CHARLES X

 

LIVRE III. — LA FIN DU MINISTÈRE VILLÈLE.

 

 

SOMMAIRE

I. — Villèle : comment il poursuit sa tâche d'intendant économe et fidèle. — Comment il aime à se concentrer dans sa spécialité financière.
II. — La loi d'indemnité des émigrés : dispositions principales et caractère du projet. — De quelles critiques il est l'objet. — La discussion dans les Chambres. — Comment Villèle doit non seulement combattre l'opposition, mais se débattre contre les prétentions de ses propres amis. — Vote du projet (avril 1825).
III. — Soucis de Villèle. — Extrême droite et parti de la défection coalisés contre lui. — Comment il ne peut compter qu'à demi sur le roi. — Nouvelle loi sur la conversion des rentes. — Les marchés Ouvrard. — Comment la plus grande faiblesse do Villèle réside dans les exigences de ses amis.
IV. — L'excessif morcellement de la propriété, et sages mesures de détail prises par Villèle pour y remédier. — Présentation à la Chambre des pairs (10 février 1826) du projet sur le droit d'aînesse. — Comment ce projet est à la fois provocant et impuissant. — Violente opposition. — La discussion à la Chambre des pairs. — Rejet de la loi (8 avril 1826).
V. — La presse : comment elle est le pouvoir qui absorbe de plus en plus tout le reste. — Causes de sa toute-puissance. — Comment elle déploie contre Villèle toutes ses ressources. — Comment la conduite jugée la plus habile est de poursuivre la lutte sur le terrain religieux.
VI. — Montlosier : ce qu'il est, son mémoire, sa dénonciation d la cour royale ; sa pétition d la Chambre des pairs. — Intensité de la lutte religieuse, incidents divers ; l'année jubilaire ; solennelle procession du 3 mai 1826, — Comment Villèle, en proclamant les droits de l'État, s'applique à arracher à ses adversaires l'arme du gallicanisme ; impuissance de ses efforts. — Contraste entre la protection officielle accordée au clergé et l'état de l'esprit public.
VII. — Projet de loi sur la presse (29 décembre 1826). — De ses dispositions. — Quelle réprobation il soulève. — Comment il est voté par la Chambre des députés ; mais comment, en présence de l'Opposition de la Chambre des pairs, il est retiré par le gouvernement (17 avril 1827).
VIII. — Villèle : comment il peut concevoir quelque fierté en récapitulant les actes de son long ministère : ses services et ses fautes. — Quelles forces sont liguées contre lui.
IX, — Comment, sous l'exaspération de son impopularité, Villèle perd en partie son sang-froid, et se montre maladroit et absolu. — La revue du 29 avril 1827 ; dissolution de la garde nationale : rétablissement de la censure (24 juin 1827). — Comment l'opposition redouble d'ardeur : funérailles de Manuel (24 août 1827). — Comment Villèle, perdant de plus en plus le sens do l'opportunité, demande au roi et obtient de lui la dissolution de la Chambre des députés (6 novembre 1827). — Comment les élections sont défavorables au ministère. — Démission de Villèle et de ses collègues (décembre 1827).

 

I

Je me suis fort étendu sur les affaires religieuses, car en elles se résume presque toute la politique intérieure du règne. Villèle — car c'est à lui qu'il faut revenir — se désole plus que personne de ces querelles qui compliquent et enveniment tout. Voici quatre années qu'il gouverne. Tel nous l'avons vu sous Louis XVIII, tel nous le retrouvons sous Charles X. Je crois qu'il aime mieux le nouveau roi ; mais comme le monarque défunt lui inspirait plus de confiance ! Du reste, quel que soit le maître, il règle sa conduite d'après les mêmes maximes : une ardente passion de servir ; nul souci de paraître ; nulle envolée de l'esprit, mais une ferme et laborieuse patience ; juste ce degré d'ambition qui soutient sans consumer ; par-dessus tout une préoccupation maîtresse, celle de demeurer jusqu'au bout l'économe intègre et sagace sous qui s'accroit la richesse publique.

Comme président du Conseil, il est tenu d'étendre sa sollicitude sur les affaires générales. Est-ce trop présumer de ses pensées que de croire que ses meilleures heures sont celles où, courbé sur ses tableaux de recettes ou de dépenses, il se concentre en sa spécialité ! Épris d'ordre plus que personne, il médite d'étendre aux communes et aux établissements de bienfaisance les règles de comptabilité clin a, en 1822, édictées pour le budget de l'État ; et, bientôt, une ordonnance royale pourvoira à ce dessein[1]. Comme le service du roi est en ce temps-là en grand honneur, il dispose d'excellents agents, et lui-même s'applique à les tenir constamment en haleine. Pour plus de sûreté, il fortifie les liens hiérarchiques en plaçant les percepteurs sous la surveillance immédiate et la responsabilité personnelle des receveurs généraux et particuliers[2]. Un soin constant s'applique à diminuer, autant qu'on le peut, les droits de perception et de régie. En tant que ministre des Finances, Villèle a subi l'année dernière un gros échec, celui de la conversion des rentes repoussée par la Chambre des pairs. Mais combien n'a-t-il pas de raisons de se consoler ! Depuis 1819, tous les budgets se sont soldés en excédents, à tel point que l'expédition d'Espagne a pu s'entreprendre sans charges trop notables pour le Trésor, et qu'on peut pourvoir à l'occupation partielle qui malheureusement est encore nécessaire. Un autre symptôme favorable, c'est l'accroissement des impôts indirects, dont le produit s'est, depuis trois années, accru de cinquante millions. L'avenir offre de meilleures perspectives encore. Jusqu'ici de nombreuses pensions civiles, ecclésiastiques, militaires ont pesé d'un poids assez lourd : l'extinction progressive de ces pensions rendra libres des fonds importants : c'est ainsi que, pour ne parler que des officiers en demi-solde, leur nombre, qui était de vingt-deux mille en 1816, s'abaissera en 1828, par décès, retraites, réintégrations, jusqu'à un chiffre voisin de douze cents[3]. Ainsi calcule le positif Villèle, positif à la manière d'un paysan qui suppute, en rêvant, la plus-value de 8es terres. A ses oreilles arrivent bien de temps en temps des rumeurs importunes : on s'entretient de la Grèce révoltée contre la Turquie ; et quelques hommes qu'on désigne sous le nom de philhellènes, parlent même d'aller au secours des opprimés : puis des différends qui peu à peu s'aggraveront se sont élevés avec le dey d'Alger. En sa qualité de président du Conseil, Villèle est tenu de n'ignorer ni les bruits qui circulent, ni les dépêches qui s'échangent, ni les incidents qui surgissent. Mais que ne donnerait-il pas pour étouffer toutes ces rumeurs comme on étouffe des pétards sous les pieds. Sa politique n'est point voyageuse. Elle ne l'est même point assez.

 

II

Il n'y a rien de tel que les économes au jour le jour pour se montrer larges quand l'occasion l'exige. En ce temps-là même, Villèle achève d'élaborer un grand projet : l'indemnité des émigrés.

Très ancienne était la pensée d'un dédommagement pour les victimes des confiscations révolutionnaires. Sous la première Restauration, l'idée avait été suggérée par Macdonald à la Chambre des pairs, par Lainé à la Chambre des députés. Les charges extraordinaires résultant des Cent-Jours et des traités de 1815 avaient obligé à un ajournement. Mais Louis XVIII n'avait jamais abandonné le dessein ; et toute sa vie il avait guetté l'heure où l'état des finances lui permettrait de le réaliser.

En 1825, le moment parut favorable, tant s'étaient accrues la richesse publique et la prospérité générale !

