LOUIS-PHILIPPE

1830-1848

 

LIVRE QUATRIÈME. — LA CRISE D'ORIENT.

 

 

SOMMAIRE

I. — L'Empire ottoman : le pacha d'Égypte Méhémet-Ali, et le sultan Mahmoud. — Quelle haine implacable les pousse l'un contre l'autre. — Comment une première fois les hostilités éclatèrent. — Défaite des Turcs ; les Russes et le traité d'Unkiar-Skelessi.
II. — Comment les hostilités éclatèrent de nouveau. — Défaite des Turcs à Nezib (24 juin 1839). — Mort du sultan Mahmoud et grande détresse de l'empire ottoman.
III. — Projet de conférence et comment il est accueilli. — Note du 27 juillet et quelle en est la portée.
IV. — Comment la note du 27 juillet marque entre les puissances un accord apparent plutôt que réel.
V. — L'intrigue russe. — Hostilité de l'empereur Nicolas contre la France. — Dessein de séparer la France de l'Angleterre et, par suite, de l'isoler en Europe. — Comment la question d'Orient vient à point pour favoriser les projets de Nicolas.
VI. — Des deux politiques qui s'offraient à la France, et du danger de mêler les deux.
VII. — Premier voyage à Londres du baron de Brunnow (septembre 1839). — Son départ. — D'une faible concession consentie par Palmerston.
VIII. — État d'esprit en France. — L'opinion publique : le maréchal Soult ; le roi ; engouement pour Méhémet-Ali.
IX. — Second voyage du baron de Brunnow ; ses propositions ; comment elles sont accueillies par lord Palmerston.
X. — Le ministère du ter mars 1840 : deux nouveaux acteurs ; Thiers à Paris ; Guizot à Londres ; son action, essais de conciliation.
XI. — Comment et pour quelle cause l'action de l'ambassadeur et celle du ministre s'exercent de façon divergente. — Ce qui précipite la décision de lord Palmerston. — Convention du 15 juillet 1840.
XII. — Comment Palmerston notifie à M. Guizot cette convention. Quels en sont les termes.
XIII. — Après la convention. — Louis-Napoléon à Boulogne (6 août 1840). — Guizot à Eu, puis à Windsor : sentiment des Anglais ; Léopold Ier. — Comment le véritable ennemi est Palmerston.
XIV. — Palmerston : son ardeur hostile ; — Les premières mesures coercitives. — Mesures prises à Paris ; comment M. Thiers entretient des velléités belliqueuses (septembre 1840).
XV. — La crise aiguë ; la chute de Beyrouth ; dépossession de Méhémet-Ali. — L'esprit publie à Paris : Thiers, le roi, Palmerston.
XVI. — De quelques signes de détente. — Résolution définitive du roi. — Démission de M. Thiers. — Guizot ministre des Affaires étrangères (29 octobre 1840).
XVII. — Mauvaise humeur persistante de Palmerston. — Incidents divers. — Comment enfin, par un firman du 15 février 1841, la condition dé Méhémet est réglée. — L'isolement de la France et comment il cesse. — Convention des détroits (13 juillet 1841).
XVIII. — Fautes et malchances dans la question d'Orient. Conversation de Louis-Philippe avec le comte Apponyi.

 

I

Au commencement du dix-neuvième siècle, l'Empire ottoman s'étendait nominalement depuis les rives du Pruth jusqu'au fond de l'Arabie, depuis les États barbaresques jusqu'aux extrémités de l'Asie Mineure. Jamais plus formidable aspect de puissance ne cacha plus de faiblesse. C'était à qui dépècerait par morceaux l'antique patrimoine des sultans. La Turquie avait contre elle ses ennemis, et plus encore ceux qui, pour la mieux spolier, se disaient ses protecteurs. Depuis trente ans, la décadence s'était précipitée. La Grèce était devenue royaume ; les Provinces danubiennes avaient acquis une demi-indépendance ; Alger était terre française. A tous ces amoindrissements s'ajoutaient les usurpations de certains pachas, esclaves jadis, hier vassaux, et maintenant aspirant à devenir maîtres.

Entre tous ces pachas, il en était un, Méhémet-Ali, qui, moitié audace, moitié habileté, avait réussi à égaler, presque à éclipser son suzerain. Il dominait sur l'Égypte avec le titre de vice-roi, et de là avait étendu son empire en Syrie. En sa personne se réalisait le type le plus accompli du barbare qui, en demeurant barbare, s'assujettit le masque de la civilisation. Chez lui, toutes les survivances du despotisme oriental, mais une intelligence extraordinaire de tous les progrès matériels ; nulle profonde culture, mais une véritable divination de tous les arts qui, inculqués de gré ou de force, peuvent grandir les peuples ; nul scrupule, et même des retours d'humeur sauvage dont il avait donné l'exemple le jour où il avait exterminé les mameluks ; mais, en même temps, des formes polies, une noble dignité de vieillard — il avait soixante-dix ans et une certaine affectation de générosité, soit qu'il se piquât de séduire les étrangers, soit que sa nature, devenue double pour ainsi dire, lui permit de se montrer, avec une aisance égale, attirant ou terrible. Ambitieux il l'était pour lui-même et plus encore pour sa famille. Un désir le possédait, celui de consolider à titre héréditaire son pouvoir viager, et comme son grand âge lui montrait la précarité de ses jours, ce désir était devenu obsession. Avec ses qualités, ses défauts aussi, il avait, en la pressurant beaucoup, en la violentant de même, imprimé à l'Égypte un remarquable essor. Il avait formé une armée, créé une marine, établi des écoles, développé l'agriculture. Pour cette œuvre civilisatrice — dût-elle ne laisser qu'une empreinte plus voyante que profonde — il fallait chercher au dehors des coopérateurs. C'était à la France que Méhémet-Ali les avait demandés. A qui lui manifestait de la sorte ses prédilections, la France n'avait pas ménagé ses sympathies. Celui qui n'était peut-être qu'un despote actif, hardi et heureux apparaissait, dans le prestige de l'éloignement, comme l'exécuteur, pour ainsi dire providentiel, de ce que les imaginations françaises rêvaient : depuis Bonaparte, l'Égypte était populaire ; Méhémet était salué comme le rénovateur de l'Égypte : une idée flottait, à la fois vague et brillante, celle d'un État arabe qui ferait contrepoids à la Turquie et peut-être lui succéderait ; or Méhémet-Ali pourrait être le réalisateur de ce grand dessein : s'ajoutant à notre établissement algérien, l'empire de Méhémet compléterait enfin notre maîtrise de la Méditerranée, et cette perspective achevait de séduire notre vanité nationale.

Il eût été inouï qu'un si débordant vassal n'éveillât pas les ombrages de son suzerain. Depuis 1808, Mahmoud régnait à Constantinople. Une première fois, entre ces deux hommes, la guerre avait éclaté. C'était tout à la fin de 1831. La fortune avait trahi Mahmoud. Ibrahim, fils adoptif de Méhémet, avait traversé, comme en courant, la Syrie et porté ses armes jusqu'en Asie Mineure. En sa détresse, le sultan pouvait appeler à son aide les puissances occidentales ou bien se retourner vers la Russie qui serait charmée d'apparaître en protectrice à Constantinople en attendant qu'elle s'y établît en conquérante. Il y eut, dans les opérations militaires, des périodes d'accalmie, presque des trêves. Enfin, le 21 décembre 1832, une grande défaite subie à Koniah acheva d'abattre la puissance ottomane. La terreur étant plus forte que l'orgueil, le sultan résolut de mettre à profit les suggestions de la Russie. Bientôt il se ressaisit et, sous les auspices de la France, conclut avec Méhémet un accord connu sous le nom d'accord de Kutayé et qui abandonnait la Syrie au vassal victorieux[1]. On eût cru que cette convention préviendrait l'immixtion du tsar. Il n'en alla pas de la sorte. Les Russes avaient préparé leur intervention. Secrètement ils négocièrent un traité par lequel ils mettaient, en cas de danger, leurs forces militaires et navales au service de la Turquie. Le traité, à la fois sécurité et vasselage, fut signé le 8 juin 1833. On l'appela le traité d'Unkiar-Skelessi[2].

 

II

Six années de paix suivirent, mais d'une paix boiteuse, trêve plutôt que paix. Rien n'est terrible comme certaines passions de vieillard, tant la brièveté de la vie finissante surexcite la hâte de se satisfaire à tout prix Vieux par l'usure de la débauche plus encore que Méhémet par les années, despote à la nature violente et inaccoutumé à se contenir, Mahmoud vaincu se consumait en une ardeur exaspérée de revanche. Que m'importe, disait-il, Constantinople ? Que m'importe l'Empire ? Je donnerais tout, à qui m'apporterait la tête de Méhémet-Ali.

En 1839, les Turcs rouvrirent les hostilités. La France avait comme représentant auprès de la Porte l'amiral Roussin, auprès du vice-roi le consul général Cochelet. Elle tenta de prêcher par eux la modération à Constantinople, en Égypte la sagesse. Les armées adverses demeurèrent quelque temps en présence, sans en venir aux mains de là un arrière-espoir de conciliation. Le maréchal Soult envoya en hâte l'un de ses aides de camp à Méhémet pour que celui-ci invitât son fils Ibrahim, commandant des forces égyptiennes, à garder une attitude défensive. Méhémet obtempéra, non sans peiné, aux vues de la France. Mais le message arriva trop tard en Syrie. Le 24 juin, les Turcs furent écrasés à Nezib. Mahmoud était mourant. Il expira le 30 juin sans avoir connu sa défaite. A la tête de l'Empire, il laissait Abdul-Medjid, un adolescent de seize ans. Les jours suivants, l'effondrement se compléta par la défection de la flotte ottomane qui fit voile vers l'Égypte et se livra au vice-roi. En quelques jours, la Turquie avait perdu son armée, sa marine, son souverain.

 

III

La diplomatie du dix-neuvième siècle avait établi à l'état d'axiome la nécessité de conserver l'Empire ottoman. Ce n'était point intérêt pour les Turcs, mais terreur des disputes que soulèverait l'héritage. Aussi l'Europe avait-elle suivi avec une vigilance soucieuse le conflit entre le sultan et le vice-roi. Dès les premiers jours de juin 1839, le prince de Metternich avait proposé des pourparlers qui, sous la forme de conférences ou sous toute autre forme, auraient pour objet d'assurer, avec la paix, l'existence de la Turquie. Dans son esprit, Vienne serait le centré des délibérations. On ne pouvait douter de l'adhésion de la Prusse habituée à suivre l'Autriche et ayant d'ailleurs peu d'intérêts en Orient. L'Angleterre, bien qu'elle eût préféré centraliser l'action diplomatique à Londres, donna pareillement son consentement. La France eût pu hésiter : dans une délibération à cinq, il était à craindre que les intérêts de son protégé Méhémet fussent plus combattus que soutenus ; et alors elle Be trouverait dans l'alternative, ou de sacrifier son client, ou de se séparer des autres États. Soit médiocre prévoyance, soit désir de ne pas entraver l'action commune, non seulement elle adopta la suggestion, mais se l'appropria et en fit part elle-même aux autres cabinets. Restait la Russie. Là dominait une arrière-pensée tenace, celle d'exercer sur la Porte un patronage exclusif, de se prévaloir vis-à-vis d'elle du traité d'Unkiar-Skelessi et de lui assurer le salut en préparant la servitude. En ce secret dessein, l'idée d'un règlement par les puissances ne pouvait que déplaire : Si le cabinet de Saint-Pétersbourg, écrivait M. de Barante, notre ambassadeur auprès du tsar, paraît adhérer à un pareil concert, il en entravera et en retardera la conclusion. Il ajoutait : S'il faut enfin s'en occuper d'une manière sérieuse, il empêchera qu'on fasse rien de solide et de durable[3].

