LOUIS XVIII

 

LIVRE III. — LE RÉGIME CENSITAIRE.

 

 

SOMMAIRE

I. — La nouvelle Chambre : ses éléments : la majorité ministérielle. — Comment en cette majorité naît et se développe le plan du régime censitaire. — Les trois lois principales par lesquelles ce régime s'établit.
IL — Loi électorale (5 février 1817) ; ses avantages ; étroitesse du système sur lequel elle repose ; l'opposition ; ses arguments ; dispositions un peu sombres de ceux même qui ont patronné le projet.
III. — Loi militaire (9 mars 1918) ; état ancien ; projet Gouvion-Saint-Cyr. — Les deux parties du projet ; recrutement ; règles sur l'avancement. — Quelles discussions soulèvent les articles sur l'avancement des officiers. — Comment la loi militaire détruit les dernières traces des privilèges.
IV. — Tableau de la Chambre des députés ; répartition des groupes ; dispositions qui prévalent ; quel groupe croît en influence ; les doctrinaires.
V. — La législation sur la presse : (lois des 17, 26 mai, 9 juin 1819). Comment cette législation est l'œuvre des doctrinaires ; comment elle consacre la liberté.
VI. — L'année 1819. — Des gages donnés par le roi à l'opinion libérale. — Comment cette époque est pourtant celle où les forces hostiles se développent jusqu'à déborder.

 

I

Je n'ai pas voulu interrompre le récit des négociations qui aboutirent à l'affranchissement du territoire. Il faut maintenant reprendre les événements intérieurs depuis la dissolution de la Chambre introuvable.

Les nouvelles élections s'étaient faites les 25 septembre et 4 octobre 1816, et, à défaut de loi spéciale, d'après les règles fixées par l'ordonnance du 13 juillet 1815. Le 6 novembre, les députés tinrent leur première séance. Quiconque les aurait observés eût été frappé de leur petit nombre et aussi de n'apercevoir dans l'enceinte presque aucun visage jeune. C'est que le chiffre des députés avait été ramené à 258[1] et qu'on était revenu à la stricte observation de la charte qui fixait à quarante ans l'âge pour être élu. On put calculer de suite les forces respective des partis : à l'extrême droite, 90 membres environ qui figuraient les survivants de l'ancienne Chambre : à gauche, quinze ou vingt nouveaux venus, mais attentifs à ne point se démasquer et circonspects par sentiment de leur petit nombre. Le reste — près de 150 membres — formait le centre ministériel.

Or, en ces hommes du centre, bourgeois d'esprit quoique point toujours de naissance, un dessein s'affermit, déjà renfermé en germe dans la charte, celui de stabiliser la puissance publique en ce juste milieu où ils venaient eux-mêmes de se fixer. Répudiant l'ancien régime et pareillement la Révolution, ils organiseraient une surveillance, jalouse en haut, vigilante en bas, pour empêcher les privilèges de revivre et la multitude d'émerger. A la vérité, dans cette combinaison, l'inconséquence éclatait, puisque, après avoir, sous prétexte d'égalité, courbé sous le niveau les anciens privilégiés, on ressuscitait aussitôt l'inégalité afin de contenir le peuple, turbulent ou gêneur. Mais cette objection elle-même ne troublait pas, et l'on répondait avec une brièveté dédaigneuse qu'en se refusant à descendre jusqu'aux foules, on se bornait à écarter l'ignorance. Quand les hommes trouvent à une idée bénéfice ou honneur, ils l'érigent bien vite en doctrine. et la doctrine elle-même ne tarde pas à se transformer en système. Dès la fin de 1816, les premières assises du système se construisent. Contre les retours offensifs de l'ancien régime, on se défendra par un barrage ; puis, par un autre barrage on se gardera contre les poussées d'en bas. Et sous la protection de la double barrière, on se constituera en société politique.

Dans le recul des temps, on découvre — et peut-être plus distinctement que ne l'ont fait les contemporains — une suite remarquable dans les mesures qui créent ou affermissent cette domination bourgeoise. — Il faudra d'abord revêtir d'une investiture légale la possession de fait ; à cette exigence pourvoira la loi électorale de 1817, sorte de petite Charte enfermée dans l'autre comme une chapelle indulgenciée dans une grande église. Puis on s'appliquera à rechercher ce qui reste de privilèges ; en regardant bien, on en trouvera un, mal extirpé et capable de renaître : c'est le privilège de l'épée, c'est-à-dire la prérogative conservée au roi de conférer à son gré les grades militaires : dès 1818, la loi de recrutement fermera la dernière fissure par où pourrait s'introduire l'inégalité. — Cependant, à cette hauteur moyenne où le pouvoir se fixe, règnent l'instruction, le goût des idées, l'ardeur à discuter. Plus encore que la parole, la plume est un instrument. De là une sollicitude très éveillée pour la presse, cette puissance bourgeoise qu'on n'imagine pas se transformant jamais en puissance populaire. C'est pourquoi, en 1819, une loi consacrera la liberté, non seulement des écrits, mais des journaux. — Loi électorale, loi militaire, loi sur la presse, telles sont les trois manifestations par lesquelles s'affirmera ce parti moyen qui, en dehors du peuple, en dehors de l'ancien régime aristocratique, mais formant lui-même une aristocratie au rabais, essaie de s'approprier le gouvernement.

 

II

Le 28 novembre 1816, Lainé, ministre de l'Intérieur, déposa le projet électoral. Le texte en était d'une simplicité remarquable. Nulles assemblées primaires, mais le système de l'élection directe. Était électeur quiconque payait 300 francs d'impôt direct ; était éligible, selon la charte, quiconque payait 1.000 francs ; ce qui réduisait le nombre des électeurs à 90.000 environ, le nombre des éligibles à 18.000[2]. L'assemblée électorale se tiendrait au chef-lieu du département. Le mandat parlementaire serait gratuit. Ajoutons que, selon la charte, la Chambre, nommée pour cinq ans, se renouvelait par cinquième,

Beaucoup de motifs se réunissaient pour que le projet rencontrât faveur. Il séduisait par son apparente clarté. Il se combinait bien avec les termes mêmes de la charte. Le peuple était écarté et les grands propriétaires noyés dans les petits ; ce qui concentrait le pouvoir là où on voulait le fixer. Une appréhension régnait, celle des réunions tumultueuses qui, pendant la Révolution, avaient enfanté tant de désordres ; or, la suppression des assemblées primaires conjurait ce danger. L'esprit de justice était moins blessé qu'on ne l'eût cru par l'élimination de tant de Français, privés de tout droit de suffrage : c'est qu'une théorie, alors fort accréditée, considérait le vote politique, non comme un droit, mais comme une fonction réservée exclusivement à qui était capable de l'exercer ; à défaut de meilleur signe, on considérait qu'une certaine aisance était présomption de lumières ; et ainsi se justifiaient à leurs propres yeux les défenseurs du projet.

L'entreprise, même fondée sur d'aussi plausibles motifs, ne laissait que d'être osée. Par interprétation de la charte, on organisait au cœur de la France, un pays légal qui de lui-même se constituait à perpétuité le mandataire de l'autre. Au nombre de 90 environ, les membres de la Chambre introuvable avaient été réélus. Ce fut parmi eux que se recrutèrent surtout les adversaires de la loi.