Le projet préparé par Villèle, assisté de M. de Martignac, directeur général des domaines, reposait sur le principe d'une indemnité, non seulement pour les émigrés, mais pour toutes les victimes des confiscations révolutionnaires ; ce qui englobait sans distinction de personnes ou d'opinions les constitutionnels, les modérés, les Girondins, les Montagnards eux-mêmes, en un mot tous ceux qui avaient été violemment dépossédés de leur propriété. La mesure, si large qu'elle fût, ne s'étendait d'ailleurs qu'à ceux dont les biens avaient été confisqués et aliénés ; ce qui excluait bien d'autres pertes, par exemple celles des Lyonnais dont les maisons avaient été détruites, celles des Vendéens dont les fermes avaient été incendiées. Le dédommagement ne portait que sur les immeubles, non sur les meubles ou les créances, choses jugées alors secondaires et, au surplus, d'une évaluation malaisée. La base du calcul était l'estimation du revenu des biens à l'époque de 1790. L'indemnité serait de vingt fois le revenu[4]. Le projet, établi sur cette supputation, proposait pour le paiement de l'indemnité la création de trente millions de rentes 3 pour 100 ce qui, au cours de la Bourse, imposait au Trésor une charge totale de 750 millions environ.

Conçue dans un parfait esprit d'équité, préparée par une longue politique d'économie, la motion offrait les plus précieux avantages. Elle mettait un terme aux réclamations des émigrés qui se trouvaient désintéressés, au moins en partie. Elle dissipait pour les nouveaux acquéreurs les dernières traces d'inquiétude ; car les anciens possesseurs, en recevant une indemnité, renonçaient implicitement à toute espèce de revendication. A un point de vue général, la loi, en purgeant les biens nationaux de l'hypothèque morale qui les grevait, accroissait dans une proportion considérable la valeur vénale de ces biens : de là une sensible augmentation de la richesse et du crédit public. La motion avait un autre sens plus élevé encore. En ouvrant la dernière session législative de son règne, Louis XVIII, en un langage ému qui ne lui était pas habituel, avait parlé d'une mesure destinée à fermer les dernières plaies de la Révolution. Tel était bien en effet, dans l'esprit de ses auteurs, le caractère de la loi, vraie loi de paix civile et de réconciliation nationale.

Ces considérations, pour être comprises, supposaient une sérénité de vues peu conciliable avec l'obstination et l'amertume des souvenirs. La passion défigura aussitôt ce qu'une pensée de justice avait conçu. Sans aucun scrupule d'exactitude, l'indemnité, grossie d'un quart, figura dans les journaux hostiles sous la dénomination globale d'un milliard. Du même coup, toutes les récriminations contre les émigrés se ranimèrent. Un certain nombre d'entre eux avait combattu dans les rangs étrangers ; la même réprobation enveloppa tous les autres : gens de loi, prêtres, militaires, agriculteurs, négociants, qui n'avaient quitté la France que sous la menace de la captivité ou de l'échafaud. Nulle mention de tous les humbles que la Révolution avait entraînés loin de leur pays : paysans d'Artois qui avaient fui les proscriptions de Lebon, gens de Toulon qui s'étaient soustraits à d'effroyables réactions ; fermiers, artisans ou laboureurs d'Alsace qui s'étaient dérobés aux arrêtés de Schneider. Les émigrés, dit le général Foy, n'ont ni la force ni le droit : ni la force, car ils sont deux sur mille dans le pays ; ni le droit, car la Charte a confirmé toutes les lois antérieures. Cependant un argument se tira de la condition même des députés : beaucoup d'entre eux, émigrés de jadis, seraient appelés à profiter de l'indemnité ; à ce titre ne devraient-ils pas se récuser, en une cause où leur intérêt personnel était engagé ? A ces récriminations ou à ces critiques s'ajouta une crainte, celle d'une mauvaise répartition : la partie la plus importante de l'indemnité sera, dit-on, touchée par les grands seigneurs ou les gens de cour, possesseurs autrefois des plus vastes domaines, tandis que les moyennes et les petites fortunes ne recevront qu'un bien mince dédommagement.

Tout ce qui pouvait se dire en faveur de la loi, Villèle et, après lui, Martignac le dirent, le premier avec son ferme bon sens, le second avec toute sa puissance persuasive. Malgré l'éloquence du général Foy et la dextérité de Benjamin Constant, ils auraient eu assez facilement raison de leurs adversaires. Mais il leur restait à rallier les députés de leur propre parti.

Ceux-ci ne s'étaient jamais entièrement résignés à la perte de leurs biens, et n'envisageaient pas sans déplaisir un arrangement qui, sous prétexte d'indemnité, leur ravissait le droit de se plaindre et d'espérer. Ils protestaient d'ailleurs contre l'insuffisance du dédommagement : car l'estimation, fixée d'après la valeur de 1790, ne tenait aucun compte de l'extraordinaire plus-value que les biens-fonds avaient acquise depuis trente années. En cette disposition déçue et mécontente, ils ne résistèrent pas à la tentation — très humaine, mais combien inopportune — de revenir, eux aussi, sur le passé. L'un d'eux, M. Duplessis de Grénedan, au risque d'exaspérer toutes les haines, s'éleva avec une violence inouïe contre les spoliateurs[5]. Un autre, le vicomte de Beaumont, s'appliqua fort à établir que la propriété de droit n'avait cessé de résider en la personne des anciens détenteurs, que, par suite, l'indemnité n'était que restitution et devait être qualifiée sous ce nom[6]. Un troisième, plus osé, le baron de Coupigny, soutint, au milieu de la surprise et de l'improbation générale, que l'indemnité devait être versée, non aux anciens propriétaires, mais aux nouveaux qui, en échange, restitueraient les biens[7]. Un quatrième, M. de Laurencin[8], proposa que les nouveaux possesseurs fussent tenus de verser à l'État les quatre cinquièmes de la plus-value que le vote de la loi donnerait à leur propriété en la consolidant. Au milieu de ces pénibles débats, un député, M. Alexis de Noailles, se leva du milieu de l'assemblée, et tout en formulant quelques réserves sur le projet, adjura en termes émus ses collègues de retenir leurs critiques, fussent-elles légitimes, de voter en silence, et de ne point extraire d'une loi de paix un acte d'accusation. Le généreux appel serait-il entendu ? Le lendemain Benjamin Constant gravit la tribune, et froidement, sans aucune des excuses coutumières, excuse de la passion ou excuse de l'ignorance, s'appliqua à regraver les rancunes qu'un homme de bien s'était efforcé d'apaiser.

Après des débats qui durèrent près de quatre semaines, la loi fut votée au Palais-Bourbon par 259 voix contre 124. Au Luxembourg 159 pairs contre 63 se prononcèrent pour l'adoption[9]. Jamais ne se révéla mieux qu'en cette discussion l'inintelligence des partis extrêmes. Longtemps les journaux opposants s'appliquèrent à entretenir dans le public l'agitation. Un délai de cinq ans était stipulé pour le règlement de l'indemnité, et en fait, la somme distribuée ne dépassa guère 600 millions. Mais qu'il s'agît de faits ou de chiffres, peu importait l'exactitude. Cette époque était celle des légendes, créées par malveillance, propagées par crédulité. Une légende demeura, se perpétuant avec toutes sortes de grossissements, celle du milliard des émigrés.

 

III

Contre l'opposition de gauche, Villèle est endurci. Ce qui le trouble, c'est l'hostilité qu'il rencontre ailleurs.

Il suppute les votes dans la loi d'indemnité. Le scrutin définitif a révélé 124 voix contraires. Sur ces suffrages une trentaine appartient à la gauche. D'où vient le reste ? De deux groupes : l'extrême droite qu'irrite la sage modération du premier ministre, puis un parti nouveau, dit parti de la défection, composé de tous ceux que Villèle a froissés dans leur amour-propre ou gênés dans leur ambition. Ce parti, destiné à grandir et qui déjà exerce son influence dissolvante, a pour organe le Journal des Débats, pour inspirateur Chateaubriand.

Sous le règne précédent Villèle ne se fût guère ému. C'est qu'alors il se sentait soutenu par le roi. Tout autre est Charles X. Ses réminiscences d'ancien régime ; sa dévotion mal éclairée, le livrent sans défense à quiconque lui représente le danger des institutions nouvelles ou l'effraie par le tableau de l'impiété grandissante. En outre, le monarque, en dehors de sa cour officielle, a sa petite cour intime qui n'est que la continuation de la petite cour du pavillon de Marsan. Ce sont ses amis de jeunesse, ses anciens compagnons de chasse, ses commensaux de l'exil, et dans les illusions de qui le roi retrouve ses propres illusions. Tout en se défendant très sincèrement de subir leur empire, il s'abandonne à eux, les tutoie dans ses bons moments, les entraîne à la messe comme jadis il les entraînait au plaisir. Ceux-ci profitent de ces privautés pour glisser leurs pensées dans l'âme royale. Le prince écoute, sourit, se défend mal ou, s'il gronde, ne gronde que de cette gronderie douce et débonnaire qui est encouragement à continuer..

