrent à un dissentiment qui n’était pas de bon augure pour l’avenir.

Le roi, comme si de rien n’était, aborda Samuel en lui disant : J’ai exécuté l’ordre du Seigneur. — Et que signifient, demanda sévèrement le prophète, que signifient ces bêlements de troupeaux que j’entends ?C’est que le peuple, répondit Saül, a épargné les plus belles bêtes à laine et à cornes pour les immoler sur l’autel, à Gilgal... A ces mots, le prophète n’est plus maître de son indignation, et il lui lance cette apostrophe inspirée :

Des holocaustes, aux yeux de l’Éternel,

Ont-ils autant de prix que l’obéissance ?

Ah ! L’obéissance vaut mieux que le sacrifice,

Et la soumission que la graisse des béliers !

Le péché de magie a pour cause la rébellion,

Et le culte impie des Teraphim la désobéissance !

Puisque tu as repoussé la parole de Dieu, Dieu te repousse de la royauté d’Israël !

Atterré par ces accablantes paroles et par l’attitude sombre et sévère du prophète, Saül reconnut son tort et, voulant retenir Samuel, le saisit par son manteau avec tant de force qu’il le déchira. C’est un présage ! s’écria le saint orateur. Dieu t’arrache la majesté royale pour la donner à un plus digne, dût-il en résulter un déchirement en Israël même. Encore une fois Saül supplia le prophète : Honore-moi, du moins, en présence des Anciens de ma tribu et d’Israël, et reviens !  Alors Samuel se décida à l’accompagner à l’autel, où le roi s’humilia devant Dieu ; puis Samuel ordonna qu’on lui amenât le roi Agag, qu’on avait chargé de chaînes. Que la mort est amère, oh ! qu’elle est amère ! gémissait l’Amalécite. Et Samuel lui répondit :

Comme ton épée a privé des femmes de leurs fils.

Ainsi ta mère soit privée du sien !

et il ordonna que le roi d’Amalec fût coupé en morceaux.

Depuis cette scène de Gilgal, le roi et le prophète évitèrent de se rencontrer. La victoire de Saül sur Amalec était devenue pour lui une défaite : son orgueil avait été humilié. L’annonce de la disgrâce divine jeta un voile de tristesse sur son âme. Cette humeur noire de Saül, qui plus tard dégénéra en fureur, date de la menaçante parole qui lui fut adressée par Samuel : Dieu remettra à un plus digne la royauté d’Israël. Cette parole ne cessa pas de retentir aux oreilles de Saül. Autant il avait résisté d’abord à accepter le pouvoir, autant il s’obstina à ne point le lâcher. Et pourtant il sentait bien son impuissance : comment lutter contre le terrible prophète ?

Pour s’étourdir, il chercha une diversion dans la guerre. Il ne manquait pas d’ennemis à combattre, sur les frontières du pays d’Israël. Une autre voie, d’ailleurs, s’offrait encore à lui pour renforcer dans les esprits le sentiment de sa personnalité. Dans l’intérieur du pays vivaient toujours, mêlées à la population israélite, des familles et de petites peuplades cananéennes qui, à l’époque de la conquête, n’avaient pas été évincées et ne pouvaient l’être. Leur exemple avait entraîné Israël au culte des faux dieux et aux mauvaises mœurs de l’idolâtrie. Saül pensait rendre un service signalé au peuple et à la doctrine d’Israël, s’il faisait disparaître ou chassait du pays ces voisins idolâtres. C’est ainsi qu’il commença à se montrer zélé pour Israël, c’est-à-dire à écarter tout élément — hommes ou choses — étranger ou contraire à l’israélitisme. Au nombre de ces étrangers tolérés étaient notamment les Gabaonites, qui avaient fait leur soumission lors de l’arrivée des Israélites. Au mépris du serment qu’on leur avait fait, Saül ordonna le massacre de cette population[2], dont un petit nombre seulement échappa. En même temps que les peuplades cananéennes, Saül pourchassa les devins et les nécromanciens, dont les pratiques avaient d’intimes rapports avec l’idolâtrie.