Dès la discussion des bureaux l'opposition éclata. Elle se continua par les débats publics. Tous intervinrent : Bonald en théoricien, La Bourdonnaye en tribun, Villèle en politique. La première objection fut tirée de l'unité de collège. Désigner le chef-lieu du département comme l'unique lieu de vote, c'était, vu la distance, condamner à l'abstention les vieillards, les infirmes ; c'était surtout établir une inégalité choquante entre les électeurs des villes rapprochées pour qui le déplacement serait facile, et ceux des cités ou des bourgades éloignées que rebuterait presque sûrement la perspective d'un vrai voyage. Puis, pénétrant au fond du débat, les opposants développèrent leurs critiques. La combinaison, dirent-ils, était bâtarde, point démocratique, tant elle consacrait la puissance de l'argent ; point aristocratique non plus, tant elle réduisait à rien les hautes influences sociales ! Les gros imposés étant rares, l'immense majorité des électeurs sera composée de censitaires payant entre 3 et 500 francs, c'est-à-dire ayant environ 3 ou 4.000 francs de rente ; la classe gouvernante sera donc celle qui, par la médiocrité de ses ressources, est le plus accessible à l'appât des places et à la corruption. — Divers systèmes furent proposés : Bonald eût voulu que la commune, cellule primitive de toute organisation politique, députât au département, le département au royaume. Villèle eût souhaité que l'assemblée électorale fût composée de délégués des corps de ville, des Chambres de commerce, des compagnies judiciaires. Au fond, toutes les combinaisons se ramenaient à deux idées : suffrage à deux degrés ; et à la base, droit électoral reconnu au profit, soit des paysans ou des artisans de la plus petite aisance, soit des associations corporatives. Comme au temps de la Chambre introuvable, l'extrême droite se montra plus large de vues que ne l'était le centre. Libérale, elle l'était, mais non sans arrière-pensée. En reconnaissant comme électeurs au premier degré les fermiers, les métayers, les ménagers, les artisans, elle espérait que ceux-ci, par affection, révérence, habitude, retour de service, se laisseraient entraîner dans le sillage des anciens seigneurs ou des propriétaires les plus notables, en sorte que beaucoup d'électeurs qui seraient petits serviraient à élever des élus qui seraient grands.

La discussion se prolongea du 26 décembre 1816 au 8 janvier 1817. Il semble qu'au cours des débats, l'opposition, loin de fléchir, se fortifia. Un amendement de M. Barthe-Labastide qui établissait le suffrage à deux degrés ne fut repoussé que par 12 voix de majorité. Quand, le 8 janvier. on procéda au scrutin final, la loi fut adoptée par 132 voix, mais l'opposition compta 100 suffrages. A la Chambre des pairs, la majorité fut moindre encore : 95 voix contre 77. Certaines conversations particulières sont instructives à recueillir. Camille Jordan confessait que volontiers il se fût rallié au système des deux degrés, s'il n'eût cru ce système contraire aux termes de la charte. M. de Serre, l'un des plus considérables parmi les députés du centre, rie cachait pas ses inquiétudes. Il 8 e défiait, tout en contribuant à la créer, de cette petite société censitaire, repliée en elle-même, fermée systématiquement en haut, non moins hermétiquement close en bas et qui, peu à peu, sans le savoir, s'intoxiquerait faute de se renouveler. Ainsi s'entretenaient, plus mélancoliques que confiants dans l'avenir, ceux qui semblaient aux yeux du public les patrons de la réforme. Ils se trompaient pourtant quand ils doutaient de leur œuvre. Une conception politique peut être à la fois très artificielle et très durable. Et la loi électorale du 5 février 1817 devait, avec une seule modification, fixer pour plus de trente années le régime de la France.

 

III

Après la loi électorale, la loi militaire.

Le but en fut double : d'abord assurer le recrutement de l'armée ; puis soumettre à des règles fixes la constitution des cadres et les promotions.

L'ancienne armée avait été dissoute en 1815, puis reconstituée sous forme de légions départementales. Mais depuis la chute de l'Empire, nul appel et beaucoup de congés ; par Suite, des effectifs très faibles, en tout 80.000 hommes. Seule la garde royale était au complet.

Si pacifique que fût la politique française, un relèvement des forces s'imposait. Seulement un engagement imprudent créait un très réel embarras. Plus de conscription, avait dit le comte d'Artois en 1814. Plus de conscription, avaient répété joyeux les paysans.

Pour revenir sur la téméraire promesse, il fallait une énergie plus forte que la crainte de froisser. Le maréchal Gouvion-Saint-Cyr, qui venait de succéder à Clarke comme ministre de la Guerre, convenait à la tâche par ses qualités — car il avait l'instruction, l'expérience. les lumières ; — il ne s'y adaptait pas moins par son dédain de toute popularité. Chez lui nul souci de déplaire. Il n'avait jamais recherché les bonnes grâces de Napoléon et, sous la monarchie, ne s'appliquait pas davantage à se concilier la Cour. Quand il avait pris une décision, il s'y cantonnait avec une dure obstination, sans que rien pût l'ébranler ou l'entamer. C'est le Dieu Terme, disaient de lui ses amis.

Le projet de loi, présenté à la Chambre le 29 novembre 1817, marquait bien, en son exposé de motifs, une résolution irrévocable. Toutefois une sollicitude extrême se déployait pour établir que le régime militaire nouveau n'avait rien de commun avec celui que le Directoire avait jadis créé, que l'Empire avait naguère aggravé. Le Directoire avait décidé que tous les jeunes gens de vingt à vingt-cinq ans seraient à la disposition de la nation ; le tirage au sort décidait ceux qui devraient partir ; quant aux autres, ils n'étaient point libérés, mais demeuraient sous le coup des appels futurs ; et ces retours sur les contingents anciens n'avaient été que trop pratiqués sous Napoléon. — Tout autre était, disait-on, le système proposé. Avec beaucoup d'art, on s'appliquait à changer les mots pour masquer les choses. Il ne s'agissait plus de conscription, mais de recrutement ou plutôt de prélèvement. En principe, l'armée devait s'alimenter par engagements volontaires. Que si ceux-ci étaient insuffisants, 40.000 hommes au maximum seraient appelés chaque année par la voie du sort pour compléter les effectifs. La faculté de remplacement était admise, à condition que le remplaçant fût agréé par le Conseil de révision. Les jeunes gens désignés ne seraient appelés à l'activité que suivant les besoins et par ordre de classes. Le service serait de six ans. Il s'accomplirait dans le département d'origine ou dans l'un des départements voisins. Ceux que leur numéro avait favorisés seraient définitivement exemptés et sous aucun prétexte ne pourraient être repris. Quant aux soldats rentrés au bout de six années dans leurs foyers, ils constitueraient, sous le nom de vétérans, une réserve qui pourrait être appelée à un service territorial, en temps de paix dans l'intérieur du département, en temps de guerre dans le ressort de la division militaire.

Adouci de la sorte, le projet prêtait peu à la critique ; aussi fut-il accueilli, sinon avec empressement — car tout ce qui rappelait, même de loin, les levées de l'Empire était alors odieux — du moins avec une patriotique résignation. On trouva seulement la durée du service bien longue. Puis l'institution des vétérans suscita quelque ombrage, par la crainte que sous ce prétexte, pussent se grouper les vieux soldats de Napoléon, les survivants de l'armée de la Loire. Villèle suggéra enfin — sans réussir d'ailleurs à imposer ses vues — l'idée d'un impôt spécial dont le produit, soigneusement mis à part, servirait à encourager, par primes ou hautes paies, les engagements volontaires. Ces engagements, s'ils étaient, comme on l'espérait, nombreux, suffiraient peut-être à remplir les cadres de l'armée active ; et les jeunes gens, appelés au service par leur numéro, ne formeraient qu'une armée de réserve.