Ce fut en ces conjonctures qu'on apprit les foudroyantes nouvelles de l'Orient. La diplomatie, qui étonne le plus souvent par ses lenteurs, sait confondre aussi par ses promptitudes. Il fallait aller vite et éteindre l'incendie qui, des frontières de l'Asie, pouvait gagner l'Europe. Ainsi pensa Metternich qui, à raison de la proximité, reçut le premier les courriers de Constantinople. Aussitôt il donna l'ordre à son représentant auprès de la Porte de s'entendre avec ses collègues afin que, tous ensemble, ils engageassent le gouvernement ottoman à s'en remettre aux grandes puissances pour le règlement du conflit avec le vice-roi.

La dépêche arriva le 27 juillet. Le même jour, et sans perdre un instant, l'internonce d'Autriche rassembla les représentants des quatre grands États. Naturellement la Prusse suivit l'Autriche : Dans les affaires d'Orient, disait-on à Berlin, il n'y a vraiment que quatre puissances. L'ambassadeur de la Grande-Bretagne adhéra aussi et avec un empressement joyeux ; pour l'Angleterre, le profit était double : ravir à la Russie tout prétexte d'intervention isolée et contenir Méhémet-Ali qu'à Londres on n'aimait point. De la part de notre ambassadeur, on eût pu s'attendre à des objections plus fortes encore qu'à l'époque de la première proposition autrichienne. Méhémet, notre protégé, était victorieux, grandement victorieux. S'associer à l'accord, c'était s'engager à protéger la Turquie, ce qui ne laisserait pas que d'être gênant et aurait même un aspect contradictoire le jour où nous voudrions patronner les intérêts de Méhémet-Ali, l'adversaire de cette même Turquie. Sentiment de l'urgence, irréflexion, ou intense désir d'union, cette considération n'arrêta point. Peut-être aussi se persuada-t-on que, par intégrité de l'Empire ottoman, il fallait entendre la Turquie d'Europe et l'Asie Mineure, non la Syrie et l'Égypte. L'opposition eût été plus vraisemblable encore de la part du représentant de la Russie ; il se laissa, lui aussi, entraîner. Le 28 juillet, la note, la note du 27 juillet comme on l'appela plus tard, fut remise au Divan. Elle était ainsi conçue : Les soussignés, conformément aux instructions reçues de leurs gouvernements respectifs, ont l'honneur d'informer la Sublime Porte que l'accord entre les cinq grandes puissances sur la question d'Orient est assuré, et qu'ils sont chargés d'engager la Sublime Porte à s'abstenir de toute détermination définitive sans leur concours et à attendre l'effet de l'intérêt qu'elles lui portent.

 

IV

A ne consulter que les apparences, il eût semblé que la note du 27 juillet traçait nettement aux puissances leur voie. Transformées en tribunal supérieur, elles délimiteraient les frontières entre le vassal et le suzerain et fixeraient la sphère d'influence de l'un et de l'autre ; puis elles se concerteraient pour l'exécution de la sentence, soit par voie amiable, soit par voie coercitive. — Rien, à première vue, n'était plus simple ; rien, en réalité, n'était plus compliqué, tant les mêmes mots comportaient d'interprétations différentes : interprétation des Anglais attentifs à soutenir la Turquie et à contenir Méhémet-Ali ; interprétation des Français, patrons de ce même Méhémet-Ali ; interprétation des Russes, ardents à absorber l'Empire ottoman en paraissant le protéger. On eût dit la préface, pleine de promesses, d'un livre qui ne s'écrira pas ou qui ne s'écrira qu'avec de tels remaniements que toute l'unité en sera brisée.

A l'heure où nous sommes, une diversion se prépare d'ailleurs, perfide, longuement préméditée, résolue à tout tenter pour la réussite, dût le péril oriental se transformer en péril européen. Du même coup tout grandit : le théâtre qui est la chrétienté elle-même, les acteurs qui sont, sans en excepter un seul, tous les dirigeants de la politique, le danger qui est celui, non d'un conflit en Syrie ou en Asie Mineure, mais d'une guerre où tous les États seront engagés. Et la guerre sera, en effet, pendant quelques mois, suspendue comme une menace, en sorte que si Dieu et la sagesse des hommes en écartent les calamités, le monde en aura subi l'angoissante émotion.

 

V

C'est à Saint-Pétersbourg que se noue l'intrigue. Le premier coupable est le tsar Nicolas.

Il n'a point pardonné à la révolution de 1830. Elle l'a atteint dans ses principes, car il se pique d'être le champion de la légitimité. Elle l'a atteint aussi dans ses intérêts, car elle a brisé l'alliance étroite, féconde peut-être, avec Charles X. Dans les premières heures il a, sans rien ménager, exhalé ses colères. Il commençait à se calmer quand a éclaté la révolte polonaise, révolte populaire en France : de là chez Nicolas un regain de rancune. Chaque année, le vœu, très platonique mais irritant, des Chambres françaises en faveur de la malheureuse nation, a rallumé son courroux. De temps en temps, il se répand en propos que la curiosité épie et que la malveillance répète : il est, dit-il, la suprême ressource de la bonne cause et saura le montrer avec sa belle armée. Apprend-il un attentat contre Louis-Philippe ? Il le plaint, mais en un langage où perce un peu de dédain pour un trône si mal affermi. Un seul jour, il se hasarde à être tout à fait aimable, c'est dans les félicitations qu'il adresse à notre envoyé sur la prise de Constantine[4].

Sous cette malveillance boudeuse, un observateur attentif eût discerné un dessein très secrètement, mais très ardemment poursuivi. Tant que la France et l'Angleterre demeureront intimement unies, le mauvais vouloir de la Russie sera stérile. Mais qu'une fissure se creuse entre les deux puissances ; alors la France, réduite à l'isolement, sera plus ou moins à la merci de l'Europe et contrainte à en subir la loi.

C'est à créer cette fissure que, depuis la révolution de Juillet, Nicolas s'ingénie. Notre ambassadeur, M. de Barante, a pénétré le manège : La politique constante du tsar, écrit-il, est, par des avances à l'Angleterre, de nous brouiller avec elle. Il ajoute en une autre dépêche : Il ne faut pas douter que le cabinet de Saint-Pétersbourg ne promette à l'Angleterre quelques avantages pour la décider à mettre ses intérêts à part des nôtres[5]. De Vienne, M. de Saint-Aulaire exprime exactement la même pensée[6].

Ce fut sur ces entrefaites que se rouvrit la question d'Orient. La haine est perspicace. Méhémet-Ali est le protégé de la France dont il assure l'influence dans le bassin de la Méditerranée : pour cette raison même, il éveille les ombrages de l'Angleterre. Et voilà la fissure qui se pourra agrandir, et au point que tout l'édifice de l'alliance franco-anglaise s'écroule.

Au début, le calcul risque de demeurer vain. Aux premières heures du conflit oriental, l'accord paraît complet entre Paris et Londres. Qu'il y ait chez les Anglais plus de sollicitude pour l'Empire turc, chez les Français plus de faveur pour Méhémet, on le devine aisément. Mais cette dissonance se perd dans le flot des protestations amicales. Des deux côtés du détroit, c'est le même programme apparent : rétablissement de la paix, intégrité de la Turquie. Avec une confiance sans réserve, notre chargé d'affaires à Londres, M. de Bourqueney, communique à lord Palmerston l'une des dépêches du maréchal Soult ; et l'homme d'État anglais ne déguise pas sa satisfaction : Nous nous entendons sur tout, dit-il à notre chargé d'affaires[7]. Notre accord sera complet. Principes, but, moyens d'exécution, tout est plein de raison, de simplicité, de clairvoyance. Ce n'est pas la communication d'un gouvernement à un autre gouvernement ; on dirait plutôt qu'elle a lieu entre collègues, entre les membres d'un même cabinet. Ce même contentement, le chef du Foreign office l'exprime dans sa correspondance particulière. Soult est un bijou[8], écrit-il à lord Granville ambassadeur d'Angleterre à Paris. Dans ses effusions intimes, qui soupçonne-t-il ? Précisément la Russie. Il faut, dit Palmerston, défendre l'Empire ottoman contre ses ennemis et aussi, ajoute-t-il, contre ses amis. Ses amis, ses faux amis, ce sont les Russes, ces conquérants camouflés en protecteurs. Ce qu'on veut éviter avant tout, c'est que, s'autorisant du traité d'Unkiar-Skelessi, arraché jadis à la faiblesse de la Turquie, ils ne montrent aux rives du Bosphore leur flotte et leurs soldats.

Une médiocre persévérance se serait lassée. Avec une ténacité remarquable, Nicolas poursuit son dessein. Dans le ciel encore clair de l'alliance franco-anglaise, il attend que se forment les premiers nuages. Il n'attendra pas longtemps. Dès qu'en sortant des généralités, on s'applique à la délimitation des territoires entre le sultan et son vassal, la mésintelligence perce entre les cabinets de Paris et de Londres. II faut, dit en substance Palmerston, que le pacha rétrocède toute la Syrie et se contente du gouvernement héréditaire de l'Égypte. Et les Français de protester. Comment, observent-ils, imposer à Méhémet victorieux des conditions qu'on n'aurait pu lui imposer que s'il avait été vaincu. Comment lui enlever les pachalyks de Syrie qui lui ont été concédés par les arrangements de Kutayé. Ce serait le punir de sa propre victoire. Palmerston s'obstine : Entre le vassal et le suzerain, il faut, dit-il, pour éviter toute nouvelle querelle, mettre l'étendue du désert : au premier l'Égypte et avec l'hérédité ; au second la Syrie. Sur ces entrefaites, la défection de la flotte turque crée un nouveau sujet de dissentiment. Il faut qu'elle soit restituée, dit Palmerston. — N'est-il pas plus équitable, répliquent les Français, qu'elle reste entre les mains de Méhémet-Ali comme un gage pour les négociations de la paix ? Palmerston, se découvrant de plus en plus, parle alors de mesures coercitives à prendre contre Méhémet s'il ne se soumet pas aux décisions des puissances. Il y a divergence sur un point grave, écrit le 9 août M. de Bourqueney au maréchal Soult[9].