Si Saül, d’un côté, recherchait avec ardeur l’affection populaire et voulait, par son zèle national et religieux, attester son dévouement absolu à la loi divine, il tâchait, d’autre part, d’inspirer au peuple un profond respect de la dignité royale. Il mit sur sa tête une couronne d’or, emblème de sa grandeur et de sa prééminence. Ses contemporains l’avaient connu simple laboureur et volontiers l’eussent traité de pair à compagnon : il convenait qu’ils oubliassent son passé et qu’ils prissent l’habitude de voir en lui un supérieur, un oint de Dieu, honoré du saint diadème. Quiconque s’approchait du roi était tenu de se prosterner devant lui. Il entoura sa cour d’un certain éclat et introduisit aussi la polygamie, ce luxe des rois d’Orient. Dans les guerres continuelles qu’il soutint contre les ennemis du dehors, dans celles qu’il poursuivit, à l’intérieur, contre les éléments étrangers, dans le déploiement de grandeur et de pompe dont il s’environna, Saül put oublier la terrible menace que le prophète lui avait jetée si brutalement dans l’oreille. Mais cette parole prit corps et, un beau jour, lui apparut inopinément comme un spectre, sous la figure d’un beau jeune homme qui le charma lui-même. Ce rival qu’il appréhendait, il dut lui-même le choyer, l’élever jusqu’à son propre trône, seconder en quelque sorte sa rivalité. Cette fatalité qui devait l’atteindre, c’est lui-même qui l’appela.

Un jour, après plusieurs rencontres avec les Philistins, il se trouvait engagé dans une guerre sérieuse avec ce peuple. Il avait réuni une nombreuse armée, et les deux camps, séparés seulement par une vallée profonde, restaient immobiles en face l’un de l’autre, chacun hésitant à faire le premier pas. Enfin, les Philistins proposèrent de vider la querelle par un combat singulier, et choisirent pour champion le géant Goliath. Saül, dans son vif désir de voir un de ses guerriers accepter la lutte, promit au vainqueur de riches présents, l’exemption de tout impôt pour sa famille, et alla jusqu’à lui promettre la main d’une de ses filles. Cependant, même à ce prix, aucun guerrier de l’armée israélite n’osait se mesurer avec Goliath. Là se trouvait, comme par hasard, un jeune berger de Bethléem, — une ville du voisinage, — et c’est ce berger qui mit fin à la lutte. Ce simple pâtre a provoqué, directement et indirectement, une révolution dans les destinées du peuple israélite et dans l’histoire de l’humanité. David, qui n’était connu alors que des habitants de la petite ville de Bethléem, est devenu depuis un des noms les plus retentissants de la terre.

Samuel, après sa rupture avec Saül, avait reçu la mission prophétique de se rendre à Bethléem, d’y choisir l’un des huit fils du vieux Jessé (Yischaï) comme futur remplaçant de Saül, et de lui donner l’onction. Il s’y était transporté secrètement, craignant l’opposition de Saül. Le dernier seulement des fils de Jessé, David, un jeune homme au doux regard, au teint frais, à la mine avenante, lui apparut comme le véritable élu de Dieu. Samuel l’oignit[3], au milieu de ses frères, comme roi d’Israël. Il va de soi que cet acte, simple en lui-même, mais d’une portée grave, fut accompli dans le plus grand mystère et tenu secret par Samuel comme par la famille du nouvel élu.

Jessé, père de David, n’était pas d’une branche illustre de Juda ; loin de là, il appartenait à l’une des moindres, comme les autres Bethléémites en général. Pour David, lors de son onction, il était encore fort jeune ; il avait environ dix-huit ans, et aucun événement, aucun service rendu n’avaient encore marqué dans sa vie. Le monde pour lui, jusqu’alors, s’était borné aux belles prairies qui entourent Bethléem. Mais dans cet adolescent se cachaient des facultés qui n’avaient besoin que d’être mises en jeu pour faire de lui le premier de ses contemporains par l’intelligence, comme Saül l’était par sa personne.

David avait surtout le génie poétique et musical, et maintes fois sans doute, en conduisant ses troupeaux, il fit résonner de ses chants les échos des montagnes. Mais l’inspiration poétique ne fit pas de lui un rêveur : esprit clairvoyant et réfléchi, son regard savait saisir la réalité, et sa pensée la mettre à profit. De plus, il y avait dans sa nature quelque chose d’attirant, de séduisant, qui fascinait tous les cœurs et les soumettait malgré eus à son empire; bref, il était né conquérant. Tous ces dons, du reste, nous l’avons dit, étaient encore latents lorsqu’il fut sacré à huis clos par Samuel. Mais cette onction, mais cette élection les éveilla instantanément : l’esprit de Dieu reposa sur lui à dater de ce jour. Des sentiments élevés, la conscience de sa force, le courage, l’ardeur entreprenante envahirent tout son être : un instant avait suffi pour faire de l’adolescent un homme.