Où toute l'énergie du maréchal Gouvion-Saint-Cyr dut se déployer, ce fut dans la seconde partie du projet, celle qui avait trait à la constitution des cadres et à l'avancement des officiers. C'est qu'ici le ministre de la Guerre, saisissant corps à corps le privilège, s'appliquait à le débusquer de la dernière retraite où il s'abritait encore.

Qu'on ouvre l'Annuaire militaire aux premières années de la Restauration. La lecture en est très suggestive. Sur la liste des lieutenants généraux, des maréchaux de camp, beaucoup de noms de l'ancien régime. Mais on chercherait en vain ces noms dans les récits, même les plus détaillés, des guerres napoléoniennes. Bien plus, ils ne figurent pas dans les Annuaires de l'Empire. Qu'on poursuive la lecture : même constatation pour bon nombre de colonels ou d'officiers de grades divers Quelle a été la date de la promotion ou de la réintégration ? Je note, toujours d'après l'Annuaire, de grandes fournées, par exemple le 4 juin, le 20 juin, le 23 août 1814. Qu'on suppute maintenant les états de service : celui-ci qui est presque octogénaire parle de la bataille d'Hastenbeck comme d'autres de la bataille de Wagram : celui-là qui est moins vieux a combattu aux États-Unis : d'autres ont figuré sur les rôles de l'armée de Condé ou dans les armées étrangères : quelques-uns n'ont pas servi du tout. — A signer ces décrets extraordinaires, le roi Louis XVIII, si sage pourtant, a moins hésité qu'on ne le croirait. C'est qu'une idée le domine, antique comme sa race et qui l'a enveloppé dès sa jeunesse au point de le pénétrer tout entier, celle d'une noblesse faite pour l'épée et qui solde par l'épée les autres charges qu'elle ne supporte pas. Toute l'épopée de la Révolution et de l'Empire n'a point effacé cette croyance, tant elle fait corps avec la vieille France, avec la vieille cour, tant l'émigration, en ses cruels déboires, en a conservé le dépôt ! Le roi, même contenu ailleurs, est maître, comme il lui plaît, de composer son armée qui n'est que sa maison militaire agrandie. C'est la tradition immémoriale, rois des premiers siècles récompensant leurs leudes, chefs croisés distribuant les grâces à leurs fidèles, princes de la maison de Valois, poussant à leur gré leurs gens d'armes ou leurs favoris. C'est la tradition, à peine interrompue par quelques fâcheux, par exemple cet importun. Louvois, mais reprise avec ostentation par ce dix-huitième siècle où tout l'ancien régime s'est réfléchi en une image outrée, comme par une bravade suprême avant de mourir.

Il faut se représenter tout ce passé pour se figurer l'émoi de la cour, pour comprendre l'émotion des anciens privilégiés quand Gouvion-Saint-Cyr, avec sa manière froide et sévère, sans souci des étonnements et paraissant même les ignorer, aborda la seconde partie du projet. C'était tout un code d'égalité militaire : le tiers des sous-lieutenances réservé aux sous-officiers ; un intervalle de quatre ans nécessaire, sauf le temps de guerre, pour passer d'un grade à un autre ; les deux tiers des grades à l'ancienneté jusqu'au grade de lieutenant-colonel.

Aux yeux des royalistes purs, ces règles parurent aussi extraordinaires que le privilège aujourd'hui paraîtrait inouï. Jusque-là, les gentilshommes s'étaient attribué dans les armées du roi un droit, de préférence pour servir, combattre, mourir. C'était la fin de cette primauté. Désormais ils rentraient dans le rang, quitte à en sortir s'ils le pouvaient, mais comme les autres, par talent, bonheur ou courage. A droite, les protestations se formulèrent en de nombreux discours écrits qui tous répétaient les mêmes arguments : Le roi, d'après la charte, était le chef de l'armée, et d'après la charte aussi nommait à tous les emplois de l'ordre civil et militaire. Que devenait le droit royal si la loi était votée ?

La discussion traîna longtemps sans que les résistances fléchissent ; car l'ensemble de la loi ne fut adopté au Palais-Bourbon que par 147 voix contre 92. A la Chambre des pairs, l'opposition s'annonçait plus vive encore, fomentée par la cour, favorisée par le comte d'Artois, aidée en outre par quelques militaires qui critiquaient, au point de vue professionnel, et notamment pour la part trop grande laissée à l'ancienneté, l'œuvre de Gouvion-Saint-Cyr.

La loi n'échouerait-elle pas au Luxembourg ? Là, s'exerça l'influence du roi. Il a, en 1814, soit pour reconnaître de vieux services ou alléger d'honorables misères, soit sous l'obsession de demandes importunes, introduit, à portes beaucoup trop largement ouvertes, l'ancienne armée dans l'armée impériale. Bientôt, en dépit de tous ses préjugés d'éducation, il s'est ravisé et a jugé qu'un état plus régulier exigeait le retour à des pratiques plus régulières aussi. Dans cet esprit, il s'est confié au maréchal Gouvion-Saint-Cyr, compétent entre tous pour les choses militaires, mais serviteur correct plus encore qu'ami. Puis, le 5 novembre 1817, dans le discours du trône, il a proclamé que dans la carrière du soldat, il ne serait tenu compte que des talents et des services. Comme, à la haute Chambre, les objections s'accumulent contre la loi, le voici qui prescrit le silence à son frère, et s'emploie à calmer les rumeurs bourdonnantes des courtisans. Parmi les pairs, un certain nombre sont investis de charges aux Tuileries. Patiemment le roi s'efforce d'obtenir leur assentiment. Que s'il n'y parvient pas, il sri emmène avec lui quelques-uns dans ses sorties et prolonge malicieusement la promenade jusqu'à ce que la séance parlementaire soit passée. Le succès, ne sera dû qu'à la voiture du roi, disait Talleyrand, témoin froidement railleur d'une politique qu'il ne dirigeait plus. Au scrutin définitif, il y eut au Luxembourg 74 voix opposantes, contre 96 voix favorables. C'était le 9 mars 1818, et cette date mérite d'être retenue. Ce jour-là, la noblesse de France, déchue de la primauté militaire que la Restauration, au début, avait semblé lui conserver, subit sa dernière défaite, celle qui, complétant le grand sacrifice du 4 août, ne laissait plus rien à niveler.

 

IV

C'était décidément la fin de l'ancien régime. Était-ce tout à fait le régime nouveau ? Je ne poursuis qu'avec embarras un tableau qui est tout en nuances. On parle de démocratie : mais dans la langue du temps démocratie veut dire société censitaire, le reste ne comptant pas. On parle d'égalité : mais cette égalité cède devant la puissance de l'argent. A la vérité, il en faut peu — 300 francs d'impôts — pour être hors de pair. C'est une aristocratie naine qui a percé dans les ruines de l'autre, comme de jeunes pousses dans un bois coupé à blanc.

Jamais ces jeunes pousses ne deviendront grands arbres, et quiconque voit un peu loin le sent bien. En cette organisation, tout est illogique ; et elle ne peut, ni se réclamer du passé qu'elle désavoue, ni se confier dans l'avenir qui la détruira. En revanche, combien cette création toute artificielle n'offre-t-elle pas d'apparente vigueur ! Combien cette société politique qui se constitue à mi-hauteur, ne se recommande-t-elle pas par son savoir, son intégrité, son labeur ! Que les regards se fixent sur le Palais-Bourbon qui offre la plus fidèle image du régime. Jamais parlement ne rassembla plus de lumières et ne projeta plus d'éclat.