A Saint-Pétersbourg on se tient aux aguets. Pour être assuré de ne rien ignorer, on a multiplié les agents à Londres : Il est venu ici beaucoup de Russes depuis un mois, mande négligemment M. de Bourqueney en l'une de ses dépêches. Décidément, entre Français et Anglais, il y a un commencement de fêlure. Quel succès si cette fêlure devenait brisement ! Avec une joie maligne, le tsar se remémore, à titre d'encouragement, toutes les menues querelles qui ont traversé ce mariage de raison qu'est l'alliance franco-anglaise. Il y a eu l'entreprise algérienne qui a déplu à Londres et y déplaît encore. Il y a eu l'affaire belge où Palmerston a refusé au roi Louis-Philippe les plus modestes avantages, tels Philippeville et Marienbourg. Il y a eu l'affaire d'Espagne où la France, contrairement aux suggestions de la Grande-Bretagne, a refusé de s'engager à fond. Aux divergences de conduite se sont joints les froissements nés des hommes : Talleyrand, cet infatigable artisan de l'alliance anglaise, s'est, dans les derniers temps de son ambassade, un peu refroidi de sa première ferveur : Thiers, à l'époque du projet de mariage autrichien, s'est un peu éloigné de Londres pour multiplier les coquetteries à Vienne : Molé s'est flatté de demeurer l'ami des Anglais, mais avec toutes sortes de prévenances pour les deux grands États allemands. En une méditation ardente le tsar repasse tout cela. Du pacha d'Égypte, au fond, il n'a cure. Que lui importe qu'il obtienne un peu plus ou un peu moins de territoires syriens. Mais ce qui domine tout le reste, c'est l'espoir de l'interposer comme un élément de discorde entre la France et l'Angleterre.

Entre Paris et Londres, à mesure que l'été s'avance, les divergences s'aggravent. En même temps, au Foreign office, la méfiance pour la Russie fait place à un commencement de faveur. Parmi les dirigeants de la politique anglaise, on juge, mande le 18 août M. de Bourqueney, que le moment est venu de laisser reposer un peu l'attitude comminatoire et ombrageuse envers le cabinet russe. Les dépêches que M. de Barante envoie de Saint-Pétersbourg confirment le rapprochement anglo-russe. Il souligne la réserve vis-à-vis de nous, les prévenances obséquieuses pour l'ambassadeur d'Angleterre. A Paris, le maréchal Soult garde d'abord toute sa sérénité : La France et l'Angleterre, écrit-il le 5 août, s'entendent toujours parfaitement sur la question d'Orient. Quelques jours plus tard, on note en ses dépêches les premiers signes d'inquiétude. Faisant allusion à la Russie, il écrit le 22 août : Plus d'un indice me donne lieu de penser qu'elle travaille par des avances adroitement calculées, par d'apparentes concessions, à entraîner le gouvernement britannique dans une voie nouvelle.

Cependant le général Sébastiani, malade depuis quelque temps et suppléé par M. de Bourqueney, reprend la direction de l'ambassade. Dès les premiers jours se découvre, en un entretien avec Palmerston, le désaccord croissant entre Paris et Londres. L'Angleterre voudrait des mesures éclatantes contre le pacha : la France s'y refuse. Le gouvernement anglais a songé à une occupation de l'ile de Candie : la France y est hostile. L'Angleterre voudrait le rappel des consuls généraux accrédités en Égypte : la France combat la mesure. L'Angleterre voudrait réduire Méhémet à l'Égypte : la France veut pour lui la Syrie.

Décidément le tsar peut se féliciter. Une suprême chance pour lui, c'est le tempérament de l'homme qui siège alors au Foreign office.

On a dit de lord Palmerston que de l'humanité il faisait deux parts : l'Angleterre d'abord ; puis les races plus ou moins taillables dont le reste du monde était peuplé. Plus le voisinage était proche, plus profonde était la méfiance. A ce titre, la France tenait la première place dans les antipathies de l'homme d'État britannique. Il ne se contentait point de ne pas l'aimer ; il daignait l'honorer d'une particulière jalousie, jugeant qu'entre toutes les nations, elle était — quoique naturellement de qualité inférieure — la moins indigne de se mesurer avec la Grande-Bretagne. Les longues guerres de la Révolution et de l'Empire avaient déchaîné, de l'un et de l'autre côté de la Manche, deux chauvinismes : celui de l'Angleterre fière d'une résistance qui jamais n'avait fléchi, celui de la France, non moins fière de ses victoires et non déshabituée de commander. De là, par intervalles, des accès de rivalité, la France embouchant son clairon, la Grande-Bretagne perçant l'air de son fifre aigu. Au son de ce fifre bien anglais, nul ne vibrait comme Palmerston. Alors tout enivré de souvenirs, il jetait à notre adresse, à travers les entretiens les plus amicaux, des mots qui étaient presque ceux d'un ennemi. Ennemi, il ne l'était point, mais on sentait qu'il l'eût été sans trop de déplaisir, et que les paroles cordiales ne s'échappaient qu'avec effort, tandis que les autres se précipitaient avec la plus abondante spontanéité. Il se contenait d'autant moins que cette exaltation du sentiment national lui avait valu dans le peuple de Londres une popularité à part. Notre Pam, disaient en une abréviation familière les Anglais ; et ils aimaient ce grand seigneur qui, bien que très aristocrate, vibrait avec le cœur des masses, qui n'était ni homme de cour, ni homme de parti, qui avait, comme un plébéien, ses rudesses, qui maintenait l'alliance avec la France la vieille rivale, mais la maintenait avec des réticences hautaines, avec une humeur difficile, toujours prête à mettre le marché à la main.

Pour ses desseins, le tsar ne pouvait souhaiter un meilleur instrument. Au début de l'automne de 1839, il jugea que l'intrigue était mûre et qu'il pouvait la divulguer un peu, sans encore la découvrir tout à fait. Il fit partir pour Londres le baron de Brunnow, simple ministre de Russie à Darmstadt, mais très avant dans la confiance de son souverain. Il avait pour mission apparente de régler la question d'Orient, pour mission secrète d'accentuer la brouille entre la France et l'Angleterre, en sorte que, les puissances continentales resserrant plus que jamais leur union, la France, séparée de la Grande-Bretagne, se trouvât, comme aux jours de 1815, la puissance isolée.

 

VI

Nous voici en plein drame européen. Que fera la France pour se dégager de la trame diplomatique où elle risque d'être enveloppée ?

Il est rare que les contemporains jugent les événements avec la lucidité reposée qu'amène le recul des années. Sur l'heure, la confusion des paroles, l'entrecroisement des intrigues, l'abondance des projets contradictoires, le tumulte des passions ne laissent voir que des images morcelées ou faussées, en sorte que le plein entendement sur les hommes et les choses ne s'acquiert que quand le temps de l'action est passé. Quelque malaisé qu'il fût de se fixer un plan, il semble pourtant que deux conduites eussent été possibles.

La première, que nous paraissions avoir adoptée en nous associant aux propositions autrichiennes et en signant la note du 27 juillet, consistait à entrer franchement dans l'entente à cinq. L'inconvénient eût été d'affaiblir les chances de Méhémet ; car, en des délibérations communes, il eût rencontré peu de faveur ; et il nous eût fallu beaucoup d'adresse, de modération et d'autorité pour empêcher qu'il fût sacrifié. Ce désavantage serait, selon toute apparence, compensé de deux manières. D'abord en prenant part aux délibérations et en un rang qui, si nous étions habiles, pourrait devenir le premier, nous effacions les dernières traces du discrédit qui avait frappé, au début, la monarchie de Juillet. En second lieu, nous courions l'heureuse chance de faire retomber sur la Russie — et sans aucune douteuse intrigue — le mauvais procédé dont elle tentait d'user envers nous. Qu'une conférence à cinq s'ouvrît : la Russie, si elle y participait, se replacerait dans la condition commune et renoncerait virtuellement au traité d'Unkiar-Skelessi : si au contraire elle refusait d'y siéger, elle n'empêcherait pas, selon toute apparence, les pourparlers de se poursuivre, cette fois à quatre, et alors elle se trouverait confinée dans le même isolement où elle essayait d'enfermer la France.

Une autre conduite toute contraire pourrait se tenir, bien plus hasardeuse, bien moins digne d'approbation, mais qui passerait pour habile si le succès la couronnait. Elle consistait à se dégager de la note du 27 juillet, à s'approprier hardiment — quitte à les modérer un peu — les prétentions de Méhémet, à brusquer, par intimidation sur la Porte, un accord direct entre le sultan et son vassal, à placer les puissances en face d'un fait accompli. Cette conduite, féconde en risques, pourrait devenir féconde aussi en conséquences inattendues. La plus extraordinaire pourrait être, malgré l'étrangeté d'une pareille volte-face, malgré les rancunes tenaces de Nicolas, le retour à la politique toute russe de la Restauration. J'oserais à peine hasarder une si invraisemblable supposition, si la pensée d'un si surprenant rapprochement ne se retrouvait dans les documents contemporains. Un grand danger pour l'Europe, écrivait Palmerston à lord Granville dès 1838, se trouve dans une alliance entre la France et la Russie[10]. Et au début du mois de septembre 1839, en une longue conversation avec M. de Barante, Nesselrode laissait échapper ces mots : Pourquoi ne pas suivre les indications qui résultent de la géographie. Nous n'avions aucune inquiétude de ce que vous pouviez faire en Syrie et en Égypte. Notre action devait naturellement s'exercer à Constantinople s'il y avait lieu[11].

J'ai hâte d'échapper à l'histoire conjecturale. Cependant il semble bien qu'en cet automne de 1839, toute la politique tenait en l'un ou l'autre des deux plans qu'on vient d'indiquer : le premier, sage, sensé, sans danger pour la paix et ne comportant d'autre risque qu'un incomplet avantage pour notre protégé ; le second, de plus grande envergure, possible sous un gouvernement qui, comme la Restauration, avait de longue main préparé ses alliances, mais bien aventureux, bien sujet à mécomptes, justifiable seulement par la réussite, car il exigeait, en pleine crise, un ressaut subit de toute notre orientation.

Quel que fût le choix entre les deux manières, le pire serait de mêler les deux. Malheureusement on les mêlera. En une funeste dualité de pensées, on se flattera tout ensemble de maintenir l'intime union avec les puissances et d'assurer à Méhémet-Ali les fruits de sa victoire. Le résultat ne tardera point à se manifester. Tout en proclamant notre désir d'union avec l'Europe, nous nous distinguerons assez d'elle pour lui suggérer la tentation d'agir sans nous Tout en soutenant Méhémet-Ali, notre déférence pour nos alliés nous empêchera de le soutenir efficacement, et à peine réussirons-nous à amortir un peu sa disgrâce. L'histoire des mois qui vont suivre tiendra tout entière dans les mécomptes et les mortifications que nous vaudra cette politique à double courant.

 

VII

Le 15 septembre 1839, M. de Brunnow arriva à Londres. Ses instructions lui prescrivaient de proposer une délibération commune pour l'apaisement du conflit oriental. Les décisions de la Conférence seraient appuyées par des mesures coercitives si le pacha ne se soumettait point. En vue de ces mesures d'exécution, la Russie ferait, s'il était nécessaire, entrer dans le Bosphore des navires chargés de troupes, les Dardanelles étant d'ailleurs fermées aux vaisseaux des autres puissances. Il y avait lieu de craindre que la perspective de soldats moscovites débarquant à Constantinople n'éveillât les ombrages du gouvernement anglais. Aussi, pour dissiper toute impression fâcheuse, l'envoyé russe s'empressait d'ajouter que l'empereur son maître renonçait à renouveler le traité d'Unkiar-Skelessi[12]. Les conférences auraient lieu à cinq ; mais on conviendrait que, si la France refusait d'y participer, on se passerait d'elle. M. de Brunnow achevait de se découvrir en ajoutant que cette exclusion causerait à Saint-Pétersbourg plus de joie que de déplaisir.