Samuel retourna à Rama secrètement, comme il en était parti ; mais il ne perdit pas de vue le jeune homme oint par lui, il l’admit dans son école de prophètes. Là, le génie de David prit un plus grand essor ; là, il put se perfectionner dans la musique instrumentale. Mais ce qu’il acquit surtout dans la société de Samuel, ce frit la connaissance de Dieu. Son esprit se pénétra de cette grande idée et s’initia à la sainte habitude de rapporter à Dieu toutes ses actions et toutes ses pensées, de se sentir conduit par sa main, de se consacrer à lui. L’influence de Samuel créa et développa dans son âme une confiance absolue en Dieu.

Il allait et venait fréquemment de Rama à Bethléem, de la compagnie des Lévites aux troupeaux de son père. L’accroissement de courage que lui avaient communiqué son onction et le contact de Samuel trouva déjà l’occasion de s’exercer dans les campagnes de Bethléem, à côté des troupeaux qu’il menait paître. — Mais lorsque, non loin de là, éclata la guerre contre les Philistins, David ne pouvait tenir en place ; et son père l’ayant chargé d’un message pour ses frères, alors à l’armée, il obéit avec joie, heureux de pouvoir se rendre au camp. Là, il donna timidement à entendre qu’il se risquerait bien, quant à lui, à tenir tête à ce misérable Philistin qui osait insulter l’armée du Dieu vivant. Le bruit arriva ainsi aux oreilles du roi qu’un jeune homme s’offrait à combattre le géant. Moitié subjugué, moitié railleur, Saül le lui permit. Il lui offre sa propre armure ; David refuse... La première pierre de sa fronde, lancée d’une main sûre, atteint de loin le lourd colosse lourdement armé ; Goliath tombe de son long. Prompt comme l’éclair, David fond sur lui, arrache son épée du fourreau et lui tranche la tête. Les Philistins, voyant abattu leur champion, qu’ils tenaient pour invincible, s’avouent vaincus, renoncent à continuer la lutte et s’enfuient vers leurs places fortes. Mais le corps des Israélites, exalté par la victoire de David, se met à la poursuite de l’ennemi éperdu.

La tête sanglante de Goliath à la main, le jeune vainqueur fut conduit devant Saül, à qui il était inconnu jusqu’alors. Le roi était loin de se douter que cet adolescent, à qui il ne pouvait refuser son admiration, fût ce même rival si vivement redouté. Il n’éprouvait que la satisfaction de ce grand triomphe. Son fils Jonathan, l’homme au cœur loyal, sensible, désintéressé, était comme fasciné par le jeune vainqueur. Son âme s’éprenait pour lui d’une affection passionnée, plus forte que l’amour d’une femme. — Bientôt la renommée de David se répandit dans tous les confins d’Israël. Lui, cependant, s’en retourna modestement dans la maison paternelle, n’emportant comme souvenir de son exploit que le crâne de Goliath et son armure.

Toutefois, il ne resta pas longtemps chez son père ; car la destinée de Saül commençait à s’accomplir, et David avait été choisi pour en être l’instrument. Le nuage de tristesse qui, depuis sa mésintelligence avec Samuel, avait envahi l’âme du roi, s’assombrissait de plus en plus. Sa mauvaise humeur dégénéra en mélancolie, celle-ci en hypocondrie, et parfois se manifestèrent chez lui des accès de folie furieuse. Un mauvais esprit s’est emparé du roi, murmuraient entre eux ses serviteurs. La musique seule avait le don de le calmer. Aussi ses intimes lui conseillèrent-ils d’appeler à sa cour un musicien habile dans son art et poète, et ils lui recommandèrent comme tel le fils de Jessé. David vint et charma le roi par son jeu comme par toute sa personne. Chaque fois que Saül était pris d’humeur noire, David n’avait qu’à toucher son luth, l’accès se dissipait instantanément. Bientôt Saül ne put plus se passer de lui ; il en vint à le chérir comme un fils et finit par prier son père de le lui laisser définitivement. Il le nomma alors son écuyer, afin de l’avoir toujours près de lui et de recouvrer par son art la sérénité.