Sur les institutions constitutionnelles aucun mécompte n'a encore désabusé. L'instrument est tout neuf et manié par des mains confiantes. La confusion où s'est traînée la Chambre introuvable n'apparaît que comme une leçon dont on compte bien profiter. De là le dessein d'être modéré ; ce qui n'implique pas forcément l'impartialité ; car la modération peut avoir, comme le reste, sa passion. Une grande ardeur au travail amène de bonne heure au Palais-Bourbon. Nul va-et-vient stérile quand il faut cinq jours de diligence pour se rendre à Toulouse ou à Marseille, presque autant pour gagner Strasbourg ou Brest, les députés sont gardés contre la tentation d'aller trouver leurs électeurs, et les électeurs mal en point pour chercher leurs élus. Grâce à cette heureuse coupure, le député est moins le mandataire au jour le jour de ses commettants que le gérant attentif des affaires publiques. Beaucoup de décence dans la tenue, beaucoup de réserve dans les propos ; nul scepticisme sur soi-même ou sur les autres, mais une foi encore inaltérée dans l'œuvre qu'on accomplit. Sur les bancs du centre, c'est-à-dire dans la majorité ministérielle, l'aspect est parfois gourmé à force d'être grave là sont des magistrats mal dégourdis de la raideur parlementaire, des bourgeois très solennels, tantôt par sentiment de leur importance, tantôt par une sorte d'atavisme janséniste dont ils gardent la trace, même dans l'affaiblissement de leur foi. — A gauche, peu de députés quoique les élections partielles de 1817 aient renforcé d'une quinzaine de membres nouveaux le petit groupe. Ces nouveaux opposants, encore un peu timides, se décorent du nom d'indépendants et se contentent de crier : Vive la charte ! ce qui les dispense de crier : Vive le roi ! — Ce fond rigide ne s'égaie un peu que si l'on regarde vers l'extrême droite. Parmi les survivants de la Chambre introuvable, quelques gentilshommes se détachent, ne comprenant pas la charte et bien décidés à ne pas la comprendre, raillant volontiers même leurs amis, tels le laborieux Villèle ou le mystique Bonald, se gardant de la tribune et plus encore du travail, mais se dédommageant dans les couloirs. Ils n'ont rien appris, mais du moins ils ont eu le mérite de ne pas tout oublier ; et toute politique mise à part, ce qu'ils n'ont pas oublié est exquis. Du dix-huitième siècle, ils ont conservé l'élégance, le pétillement de l'esprit, ce joli sautillement de conversation aussi déplacé dans les affaires que propre à embellir la vie ; et sans se lasser ils déploient au Palais-Bourbon, comme en un salon agrandi, cet art délicieux et suranné ; éternels étourdis destinés à mourir dans l'aveuglement final, mais à qui l'on pardonne d'être aveugles, tant ils incarnent, en ses grâces superficielles, une époque, à la fois funeste et charmante, disparue pour jamais.

Au fauteuil de la présidence apparut d'abord Pasquier, ancien fonctionnaire de l'Empire, apte à toutes les tâches et destiné à s'y montrer toujours distingué, jamais grand. Maintenant celui qui dirige les débats, c'est M. de Serre, un .peu mélancolique, un peu embarrassé en un rôle qui n'est point le sien, tout travaillé de l'éloquence contenue qui bouillonne en lui. Bientôt le président sera un avocat de Bordeaux, M. Rayez, personnage au plus haut point décoratif, de belle prestance, de voix magnifique, d'intégrité indiscutée ; très vaniteux de sa charge, ce qui l'incitera à la bien remplir, très versé dans le droit sinon dans la politique, non très éloquent, mais juste au point où un président doit l'être. Il sera le président modèle et pendant neuf ans sera continué dans cette fonction. Ce fut Fun des mérites de la Restauration de savoir mesurer les tailles, et d'assigner à chacun la place qui convenait.

La souveraineté parlementaire n'a encore projeté aucune ombre sur la souveraineté royale. Le roi seul a l'initiative des lois et est investi, en outre, du droit de les sanctionner, en sorte que le premier mot lui appartient, et le dernier aussi. Le droit d'amendement, subordonné lui-même à l'assentiment du souverain, ne s'exerce sans entraves que par une tacite extension de la charte. Le droit d'interpellation ne s'est pas encore introduit dans les usages, et point davantage l'habitude d'une discussion politique, longue et approfondie, à propos de l'adresse en réponse au discours de la couronne. Les rapports sur les pétitions fournissent souvent l'occasion d'importants débats. La fonction parlementaire n'a pas encore subi les déviations qui plus tard la dénatureront. Elle consiste surtout dans le vote des lois, dans le vote du budget. Seulement à propos du budget, on commence, selon l'expression d'un contemporain, à se dire mutuellement ses vérités.

Tout découle de cette conception. Les ministres jugent qu'ils peuvent se dérober aux communications de pièces s'ils les croient inopportunes. Ils estiment également que les affaires diplomatiques échappent au contrôle des Chambres, à moins qu'elles n'entraînent une demande de crédits. La théorie constitutionnelle, autant du moins qu'elle a pu se fixer, reconnaît trois pouvoirs : le roi, la Chambre des pairs, la Chambre des députés. De ces trois pouvoirs, le pouvoir royal est le premier, d'abord parce qu'il est le plus ancien, puis parce qu'il a créé les deux autres. Conseillers de la couronne et surtout contrôleurs financiers, les députés sont beaucoup plus que des auxiliaires, mais ne doivent jamais devenir des dominateurs. Cette doctrine qu'à gauche on n'ose encore combattre ouvertement, est professée au centre par les dirigeants du parti ministériel. Ainsi parle Royer-Collard qui flétrit dans l'omnipotence parlementaire un simple changement de servitude, c'est-à-dire la substitution d'un despotisme composé à un despotisme simple.

Même restreint dans ces limites, quel n'est pas le champ d'action ! Une chose frappe, l'ampleur des débats : au Palais-Bourbon, la loi électorale occupe douze séances, la loi militaire treize. En 1818, la discussion du budget commence le 31 mars et finit le 29 avril. Le plus souvent les discours sont écrits, mais curieusement mêlés de passages improvisés, sorte d'émancipations où timidement l'on s'essaie. Quand la clôture est votée, souvent il reste beaucoup de discours non prononcés ; et dans le Moniteur on les publie en supplément, comme on énumérerait sur les contrôles d'un corps les officiers à la suite.

En général beaucoup de calme et de dignité : une tendance remarquable à régler les affaires de l'État comme un particulier avisé règle son patrimoine ; une extrême défiance des entreprises trop hardies : une ferme résolution de ne consentir de nouvelles dépenses que dans la mesure des recettes accrues. Ainsi se déroulent les séances en une atmosphère paisible. Et pourtant par intervalles, au moment le plus inattendu, les âmes s'exaltent en des montées extraordinaires d'émotion. C'est qu'on a touché, fût-ce incidemment, à des sujets dont il faut se garder : acquéreurs de biens nationaux, empiétements cléricaux, dates révolutionnaires, vote des régicides. Alors ce sont des sursauts subits, des cris de douleur ou de colère comme au contact d'une plaie mal fermée.