Notre ambassadeur à Londres, le général Sébastiani, était aux aguets. Le 23 septembre, il vit lord Palmerston. Celui-ci ne lui cacha rien, hormis toutefois la préférence des Russes pour l'exclusion de la France[13] : Quel est, interrogea Sébastiani, la base de l'arrangement proposé par le baron de Brunnow ?Je ne sais rien de précis, répondit le chef du Foreign office, mais ce sera sans doute la rétrocession par Méhémet de la Syrie et de ses annexes. Il ajouta : Sans préjuger les vues de mes collègues du cabinet, je dois vous dire que personnellement j'adhère à cette délimitation. Puis faisant allusion aux mesures coercitives, Palmerston manifesta le vœu que, si elles étaient nécessaires, un corps autrichien y participât. Sébastiani protesta : But, moyens, facilité d'exécution, dit-il, je conteste tout. Comment, poursuivit notre ambassadeur, pouvez-vous adhérer à l'entrée éventuelle de forces russes dans le Bosphore ? A quoi l'homme d'État anglais répondit en faisant valoir, comme compensation suffisante, l'abandon du traité d'Unkiar-Skelessi. Et sans s'arrêter aux objections du général Sébastiani, il ajouta que les suggestions russes seraient sans doute acceptées à Vienne et à Berlin[14].

Palmerston, devenu si complaisant pour le tsar, ne dépassait-il pas de beaucoup les vœux de ses compatriotes ? Le public britannique s'accommodait mal à l'idée de lier partie avec la Russie. Les membres du cabinet, qui n'avaient en général aucune hostilité contre la France, jugeaient bien excessive la nouvelle politique anglaise. Notre ambassadeur mit en relief un argument bien propre à impressionner : Comment, disait-il, pourrions-nous admettre l'entrée éventuelle des Russes dans le Bosphore, tandis que pour les autres puissances, les Dardanelles seraient fermées ? Palmerston se sentit débordé et déclara qu'il ne se séparerait pas de la France. Le 13 octobre, M. de Brunnow, assez déçu, s'embarqua pour le continent par la voie de Rotterdam.

La France avait échappé, au moins provisoirement, ii la menace d'être isolée. La sagesse ne conseillait-elle pas de saisir cette heure, — fugitive peut-être, — d'obtenir pour Méhémet quelques avantages — fussent-ils modestes — et de rentrer dans le concert des puissances. Sur ces entrefaites, et avant même que M. de Brunnow eût quitté Londres, une légère concession de lord Palmerston sembla comme une invite à l'entente. Il déclara adhérer à une combinaison qui, outre l'Égypte héréditaire, conférerait au pacha, à titre héréditaire aussi, le pachalik de Saint-Jean-d'Acre, moins toutefois Saint-Jean-d'Acre elle-même. En toute hâte, Sébastiani transmit la nouvelle. Sans doute, écrivait-il, le retour n'est pas aussi complet que nous pourrions le désirer, mais il y a un immense pas de fait. Il ajoutait : Je crains, je vous l'avoue, que ce soit le dernier[15].

 

VIII

A Paris, la suggestion serait-elle écoutée ? Chez nous la faveur pour Méhémet touchait à l'engouement. On ne doutait, ni de ses ressources, ni de son activité, ni de son génie : depuis la journée de Nezib, les représentations des puissances le retenaient dans sa marche ; mais qu'on lui laissât toute liberté et, d'une course rapide, ses soldats victorieux envahiraient l'Asie Mineure, arriveraient jusqu'aux rives du Bosphore. Ainsi s'exprimaient les journaux. Les mêmes exagérations se répandaient dans les salons, les cercles, les lieux publics.

En ces conjonctures, t'eût été le rôle du gouvernement de guider l'opinion et de rendre aux choses leurs proportions vraies. Par malheur, le maréchal Soult, chef du cabinet, militaire illustre entre tous, n'était qu'imparfaitement préparé à cette tâche. Peu façonné à la diplomatie, il s'épuisait à concilier deux conceptions contradictoires : soutenir l'intégrité de la Turquie ainsi que le voulait la note du 27 juillet, et patronner Méhémet, l'ennemi de cette même Turquie. Puis il ne laissait pas que d'être impressionné par les vanteries du pacha et se demandait par intervalles si l'embarras de l'arrêter ne serait pas plus grand que le risque de le soutenir. — Au-dessus du ministre était le roi. Il aimait à diriger la politique extérieure et y était très propre. Mais on l'avait tant accusé, au temps de la coalition, d'aspirer au pouvoir personnel qu'il éprouvait une certaine timidité à donner l'énergique coup de barre qui imprimerait à la politique française une orientation décidée. Sa perplexité était d'autant plus grande qu'en allant à l'encontre d'une opinion publique bruyante et puissante, il devrait réagir contre ses propres préférences. Lui-même n'était point désabusé sur Méhémet : ne l'avait-il pas un jour, à ce qu'on prétendait, comparé à Alexandre ?

Engouement des masses, hésitation des pouvoirs publics, tout nous enchaînait encore à la fortune du vice-roi. C'est en cette disposition d'esprit que fut accueillie la légère, très légère concession consentie par Palmerston et annoncée par Sébastiani. Le sacrifice fut jugé insuffisant. Le tsar n'attendait que cela. Avant la fin de l'année, M. de Brunnow revint à Londres.

 

IX

Il y revint en modifiant sur un point notable ses premières propositions. Au mois de septembre, il avait réclamé pour les forces russes le droit de pénétrer dans le Bosphore dans le cas où les Égyptiens, par une marche offensive, s'avanceraient au cœur de l'Empire ottoman. Mais il n'avait pas admis que cette occupation du Bosphore entraînât pour les marines alliées le droit de franchir les Dardanelles. Le général Sébastiani avait signalé, non sans à-propos, cette absence de réciprocité. Cette fois, l'envoyé du tsar était autorisé à déclarer que, si les Russes étaient amenés à franchir le Bosphore, les Anglais et les Français auraient la faculté d'occuper avec quelques vaisseaux les Dardanelles. Quant au projet lui-même, il consistait à régler le partage territorial entre la Porte et le pacha. Celui-ci aurait l'Égypte et le pachalik d'Acre, moins la forteresse : s'il ne se soumettait pas, on l'y contraindrait par mesures coercitives.

Tout au début de janvier, verbalement d'abord, puis par un résumé écrit, lord Palmerston fit connaître à Sébastiani les propositions russes. Il ne dissimula point que la combinaison avait sa pleine approbation. Il affirma qu'on ne pouvait douter de l'adhésion de l'Autriche, de l'adhésion de la Prusse. Il ajouta que la concession du pachalik d'Acre, bien que lui-même y eût naguère consenti, lui paraissait maintenant excessive et qu'il avait ramené à ses vues le baron de Brunnow. L'Égypte héréditaire seule et le désert pour frontière, voilà, dit-il, la solution vraie[16].

 

X

Sur ces entrefaites, le cours des événements substitua deux nouveaux acteurs aux hommes qui jusqu'ici avaient conduit notre politique dans les affaires d'Orient.

Le 25 janvier 1840, le président du Conseil avait déposé un projet attribuant au duc de Nemours, à l'occasion de son mariage avec une princesse de Saxe-Cobourg-Gotha, une dotation annuelle de 500.000 francs. Volontiers la Chambre taxait d'avidité la sollicitude du roi à assurer le sort de ses enfants. Le 20 février, par une entente entre tous les groupes d'opposition, le projet fut rejeté sans débats. Les ministres donnèrent leur démission. Quoique non sans répugnance, Louis-Philippe confia à M. Thiers la présidence du Conseil et le portefeuille des Affaires étrangères. Tel fut le ministère connu dans l'histoire sous le nom de Ministère du 1er mars. Trois semaines auparavant, Guizot avait été nommé ambassadeur à Londres, en remplacement du général Sébastiani.

Ainsi l'affaire d'Orient, sur le point d'entrer dans sa phase aiguë, était confiée aux deux hommes les plus éminents que la révolution de Juillet eût fait surgir.

Le 27 février, deux jours avant la constitution du nouveau ministère, Guizot était arrivé à Londres. Il n'était jamais venu en Angleterre et jamais n'avait été mêlé activement à la diplomatie. Le renom de son éloquence, son talent d'écrivain, sa réputation d'intégrité lui valurent dans les hautes sphères britanniques l'accueil le plus flatteur : de là chez lui un certain optimisme. Au début tout le monde lui agréa, et Palmerston presque autant que les autres : Je viens de passer quatre heures avec lui, écrivait-il le 4 mars au duc de Broglie[17]. Il a l'esprit net, vif, gracieux, sa conversation me plaît. Au bout de quelques jours seulement, ayant secoué le charme, il mesura tout ce qu'il aurait de préventions à vaincre, de périls à écarter. Ses instructions, rédigées sous le précédent ministère, lui prescrivaient à la fois de déjouer les efforts de la Russie pour rompre l'alliance franco-anglaise et d'assurer à Méhémet-Ali, outre l'Égypte, la Syrie jusqu'au Taurus. Mais quelle n'était pas la contradiction ! En plaidant à fond pour Méhémet, on était certain de déplaire à l'Angleterre et de la rejeter vers la Russie. Guizot eut plusieurs entretiens avec lord Palmerston dont la conversation qu'il avait, au début, jugé si gracieuse, lui parut, à l'user, beaucoup moins plaisante. L'ambassadeur de France fit valoir un arrangement qui, moyennant la restitution d'Adana, de Candie, des villes saintes, attribuerait au pacha, à titre héréditaire, l'Égypte et la Syrie. Mais le chef du Foreign office s'obstinait dans ses vues : l'Égypte, à titre héréditaire, à Méhémet ; la Syrie au sultan. Il ne contestait pas les avantages de l'alliance française et, en termes courtois, amicaux même, protestait de son zèle à la maintenir ; mais de temps en temps, en des échappées inquiétantes, il laissait entendre que, si on l'y forçait, il saurait se pourvoir ailleurs. D'autres fois, en un accès de franchise, il découvrait le fond de sa pensée : Vous avez l'Algérie, disait-il un jour à notre ambassadeur ; au delà, sur la côte orientale, il n'y a que la faible régence de Tunis, la faible régence de Tripoli. Que Méhémet, votre client, votre protégé, soit tout-puissant en Égypte, en Syrie et, du même coup, vous serez les maîtres de la Méditerranée. C'est ce que nous ne voulons pas.

Bien que plus apte à dégager les vues d'ensemble qu'à découvrir par le menu les petites intrigues de la politique, Guizot sent la menace d'enveloppement. De ce qu'il ne se fait rien maintenant, écrit-il le 12 mars, ne concluons pas qu'il ne se fera rien plus tard. Et quelques jours après, en une lettre au général Baudrand, ami et confident dit roi, il trace ces lignes : Nous pouvons toujours craindre quelque coup fourré et soudain.