Villèle sait tout cela, et où réside la fragilité de sa condition. Il ne se rebute pas et, en robuste travailleur, s'absorbe dans sa tâche. Il lui tarde de réparer l'échec de la loi sur les rentes. Il a refondu sa proposition et, dès le mois de janvier, l'a déposée à la Chambre des députés. Le nouveau projet diffère de l'ancien en deux points essentiels. D'abord la conversion est facultative. Puis les porteurs de titres 5 pour 100 ont la faculté d'opter entre le 3 pour 100 à 75 francs ou des titres de 4 et demi pour 100 au pair qui seront garantis jusqu'en 1835 contre tout remboursement. Le projet qui, en lui-même, prête peu à la critique, est voté au Palais-Bourbon, puis au Luxembourg[10]. Mais à la Chambre des députés 119 voix se prononcent pour le rejet ; et à ce signe se reconnaît la hardiesse de la contre-opposition de droite.

En une autre circonstance cette hostilité se déploie. On se souvient des marchés Ouvrard[11] conclus au mois d'avril 1823 par le duc d'Angoulême au moment de l'entrée en Espagne. Une enquête a établi combien l'audacieux munitionnaire a exploité l'urgence des besoins pour imposer au prince un traité léonin. Maintenant tout l'effort de l'opposition — opposition de droite et opposition de gauche désormais coalisées — est d'extraire d'un débat judiciaire un débat politique. L'ardeur s'accroît par l'espoir d'accumuler sur Villèle toutes les responsabilités. Que les marchés aient été exceptionnellement onéreux, nul ne le conteste. Mais on ne peut s'en prendre ni au duc d'Angoulême que son rang place au-dessus des accusations, ni au ministre de la Guerre, le duc de Bellune, qui notoirement a désapprouvé les tractations. Reste Villèle qu'on se flatte d'accabler. La Bourdonnaye, chef de l'extrême droite, entame la lutte. Le président du Conseil se défend en des conditions inégales ; car le loyalisme lui défend de découvrir le prince, et la justice ne lui permet pas de se décharger sur son ancien collègue Bellune. En dépit des entraves qui l'enchaînent, il obtient gain de cause et la Chambre vote les comptes, mais sous la réserve d'un débat ultérieur sur la liquidation définitive des dépenses de la guerre d'Espagne ; ce qui ménage la perspective d'une dernière attaque contre le ministère que décidément on médite d'asservir ou de renverser.

Ainsi s'achève pour Villèle l'année 1825. Sa situation est singulière entre toutes. Le trépas ou la disgrâce l'a délivré de tous ceux que, dans les Chambres, il eût pu raisonnablement craindre. Camille Jordan est mort, de Serre aussi ; et sur les bancs du Palais-Bourbon, Royer-Collard, presque seul, demeure pour témoigner qu'il y eut jadis un parti doctrinaire. La gauche n'est guère moins diminuée : La Fayette, non réélu, est allé demander au peuple des États-Unis le dédommagement de son échec ; Manuel, cet ennemi implacable des Bourbons, a échoué pareillement aux élections ; ses partisans qui le jugent compromettant à l'excès le laissent un peu dans l'oubli et ne se souviendront de lui que pour exploiter son cercueil. Sur ces entrefaites, le 30 novembre, on apprend que le général Foy vient de mourir. A la Chambre des députés le parti libéral n'a plus guère que deux représentants illustres : Casimir-Perier, Benjamin Constant. Décidément la Providence semble avoir pris soin de débarrasser Villèle de ses ennemis. Mais qu'il se garde de la remercier. Elle lui a laissé ses amis.

 

IV

Ce fut le grand malheur de la Restauration d'encadrer, au milieu de mesures très sages, de lourdes fautes qui gâtaient tout. Chaque année eut son anachronisme mémorable : on avait eu en 1825 la loi du sacrilège ; en 1826, on eut la loi du droit d'aînesse.

Le 31 janvier 1826, le roi, dans le discours du trône, annonça que des moyens seraient proposés pour obvier au morcellement excessif de la propriété foncière et réaliser un accord nécessaire entre la loi civile et la loi politique. Ces paroles, Bous leur forme un peu vague, faisaient allusion à un mal très réel. Le code civil avait institué le partage forcé. Par réaction contre l'ancien régime, le public s'était complu lui-même dans l'extrême division : on appelait cela l'égalité. Trop asservis à la lettre de la loi, les magistrats s'étaient montrés, eux aussi, les complices de cette tendance. Donc, à chaque mutation, on divisait très généralement, suivant le nombre des héritiers, toutes les pièces de terre, en sorte qu'au bout de deux ou trois générations, le sol français n'offrirait plus que l'aspect d'un damier aux cases de plus en plus rétrécies. Si l'on ne pouvait partager, on licitait : de là la destruction du bien de famille.

Villèle, si sage d'ordinaire quand les bourdonnements parlementaires ne le troublaient pas, avait pénétré le danger. Il avait compris aussi que, pour modifier une législation qui avait pour complice les mœurs elles-mêmes, il fallait opérer, non par des remèdes radicaux contre lesquels l'opinion se révolterait, mais par des mesures partielles, qui façonneraient peu à peu le public à une plus juste intelligence de ses vrais intérêts. — Il y aurait un moyen très pratique de combattre la division excessive des biens ; ce serait de favoriser les échanges : dans cet esprit, la taxe sur ces sortes d'actes avait été abaissée de 2 à 1 pour 100. Ces échanges seraient surtout souhaitables, au point de vue d'une sage économie rurale, s'il s'agissait de propriétés contiguës ; en vue de ce résultat, le droit fiscal avait été réduit, pour ce cas, à un droit fixe d'un franc. — On combattrait aussi l'extrême morcellement en facilitant les partages d'ascendants, c'est-à-dire les actes par lesquels le père de famille répartirait en pleine liberté son héritage, à la seule condition de ne pas entamer la réserve légale : or, en matière de partage d'ascendants, le droit à payer venait d'être réduit de plus de moitié pour les immeubles, des quatre cinquièmes pour les meubles. — En outre, il y avait lieu d'espérer que les instructions de la chancellerie, les écrits des économistes, l'expérience elle-même créeraient une jurisprudence plus large, et que les tribunaux admettraient un lotissement composé d'immeubles différents. — Une autre façon de prévenir l'excessive division, ce serait dans la limite de la qualité disponible — d'autoriser jusqu'à deux degrés le droit de substitution, restreint par le code à un seul degré. — Fallait-il comprendre dans les remèdes à préconiser une extension de la liberté testamentaire ? Il était douteux que le moyen fût bien efficace ; car les parents, hormis dans le Midi, répugnaient presque tous aux avantages successoraux. A Paris notamment, sur plus de 7.000 successions ouvertes en 1825, il n'en était que 59 où, par suite de dispositions testamentaires, l'héritage eût été réparti inégalement entre les enfants[12]. Toutefois peut-être eût-on pu étendre la quotité disponible pour les biens que le père de famille avait, non recueillis par héritage, mais acquis par son travail. Il eût été pareillement opportun de maintenir en possession l'héritier, associé depuis longtemps à l'exploitation agricole ou industrielle du père, et d'éviter ainsi qu'un établissement, peut-être en plein rendement, fût tout à coup soumis à une liquidation.