Ce fut là le premier échelon de la grandeur de David. Mais le roi ne fut pas le seul qui subit son empire. David exerçait la même puissance d’attraction sur tout l’entourage de Saül ; il captivait tous les cœurs, mais aucune amitié ne fut aussi vive que celle de Jonathan. Michal, la seconde fille de Saül, ressentait également au fond de son cour une secrète inclination pour David. — À la cour de Saül, il apprit le métier des armes, et plus d’une fois il remplaça le luth par l’épée. Courageux comme il était, il se distingua bientôt dans les petites guerres auxquelles il prit part, et revint victorieux de toutes les expéditions que lui confia Saül[4].

Un jour qu’il avait infligé aux Philistins une perte considérable, tout le pays d’Israël en éprouva une vive allégresse ; de toutes les villes, des femmes et des jeunes filles s’avancèrent à sa rencontre, chantant et dansant, au son des sistres et des cymbales, et saluant sa victoire par de bruyantes acclamations : Saül a défait des milliers, mais David des myriades ! Ces démonstrations enthousiastes, ces hommages au jeune héros, dessillèrent enfin les yeux de Saül. Ainsi ce préféré de Dieu, ce successeur dont l’avait menacé Samuel, ce rival tant redouté, mais qui jusque-là n’était encore qu’un rêve, le voilà ! il est devant lui en chair et en os, c’est l’idole du peuple, c’est son favori à lui-même ; il règne sur tous les cœurs !... Ce fut pour Saül une accablante découverte. Ils me donnent les mille, à lui les myriades ; ils le placent déjà au-dessus de moi ; que lui manque-t-il maintenant pour être roi ? Depuis ce moment, les joyeuses acclamations des chœurs de femmes lui tintèrent sans cesse aux oreilles, comme un écho de la brutale parole du prophète : Dieu t’a rejeté ! Et l’affection de Saül pour David fit place à la haine, à une haine frénétique.

Dès le lendemain du jour où David était revenu vainqueur, Saül fut pris d’un accès de fureur et lui lança à deux reprises son javelot, dont il esquiva l’atteinte par un prompt écart. Ce coup manqué fut pour Saül, quand il eut repris son sang-froid, une nouvelle preuve que son ennemi était protégé de Dieu même. Alors il eut recours à la ruse pour se débarrasser de son compétiteur. Ostensiblement, il le traita avec distinction, le mit â la tête d’une troupe d’élite de mille hommes, lui confia des expéditions périlleuses et dut finalement, à son corps défendant, lui donner pour femme sa fille Michal, qui, du reste, aussi bien que Jonathan, tenait pour David contre Saül. Cela même redoubla l’exaspération du roi, qui chercha à se défaire de son gendre, subrepticement d’abord, puis ouvertement, en le poursuivant à la tête de ses soldats. David fut mis hors la loi et semblait désarmé devant son persécuteur. Mais bientôt se groupèrent autour de lui des jeunes gens déterminés, des mécontents, nécessiteux et aventuriers de toute sorte, amoureux de combats, particulièrement ses proches parents, Joab avec ses deux frères. Ce fut le noyau d’une troupe de combattants héroïques (ghibborim) à l’aide desquels David put monter par degrés jusqu’au trône. Un prophète de l’école de Samuel, nommé Gad, entra également dans son parti. Il existait un dernier représentant de la famille sacerdotale d’Héli : Saül le jeta lui-même, eu quelque sorte, dans les bras de son ennemi supposé. Irrité de voir les prêtres de Nob, tous descendants ou parents d’Héli, pactiser avec David, il les fit tous mettre à mort et anéantit toute cette ville sacerdotale. Un seul prêtre échappé au massacre, Abiathar, se réfugia auprès de David, qui le reçut à bras ouverts. — Ainsi la haine de Saül l’avait rendu féroce et sanguinaire. Tous les efforts de Jonathan pour réconcilier son père avec son ami furent impuissants, et n’aboutirent qu’à creuser l’abîme qui les séparait. Les torts étant du côté de Saül, une portion du peuple prit parti pour David, et si elle ne put l’appuyer ouvertement, elle l’assista du moins en secret. C’est par là seulement qu’il put échapper aux persécutions et aux pièges de son ennemi.