En ce commencement d'inquiétude, Guizot s'énumère à lui-même les raisons de se rassurer. Il est l'habitué du salon de lord Holland, ami très chaud de la France. En ce milieu, on juge Palmerston bien osé. En dehors du ministère, quelques très hauts personnages, par exemple lord Grey, ce chef respecté des Whigs, ne voient pas sans inquiétude les déviations de la politique britannique. Dans le public anglais, le rapprochement avec la Russie, la vieille rivale en Orient, semble une nouveauté pleine de dangers, presque une hérésie. Guizot observe tous ces symptômes et reprend courage. Puis il calcule ce qu'il pourrait, en la crise menaçante, trouver d'appui dans les deux grandes puissances allemandes.

Désireuses de la paix, elles le sont toutes deux. Mais une idée domine chez elles : maintenir l'alliance intime des trois grands États continentaux ; et l'énergie leur manque pour secouer l'emprise de la Russie. A Londres, le ministre de Prusse est M. de Bülow, diplomate éclairé et d'intentions droites. Le représentant de l'Autriche est, en l'absence du comte Esterhazy, M. de Neumann, personnage de rang secondaire, mais non sans crédit. Ils se sont tenus d'abord dans une réserve cauteleuse, jaloux de ne point déplaire à l'Angleterre, plus jaloux encore de ne point se séparer de la Russie, jaloux aussi, quoique à un moindre degré, de ménager la France. Les jours s'écoulent. De temps en temps, Palmerston laisse entendre que les quatre puissances sont d'accord, que pour le règlement de la question d'Orient, on n'attend plus que l'adhésion de la France, mais qu'on ne peut l'attendre toujours. Sur ces entrefaites, au début d'avril, un envoyé turc, Nouri-Effendi, arrive à Londres. Il rappelle la note du 27 juillet par laquelle les cinq grands États européens ont pris en main les intérêts de la Porte ottomane, et il insiste pour que, sans autre retard, le différend entre le grand seigneur et son vassal soit réglé. C'est alors qu'un louable désir de conciliation suggère aux représentants de la Prusse et de l'Autriche un peu plus de hardiesse. Le 13 avril, le ministre de Prusse hasarde l'idée d'une transaction : on accorderait au pacha, outre l'Égypte à titre héréditaire, la Syrie à titre viager. Deux jours après, M. de Neumann tient à peu près le même langage. Quelques semaines plus tard, nouvelle visite de M. de Neumann à l'ambassade de France. Il propose cette fois un partage de la Syrie entre la Turquie et le pacha, et s'engage à peser de toutes ses forces sur le gouvernement anglais pour que cette solution soit adoptée. L'essentiel serait de gagner lord Palmerston. Il s'est montré jusqu'ici intransigeant : voici qu'il mollit légèrement et consent à l'abandon — à titre viager à la vérité — non seulement du pachalik de Saint-Jean-d'Acre, mais de Saint-Jean-d'Acre elle-même. Un nouveau négociateur turc, Chékib-Effendi, arrive qui derechef demande qu'on se hâte. M. de Neumann multiplie ses démarches. En dépit de bien des signes contraires, il semble que l'atmosphère soit un peu moins chargée d'hostilité. Il n'est pas jusqu'à M. de Brunnow qui, rencontrant le 11 juin Guizot au Foreign office, ne lui tienne le langage le plus conciliant. Guizot transmet toutes ces nouvelles à Paris. Ses instructions lui interdisent de rien signer. Mais dans quelle mesure doit-il accueillir les suggestions plus ou moins vagues qui lui parviennent ? C'est sur ce point qu'il sollicite des instructions précises.

 

XI

Ici apparut la divergence de pensées qui nuirait si grandement à notre politique. On ne pouvait confier la grave affaire d'Orient à deux hommes plus considérables que Guizot et Thiers. Peut-être étaient-ils trop considérables pour fondre leur personnalité l'une dans l'autre, à la manière de deux ressorts qu'un même moteur actionne.

A Londres, Guizot ne craignait qu'une chose : une décision prise à quatre à l'exclusion de la France et, comme il l'avait écrit, un coup fourré. Avec toute la sagacité d'un homme d'État sinon avec tout le flair exercé d'un diplomate de carrière, il notait les signes où se marquait la résolution de nous isoler. Sous cette appréhension, il souhaitait qu'on allât vite, qu'on ne décourageât aucune bonne volonté, qu'on saisit les concessions offertes ou arrachées — fussent-elles insuffisantes — et qu'au risque d'une certaine déception pour Méhémet, on se hâtât de rétablir l'accord européen. — Cet accord, M. Thiers le souhaitait aussi, mais en y ajoutant l'arrière-espoir que le dénouement, au lieu d'être inglorieux pour nous, fût une petite mortification pour Palmerston, une petite revanche des mauvais procédés russes. En une appréciation d'une remarquable justesse — quoique d'une justesse rétrospective — il estimait que notre grande faute avait été de nous lier aux puissances par la note du 27 juillet. Avec la clairvoyance des ministres de tous les temps quand il s'agit de critiquer leurs prédécesseurs, il jugeait que la vraie sagesse eût été, après la bataille de Nezib, de modérer le pacha mais sans l'enchaîner, et de le laisser cueillir par une entente directe avec la Porte ottomane, alors toute affolée, les fruits de la victoire. Cette entente directe, Thiers n'osait plus la favoriser ouvertement, de crainte de manquer à la lettre et à l'esprit de la note du 27 juillet. Mais ce qu'il ne pouvait patronner à ciel ouvert, il lui était loisible de l'insinuer à demi-mot, de tirer, comme il l'écrivait à Guizot, le câble des deux côtés pour rapprocher les deux parties, de conduire doucement, secrètement le pacha jusqu'au lieu où il rencontrerait les plénipotentiaires turcs et, par un coup brusque, terminerait tout avec eux. Tout échauffé de ces pensées, et pour se dissimuler à lui-même ce qu'elles avaient de peu réalisable, Thiers s'exagérait à plaisir les forces de Méhémet, jugeait illusoires les mesures coercitives. Puis, avec plus d'imagination qu'il ne convient à un homme d'État, il voyait déjà la Turquie préférant au danger de combattre le pacha le désagrément de traiter avec lui. Sous l'obsession de ces vues ou plutôt de ces visions, notre ministre des Affaires étrangères inclinait à gagner du temps, à laisser sans réponse ou à négliger comme inopportunes les suggestions de M. de Bülow ou de M. de Neumann[18] ; et il savourait d'avance la confusion des Anglais, le mécompte des Russes, si jamais la nouvelle éclatait à Londres que toutes les tractations malveillantes contre nous avaient travaillé à perte, et que Méhémet et le sultan s'étaient embrassés.

Un incident survint qui communiqua à cette politique hasardée une certaine consistance. Méhémet avait à Constantinople un ennemi mortel, le grand vizir Kosrew-Pacha. Vers le milieu de mai 1840, le bruit se répandit que celui-ci avait été destitué. A cette nouvelle, Méhémet fut saisi d'une profonde émotion et, en un violent retour où se retrouvait sa nature impulsive de demi-barbare, se montra prêt à toutes les concessions : Que la rumeur se confirme, dit-il, et je rendrai la flotte. Comme notre consul, M. Cochelet, l'engageait à traiter au plus vite, à se montrer modéré, il répondit : Soyez tranquille. Je saurai bien m'entendre avec Sa Hautesse[19]. La disgrâce de Kosrew étant devenue officielle, il expédia un envoyé à Constantinople pour traiter de la paix. Bien qu'avec une médiocre confiance dans l'issue, notre consul constatait qu'il y avait un énorme pas de fait. Il ajoutait : Le vice-roi a un immense désir d'en finir et ne doute pas du succès[20]. Quelle ne devait pas être sur notre ministre des affaires étrangères l'excitation d'une pareille nouvelle ! Du même coup, il se trouva que Guizot à Londres et Thiers à Paris cessèrent de parler la même langue. Hâtez-vous, écrivait de Londres M. Guizot, attentif à prendre acte des modestes, bien modestes concessions qu'on pourrait obtenir et à reformer l'alliance à cinq, qui nous sauverait de l'isolement. — Laissez venir, répondait au contraire de Paris M. Thiers, impatient des nouvelles d'Orient, se flattant, en gagnant quelques jours, de devancer Palmerston, et escomptant le coup de théâtre d'une paix brusquée.

Cependant Palmerston avait, comme Thiers, ses agents d'information. Le plus malveillant était lord. Ponsonby, ambassadeur en Turquie, d'hostilité passionnée contre la France et qui jugeait que l'envoyé de Méhémet devrait être ramené en Égypte sur le vaisseau qui l'avait amené[21]. La crainte d'être gagné de vitesse fixa les dernières perplexités de Palmerston. Sans plus tarder, il résolut de consommer l'entente à quatre. Il ne doutait pas que la Russie n'adhérât joyeusement. Il pesa sur les représentants de l'Autriche et de la Prusse. Il fit grand état d'une insurrection qui venait d'éclater en Syrie et qui prouvait, disait-il, l'impopularité du régime égyptien. Dans le conseil des ministres, il y eut des objections, des critiques, tant paraissait inopportune et discourtoise la brutale séparation d'avec la France ! Avec un vouloir impérieux, Palmerston insista, menaça de sa démission[22], finit par l'emporter. Le 15 juillet une convention fut signée par laquelle l'Angleterre, la Russie, l'Autriche, la Prusse réglaient les rapports du pacha et du sultan. Une seule signature manquait ; mais cela viciait tout, car c'était celle de la France, qui, depuis des siècles et plus que toute autre puissance, personnifiait en Orient la chrétienté.

 

XII

Retiré à l'hôtel de l'ambassade, Guizot sentait qu'on se cachait de lui. Depuis plus de deux semaines, lord Palmerston avait évité de l'entretenir des affaires d'Orient. Le 11 juillet, en une longue dépêche à M. Thiers, les jours suivants, en deux lettres, l'une au duc de Broglie, l'autre au général Baudrand, notre ambassadeur avait manifesté ses inquiétudes croissantes[23]. Toutefois une considération le rassurait. Il ne doutait point que si une convention à quatre était préparée, elle ne lui fût communiquée au dernier moment, afin qu'il pût, d'une façon définitive, donner ou refuser son adhésion.

Il en était là quand, le 17 juillet, un billet de lord Palmerston le convoqua au Foreign office. L'homme d'État anglais lui fit connaître que les puissances venaient enfin d'arrêter leurs résolutions. Il ajouta que, pour plus de précision, il avait fixé en un memorandum les vues des parties contractantes : on regrettait profondément que le danger de prolonger les délais eût contraint à agir sans la France : on souhaitait que cette séparation, limitée à un seul objet et toute momentanée, ne nuisit point à l'accord sur les autres questions de politique générale : on allait jusqu'à formuler l'espoir que la France interposerait ses bons offices auprès de Méhémet-Ali afin qu'il acceptât les arrangements qui lui étaient proposés. — Quels étaient ces arrangements ? La Porte concédait au pacha l'Égypte à titre héréditaire, et le pachalik d'Acre à titre viager, à la condition que, dans les dix jours de la notification à lui faite, il adhérât aux offres de son suzerain. En cas de refus ou de silence, l'offre serait réduite à l'Égypte. Enfin si, après un second délai de dix jours, Méhémet persistait dans son refus, le sultan reprendrait, avec son entière liberté d'action, son droit intégral de souveraineté. Les puissances contractantes s'engageaient à prendre, sur la réquisition du sultan, toutes les mesures coercitives pour l'exécution du traité.