En un pays qui ne professait d'autre dogme politique que l'égalité, pouvait-on imaginer mieux que ces palliatifs ? Or, voici en quel texte s'incarna la déclaration, en apparence très mesurée quoique trop imprécise, consignée dans le discours royal du 31 janvier 1826 :

A la Chambre des pairs, le 10 février, le garde des Sceaux, M. de Peyronnet, lut un projet qui se résumait en deux dispositions, l'une principale, l'autre subsidiaire. La disposition principale attribuait, pour toute succession en ligne directe descendante acquittant plus de trois cents francs d'impôts, le préciput légal, c'est-à-dire la quotité disponible, à l'aîné des enfants mâles. La disposition subsidiaire avait  pour objet d'autoriser jusqu'à deux degrés le droit de substitution limité par le code civil à un degré.

La clause relative aux substitutions n'offrait guère que des avantages. Mais que dire de l'autre disposition ? Par crainte presque superstitieuse de l'inégalité, en autres termes du privilège, le public était disposé à tout diviser, au risque de tout réduire en poussière. Et que lui offrait-on comme remède au morcellement ? Ce qu'il détestait le plus, c'est-à-dire le privilège, et entre tous les privilèges, le plus odieux, celui qui était fondé non sur le mérite, les vertus, les aptitudes, mais sur le hasard de la naissance. Comment Villèle avait-il prêté son nom à une entreprise aussi peu judicieuse ? Tant qu'il avait pu, il avait résisté ; puis à contre-cœur, il avait cédé. C'est qu'il avait besoin de l'extrême droite pour consolider dans la Chambre sa majorité ; il savait en outre qu'en l'occurrence l'extrême droite avait pour complice le roi lui-même.

Ce qu'on tentait de reconstituer, était-ce même le privilège ? C'était le propre de la Restauration, quand elle était en veine de maladresse, de se montrer provocante, sans aller jusqu'au bout de ses provocations. Le même projet qui instituait le droit d'aînesse stipulait avec une débonnaireté remarquable que la loi n'était pas impérative du tout ; car tout père de famille pouvait en paralyser l'effet, en déclarant par acte testamentaire qu'il entendait soumettre sa succession aux règles du partage égal. Ainsi on livrait à la malignité des partis et à l'ignorance des masses, un mot où se résumait l'un des plus mauvais souvenirs de l'ancien régime ; puis, au lieu de recueillir le bénéfice — si bénéfice il y avait — de la provocation, on dégradait le projet au point de l'énerver tout à fait et de le réduire à une stipulation vaine que tout le monde pouvait éluder à son gré.

Telum imbelle sine ictu ! Pas tout à fait, car le trait se retournait contre ceux qui l'avaient forgé. De tous côtés, un murmure violent et confus de réprobation s'éleva. Les juristes proclamèrent qu'on voulait bouleverser les lois civiles. Il n'y eut pas de café ou de cercle où l'on ne prédit le prochain retour à l'ancien régime. La haine religieuse ne manqua pas l'occasion de s'exercer : Ce qu'on veut, répéta-t-on, c'est la maison pour l'aîné, le cloître pour le cadet. Plusieurs, se disant bien informés, attribuèrent le projet à l'influence de ceux qu'ils appelaient les disciples de Loyola. En quoi ils montrèrent qu'ils ne connaissaient pas du tout les jésuites. Ceux-ci, moins ingénus, se gardent des desseins qui s'étalent, quitte à se restreindre ensuite ; et quand ils méditent d'obtenir beaucoup, ils commencent par demander fort peu.

Ce fut au milieu de ces rumeurs que les débats s'ouvrirent le 28 mars 1826 au Luxembourg. Contre le projet s'étaient fait inscrire plusieurs des plus considérables d'entre les pairs. Tels Molé, Parquier, Barante. Entre tous les adversaires, le plus pressant fut le duc de Broglie. On attendait son discours avec impatience ; car les auteurs de la loi se fondaient sur l'exemple de l'Angleterre ; et nul ne connaissait mieux que lui les institutions britanniques. Il proclama que la Grande-Bretagne avait dû la solidité de sa constitution sociale et politique à de tout autres causes que le droit d'aînesse ; et par là il ravit aux défenseurs de la thèse gouvernementale un de leurs meilleurs arguments.

Bien avant que la discussion s'ouvrît, des pétitions contre le projet étaient arrivées aux deux Chambres. La Chambre des pairs en avait reçu 41 revêtues de 5.063 signatures ; la Chambre des députés en recevait 59. Cependant les journaux déployaient tous leurs artifices pour exploiter le mécontentement public. Avec toute la sentimentalité du dix-huitième siècle, ils montraient les enfants d'une même famille répudiant d'avance comme impie tout avantage dans l'hérédité paternelle et attestant au milieu de douces émotions et d'embrassements attendris que rien ne pourrait les séparer. Puis tandis que se mouillaient de pleurs les mouchoirs fraternels, ils s'appliquaient à mêler un peu de vitriol à ces effusions lacrymales. En des insinuations perfides, ils laissaient entrevoir, au delà des prétentions présentes, les prétentions futures aujourd'hui on proclame le droit d'aînesse facultatif, demain sans doute on le rendra obligatoire ; et dans cette voie, où s'arrêtera-t-on ?

Pour les défenseurs du projet la tâche était malaisée, et j'éprouverais moi-même quelque embarras à résumer et surtout à juger leurs discours. Il leur serait difficile de justifier et même d'excuser l'œuvre gouvernementale. Mais si, se dégageant de cette œuvre mal conçue, ils savaient s'élever jusqu'aux vues générales dont la loi n'était qu'une très maladroite, très incomplète incarnation, quelle matière à vérités utiles pour la monarchie et pour le pays ! Le but réel, rétréci en une conception unique, — et combien malheureuse, — était, au point de vue économique, de combattre le morcellement de la propriété, — au point de vue social et politique, de rassembler les éléments d'une aristocratie, capable à la fois de servir la monarchie et de la contenir. Voilà ce qu'on pouvait saisir dans le projet, mais à la condition de le clarifier après coup, d'y introduire l'intelligence et d'y ajouter tout ce que ses auteurs n'avaient que confusément aperçu. — Au point de vue économique, on pouvait s'en remettre à Villèle ; et les remèdes partiels qu'on a énumérés étaient à peu près les seuls capables de modifier à la longue les mœurs et les habitudes publiques. — Bien plus ardue était l'œuvre sociale et politique, c'est-à-dire l'organisation d'une force aristocratique qui, doublement agissante, tempérerait la monarchie et empêcherait la démocratie de tout usurper. Ici l'obstacle résulterait, non seulement de l'esprit du temps, mais de notre histoire même. Chez nous nulle époque intermédiaire, mais une féodalité qui, à peine détruite sous Richelieu, s'était muée presque aussitôt en une noblesse courtisane et militaire, sans se fixer jamais, comme il était arrivé en Angleterre, sous les traits d'une aristocratie terrienne, conservatrice, indépendante. Il fallait donc non reconstituer, mais constituer une classe politique, et cela en une ambiance tout imprégnée de la Révolution et de ses dogmes égalitaires. On se rappelle quel découragement avait envahi la noble âme de M. de Serre quand, au moment de la loi du double pote, il avait, sans y réussir, cherché dans les institutions quelques débris qu'il pourrait revivifier et qui serviraient de contrepoids à la démocratie censitaire. Il semble qu'en 1826, après douze ans de restauration monarchique, l'embarras soit presque égal. Et c'est ainsi que par une initiative pire que ne fut jamais aucune inertie, on s'est hasardé à ressusciter, en désespoir de trouver autre chose, cet impopulaire droit d'aînesse qui blesse presque tout le monde et ne sauve rien.

N'existait-il pas pourtant quelque moyen efficace d'introduire dans l'organisation sociale quelques éléments de stabilité ? Qu'on recrutât les conseils généraux par la voie de l'élection, et on le pouvait sans danger ; qu'on orientât, autant que possible, dans cette voie les grands propriétaires terriens ; et clans l'atmosphère à la fois calme et suffisamment active des assemblées départementales écloraient peut-être les boutures politiques. Tout ce qu'on réussirait à recomposer — mais qu'on restait-il ? — des anciens corps administratifs, des anciennes associations de bienfaisance, des anciennes corporations marchandes, concourrait au même but, c'est-à-dire à contre-balancer l'influence inquiète, jalouse et dissolvante de la démocratie livrée à elle-même. Dans les cours royales siégeaient encore les fils des anciens magistrats des Parlements. Ils avaient souvent la fortune, toujours l'intégrité, et dans les villes où avaient siégé leurs ancêtres, incarnaient en eux des souvenirs respectés. Qu'on s'appliquât, — fût-ce au risque de supporter quelques accès de gênante indépendance, — qu'on s'appliquât à maintenir parmi eux l'esprit de tradition ; et dans chaque province, ces compagnies judiciaires figureraient assez bien les autorités sociales qui manquaient à la France.