Il est fâcheux que David ait été contraint, par son existence précaire et par les difficultés de sa situation, à nouer des relations d’amitié avec les ennemis de son peuple, tels que le roi de Moab, celui des Ammonites et Achis, roi des Philistins. Par là, il s’exposait au soupçon de trahir sa patrie, et il justifiait en apparence la haine de Saül. Ses rapports avec Achis, chez qui il était revenu chercher asile après une première expulsion, étaient particulièrement de nature à le rendre suspect. De fait, Achis lui accorda sa protection et la résidence de la ville de Siklag, mais sous la condition qu’il romprait absolument avec Saül et sa patrie, qu’en cas de guerre il se joindrait, avec sa troupe, — forte déjà de six cents hommes, — à l’armée des Philistins pour combattre ses frères, et qu’enfin, même en temps de paix, il ferait des incursions sur les points mal surveillés du territoire de Juda, incursions dont les profits appartiendraient en partie à son suzerain. A la vérité, David se réservait sans doute d’éluder ces conditions, ou bien, le cas échéant, de se retourner avec ses compatriotes contre ses nouveaux alliés. Mais alors il s’engagerait dans des voies obliques et renierait la droiture dont jusqu’alors il avait fait preuve.

Pour Achis, il croyait avoir en David un allié fidèle, résolu d’employer contre ses propres frères ses talents militaires et le courage de ses hommes, et qui, après une telle attitude, ne pourrait jamais se réconcilier avec son peuple.

Dans cette persuasion, que David avait eu l’habileté de faire naître, Achis crut pouvoir entreprendre contre les Israélites une guerre décisive. Saül, devenu hypocondriaque, et brouillé avec son gendre, avait perdu ses qualités guerrières. Le meilleur bras qui le défendait naguère, la tête la plus inventive qui pensait pour lui, c’est contre lui maintenant qu’ils s’étaient tournés. Les plus vaillants hommes et jeunes gens d’Israël s’étaient mis à la disposition de David. Achis rassembla donc toutes ses forces pour frapper un grand coup. Il conduisit son armée dans la plaine de Jezréel. En vertu de leurs conventions, il invita David à l’aider dans cette grande expédition contre Saül et à se joindre, avec ses hommes, à l’armée philistine. Quelque répugnance que pût éprouver David à obéir, il ne pouvait plus faire autrement : il s’était vendu aux ennemis de son peuple. Mais les princes philistins le tirèrent de cette fausse situation. lis réclamèrent bruyamment de leur roi le renvoi de David et de sa troupe, alléguant qu’on ne pouvait compter sur leur fidélité. Ce fut un bonheur pour David, qui échappa ainsi à la dure alternative, ou de trahir son peuple, ou de manquer de parole au roi.

Cependant les Philistins s’avancèrent par centaines, par milliers, et dressèrent leur camp près de la ville de Sunem. Saül, informé des projets et de la marche des ennemis, réunit toute son armée, la conduisit à marches forcées à leur rencontre, et campa d’abord au pied des montagnes de Gelboé. Puis, contournant le versant qu’il avait en face de lui, il s’avança vers le nord et campa au pied nord-ouest de la même chaîne, près d’Endor.

Toutefois, l’aspect de cette nombreuse armée des Philistins, et surtout de leur cavalerie, déconcerta Saül ; la pensée du sombre avenir qu’il s’était préparé lui-même acheva de le décourager. Il vit bien aussi que Dieu l’abandonnait, puisque, à ses consultations sur l’issue de la guerre, il ne répondait ni par la voix d’un prêtre, ni par celle d’un prophète. Dans sa perplexité, il se mit en quête d’une ventriloque habitant Endor ; qui s’était soustraite aux poursuites dirigées contre sa profession et qui continuait à l’exercer clandestinement. Singulière fatalité pour Saül, qui avait d’abord proscrit toute sorcellerie de son royaume, et qui maintenant était lui-même contraint d’y avoir recours !