En cette Chambre, sur les bancs du centre, un groupe attire à lui par degrés l'influence ; ce n'est pas le plus nombreux, mais c'est le plus important par l'instruction et les lumières. Et cette minorité pénètre de plus en plus les masses de l'Assemblée.

On commence à appeler ces hommes sous un vocable qui leur restera. On les nomme les doctrinaires.

L'expression est impropre ; car ils diffèrent trop les uns des autres pour que le même mot puisse les désigner ; et ils sont, d'ailleurs, trop indépendants pour se subordonner. Une commune antipathie les a, comme on l'a vu, ligués naguère contre la Chambre introuvable. En prenant contact, ils se sont plu : mêmes habitudes de travail, même passion de lecture, même aptitude aux généralisations, même goût de conversations, non de conversations frivoles et évoluant sur les surfaces comme celles du dix-huitième siècle, mais de conversations poussées à fond et dont la philosophie, la littérature, l'histoire fournissent les éléments. C'est que les lettres les retiennent presque autant que la politique et qu'ils se passionnent à la fois pour le livre qu'ils achèvent et pour les discours qu'ils méditent. Mais sous ces traits communs, que de différences ! Doctrinaires ils le sont, en ce sens qu'ils sont tous hommes de doctrines ; mais ils n'ont pas les mêmes doctrines ni surtout le même tempérament ; et pour quiconque essaierait de les peindre, l'attrait résiderait moins dans la ressemblance que dans le contraste des physionomies.

Le plus en vue — mais peut-on l'appeler chef ? il n'y en a point — c'est Royer-Collard. Un long passé d'intégrité imprime sur lui le respect. Il a vécu toute la Révolution sans s'abaisser, et l'un des premiers, à la tribune des Cinq-Cents, a plaidé pour la paix civile. Quand le Coup d'État de 18 fructidor a désabusé de la République, il s'est tourné vers la Monarchie et l'a servie, non sans péril, mais jamais jusqu'aux conspirations. Silencieusement il a traversé l'Empire. La méditation est son lot comme pour d'autres l'action. Quand il monte à la tribune et déploie ses feuillets — car il lit — un silence religieux l'accueille. Ses discours s'étalent en développements majestueux, puis se condensent en maximes d'une brièveté lapidaire ; et ces maximes, amenées avec un art consommé, semblent descendre de si haut, ont un tel air de profondeur que les mémoires s'en imprègnent pour ne plus les laisser échapper. Ainsi arrive-t-il que, de harangues oubliées depuis longtemps, subsistent, dures et solides comme des médailles, des sentences qui se répètent encore. — De l'ensemble de ces discours, peut-on dégager un système ? Il y a dans les raisonnements bien des fêlures. Nul ne fut illogique avec plus de dogmatisme et indécis avec plus d'apparente certitude. Nul n'excella mieux à soutenir d'une armature forte et magnifique, des idées fragiles. Royer-Collard entoure le pouvoir royal d'une vénération presque sacrée et le fixe à une .telle hauteur que nul partisan de l'ancien régime n'eût imaginé plus de respect. Mais l'ayant élevé comme sur un autel, il l'isole à la fois, et du peuple qui n'est à ses yeux que multitude, et de l'aristocratie dont il pleure en termes éloquents la ruine, sans entreprendre de ranimer ou même d'utiliser le peu qui en reste. Et pour unique soutien de la monarchie il n'imagine rien de mieux que le pays censitaire ; car, entre tous les patrons de la loi électorale, il a été le plus convaincu. Homme de pensée, et uniquement de pensée, il est inapte au pouvoir et le sait. C'est de quoi il s'irritera toute sa vie, à la fois hautain et morose, déclinant tout et s'irritant secrètement contre quiconque acceptera ce qu'il a refusé. De là des brouilles, des ressentiments ; de là toutes les manifestations d'un orgueil chagrin, mécontent des autres et de lui-même. Et pourtant cet homme est entouré d'un prestige, qui dure encore ; car il représenta le désintéressement, la fidélité en des temps de péril, l'intégrité à toute épreuve, par-dessus tout l'éloquence ; et bien que serviteur incommode de son parti, bien que lui échappant souvent par rogue indépendance ou boutade, il en demeure la décoration.

A côté de Royer-Collard, Camille Jordan.

Un trait le marque : toujours il a été le serviteur de la liberté. Il l'a saluée, tout jeune, dans les assemblées de Vizille ; en 1792 à Lyon, sa ville natale, il l'a réclamée pour les femmes pieuses violentées dans leurs chapelles ; cinq ans plus tard, aux Cinq-Cents, il l'a de nouveau, en une motion fameuse, invoquée en faveur du culte encore proscrit. Quand il n'a plus pu la défendre, il s'est tu, en un silence qui était encore protestation. Depuis 1810, il siège au Palais-Bourbon. Il y déploie la même noblesse de l'âme, le même amour du bien public et aussi la même éloquence, quoique dans la discussion de la loi électorale il ne se soit pas montré tout à fait égal à lui-même. Cette éloquence, tout improvisée, puise sa force moins dans le raisonnement, souvent un peu lâche ou obscur, que dans l'intensité communicative de l'émotion. Comme beaucoup de Lyonnais, Camille Jordan porte en lui une âme méditative, à la fois froide et passionnée, contenue à l'ordinaire, puis éclatant tout à coup en d'extraordinaires vibrations ; en quoi il ressemble à son compatriote Ballanche dont il a le mysticisme, les timidités mêlées d'audace, les tendres abandons et aussi l'inaptitude à préciser. A travers tous les contacts, il a gardé des candeurs d'innocence qui ne soupçonnent ni le mal ni la duplicité : de là, quand il découvre l'un ou l'autre, une irritabilité nerveuse presque maladive ; de là aussi, par intervalles, une verve de sarcasmes, d'autant plus piquants qu'ils se parent d'ingénuité, et qui surprennent en une âme si bonne. Ces dons sont de ceux qui, dans une assemblée, conquièrent les sympathies plus qu'ils n'acheminent vers le pouvoir. Le pouvoir, Jordan n'y prétend pas et serait, autant que personne, inhabile à l'exercer. Il n'est jaloux que d'influence et surtout d'affection. Cette affection, il la possède pleinement : Camille, dit-on souvent en l'appelant par son petit nom. Et personne n'ignore que Camille, c'est Jordan. Dans le groupe des doctrinaires, à côté du hautain Royer-Collard, il apparaît sous des traits un peu indécis, un peu mélancoliques qui attirent et attachent. Il est de second plan pour la politique, de premier plan pour qui pèse la vertu ; et quand prématurément il disparaîtra, frappé du mal dont il porte déjà les premiers stigmates, pas une parole ne se prononcera qui ne soit estime, louange et regret.