La vraie sagesse permettait-elle de faire plus ? Je me hâte d'ajouter que, dans les opinions à l'appui de la loi, les idées qu'on vient d'effleurer n'apparaissent qu'à l'état vague, par percée, sans qu'on puisse les saisir. Entre tous les discours en faveur du projet, il en est pourtant un où se retrouve, quoique avec bien des tâtonnements, le concept de familles traditionnelles accroissant à chaque génération leur patrimoine de moralité, de probité, d'expérience et fortifiant par leurs vertus héréditaires la monarchie, héréditaire aussi : c'est le discours du baron de Montalembert[13], père de celui qui devait être un si grand homme. Il exprima avec une hauteur de vues qui mérite hommage, les idées que l'éloquence de son fils aurait mises au point et aurait empreintes de chaleur et de vie.

Bien avant que les débats fussent clos, l'état de l'esprit public, le sentiment même des pairs ne laissait guère de doute sur l'issue. Le 8 avril, on alla aux voix ; et par 120 suffrages contre 94 le droit d'aînesse fut repoussé. Du projet une seule disposition fut votée, celle qui concernait les substitutions. Cet article, détaché de l'ensemble de la loi, fut porté le 11 avril à la Chambre des députés et adopté par 261 voix contre 76.

Après l'acquittement du Constitutionnel on avait crié : Vive la cour royale ! De même après le rejet du droit d'aînesse on cria : Vive la Chambre des pairs ! Et les journaux de l'opposition, en des termes d'une piété inaccoutumée, exhortèrent les pères de famille à remercier la Providence qui avait conservé la paix sous leur toit domestique.

 

V

Deux lois pèsent sur Villèle : la loi du sacrilège, la loi du droit d'aînesse. Il ne se dégagera pas du discrédit où l'ont enveloppé ces mesures arrachées à sa faiblesse. Comment un ministre sage, intègre, économe, dévoué au bien public, ennemi du faste au point de déconcerter toute tentation d'envie, devint, en moins de deux ans, l'homme le plus impopulaire de France, tel est l'objet des pages qui vont suivre.

Je cherche où repose la vraie puissance. Elle ne réside ni aux Tuileries, ni au Luxembourg, ni au Palais-Bourbon ; elle n'appartient ni à l'armée, ni aux fonctionnaires, ni aux nobles, ni aux bourgeois, ni au menu peuple. Dans le corps social, un seul organe, le journalisme, l'a accaparée tout entière.

On peut dire en pleine vérité que l'histoire des dernières années de la Restauration tient dans l'antagonisme sans merci de deux forces contraires : la monarchie des Bourbons, le journalisme. La lutte, devenue corps à corps, se prolongera en s'exaspérant, jusqu'à ce que la royauté, se sentant enserrée jusqu'à l'étouffement, tente, par un effort suprême, de se dégager, et succombe en cet effort même.

Ce pouvoir de la presse, tout a contribué à le grandir. C'est une force toute neuve, qui d'abord s'est ignorée elle-même, qui, en s'exerçant, a appris à se connaître et qui maintenant fonctionne avec la vigueur initiale d'un ressort que rien n'a usé. Et cette force toute neuve agit sur un public tout neuf aussi, ni blasé par l'usage, ni aguerri contre l'émotion, ni prémuni contre l'éloquence, ni en garde contre la calomnie, ni accoutumé à réduire les grossissements, ni capable de mettre au point les étalages d'indignation, de dédain ou d'ironie. Ce qui complète l'emprise, c'est que ces feuilles imprimées paraissent propagatrices d'émancipation et de lumière, en sorte que les intelligences, toutes joyeuses de s'ouvrir, se persuadent de très bonne foi qu'elles s'éclairent, tandis que le plus souvent elles ne font que s'asservir au mot d'ordre d'un parti.

Peu de journaux en ce temps-là : c'est pour eux un avantage plutôt qu'une faiblesse ; car la presse se diminue en multipliant à l'excès ses organes. Pour prendre possession des esprits, pour s'y implanter, combien les conditions ne sont-elles pas propices ? Aujourd'hui le journal n'attire qu'un négligent coup d'œil ; en ce temps-là on le lisait d'un bout à l'autre parce qu'il gardait le prestige des choses nouvelles et rares. En outre on n'en avait le plus souvent qu'un seul, en sorte qu'en l'absence de toute contradiction, il s'insinuait par emprise journalière jusqu'à plein asservissement. En province surtout, la servitude était complète. On se cotisait à deux ou trois pour le même abonnement : raison de plus pour ne rien perdre de ce qu'on jugeait coûteux. On guettait l'arrivée du courrier ; on se précipitait à la poste ; puis, au cercle ou au café, les plus diserts répétaient, comme de leur propre fonds, ce que la gazette avait enseigné, de telle manière que la prédication achevait l'œuvre de la plume.

Cette domination s'est affermie d'autant plus aisément qu'en dehors du pétitionnement aux Chambres, nul recours, hormis celui de la presse, ne s'ouvre aux intérêts lésés. Il y avait jadis des corporations de marchands, des associations d'artisans, des confréries à double fin, à la fois professionnelles et pieuses ; et chaque individualité, réduite à rien par elle-même, trouvait aide dans l'agrégation où elle s'abritait : or de toutes ces institutions, il ne reste guère que des vestiges. Il y avait des corps administratifs, des corps de ville investis de traditionnelles franchises : sur eux la Révolution a passé son niveau. Il y avait des parlements, attentifs — et jusqu'à l'usurpation — à tempérer la puissance souveraine : les parlements n'existent plus. Il y avait les pays d'état qui recueillaient les doléances provinciales : ils ne sont plus que souvenir. Aujourd'hui la presse résorbe tout en elle, et gonflée jusqu'à l'hypertrophie, prétend remplacer, à elle seule, toutes les voix que la Révolution a fait taire, sous prétexte de liberté.

La royauté n'a démêlé que confusément et par degrés cette extraordinaire puissance : de là de singulières alternatives d'émancipation et de sévérité. Dans la Charte elle a déclaré la presse libre ; puis par la loi du 21 octobre 1814 elle a soumis jusqu'à la fin de 1816 les écrits de moins de vingt feuilles à la censure et les feuilles quotidiennes à l'autorisation préalable. En 1817, nouveau projet, mais sans aboutissement ; entre temps la censure a été prorogée pour une année, une première fois en 1817, une seconde fois en 1818. Un an plus tard — c'était sous le ministère Decazes — on s'est avisé qu'une presse libre serait, somme toute, moins gênante qu'une presse asservie ; et les lois de mai et juin 1819 ont généreusement supprimé toutes les entraves. En 1820, après l'assassinat du duc de Berry, nouveau recours à la censure ; puis en 1822, loi nouvelle qui a aggravé les peines, autorisé les procès de tendance et substitué, en matière de presse, la compétence des cours royales à la juridiction du jury.