 

XIII

Faisant allusion à la Convention du 15 juillet, Palmerston écrivait six jours plus tard au représentant de la Grande-Bretagne à Paris : C'est un grand coup porté à la France[24]. Avec une dignité froide, en une disposition attentive à réserver l'avenir, Guizot à Londres, Thiers à Paris, s'abstinrent d'abord de tout éclat. Le 21 juillet, dans une note en réponse au memorandum anglais, notre ministre des Affaires étrangères s'appliqua à justifier de tout reproche la conduite de la France ; il affirma nos intentions pacifiques ; puis, avec une remarquable puissance d'illusion sur les ressources du vice-roi, il mit en doute l'efficacité des mesures coercitives. Le 26 juillet, le Constitutionnel, et le lendemain le Moniteur annoncèrent la grande nouvelle.

Sur ces entrefaites, un incident inattendu porta ailleurs l'attention. En 1836, à Strasbourg, le prince Louis-Napoléon avait tenté de débaucher la garnison et de provoquer une sédition militaire. Libéré par le gouvernement et embarqué pour les États-Unis, il en était assez promptement revenu et intriguait en Angleterre. Le 6 août 1840, il renouvela à Boulogne le même essai de révolution. L'insuccès ne fut pas moindre, ni moins rapide la répression. Cette fois, l'impunité ne fut pas jugée possible ; et il fut décidé que le prince serait traduit devant la Cour des pairs.

Louis-Philippe était en ce moment à Eu, en villégiature d'été. Thiers s'y rendit ; de Londres Guizot y fut appelé, et, pendant deux jours, des conférences se poursuivirent sur les affaires d'Orient. L'annonce du traité à quatre et l'exclusion de la France avaient provoqué chez le roi et dans la famille royale une irritation très vive. Quel que fût le déplaisir, il semble qu'à cette heure l'animation des paroles ait été plus grande que les alarmes. Loin qu'on fût désabusé sur Méhémet-Ali, on persistait à garder foi dans ses ressources. Les prétendues mesures coercitives échoueraient, pensait-on, tant sur mer que sur terre. Les puissances alors recourraient à la France, et un accord se conclurait qui terminerait tout. Telle était l'espérance, et l'on croyait à des embarras plutôt qu'à des périls.

Guizot revint à Londres. M. de Bourqueney, chargé des affaires en son absence, lui communiqua des informations plutôt rassurantes. C'était à qui désavouerait toute pensée d'hostilité. Les plus empressés étaient M. de Neumann et le baron de Bülow.

Du 18 au 20 août, Guizot fut l'hôte de la reine Victoria. Par un, sentiment de délicate courtoisie, les personnages les plus considérables de la société anglaise s'appliquèrent à lui faire oublier, par leurs égards personnels, la récente altération des rapports politiques. La souveraine et le prince-consort se montrèrent particulièrement gracieux. L'impression générale était le regret de l'alliance franco-anglaise désormais compromise, peut-être détruite à jamais. On peut tout avec la France, on ne peut rien de tout à fait bon sans elle, avait dit lord Wellington. Dans les salons de Windsor, faisant allusion au traité du 15 juillet, il répétait, comme en se parlant à lui-même, mais à voix très haute, car il était très sourd : Mauvaise affaire ! Mauvaise affaire ! Cependant, en ce même palais de Windsor, se trouvait alors le roi des Belges, Léopold Ier, personnage d'esprit très fin et uni tout à la fois par les liens les plus étroits de famille à la cour des Tuileries et à celle d'Angleterre. Le conflit entre Paris et Londres l'avait pénétré d'inquiétude ; car la Belgique avait besoin de la double amitié de la France et de la Grande-Bretagne, et au milieu des péripéties d'une guerre si jamais elle devenait générale, le jeune royaume pourrait s'abîmer. Ayant le goût des négociations et y portant une réelle aptitude, Léopold s'employait avec un zèle ardent au rôle de conciliateur. Il avait imaginé une combinaison qui maintiendrait le statu quo jusqu'à ce qu'un traité général, conclu à cinq, réglât définitivement la question d'Orient. Guizot engagea le prince à voir lord Palmerston. Léopold suivit le conseil : J'ai ouvert la brèche, dit-il le lendemain à notre ambassadeur. Puis il confessa avec quelque embarras qu'il avait rencontré des objections, que l'obstination était extrême ; Je continuerai, ajouta-t-il, il faut de la patience et marcher pas à pas. Le prince n'a pas gagné beaucoup, pensa Guizot en prenant congé de Léopold[25]. Palmerston était, en effet, à cette heure, le véritable ennemi, ennemi tout-puissant par âpreté de vouloir et ardeur de passion. C'est lui qui envenimera toutes choses, et ne s'arrêtera que quand il aura bien authentique, sous la forme la plus mortifiante, l'isolement de la France.

 

XIV

Avec une remarquable maîtrise, il calcule les événements et mesure les acteurs. Sur la puissance du pacha, il est depuis longtemps fixé : ce n'est qu'une devanture ; qu'on fonce hardiment, et toute cette façade s'effondrera. S'il en est besoin, l'insurrection de Syrie, qui semble en décroissance, mais qu'on pourra rallumer, complétera le succès. Le chef du Foreign office dresse l'inventaire de ses forces : la flotte anglaise d'abord, la première du monde, qui se déploiera dans la Méditerranée, interceptera toute communication entre l'Égypte et l'Asie, et bombardera les ports de la Syrie ; puis les Turcs, trop dépréciés et d'autant plus jaloux de montrer leur valeur qu'on les croit plus dégénérés ; ensuite les Russes, dont on aimerait bien à ne pas utiliser le concours, niais dont l'assistance, en cas de nécessité, sera aussi empressée que secourable ; enfin l'Autriche, lente à se mouvoir, et la Prusse, désintéressée en Orient, mais l'une et l'autre liées par leur signature et qui, bon gré mal gré, se laisseront entraîner. Qui se hasarderait à braver une telle coalition ? Louis-Philippe moins que personne : Il est, écrit Palmerston à Granville, bien trop prudent pour se fourrer dans un pareil guêpier. Peut-être trouvera-t-il dans le président du Conseil un excitateur, mais l'homme d'État anglais affecte de dédaigner Thiers : C'est un boute feu, écrit-il, et il ajoute : Nous ne craignons pas les matamores de cette espèce[26]. Palmerston achève son examen. Décidément on peut, avec le minimum de risques, pratiquer le maximum d'intransigeance ; et à plaisir, il sera intransigeant.

Non seulement à plaisir, mais avec volupté. A Londres, notre ambassadeur, M. Guizot, n'imagine pas, ne peut imaginer que l'Europe soit mise à feu et à sang pour quelques territoires de plus ou de moins à attribuer à Méhémet. Dans cet esprit, il est à l'affût de tout arrangement et, suivant l'expression de Palmerston lui-même, fait insinuer par toutes sortes de voies indirectes et extra-diplomatiques que la moindre concession concilierait tout. Mais Palmerston n'écoute rien. Une dernière fois, le 19 septembre, Guizot insiste pour la concession au pacha ou, si l'on veut, à 'son fils Ibrahim, de la Syrie à titre viager. Il faut, écrit à propos de cette suggestion, Palmerston à son représentant à Paris[27], il faut que M. Thiers nous juge bien grands nigauds pour croire que nous nous laisserons embobeliner de la sorte.

Cependant le traité du 15 juillet a décidé, en une clause additionnelle secrète, que les actes exécutoires pourraient commencer, même avant l'échange des ratifications. Deux mesures ont suivi, montrant que les puissances entendent être promptement et complètement obéies. Dès le milieu d'août, un messager de la Porte ottomane est arrivé à Alexandrie pour notifier à Méhémet les sommations des Alliés : s'il se soumettait tout de suite, il aurait, outre l'Égypte héréditaire, le pachalik d'Acre ; s'il s'obstinait plus de dix jours, il n'aurait plus que l'Égypte héréditaire ; s'il résistait davantage, il risquait, après un nouveau délai de dix jours, d'être dépouillé même de l'Égypte. Ainsi agissait-on avec lui comme à l'égard d'un écolier dont la punition s'accroît dans la mesure de son entêtement. Telle a été la première mesure. La seconde a été l'arrivée de l'escadre britannique devant Beyrouth.

A Paris, on a pris quelques précautions défensives : appel à l'activité des jeunes soldats disponibles sur les classes de 1836 à 1839 ; augmentation de la flotte, et, bientôt après, création de nouveaux régiments. Puis le 13 septembre, le Moniteur a annoncé le dessein de fortifier Paris : Les travaux, ajoutait l'organe officiel, seront immédiatement commencés. Maintenant, sous l'aiguillon des événements, sous la nouvelle des mesures coercitives, la colère grandit dans le public, l'émotion dans les sphères officielles. Parmi les ministres, M. Thiers est le plus agité. L'ambassade d'Angleterre était, en l'absence de lord Granville, gérée par Sir Henry Bulwer. Celui-ci a raconté que le 18 septembre, ayant été visité, en sa maison de campagne d'Auteuil, le président du Conseil avec qui il entretenait des relations cordiales, il l'avait trouvé se promenant de long en large en un état de trouble extraordinaire. Il venait de recevoir des nouvelles d'Égypte. Le vice-roi, après un moment d'exaspération, s'était, sur les conseils de nos agents, résigné à des sacrifices : il se contenterait de la Syrie viagère ; on disait même qu'il s'en était remis à la générosité du sultan. Nous considérons, dit le ministre à Sir Henry Bulwer, ces vues comme justes : si vous les acceptez, ce sera le retour à la plus intime entente : sinon, nous serons obligés d'appuyer Méhémet... Vous comprenez ce que je veux dire, continua M. Thiers en soulignant les mots. Ayant parlé de la sorte, il se ravisa un peu. Je vous dis cela comme particulier, comme ami, non comme président du Conseil. J'ai à consulter mes collègues, à prendre les ordres du roi. Même tempéré de la sorte, l'avis était trop grave pour être négligé et, sans entrer dans les détails, Sir Henry Bulwer communiqua, le soir même, au chef du Foreign office, le sens général de l'entretien.

 

XV

On touchait aux jours les plus aigus de la crise. Aux avis de Sir Henry Bulwer, Palmerston avait répondu avec un tranquille dédain. Le 2 octobre, deux nouvelles éclatèrent presque en même temps à Paris : Beyrouth, bombardée par l'escadre de Sir Charles Napier, s'était rendue : la Porte ottomane, se fondant sur la convention du 15 juillet et constatant que les offres de concessions n'avaient pas été acceptées dans les délais voulus, venait de prononcer la destitution du pacha.

Napier for ever, écrivait à Granville, le 5 octobre, Palmerston triomphant. Oui, il triomphait, mais le canon qui tonnait en Orient ne tonnerait-il pas bientôt dans l'Europe entière ?