Entre tous les doctrinaires, voici celui qui est, je crois, le plus grand. C'est M. de Serre. Jeté tout jeune parmi les émigrés, il a combattu dans l'armée de Condé ; puis de soldat il est devenu avocat et magistrat ; car c'est une des singularités de ce temps que ces ressauts de destinées. Il a été premier président, à Hambourg sous l'Empire, à Colmar sous la Restauration, et les électeurs du Haut-Rhin l'ont envoyé à la Chambre. La duchesse de Broglie en ses lettres, Barante en ses Souvenirs ont tracé son portrait. Ils le montrent sévère d'aspect et presque monacal, peu raffiné de manières, point homme du monde, timide comme sont souvent les fiers, Modeste d'attitude quoique non dépourvu d'ambition, par-dessus tout, dit-on, d'une admirable simplicité. Rien en lui ne l'éloignait de la société nouvelle : l'ancien régime lui eût-il donné, à lui gentilhomme de médiocre lignage, ce que lui apportait la monarchie constitutionnelle, à savoir, un haut rang dans la magistrature, la présidence de la Chambre, le légitime espoir de devenir ministre du roi ? Et pourtant l'orientation future du monde politique l'effraie jusqu'à l'épouvanter. Il n'imagine pas la démocratie pure et, bien qu'il ait voté la loi de 1817, se sent mal à l'aise dans les cadres étroits de la démocratie censitaire. D'instinct il se retourne vers l'ancien régime, non pour le reconstituer — ce qui serait à ses yeux pure folie — mais pour en sauver quelques débris — débris d'institutions, débris de tradition — et les fondre dans l'édifice moderne pour le consolider. Seulement que ressaisir ? Nulle forte aristocratie digne de ce nom ; nul vieil établissement qui ne soit devenu caduc ; rien que des forces si bien désagrégées qu'elles s'évaporeront en poussière si on tente de les capter. Et c'est de quoi M. de Serre se désole. Cette recherche n'est point chez lui froide spéculation de théoricien, mais souci anxieux et passionné. — Je touche ici au trait principal qui marque sa nature : la passion. Il ne sait vouloir qu'avec passion ; et cette passion chez lui est tout ensemble la force qui le soulève et la faiblesse qui par instants amoindrit son autorité. Avec passion il est attaché à la société présente, avec passion aussi il voudrait relier le présent au passé. Mais ces deux aspirations, très nobles toutes deux, se choquent en lui au lieu de se fondre, en sorte que, libéral avec véhémence, puis conservateur avec véhémence aussi, il paraîtra varier, se contredire même, tandis qu'il ne fera que poursuivre, à travers les contrastes apparents, le même dessein. — C'est de cette même passion que son éloquence se nourrit. Chez lui rien de plaideresque à la manière d'un avocat, rien de dogmatique à la façon d'un professeur, rien non plus de l'élégance dégagée où se complaît l'homme du monde ; mais un don de généralisation qui élève et grandit toutes choses, une émotion intense et communicative, une force de conviction qui attire et attache ; puis, tout à coup, sous la contradiction, des mots terribles que l'excitation de l'heure fait jaillir et que la raison ne mesure point toujours. Mais, au moment où nous sommes, dans le rôle de président de la Chambre, l'éloquence de M. de Serre ne peut se déployer qu'à demi. C'est dans les années suivantes que l'orateur en lui achèvera de se révéler. Il se révélera aux côtés des doctrinaires. Il se révélera surtout quand, séparé de ses anciens amis et ayant évolué vers la droite, il déploiera une verve d'éloquence, rarement égalée, presque jamais surpassée.

A ces trois noms, d'autres noms s'ajoutent qui, dans l'une ou l'autre Chambre, complètent le groupe : le duc Victor de Broglie, de grand esprit autant que de grande race et déjà connu malgré sa jeunesse ; car il a refusé, comme pair, de condamner le maréchal Ney : Pasquier, alors garde des Sceaux, souple, côtoyant ses amis sans se fondre en eux, en homme qui se prête, mais ne se donne pas tout à fait : Barante, écrivain et administrateur plus encore qu'homme politique : Beugnot, sceptique, spirituel, empressé à se moquer des autres et de lui-même : Notre canapé, dira-t-il un jour en faisant allusion au petit nombre des doctrinaires, et le mot restera. Si peu nombreux qu'il soit, le parti a ses aspirants et comme ses surnuméraires : tel Rémusat tout jeune encore et bien loin de la politique. Le duc de Broglie dit de lui : C'est le princeps juventutis, l'esprit le plus riche que j'aie connu. Mais la duchesse de Broglie survient qui retouche le portrait : Il est, écrit-elle, singulier en ses goûts et aime le pédantisme comme d'autres la grâce. En cette énumération, je n'ai pas nommé le plus actif de tous : Guizot. Il est l'un des plus jeunes. Mais a-t-il jamais été jeune et n'est-il pas né : Monsieur Guizot. Il n'a guère dépassé trente ans : il a professé à la Sorbonne, il a été secrétaire général au ministère de l'Intérieur ; il est maître de requêtes et bientôt sera directeur des affaires départementales. Il a pour lui la hauteur de vues, l'ardeur au travail, et dans les conciliabules du parti, apporte une parole tranchante, péremptoire qui souvent entraîne et persuade, mais parfois ne laisse pas que de blesser sur des lèvres si jeunes. Il ne fait pas partie de la Chambre, mais en semble déjà l'un des membres, tant il en suit les débats, tant il fréquente les abords du Palais-Bourbon ! De la loi qui a fixé à quarante ans l'âge de l'éligibilité, il se désespère et volontiers il sacrifierait, s'il se pouvait, les années pour hâter l'heure qui le rapprochera de la tribune et — il l'espère bien — du pouvoir.

En un salon même assez exigu — sinon sur un canapé — tout le groupe pourrait tenir. Mais beaucoup de lumières lui assurent beaucoup d'influence. Cette influence est d'autant plus grande qu'en ces premières années, le personnel gouvernemental éprouve quelque peine à se recruter. Il y a les royalistes d'origine et de tradition, dévoués toujours, spirituels souvent, sages même à l'occasion, mais inexpérimentés. Puis il y a les anciens serviteurs de l'Empire, intelligents, laborieux, mais de fidélité suspecte. En cette occurrence, quelles ne sont pas les chances pour des hommes d'instruction étendue et de haute culture qui sont demeurés étrangers à l'Empire ou ne l'ont servi que passagèrement sans être tenus à la reconnaissance et sans garder de regrets ! Cette heureuse condition est celle des doctrinaires. Ce qui consolide leur crédit, c'est que nulle loi n'a interdit le cumul du mandat législatif et des fonctions publiques. La plupart d'entre eux sont conseillers d'État, en sorte qu'ils saisissent dès leur origine et dans leur élaboration tout intime les mesures qu'ils seront appelés à voter.

Avec beaucoup de savoir-faire, ils mettent à profit ce sort privilégié. A la fin de l'été 1815, avant la chute de Talleyrand, les linéaments principaux de la loi électorale ont été tracés dans une commission extra-parlementaire. C'est alors que s'est précisée l'idée du système censitaire. Or, qui a fait partie de cette commission ? Royer-Collard, Barante, Guizot[3], presque tout le canapé, sans compter Molé qui par intervalles ne dédaignera pas de s'y asseoir. La loi de 1817 ne sera que la refonte de ce projet primitif, et à tel point que le duc de Broglie, pourra écrire plus tard : Le ministre de l'intérieur Lainé ne fut que le père putatif de la loi ; mais c'est nous qui l'avons faite[4]. Et dans la loi militaire se trahit la même ingérence. Elle est préparée sous les auspices de Gouvion-Saint-Cyr, dans une commission que préside Barante. Au moment où la loi est présentée à la Chambre, qui tient la plume ? Guizot. C'est lui qui rédige l'exposé de motifs. Et c'est encore lui qui compose le discours que prononcera le maréchal à la fin de la discussion.