Ces perpétuelles retouches de la législation, loin de déconcerter les journalistes, les ont enhardis. Cette instabilité leur a révélé l'embarras du pouvoir, incertain dans ses voies et pareillement incapable d'affranchir ou de châtier. Puis des légistes sont venus qui leur ont enseigné l'art d'évoluer à travers la multiplicité des lois et, en les opposant les unes aux autres, de les éluder toutes. Eux-mêmes se sont bien vite initiés à une conduite perfidement habile qui consistait à s'indigner à chaque renouveau de rigueur, à juger au contraire restitution tout retour de liberté, et à réclamer après chaque concession la concession qui suivrait. Ainsi se sont-ils fixés dans le rôle le plus profitable qui est celui de demi-persécutés, assez tenus en suspicion pour être foncièrement irréconciliables, et gardant assez de liberté pour ne perdre aucune faculté de nuire. Les plus ardents ont été traduits devant la justice, mais les cours royales se sont parfois montrées — témoin le récent procès du Constitutionnel — indulgentes au point de faire regretter les jurés. Qu'on se figure les débats judiciaires. Souvent ils dégénèrent en spectacle au bénéfice de l'opposition, et les plaidoiries, écoutées par un public passionné, reproduites en bonne place par les journaux, ne sont que la continuation des délits que le ministère public aspire à venger. C'est le beau temps des avocats. Une popularité bruyante s'attache aux principaux : Dupin aîné, Mérilhou, Barthe, Mauguin. Il est souvent plus aisé de se glorifier que de s'absoudre. Ainsi pensent les défenseurs. Dédaigneux de justification, ils versent hardiment dans l'apothéo.se ; et par un juste retour, leurs clients dressent eux-mêmes un piédestal à qui les sert si bien. Parfois les prévenus se sont compromis par leurs violences ou disqualifiés par leur mauvaise foi, au point de se rendre indéfendables. Même en cette extrémité, ils auraient tort de désespérer, car il n'est pas rare qu'en ces conjonctures, les policiers, par leur zèle étroit, les gens du roi, par les véhémentes maladresses de leurs réquisitoires, se chargent de leur ramener l'opinion et de les replacer, tout revêtus d'une nouvelle virginité, dans le rôle profitable de victimes.

Que faire pour égaliser la lutte ? Les royalistes ont d'abord essayé de vaincre l'ennemi en lui empruntant ses propres armes ; et de 1818 à 1820 le Conservateur, ce journal à l'existence aussi brillante qu'éphémère, a rassemblé dans le même bureau de rédaction : Chateaubriand, Bonald, Lamennais, Mathieu de Montmorency. Quelques-uns se sont étonnés que des hommes au nom si éclatant se jetassent dans la mêlée du journalisme quotidien. Mathieu de Montmorency se commettre avec M. Étienne, disait le duc de Richelieu, c'est vraiment trop abréger les distances. Maintenant, sous le règne de Charles X, le temps n'est plus de ces délicatesses, et l'on sent que la bataille est la bataille pour la vie. Le Moniteur se dépense en notes émollientes pour rétablir la vérité, pour démentir les calomnies ; mais on le lit peu. Sur ces entrefaites, l'un des personnages de la cour, M. Sosthène de la Rochefoucault, d'esprit plus inconsidéré que sûr, imagine un grand projet, celui d'absorber, en les achetant, les journaux de l'opposition ; mais ceux-là seuls se laissent acheter qui n'ont aucune influence à vendre. Tantôt on précipite les poursuites judiciaires, tantôt on se flatte de ramener par tolérance ; mais, sévérité ou douceur, rien ne sert : si le ministère est longanime, on l'accuse d'avoir peur ; et s'il est énergique, on dénonce ses provocations.

Sur le terrible adversaire Villèle est édifié. En cette année 1826, il suppute qui, dans le journalisme, est pour lui ou contre lui. Il a pour lui, à défaut de la Quotidienne qui incline vers le parti de la défection, la Gazette de France, l'Etoile, le Journal de Paris. Presque tout le reste lui est hostile : contre lui le Courrier français ; contre lui le Journal du commerce que tout récemment la Chambre des députés, usant de la loi de 1822, a appelé à sa barre ; contre lui le Constitutionnel plus en faveur que jamais ; contre lui surtout le Journal des Débats, d'autant plus dangereux qu'il se pare de fidélité monarchique. Là domine Chateaubriand, ce collègue évincé jadis du ministère, et calculant maintenant avec une mauvaise joie l'impopularité croissante de celui à qui il n'a pas pardonné.

A l'égard du président du Conseil ni justice ni merci. Pratique-t-il l'économie ? on lui reproche de laisser dépérir les grands services publics. Allège-t-il les cotes des contributions ? on l'accuse de poursuivre un calcul politique, celui de diminuer le nombre des électeurs. Tout lui est imputé, même les projets qu'il met toute son habileté à prévenir, même les desseins qui sont dirigés contre lui. Des paroles intempestives sont-elles prononcées au Palais-Bourbon sur les bancs de la droite ou de l'extrême droite ? c'est Villèle qui est responsable. Soupçonne-t-on chez les courtisans des projets de réaction ? c'est encore Villèle le coupable. Tout au plus lui accorde-t-on quelque mérite comme financier : Ces gens-là, dit de lui Chateaubriand, ne savent que la Bourse, et encore ils la savent mal.

Par-dessus tout, Villèle a un impardonnable tort, celui de durer depuis plus de cinq ans. En quoi il ameute contre lui les ambitieux en quête de places, les niveleurs que révolte toute continuité de grandeur, les esprits mobiles qui s'impatientent d'entendre toujours le même nom. Enfin, tout de même qu'il y a un romantisme littéraire, il y a aussi un romantisme politique. Les jeunes hommes qui ont grandi sous l'Empire ont perçu des visions de prouesses et de batailles qui remplissent encore leurs yeux. La même paix dont ils jouissent leur parait fade ; et ils souhaiteraient plus de mouvement, dût ce mouvement comporter souffrance et péril. Quelles ressources cet état d'esprit n'offre-t-il pas à la presse hostile ! Elle ne manque pas d'exploiter le filon précieux et d'opposer toute cette poésie idéale et guerrière au prosaïsme de ce Villèle qui ne brandit pas de drapeau, qui dédaigne la piperie des mots, qui ne rêve pas de refaire l'Europe, mais se contente de consolider la France, et dont la seule originalité est de diminuer les impôts.

Cette presse, si puissante par elle-même, double sa force par la sévère discipline qu'elle s'impose et qu'elle commande autour d'elle. En ses Mémoires écrits dans l'apaisement de la vieillesse, Guizot, alors dans l'opposition, a laissé échapper de sa plume cette phrase : Quiconque cessait d'être esclave devenait un déserteur. Le vrai, c'est qu'un mot d'ordre rigoureux dicte à tous la même conduite, en sorte que, sans aucune dispersion de forces, tous les coups portent au même endroit, de façon à faire brèche où il le faut. Ainsi accommode-t-on pour le service de la liberté tous les moyens qui d'ordinaire servent à consolider le pouvoir absolu.

Cependant les plus sagaces parmi les adversaires du pouvoir sentent qu'il serait imprudent d'insister à l'excès, sur certains griefs trop manifestement déraisonnables. On peut, par intervalles, reprocher au gouvernement son esprit d'économie ou son goût pour la paix. Mais ce ne sont là que boutades qui finiraient par lasser. En revanche, il est une accusation qui trouve toujours créance, tant elle répond à toutes les préventions accumulées pendant le dix-huitième siècle et fortifiées pendant la Révolution ; c'est l'accusation de privilège pour le clergé ou, comme on dirait aujourd'hui, de cléricalisme. J'éprouve quelque embarras à retomber dans le récit de ces querelles mesquines et monotones ; et pourtant je ne m'en excuse qu'à demi ; car elles pénètrent et dominent toutes choses, tant une habileté consommée a réussi à confondre, en un pêle-mêle savant, la politique et la religion !

 

VI

Pour combattre avec plein rendement les usurpations du parti prêtre, la grande habileté serait de se ranger derrière un homme assez qualifié pour avoir un air de conducteur, assez obstiné pour ne reculer jamais, assez masqué d'érudition pour séduire quiconque se contenterait de la surface. L'opportunité serait plus manifeste encore si cet homme, étant de haute naissance et de fidélité monarchique non suspecte, échappait au double reproche de poursuivre des vues mesquines ou de vouloir ébranler le trône. La perfection serait atteinte si ce même personnage était — au moins à sa manière — un chrétien.

Or, tous ces traits se trouvèrent rassemblés en un gentilhomme auvergnat qu'on appelait Montlosier.