Dans le recul des années, la pacifique histoire du régime de Juillet nous émeut peu, parce que nous savons qu'en cette époque heureuse, nulle menace d'orage n'est devenue tempête. Tout autre fut le sentiment des contemporains que traversa, moitié terreur, moitié excitation patriotique, le frisson de la guerre.

Tout concourut à accroître le trouble, à graver l'indignation. Contre nous se reformait la Sainte-Alliance. C'était sans nous et en dehors de nous qu'on entendait disposer de l'Orient. Nous avions un protégé, Méhémet, et l'on entendait le chasser, le chasser sans délai, non pas seulement de la Syrie, maïs de l'Égypte. Et le coup venait de qui ? De l'Angleterre, notre intime alliée depuis dix ans.

On vit alors tous les partis s'unir en une même réprobation. Les légitimistes comparaient notre condition humiliée à la haute allure de la diplomatie française au temps de Charles X. Quiconque gardait le souvenir de l'Empire s'indignait que la France, jadis maîtresse, parût Maintenant presque servante. Démocrates, radicaux, républicains allaient répétant partout qu'à la guerre des rois, la France saurait opposer la guerre révolutionnaire. Il n'était pas jusqu'aux plus paisibles bourgeois qui ne se surprissent, à l'Opéra, à chanter la Marseillaise, et ne s'enivrassent de musique et de paroles, quitte à se réveiller le' lendemain tout dégrisés.

Jamais plus d'agitation. Dans les bureaux des journaux, les publicistes laissaient courir leur plume et se répandaient en articles enflammés. Dans les rues, des bandes circulaient que la police n'osait disperser. Dans les cercles, les beaux parleurs se donnaient libre carrière et, à la fois prudhommesques et enfiévrés, se complaisaient en des plans diplomatiques et militaires où toutes les ignorances se cumulaient. En certains salons, même de la meilleure compagnie, le bruit n'était guère moindre. Au Luxembourg, la haute Chambre jugeait alors le procès du prince Louis Bonaparte ; et Berryer, de sa voix dominatrice, lançait aux pairs cette apostrophe : Une peine infamante sur le nom de Napoléon. Est-ce là le premier gage de paix que vous voudriez donner à l'Europe ?

Thiers avait ardemment désiré le pouvoir. A cette heure, n'en sentit-il pas bien lourdement le poids ? Il avait cru devancer la Grande-Bretagne, et celle-ci l'avait gagné de vitesse. Il avait joué sur la puissance du pacha, et voici qu'Ibrahim semblait comme paralysé en cette terre de Syrie dont les côtes étaient maîtrisées par le canon des vaisseaux anglais, dont les districts intérieurs étaient travaillés d'insurrection. En sa villa d'Auteuil, le président du Conseil réunit le 3 octobre ses collègues. Le courant populaire était si fort qu'à vouloir le remonter, on risquait peut-être une révolution ; mais la politique belliqueuse ne serait-elle pas témérité ? Très soucieux, les ministres de la Guerre et de la Marine invoquaient l'absence de préparatifs. On s'ajourna au lendemain. Ce jour-là, Thiers, très insistant, fit accepter l'idée d'un manifeste à l'Europe, de la convocation des Chambres, de l'envoi de la flotte dans la Méditerranée.

En ces conjonctures, graves aujourd'hui, demain peut-être tragiques, quelle sera la décision du roi ? Au début, il s'était montré très belliqueux Le roi est plus monté que moi, disait M. Thiers. C'était irritation sincère ; c'était aussi espoir d'intimider par une attitude comminatoire. L'attitude était habile, à la condition que Palmerston fût timide et que Méhémet fût fort. Or, Palmerston s'obstinait, et décidément Méhémet était faible. Ce fut alors que le roi commença à fléchir, non toutefois sans luttes intérieures et sans retour. Des souvenirs publiés récemment, et écrits sans doute au jour le jour, presque sous la dictée de M. Thiers[28], révèlent bien les perplexités du monarque. Le 4 octobre, Thiers lui porte les décisions du Conseil. Mais c'est la guerre ! s'écrie le prince tout secoué d'épouvante. Le surlendemain, de bonne heure, le roi fait appeler son ministre  Je préfère la paix, dit-il, mais il ajoute comme résigné : Je m'en remets à vous. L'après-midi, les dispositions pacifiques l'emportent de nouveau, et Louis-Philippe se hasarde, dit-on, jusqu'à prononcer ces mots : Pour garder la paix, je sacrifierais jusqu'à mon honneur... Est-ce une résolution bien arrêtée ? Le mercredi 7 octobre, nouvel entretien du ministre avec le Roi, et celui-ci de dire une seconde fois : Je m'en rapporte à vous[29]. Cependant, à Londres, on n'a prévu ni pareil émoi dans le peuple de Paris, ni pareille émotion dans le gouvernement. Entre lord Palmerston et le roi des Français, ne discernerait-on pas une sorte de surenchère à qui fera le plus et le plus longtemps peur à l'autre ? L'homme d'État anglais commence à se persuader — n'est-ce pas aussi avec un petit frisson ? — que la guerre n'est point un fantôme. Il a affecté jusqu'ici de ne point la redouter, convaincu que les autres la redoutaient plus que lui. Maintenant sa confiance s'ébranle. Le 8 octobre, il écrit à Granville sur un ton qui n'est plus celui de l'assurance hautaine, mais celui de l'anxiété : Rendez-vous immédiatement chez le roi, et dites-lui dans la forme la plus amicale, mais en même temps la plus sérieuse, que vous avez reçu l'ordre de venir auprès de lui pour le détourner des mesures que nous apprenons que son gouvernement projette ; mesures qui, si elles étaient prises, rendraient la guerre inévitable ou mettraient du moins à la continuation ou à la reprise des relations amicales, si elles venaient à cesser, des difficultés presque insurmontables[30].

Palmerston n'avait point tort de s'alarmer. A l'heure même où, à Londres, il traçait ces lignes, Thiers, en un mémorandum très courtois de forme, mais très grave de ton, adressé à Guizot, protestait contre l'entière et brutale destitution du vice-roi : La mesure aussi inattendue qu'outrageante, disait-il, dépassait même le traité du 15 juillet. Il ajoutait que la France avait voulu et continuait à vouloir l'intégrité de l'Empire ottoman ; mais l'entière destitution de Méhémet lui paraissait un coup porté à cet équilibre général qui devait être maintenu en Orient comme en Europe. Notre ministre des Affaires étrangères concluait en déclarant que la France ne saurait consentir à la mise à exécution du décret de déchéance rendu à Constantinople[31].

 

XVI

On avait atteint les limites extrêmes de la paix et de la guerre. On n'y toucha que pour reculer vers la paix. Plusieurs circonstances amenèrent la détente.

La première fut la modération relative des puissances. C'était, moitié d'elle-même, moitié sous les inspirations passionnées de lord Ponsonby que la Porte avait prononcé la destitution de Méhémet. Or, contre la brutale mesure, l'Autriche s'est élevée et, avec elle, la Prusse. Palmerston lui-même, bien que charmé de nous être désagréable, eût été singulièrement ému d'un conflit qui fût devenu guerre. Avant même que la protestation de Thiers fût arrivée à Londres, il laissa entendre que l'acte de la Turquie n'était qu'acte comminatoire sans portée ni exécution effective.

Une autre circonstance — à la vérité assez mortifiante pour nous — fortifia les chances de paix. Pour qui eussions-nous engagé la lutte ? Pour Méhémet-Ali. Mais la Syrie lui échappe, Beyrouth a succombé, Saint-Jean-d'Acre est menacée. L'insurrection syrienne, un instant étouffée, vient de se ranimer. Décidément nous nous étions trompés sur le pacha ; et il y aurait désormais témérité à vouloir relever sa fortune.

La sagesse du roi fit le reste. Pendant plusieurs jours, il s'est débattu en une incertitude cruelle. Maintenant la réflexion lui apporte la pleine lumière. S'il entend les clameurs de la foule, s'il lit les objurgations des journaux, son regard atteint, bien au delà, les masses silencieuses — artisans, paysans, citadins — qui ne manifestent pas, qui n'écrivent pas, mais qu'étreint de terreur l'image de la guerre. Puis il revoit le passé : il n'a pas risqué la guerre pour assurer à lui-même ou à son fils les magnifiques provinces belges ; il a, quoique désolé, fermé l'oreille aux appels de la Pologne ; en Italie, quand les Autrichiens ont par deux fois, débordé dans les Romagnes, il s'est contenté d'occuper Ancône. Peut-il maintenant entrer en campagne pour Méhémet, déjà à demi vaincu et que l'Europe, en fin de compte, maintiendra saris doute dans sa principauté d'Égypte ? Au dehors, l'agitation continue et les colères grondent. Mais le roi, désormais résolu, repose dans le calme. Sur ces entrefaites, l'occasion s'offre pour lui de souligner sa politique Le 28 octobre, les Chambres doivent se réunir. Le projet de discours royal, soumis au roi par M. Thiers, affirme les droits du vice-roi d'Égypte ; puis, faisant allusion aux événements qui peuvent se produire, il ajoute : Les Chambres penseront comme moi que la France, qui n'a pas été la première à livrer le repos du monde à la fortune des armes, doit se tenir prête à agir, le jour où elle croirait l'équilibre du monde sérieusement menacé[32]. Le roi repousse cette phrase au sens comminatoire. Thiers donne sa démission. A Londres, Guizot, en sa qualité d'ambassadeur, a travaillé de son mieux à prévenir l'entier brisement de l'alliance anglaise. C'est à lui que le roi confie le ministère des Affaires étrangères. Le 26 octobre, il arrive à Paris. Trois jours plus tard sera constitué le ministère qui sera connu sous le nom de Ministère du 29 octobre. Et du même coup, l'opinion s'accrédite en Europe que la paix, un instant très menacée, est aujourd'hui raffermie.

 

XVII

Elle l'est, mais sans que l'aspect soit celui de l'entière réconciliation, tant Palmerston, d'autant plus rogue qu'il n'a plus rien à craindre, se plaît à souligner à la fois notre déconvenue et sa propre victoire !

Le ministère Guizot lui agrée sans l'apaiser. Plusieurs, parmi les Anglais les plus notables, voudraient qu'on facilitât, par quelques gages de bonne volonté, la tâche du nouveau cabinet. Palmerston s'y refuse : Si nous cédons, dit-il, quelque chose aux Français, ils prétendront que nous nous sommes inclinés devant leurs menaces[33]. — Il ne faut pas, continue-t-il, nous arrêter quand nous sommes en veine de succès. Et il calcule tous ses avantages : c'est la Syrie presque réduite ; c'est, à quelques jours de là, la place de Saint-Jean-d'Acre prise. Laissera-t-on du moins l'Égypte à Méhémet ? Palmerston a paru d'abord y consentir. Maintenant il semble hésitant et juge que la décision n'appartient qu'à la Porte ottomane. Sur ces entrefaites, le commodore Charles Napier arrive, avec une partie de la flotte britannique, devant Alexandrie et, dépassant fort ses pouvoirs, conclut, le 25 novembre, avec Méhémet, une convention pour laquelle celui-ci rendra les vaisseaux turcs, évacuera ce qu'il occupe encore de la Syrie, se soumettra au sultan, qui en retour lui concédera à titre héréditaire le gouvernement de l'Égypte. Contre cette convention, le Divan proteste. Que fera Palmerston ? Alors seulement son intransigeance fléchit un peu. Il ne peut ratifier, tant il dépasse les pouvoirs d'un simple chef d'escadre, l'acte de sir Charles Napier. Mais l'Autriche, la Prusse insistent pour que le différend soit réglé ; la Russie, elle aussi, opine dans le même sens, satisfaite qu'elle est d'avoir brouillé la France avec l'Angleterre. Ainsi entraîné, Palmerston se résigne à conseiller à la Porte l'abandon de l'Égypte à titre héréditaire. Qu'ajouterai-je ? Méhémet se soumet, restitue la flotte turque, reçoit en échange, par un firman du 15 février 1841, le gouvernement de l'Égypte. Il le reçoit avec le privilège de l'hérédité, mais ce privilège est d'abord entouré de telles restrictions qu'il est presque illusoire. Deux mois plus tard seulement, un nouvel acte de la Porte assurera au pacha des conditions meilleures.