En participant aux actes du gouvernement, dans quelle mesure Royer-Collard et ses amis se donnent-ils à lui ? En 1815, en 1816, ils se sont accolés, presque soudés à la royauté afin de pouvoir, abrités derrière elle, combattre plus sûrement la Chambre introuvable. Maintenant ils se tiennent en une attitude expectante, favorables sans doute, mais sans se laisser absorber. Certaines pratiques exceptionnelles ont survécu à la Chambre de 1815. Quelle a été, en ces circonstances, l'attitude des doctrinaires ? On peut noter ici des flottements. M. de Serre a été, au commencement de 1817, le rapporteur de la loi suspendant la liberté individuelle : en. revanche, Royer-Collard et Jordan ont, à la fin de la même année, réclamé la liberté de la presse. Avec une indépendance un peu hautaine, les doctrinaires se rangent en cette partie de la Chambre qu'on nomme le centre gauche. Pourtant ils ne marchandent pas à la royauté les prérogatives et, à l'exemple de Royer-Collard, mettent hors de pair, et bien au-dessus de tous les autres, le pouvoir monarchique. C'est continuation de la politique qu'ils ont suivie au temps de la Chambre introuvable. C'est survivance, peut-être inconsciente, de la vieille conception bourgeoise qui fortifie la royauté pour se garder contre l'aristocratie. C'est enfin confiance dans le roi qu'on sait attaché à la Charte, et décidé à prévenir toute réaction.

Je sens, en écrivant ces lignes, le danger des généralisations. Comment réunir sous des traits communs des hommes si dissemblables et qui n'ont de tout à fait pareil que l'intensité de leurs amours-propres ? Ce qui achève de déconcerter, c'est que parfois chez ces doctrinaires, le philosophe, l'homme de lettres, l'historien se jette à la traverse du politique. On note alors des découragements, des désabusements, des retours, mêlés tout ensemble de dépit et de douceur, vers les livres interrompus. La politique, écrit un jour l'un d'eux, est un sujet bien monotone quand on est d'accord, bien âpre quand on est divisé. — Ces hommes, d'ailleurs si différents, ont trop d'esprit pour ne pas se pénétrer : ils se connaissent bien, ils se connaissent même trop, et comme ils causent beaucoup, comme ils écrivent beaucoup, on pourrait composer un chapitre très expurgé d'indulgence, en rassemblant les opinions qu'ils ont, à diverses époques, porté les uns sur les autres. Pasquier se plaint de Royer-Collard ; plus tard, les griefs s'accumulant, il dénoncera le ridicule de son pédantisme et son orgueil de Satan. Guizot est jugé par Pasquier trop rigide. De ce même Guizot, Royer-Collard dit à son tour : Il me regarde comme une pièce dans son jeu d'échecs, mais je ne veux pas lui servir de marchepied[5]. En m'enfonçant jusqu'au cou dans le parti doctrinaire, a écrit le duc de Broglie, j'appris à en connaître les défauts[6]. Ces défauts, la duchesse, avec une ironie tantôt très douce, tantôt un peu cinglante se charge de les signaler. On connaît son jugement sur le jeune Rémusat. De Royer-Collard elle dit : Il a le doute le plus dogmatique et l'incertitude la plus tranchante[7]. Elle s'égaie de Guizot et de la métaphysique où il s'ébat joyeusement[8]. N'est-ce pas à plusieurs d'entre eux qu'elle pense quand dans sa correspondance elle trace cette phrase : Dans ce pays-ci, on fait du dogme en tout, excepté en religion[9].

Cependant, à la fin de 1818, la France étant libérée de l'étranger, le duc de Richelieu, moitié sentiment que sa tâche est achevée, moitié répugnance à chercher son point d'appui ailleurs que dans la droite, se démet de ses fonctions : Lainé le suit dans sa retraite. Voici que le 29 décembre 1818 se forme, remanié dans un sens libéral, un ministère dont le chef officiel est le général Dessoles, mais dont le chef réel est Decazes, devenu ministre de l'Intérieur. Ce jour est celui où s'épanouit, un peu voilée jusque-là, l'influence des doctrinaires.

 

V

Pendant un an, ils seront, non les détenteurs apparents du pouvoir — car dans le cabinet ils n'ont qu'un représentant, M. de Serre, garde des Sceaux — mais les animateurs de toutes choses. Entre eux et Decazes une conjonction se forme, d'autant plus solide qu'elle est fondée, non sur la similitude des goûts, mais sur la fusion d'aptitudes contraires qui se complètent à merveille en s'unissant. A l'association, Decazes apporte, outre la faveur du roi, sa souplesse, son art des nuances, son habileté à manier les hommes. L'apport des doctrinaires, c'est le crédit qui découle de la dignité de leur vie, de leur application aux affaires, de leur savoir, de leur éloquence.

La loi électorale a été votée en 1817, la loi militaire en 1818. Voici maintenant, en 1819, la troisième grande loi, la loi sur la presse. Cette loi est tout entière l'œuvre des doctrinaires, celle à laquelle leur nom demeure attaché.

Jusqu'ici on a tâtonné. La charte a déclaré la presse libre, mais avec une ignorance candide à qui le sens des mots échappait. Après coup, on s'est persuadé que la franchise ne s'appliquait qu'aux livres, que la surveillance des journaux était affaire de police. Puis la loi du 21 octobre 1814 a régularisé le régime, .mais en soumettant, jusqu'à la fin de 1816, les écrits de moins de vingt feuilles à la censure, et les feuilles quotidiennes à l'autorisation préalable. En 1817, un nouveau projet a été proposé, mais sans que l'accord pût s'établir. Entre temps la censure a été prorogée pour une année, une première fois en 1817, une seconde fois en 1818.

Une inexpérience mêlée d'appréhensions explique ces incertitudes. Ceux mêmes qui devaient bientôt se montrer les plus hardis témoignèrent au début d'une singulière réserve : Depuis vingt-cinq ans, écrivait Guizot en 1814, nous n'avons pas été assez sages pour que nous puissions nous dire sans inconvénient même nos vérités. Ce qui était circonspection chez les doctrinaires se transformait en alarmes très vives chez ceux qui, comme Richelieu, comme Lainé, dirigeaient depuis 1815 la politique : La presse, disait Richelieu, est le dissolvant universel. Puis le pays n'était point libéré de l'occupation étrangère, et il importait d'éviter toute imprudence de plume, qui pourrait créer des embarras diplomatiques. Maintenant Russes, Anglais, Prussiens, Autrichiens sont partis. Est parti aussi le duc de Richelieu, l'homme à la vigilance inquiète, obstiné à garder contact avec la droite, avec l'extrême droite même. Il semble que la monarchie soit assez affermie pour que, sous son nom, on pratique la hardiesse. Les doctrinaires sont hommes de plume et estiment que nul État n'est tout à fait libre si la plume y est serve. Ils n'ignorent pas — car leur esprit est éclairé d'abondantes lumières — les dangers de la presse. Mais ils se persuadent que, si l'on ne peut la tenir en esclavage, il vaut mieux la libérer de toute entrave, et que la pire condition est celle d'une presse assez affranchie pour nuire, assez asservie pour clamer sa servitude. A la chancellerie où est installé M. de Serre, les doctrinaires sont chez eux. Là se rassemblent le duc de Broglie, M. de Barante, Guizot ; et sous le patronage du garde des Sceaux, ils dessinent les linéaments, non d'une loi de détail, pliée à toutes les contingences, mais d'une œuvre d'ensemble faite pour la durée.

L'œuvre sera solide, si solide qu'en dépit de toutes les transformations, elle demeure encore, en ses lignes principales, la charte du journalisme. Cette charte, bien qu'elle soit renfermée en trois lois successives[10], porte bien la marque d'une pensée unique. La voici, telle qu'elle est sortie du cerveau des doctrinaires, telle qu'elle a été présentée au nom du roi et a été votée par les deux Chambres.