C'était un vieillard. A son nom s'attachait un noble souvenir. A l'Assemblée constituante, comme on discutait sur le serment du clergé, il avait, à propos des évêques, prononcé ces paroles demeurées fameuses : Si vous leur enlevez la croix d'or, ils prendront la croix de bois ; n'est-ce pas une croix de bois qui a sauvé le monde ? Émigré en Angleterre, Montlosier avait collaboré au Courrier de Londres. Puis rentré en France, il avait obtenu comme correspondant du ministère des Affaires étrangères, un vague emploi qui lui assurait un traitement, sans aucune obligation de résidence. Cependant un trait dominait en lui, une disposition morose et hautaine, prompte à rechercher partout le mal et l'abus. La Restauration, qui aurait dû combler ses vœux, n'avait fait qu'aiguiser son esprit critique. Il vivait, non à Paris, mais en son domaine auvergnat de Randanne, s'y occupait d'agriculture et, avec une orgueilleuse modestie, aimait à se dire gardeur de moutons. Entre temps, il poursuivait un ouvrage sur la monarchie française et par intervalles en publiait un volume, mais avec peu de succès. La solitude, qui mûrit les hommes faits pour la vraie grandeur, altère aisément chez les esprits médiocres les réelles proportions des choses. Loin de tout commerce avec ses égaux et d'ailleurs de jugement peu sûr, Montlosier avait subi toutes les déformations familières à ceux qui méditent beaucoup trop pour leur intelligence. Tout en lui était contraste. Il se proclamait royaliste et blâmait presque tout de la royauté : il se jugeait libéral, mais avec des regrets de seigneur féodal pour les usages d'autrefois : il était pieux à sa façon, et on raconte même que le soir il lui arrivait de lire à ses valets de ferme l'Imitation de Jésus-Christ ; mais sous cet hommage au christianisme, il cachait le blâme de toutes les maximes qui prévalaient alors dans la société catholique. Vers les questions religieuses s'était bientôt concentré son incorrigible besoin de critique. Il suivit les exercices d'une mission à Clermont et fut, parait-il, outré par l'étalage des démonstrations extérieures qui s'y mêlèrent[14]. Le peuple, écrivait-il, se donnerait plutôt au diable que de se donner au clergé. Janséniste, gallican, il l'était à coup sûr, mais sans que de son esprit ardent et confus aucune doctrine bien nette se dégageât. Dans sa défiance contre les empiétements ecclésiastiques, peut-être eût-on retrouvé — car ce personnage était tout en anachronismes — quelque chose de la sollicitude ombrageuse des seigneurs féodaux à contenir les usurpations de leurs clercs. Puis, en aristocrate obstiné, il tenait en suspicion le jeune clergé, très pénétré d'ultramontanisme et en qui il devinait une sorte de démocratie sacrée. Ce fut ainsi que Montlosier se découvrit une vocation pour terrasser le parti prêtre. Dès lors il se documenta ; mais d'esprit faux et impatient, il s'informa juste assez pour se tromper et tromper les autres. En vain eût-on essayé de l'éclairer. Ce bouillant septuagénaire unissait en lui toutes les ardeurs de la jeunesse et tous les entêtements de son âge. Contre les objections il se rebroussait, rude, obstiné, faisant tête, à la manière des plus rébarbatifs parmi les vieux béliers de son troupeau.

Dès le début de 1826, les méditations de Montlosier se traduisirent en un livre ainsi intitulé : Mémoire sur un système politique et religieux tendant à renverser la religion, la société et le trône.

Il n'y a rien de tel que les violents pour se répandre d'abord en protestations pacifiques. Mon opposition, écrit en commençant Montlosier, loin d'être antireligieuse, est toute favorable à la religion ; loin d'être dirigée contre les prêtres, elle est toute pour eux ; et ils seront toujours, malgré leurs écarts, l'objet de mes affections. Ayant parlé de la sorte, l'auteur du Mémoire dénonce quatre fléaux qui menacent de tout détruire : la Congrégation, les Jésuites, l'Ultramontanisme, l'esprit d'envahissement des prêtres. En dépit de cette division, les jésuites absorbent une bonne partie du livre, comme s'ils eussent été à eux seuls un tel fléau qu'on eût dû en oublier les trois autres. Sous la plume de Montlosier, le mot jésuite prend des extensions tout à fait inattendues. Il y a, selon lui, les jésuites secrets : il y a aussi les jésuites laïques ; tels sont les membres de la congrégation. Jésuites ! les hommes d'œuvres, par exemple un certain abbé L*** qui vient de se faire allouer le grand commun de Versailles où il se propose de réunir, comme en un quartier général, huit ou dix mille ouvriers des départements, Jésuite aussi — chose plus imprévue — les prêtres de la Compagnie de Saint-Sulpice[15]. Aux jésuites de France Montlosier ajoute, en un pêle-mêle à la fois passionné et candide, les jésuites de l'étranger. Il va même les chercher jusqu'à Rome où ils professent, dit-il, à l'école de la Sapience[16]. Du milieu de ces erreurs et de ces confusions, quelques très belles pages se détachent, par exemple sur la sublimité du caractère sacerdotal, sur le mérite du célibat ecclésiastique, sur l'efficacité de la prière. La conclusion, c'est une mise en demeure aux pouvoirs publics pour qu'ils appliquent les édits sur les congrégations religieuses non autorisées, pour qu'ils répriment les empiétements ecclésiastiques, pour qu'ils rendent obligatoires dans l'enseignement des séminaires la déclaration de 1682.

A force de rêver, Montlosier s'était de très bonne foi persuadé de ses rêves. La crédulité du public fut égale à la passion inconsciente avec laquelle il s'était suggestionné lui-même. Sept éditions du livre s'épuisèrent, sans compter une édition populaire. De vrai, pour l'opposition, l'auxiliaire était précieux. Justement l'abbé de Pradt, Auvergnat lui aussi, venait d'écrire une brochure sur les jésuites. Ne se sentant plus d'aise, le Constitutionnel se hasarda à tracer ces lignes : Pascal, M. de Montlosier, l'abbé de Pradt, voilà trois athlètes tels que n'en fournirait aucune autre province du royaume[17].

Montlosier exulte. Il a été Alceste. Maintenant Alceste, descendu de la montagne dans la plaine, daigne s'humaniser, consent à sourire, et à soixante-dix ans se réchauffe aux premiers feux de la gloire. Il se garde de laisser refroidir son succès. Il s'est adressé au public. Maintenant il découvre ou l'on découvre pour lui que l'article 30 du code d'instruction criminelle l'autorise à saisir de ses plaintes la magistrature. Sous le titre de Dénonciation à la cour royale de Paris, il remplit de ses doléances un nouveau mémoire de 336 pages. C'est le 16 juillet 1826 que le volumineux document, moitié pamphlet, moitié acte de procédure, est déposé entre les mains du procureur général. Le milieu est favorable. Le 18 août, les magistrats entrent en séance à huis clos au nombre de cinquante-quatre, sous la présidence du premier président Séguier. Le ministère public, organe du gouvernement, eût souhaité que la cour écartât d'emblée la plainte sans descendre jusqu'à en délibérer. Ses instances furent vaines. Après cinq heures de débats, la cour rendit, à la majorité des deux tiers, un arrêt qui proclamait en vigueur tous les édits, toutes les lois contre la Compagnie de Jésus. Seulement les magistrats, se fondant sur ces mêmes lois, se déclaraient incompétents et remettaient à la haute police du royaume le soin de dissoudre les associations interdites.

L'arrêt était succès pour Montlosier. Il était en même temps mécompte ; car tant que durerait Villèle, jamais les pouvoirs publics ne mettraient en mouvement cette haute police sur qui la cour royale se déchargeait. Montlosier poursuit sa campagne. Il se persuade qu'au Luxembourg, ce qui reste de libres penseurs, de gallicans ou de philosophes se réjouira d'abattre ce qui reste de jésuites. De là une pétition, — un peu plus courte que le reste, 184 pages seulement, — où il requiert des pairs de France l'application des lois du royaume. Que la pétition soit accueillie avec faveur, et la solidité du ministère sera la barrière unique qui séparera de la persécution les jésuites détestés.