Les hommes aiment à se consoler de leurs mécomptes présents par l'évocation de leurs grandeurs passées. Une loi du 10 juin 1840 avait décidé que les restes de Napoléon seraient ramenés en France. A l'heure même où un inquiétant cliquetis d'armes agitait l'Europe, la frégate la Belle-Poule, commandée par le prince de Joinville, touchait à Sainte-Hélène et s'apprêtait à remettre à la voile, chargée de la glorieuse dépouille. Le 15 décembre, au milieu d'un concours immense, et en un apparat plus solennel que tout ce qu'on avait vu jusqu'ici, le cercueil fut descendu dans le caveau des Invalides ; et la cérémonie, à la fois funèbre et triomphale, parut l'affirmation de tout un peuple qui jamais ne se résignerait à être éclipsé ou dépassé. — Vers le même temps commencèrent les travaux des fortifications de Paris qui, disait-on, rendraient la ville imprenable. Cette illusion ne fut pas seulement celle des Français, mais aussi celle des étrangers : à quelque temps de là, le vieux duc de Wellington dira à Guizot : Vous êtes protégés par vos remparts presque autant que nous par l'Océan[34]. — Ainsi s'écoula l'hiver. La France était isolée, mais attendait avec une habile patience, presque avec une sorte de coquetterie que l'Europe, sentant ce qui lui manquait, revînt à elle. Outre le sort de Méhémet-Ali, une question restait à régler — d'ordre tout à fait général — celle des rapports de l'Empire ottoman avec les puissances. Nul n'eût imaginé qu'en une telle occurrence, l'exclusion vis-à-vis de nous pût se prolonger. Le 13 juillet 1841, une convention fut signée, cette fois à cinq, qui déclarait que le Bosphore et les Dardanelles seraient fermés aux vaisseaux de guerre de tous les États. Tel fut le traité dit traité des Détroits.

Au moment où l'acte se signait, le succès électoral des tories éloignait Palmerston des affaires. Mais il se retirait en victorieux, et plus peut-être que ne l'eût voulu la justice immanente des choses. Il partait en engrangeant trois succès : d'abord il avait mortifié, presque humilié la France : puis, il avait, par la fermeture des détroits, garanti la sécurité de la Turquie, cette protégée de la Grande-Bretagne : enfin, par cette même convention des détroits, il rendait impossible le renouvellement du traité d'Unkiar-Skelessi ; il effaçait de la sorte toute trace de protectorat moscovite sur l'Empire ottoman, et se faisait ainsi payer par le tsar le service qu'il lui avait rendu en travaillant avec lui de compte à demi contre la France.

 

XVIII

Tandis que Palmerston, passagèrement éloigné des affaires, s'enfermait dans une triomphante retraite, Louis-Philippe pouvait, en ses méditations des Tuileries, inventorier les erreurs ou les mauvaises chances qui avaient pesé sur la France.

En cette affaire d'Orient, tout le monde s'était trompé : le public qui, abusé par les récits des voyageurs, les rapports de certains consuls, les grossissements des journaux, avait cru à la toute-puissance de Méhémet-Ali ; puis notre diplomatie qui, sans aucune duplicité mais par irréflexion, s'était jointe aux puissances pour soutenir la Turquie, cette adversaire de Méhémet, tout en se réservant de jouer un jeu à part en faveur de ce même Méhémet. La principale faute enfin fut celle du président du Conseil M. Thiers qui — les choses étant déjà gâtées — au lieu de se ménager une prudente retraite en maintenant l'accord européen, au risque de quelque mécompte pour notre protégé, crut le pacha assez fort pour une entente directe avec la Porte, et la Porte assez faible pour se prêter à cette entente. Jusqu'au bout, avec plus d'imagination que de sens des réalités, il joua sur Méhémet, et il perdit.

Après notre confession, celle des autres. Qu'on se figure, en face de nous, une diplomatie loyale et sans arrière-pensée : sans trop d'à-coups, par la coopération de toutes les bonnes volontés, une combinaison se fût élaborée qui eût interprété dans son sens large le principe de l'intégrité de l'Empire ottoman et eût tracé au sultan et au pacha leurs limites. Notre malheur, ce fut le calcul de la Russie, ardente à désagréger l'alliance franco-anglaise ; ce fut bien plus encore l'hostilité de Palmerston, Tout le monde suit cet homme au vouloir impérieux : le tsar d'abord, ce premier ouvrier de discorde ; puis l'Autriche et la Prusse peu disposées à se compromettre dans le conflit oriental, mais qu'on peut toujours émouvoir en évoquant le souvenir des invasions, des exactions, des victoires françaises. Et, au fond, cette union des puissances contre la France, cet isolement où elles nous confinent, n'est-ce pas le dernier remous de la rancune européenne contre la révolution propagandiste, contre l'empire conquérant ?

Louis-Philippe était trop sage pour étaler ses déplaisirs mais de mémoire trop fidèle pour les oublier. A quelque temps de là, en un entretien avec le comte Apponyi[35], il tint à montrer que, s'il était au-dessus de la vengeance, il n'ignorait rien des trames ourdies contre nous. C'est, dit-il, la Russie qui a tout gâté. Nicolas me hait d'une haine personnelle ; en cherchant bien, il a trouvé que le meilleur moyen de me renverser serait de rompre notre alliance avec l'Angleterre. Brunnow a été l'instrument de cette perfide entreprise. Nicolas a eu pour complice la malveillance de Palmerston... Vous, Autrichiens et Prussiens, vous avez suivi par peur de la Russie. Un autre se serait vengé aux applaudissements de la France. Je ne l'ai pas fait. Vous savez ma devise à l'égard des mauvais procédés de l'empereur Nicolas : Ignoramus.

 

Avec la constitution du ministère du 29 octobre, une autre période du règne commence, calme, prospère, narguée par un extraordinaire développement de la richesse générale, mais où se révèle, sous l'aspect rassurant de toutes choses, l'impuissance à fonder. Ce sont ces dernières années qu'il reste à raconter. Mais, avant d'aborder cette tâche, deux objets sollicitent l'attention. Sous le régime de Juillet, en dehors et comme en marge de la politique, une évolution s'opère qui, commencée silencieusement en certaines âmes, restaurera peu à peu le sens religieux presque oblitéré au dix-huitième siècle. En même temps, une entreprise se poursuit, féconde en sacrifices obscurs, qui jettera les fondements de notre grand Empire africain. Voltaire atteint dans sa longue domination posthume, l'Algérie donnée à la France, tels sont les deux faits qu'il importe de mettre en lumière ; car le souvenir en demeurera quand tout le reste peut-être sera plus ou moins oublié.

 

 

 



[1] Voir les dépêches relatives à cette négociation dans DE MARTENS, Recueil des traités, t. VII, p. 10-18.

[2] DE MARTENS, Recueil des traités, t. IV, p. 657-658.

[3] M. de Barante au maréchal Soult, 18 juin 1839 (Correspondance de M. de Barante, t, VI, p. 235.)

[4] Correspondance de M. de Barante, passim.

[5] Correspondance de M. de Barante, t. VI, p. 229.

[6] Lettre de M. de Saint-Aulaire à M. de Barante, 11 mai 1839. (Correspondance de M. de Barante, t. VI, p, 213.)

[7] Bourqueney à Soult, 20 juin 1839.

[8] Lettre du 19 juillet 1839. (BULWER, Life of viscount Palmerston, t. II.)

[9] Dépêche, 27, 31 juillet, 9 août. (GUIZOT, Mémoires, t. IV, appendice, p. 521-539.)

[10] Palmerston à Granville, 8 juin 1838. (BULWER, Life of Palmerston, t. II.)

[11] Barante à Soult, 14 septembre 1839. (BARANTE, Correspondance, t. VI, p. 319-320.)

[12] Le traité (art. 5) n'avait été conclu que pour huit ans.

[13] Palmerston à Bulwer, 24 septembre 1839. (BULWER, t. III p. 300.)

[14] Sébastiani au maréchal Soult, 23 septembre 1839. (GUIZOT, Mémoires, t. IV, appendice, p. 550-552.) — Palmerston à Bulwer 24 septembre 1839. (BULWER, t. II, p. 300.)

[15] Sébastiani à Soult, 3 octobre 1839. (GUIZOT, Mémoires, t. IV, appendice, p. 554.)

[16] Sébastiani à Soult, 9 janvier 1840. (GUIZOT, Mémoires, t. IV, appendices p. 559 et suiv.)

[17] GUIZOT, Lettres à sa famille et à ses amis, p. 182.

[18] GUIZOT, Mémoires, t. V, p. 190, 197 et suiv.

[19] M. Cochelet au ministre des Affaires étrangères, 26 mai 1840. (Aff. étr., Égypte, vol. 10, f° 92, 93.)

[20] M. Cochelet au ministre des Affaires étrangères, 15 juin 1840. (Aff. étr., Égypte, vol. 10, f° 110.)

[21] Dépêche de M. de Pontois, ambassadeur à Constantinople, au ministre des Affaires étrangères, 28 juin 1840.

[22] Lettre à lord Melbourne, 5 et 6 juillet 1840. (BULWER, t. II, p. 356 et 361.)

[23] Voir GUIZOT, Mémoires, t. V, p. 211-220.

[24] BULWER, Life of Palmerston, t. II, p. 316.

[25] GUIZOT, Mémoires, t. VI, p, 279-283.

[26] Lettre 23 août 1840. (BULWER, t. II, p. 323.)

[27] Lettre, 22 septembre à Bulwer. (BULWER, t. II, p. 327 et suiv.)

[28] Mémoires de Mme DOSNE, t. Ier, p. 197 et suiv.

[29] Mémoires de Mme DOSNE, t. Ier, p. 200-207.

[30] Lettre à lord Granville, 8 octobre 1840. (BULWER, t. II, p. 339.)

[31] Mémorandum du 8 octobre 1840. On en trouvera le texte dans l'annuaire Lesur, 1840, appendice, p. 53.

[32] GUIZOT, Mémoires, t. V, appendice p. 515.

[33] BULWER, t. II, p. 347, 348.

[34] GUIZOT, Mémoires, t. VI, p. 36.

[35] Rapport du comte Apponyi à M. de Metternich. (METTERNICH, Mémoires, t. VI, p. 545.)