C’est avec de sinistres pressentiments que Saül engagea la bataille ; et, comme si son découragement eût gagné ses soldats, l’issue en fut malheureuse. Toutefois les Israélites combattirent vaillamment une journée entière ; mais ne pouvant, dans la plaine, tenir tête à la cavalerie et aux chariots de guerre, ils se réfugièrent sur les monts de Gelboé, où les Philistins les poursuivirent et les taillèrent en pièces. Là tombèrent aussi trois des fils de Saül, parmi lesquels le sympathique Jonathan. Saül lui-même se trouva tout à coup isolé, n’ayant à ses côtés que son écuyer, lorsqu’il vit fondre sur lui les archers ennemis. Fuir, il ne le pouvait ; il ne voulait pas non plus devenir le prisonnier et la risée des Philistins. Il pria donc son compagnon de le frapper à mort. Mais celui-ci n’osant porter la main sur son roi, Saül se perça de sa propre épée et mourut en roi. L’écuyer suivit son exempte.

La défaite était désastreuse. La peur de l’armée israélite gisait abattue sur les Bancs du Gelboé et dans la plaine de Jézréel. Après s’être reposés pendant la nuit qui succéda à cette chaude journée, les Philistins explorèrent le champ de bataille et dépouillèrent les morts de leurs vêtements et de leurs armes. Parmi ces cadavres, ils trouvèrent ceux de Saül et de ses trois fils. Ils envoyèrent la tête du roi et ses armes dans leur pays, en guise de trophées ; le crâne fut conservé dans un temple de Dagon, l’armure dans un temple d’Astarté, comme souvenirs de cette mémorable victoire. Ils s’emparèrent ensuite des villes situées dans la plaine de Jezréel et dans la région orientale du Jourdain, et mirent garnison dans ces villes, dont les habitants s’étaient enfuis au delà du Jourdain à la nouvelle du désastre de Gelboé. Pour humilier les Israélites, les Philistins suspendirent aux murs de Bethsan le cadavre décapité de Saül et celui de Jonathan. — Il paraîtrait que les Philistins, poursuivant leur victoire, s’avancèrent au sud du mont Gelboé et de Bethsan, et occupèrent toutes les villes importantes. Dans la résidence de Saül, Ghibeath-Saül, l’approche des Philistins répandit une telle épouvante, qu’une femme chargée de la garde du petit Mephiboseth, fils de Jonathan, en emportant cet enfant dans sa fuite précipitée, le laissa tomber ; si bien qu’il se cassa la jambe et devint boiteux pour toute la vie.

Saül, à sa mort, laissait le pays dans un triste état, plus triste encore qu’il ne l’avait trouvé lors de son élection. La défaite était tellement complète et inattendue, que d’aucun côté, dans le premier moment, on ne songea à la résistance. Tous les courages étaient anéantis. Et l’on vit une grande hardiesse dans ce fait de quelques habitants de Jabès-Galaad, qui, par reconnaissance pour Saül, libérateur de leur ville, se risquèrent à faire cesser l’opprobre infligé à ses restes. Ils se glissèrent de nuit sur l’autre rive du Jourdain, descendirent de la muraille les corps de Saül et de Jonathan, les rapportèrent dans leur ville, les inhumèrent sous un térébinthe et instituèrent un jeûne de sept jours en leur honneur. Les tribus citérieures n’avaient pas, apparemment, le même courage, ou bien elles n’éprouvaient pas autant de gratitude pour Saül, qui, par sa mésintelligence avec David, avait fait le malheur du pays.

Telle fut la fin d’un roi dont l’élection avait été saluée par le peuple avec tant d’espérances !

 

 

 



[1] L'histoire de la guerre de Saül avec les Philistins ne commence qu’à Sam. 1, 13, 3 et suiv. Les deux premiers versets de ce chapitre appartiennent au chapitre précédent.

[2] La conduite de Saül envers les Gabaonites et d'autres peuplades de la Palestine est racontée dans Sam., II, 21, 2 et suiv.

[3] Dans Sam., 1, 17, 15, au lieu de : Saül, c'est Samuel qu'il faut lire. Le sens de ce verset est que David faisait de fréquents séjours chez le prophète, qu'il allait le voir et s'en retournait pour faire paître les troupeaux de son père à Bethléem. De Bethléem à Mitspa, où demeurait Samuel, la distance est d'à peine 16 kilomètres.

[4] D'après Samuel I, 18, 6, David n'est pas revenu vainqueur du Philistin (Goliath ?), mais des Philistins. En hébreu, les noms de peuple s'emploient souvent au singulier, tout en ayant le sens du pluriel.