Quiconque veut fonder un journal, n'a plus besoin d'une autorisation. Une simple déclaration suffit, accompagnée de la désignation d'un propriétaire ou éditeur responsable. Un cautionnement est en outre exigé pour garantir les amendes qui pourraient être prononcées.

Le journal une fois fondé est affranchi de toute servitude administrative. La censure est abolie : on a jugé compromettant pour l'autorité publique elle-même, un régime de contrôle qui, pouvant tout défendre, semble par là même approuver tout ce qu'il n'interdit pas. La presse est libre en ce sens qu'elle est soumise au droit commun. Il n'y a point de délits spéciaux de presse ; mais ce qu'il n'est permis ni de dire ni d'accomplir, il n'est pas davantage permis de l'écrire ; et voilà l'unique règle directrice. C'est dans cet esprit qu'on énumère les cas où les écrits seraient coupables, comme le seraient les paroles ou les actes. Sont punissables les provocations aux délits ou aux crimes ; les offenses au roi ou aux personnes de la famille royale ; les outrages à la morale publique et, ajoute-t-on par amendement, les outrages à la morale religieuse ; enfin les injures publiques et les diffamations. En ce qui concerne les diffamations, une disposition très spéciale atteste les scrupules de ceux qui gouvernent. Envers les particuliers, la preuve des faits diffamatoires n'est point admise. Que si la diffamation atteint un fonctionnaire, le privilège cesse ; et le diffamateur est admis à prouver la vérité de ses imputations. Et ici se révèle bien le loyal libéralisme du pouvoir, attentif à protéger les demeures privées, mais autorisant le dévoilement des abus que ses fonctionnaires pourraient commettre sous son nom.

Quelle serait, en cas de poursuite, la juridiction, tribunaux ordinaires ou jury ? Dans la discussion du projet de 1817, diverses solutions intermédiaires avaient été proposées. Villèle eût souhaité la constitution d'un haut jury, tiré au sort dans la classe des éligibles. Beugnot aurait voulu la formation d'un jury spécial recruté parmi les professionnels, professeurs, avocats, hommes de lettres. Un magistrat avait demandé que tous les procès de presse fussent uniformément déférés aux cours royales. M. de Serre se prononça — peut-être après quelques hésitations — pour le jury de droit commun. Il estimait qu'on ne pouvait invoquer le défaut de lumières puisqu'on soumettait aux jurés des affaires beaucoup plus compliquées, comme celles de banqueroute ou de faux. C'était sur le public, ajoutait-il, que les journalistes voulaient agir : or, qui mieux que les jurés, ces représentants de la moyenne opinion publique, sera capable de juger la nocivité d'un article de journal et, par suite, d'absoudre ou de condamner ? Le garde des Sceaux ne doutait pas de l'impartialité des juges, mais craignait que le peuple, considérant les faveurs dont le pouvoir était le distributeur, ne crût pas à cette impartialité : de là un discrédit réel quoique immérité. Un dernier argument se puisait dans la juridiction toute temporaire des jurés : si l'esprit de parti s'introduit parmi eux, c'est un mal d'un jour : tout autre sera le danger si la passion s'introduit dans un tribunal permanent ; car alors elle s'y perpétuera comme se perpétuera le tribunal lui-même. Ainsi parla M. de Serre avec de très bonnes raisons, une éloquence meilleure encore, et la juridiction du jury l'emporta.

 

VI

Qu'on se reporte au milieu de cette année 1819. Tout ce que peut un gouvernement pour désarmer ses ennemis, la Restauration l'a fait.

A la naissance d'un nouveau régime, des sévérités exceptionnelles ont été temporairement jugées nécessaires : ainsi a-t-on établi en matière de presse la censure et restreint la liberté individuelle. Aujourd'hui ces lois sont abolies. Un souci de répression poussé jusqu'à l'excès a pareillement suggéré, à la fin de 1815, une autre institution, celle des cours prévôtales : depuis près de deux ans, ces Cours n'existent plus, et dans la France décidément pacifiée, il n'y a plus que des juges de. droit commun.

On a pu, à la fin de 1815, craindre avec la Chambre introuvable, un retour offensif de l'ancien régime. Maintenant, de quelque côté que les regards se portent, rien n'apparaît qui ne soit consolidation d'un ordre tout nouveau. Je cherche les noms des ministres. Disparus ceux qu'on appelait les ultras ; disparu, le duc de Richelieu lui-même. Ceux qui détiennent le pouvoir s'appellent Dessoles, un général de l'Empire, Gouvion-Saint-Cyr, un maréchal d'Empire, le baron Louis, un ancien serviteur de l'Empire. Decazes, un homme nouveau. Au ministère de l'Intérieur, j'aperçois à la direction des affaires départementales et communales Guizot qui change ou destitue avec une remarquable âpreté les préfets suspects de complaisance pour la Chambre introuvable[11]. Qui pourrait s'inquiéter, sinon peut-être les royalistes ? Ils se plaignent, soutenus par la cour, soutenus surtout par le comte d'Artois. Mais le roi impose silence aux critiques ou feint de ne pas les entendre. Pour briser toute résistance dans la haute Chambre, il en a, dès le mois de mars, changé la majorité par une promotion de soixante pairs ; et parmi les nouveaux promus, beaucoup sont des revenants qui ont été éliminés pour adhésion aux Cent-Jours. Cependant, par grâces individuelles, les bannis rentrent en grand nombre, en sorte qu'il ne restera plus en exil que les plus compromis des régicides. Rentrent-ils, à la sourdine comme autrefois les émigrés ? Decazes, ministre de l'Intérieur, invite à dîner Cambacérès, invite à dîner le duc de Bassano, compris jadis dans l'ordonnance du 24 juillet 1815, et les voici à la table du favori : Cambacérès très laid et avec un vilain petit visage, écrit Mme Decazes, le duc de Bassano de belle tête mais sans esprit[12].

Tels sont les gages. Et le gage le plus solide, n'est-ce pas encore la France libérée et redevenue prospère ? C'est pourtant à cette époque que les forces hostiles se développent, grandissent, et au point de devenir menaçantes. Il faut maintenant décrire cette opposition et dire quelle puissance extraordinaire lui communique la fatalité des événements.

 

 

 



[1] Tableau annexé à l'ordonnance du 5 septembre 1816.

[2] Voir Moniteur, 2 janvier 1817.

[3] La vie politique de Royer-Collard, par M. DE BARANTE, t. I, p. 270.

[4] Duc DE BROGLIE, Souvenirs, t. II, p. 134.

[5] BARANTE, Souvenirs, t. II, p. 376.

[6] Duc DE BROGLIE, Souvenirs, t. II, p. 132.

[7] Duc DE BROGLIE, Souvenirs, t. II, p. 108.

[8] BARANTE, Souvenirs, t. II, p. 525.

[9] Duc DE BROGLIE, Souvenirs, t. II, p. 118. — Voir aussi, sur les dissentiments des doctrinaires, l'intéressant ouvrage de M. POUTHAS, Guizot sous la Restauration, passim.

[10] Lois des 17, 26 mai, 9 juin 1819. (DUVERGIER, Collection des lois, t. XII, p. 204 et suiv, p. 213 et suiv., p. 221 et suiv.)

[11] Quatorze préfets furent destitués. (POUTHAS, Guizot pendant la Restauration, p. 203.)

[12] Ernest DAUDET, Louis XVIII et le duc Decazes, p. 362.