Derrière Montlosier, ce chrétien sincère égaré par la plus extraordinaire passion, chevauche toute la troupe de ceux qui poussent aux rigueurs en célébrant la liberté. Souvent les efforts pour rétablir le calme n'aboutissent qu'à provoquer un surcroît d'agitation. Au Palais-Bourbon, à propos du budget des cultes, Frayssinous prononce un long discours qui dure deux séances[18]. Tout ce qui peut se dire pour ramener la paix, il le dit, et avec une dignité de ton, une courtoise modération propres à toucher. Mais avec sa loyauté accoutumée et pour rendre aux choses leurs vraies proportions, il confesse que parmi les quatre-vingt-cinq petits séminaires, sept ont été confiés à la Compagnie de Jésus. A cet aveu, l'opposition éclate en une indignation feinte. Habemus confitentem reum, disent les plus lettrés.

La sagesse serait de redoubler de prudence pour éviter tout ce qui donnerait prise à cette humeur ombrageuse. Telle n'est pas, à l'extrême droite, la conduite des députés. Ils sont souvent studieux, presque toujours très sincères ; mais avec une témérité candide, et en politiques novices qui ignorent l'art des transactions et des nuances, ils méditent toutes sortes de projets : celui-ci réclame la remise des registres de l'état civil aux curés, ou une refonte de la législation sur le mariage, celui-là voudrait confier au clergé la direction presque exclusive de l'enseignement, un troisième souhaiterait — et non sans quelque raison — que les traitements ecclésiastiques, au lieu d'être votés chaque année, fussent garantis, une fois pour toutes, par une dotation fixe en rentes sur l'État. Ce qui encourage les auteurs de ces motions, c'est qu'ils se flattent d'être plus ou moins secrètement soutenus par le roi. Certains indices sont suggestifs : comme gouverneur du jeune duc de Bordeaux, le choix royal s'est porté sur le duc de Rivière, parfait homme de bien et parfait gentilhomme, mais demeuré fidèle à toutes les idées de l'émigration. Je cherche les prélats les plus comblés de dignités ; ce sont les plus attachés à l'ancien régime : le prince de Croy qui est grand aumônier, les cardinaux de Latil et de Clermont-Tonnerre, qui ont été appelés au conseil privé.

Cette année 1826 est pour l'Église particulièrement solennelle. C'est l'année jubilaire. De là de grandes pompes religieuses et en particulier des processions. Il y en eut plusieurs. Entre toutes, la plus fameuse fut celle qui se déroula le 3 mai dans les rues de Paris. De Notre-Dame sortit un immense cortège : d'abord les prêtres et les élèves du séminaire en surplis ; puis derrière le dais le nonce, les cardinaux, les archevêques, les évêques ; après eux le roi, le duc d'Angoulême, suivis des principaux corps de l'État ; trois stations ou reposoirs : à Saint-Germain-l'Auxerrois, à Saint-Roch, à l'Assomption ; enfin grand déploiement sur la place de la Concorde où l'archevêque de Paris bénit la première pierre d'un monument expiatoire, à l'endroit même où Louis XVI a péri. Certes la vraie piété et les traditions de la monarchie très chrétienne autorisaient ces pompes. Dans l'état des esprits, la malignité publique interpréta la cérémonie comme une mainmise de la puissance ecclésiastique sur la puissance civile. On épia le roi : il marchait derrière le clergé dans l'appareil de la plus extrême dévotion et comme rendant hommage à qui avait pris le pas devant lui. Ce qui n'était qu'humilité chrétienne parut au peuple humiliation. Nulle démonstration hostile et au contraire un silence qu'on eût dit respectueux : mais chez les ennemis du trône une ironie sceptique, et chez les royalistes eux-mêmes un certain dépit contre tous ces hommes à soutane rouge ou violette qui, en remplissant tout le cortège, avaient l'air des vrais souverains. Il semble que Charles X, si sincèrement pieux, se soit lui-même un peu troublé : Je veux tout savoir, écrivait-il à Villèle à l'issue de la cérémonie ! Il s'informait avec anxiété s'il avait été tenu des propos contre le gouvernement, contre le clergé ; et il prescrivait que rien ne lui fût caché de ce que la police avait pu découvrir ou réprimer.

Villèle n'a pas besoin, pour être inquiet, de recevoir les confidences royales. Il sait mieux que personne combien les excès de zèle religieux compromettent le gouvernement et la monarchie elle-même. Si étranger qu'il soit aux sciences ecclésiastiques, une nécessité urgente lui apparaît, celle d'empêcher que les journaux hostiles ne monopolisent le gallicanisme au profit de l'opposition. Gallicanisme ! le mot est d'autant plus dangereux que tout le monde se l'approprie, que nul ne le définit. Il peut signifier simple attachement très légitime à certains usages nationaux qui gardent comme un goût de terroir à l'Église de France. Il peut marquer aussi la tendance des légistes à surveiller jalousement les ingérences du Saint-Siège et à soumettre à une sorte de droit de visite toutes les expéditions de la chancellerie romaine. Il peut enfin dans un sens théologique — et alors il peut devenir source de schisme — comporter une limitation positive de la souveraineté pontificale. Sur toutes ces interprétations Villèle n'a que de très incomplètes lumières, mais sa clairvoyance lui dévoile toute l'étendue du danger. Pour mieux arracher à ses adversaires ce masque du gallicanisme, il tente par intervalles de se l'appliquer aussi. La bulle pontificale ordonnant le jubilé a été, contrairement aux articles organiques, transmise directement par le nonce aux évêques : de cette infraction le ministre des Affaires étrangères, qui est pourtant le très pieux baron de Damas, s'est plaint, non sans vivacité, et au point de froisser la curie romaine. En même temps que Montlosier publiait son mémoire, Lamennais publiait la seconde partie de son livre sur la Religion considérée dans ses rapports avec l'ordre politique et civil et où, en subordonnant l'autorité civile à l'autorité spirituelle, il rétablissait ce pouvoir indirect du Saint-Siège que le droit public français avait toujours combattu. D'un côté, c'est le gallicanisme le plus débridé ; de l'autre, c'est l'ultramontanisme le plus intransigeant. Le ministère décide de frapper le grand contempteur de la société civile. Le 21 avril 1826, Lamennais est appelé devant le tribunal correctionnel, et est condamné à une bénigne amende de trente francs pour attaque à la déclaration de 1682 et pour provocation à la désobéissance aux lois du royaume. Cependant Villèle, avec un redoublement de sollicitude, s'applique à montrer au pays l'image d'un clergé soumis aux lois et jaloux de ne s'asservir à aucune influence étrangère. Dans cet esprit, une manifestation est organisée parmi les membres du haut clergé. Quatorze archevêques ou évêques publient une adresse où ils dénoncent la témérité qui ose nier les maximes reçues de tout temps dans l'Église de France ; puis ils proclament les droits de la puissance civile, indépendante dans l'ordre temporel, soit directement, soit indirectement, de la puissance ecclésiastique. A ces quatorze signatures se joignent dans les jours qui suivent cinquante-cinq autres adhésions.

Nulle habileté ne désarme l'opposition. Dans les jours qui suivent la procession du 3 mai, les railleries éclatent comme en fusées et montent jusqu'à Charles X. On prétend qu'il est engagé dans les ordres ; on le représente revêtu d'habits sacerdotaux et disant la messe. Une loi déplaît-elle ? On ne manque pas d'affirmer qu'elle sort des catacombes de Montrouge ou qu'elle a été préparée dans les conciliabules de Saint-Acheul. Parmi les journaux antiministériels, un seul échappe à la déraison commune, c'est le Globe fondé en 1824 sous les auspices de Pierre Leroux, ainsi que d'un universitaire, M. Dubois, et qui servira bientôt de tribune aux doctrinaires. Là, là seulement on ose railler cette ardeur dans la délation, cette étroitesse dans le sarcasme, et proclamer les vraies doctrines de liberté.

Qu'on se figure un étranger — quelque chose comme le Persan de Montesquieu — débarquant en France en 1826. On lui a dit et répété qu'il entrait dans les domaines du roi très chrétien. Il a appris par la Charte que la religion catholique était la religion de l'État. Si, en voyageur curieux de s'instruire, il a consulté les documents officiels, il a été frappé par la protection très voyante accordée au clergé. S'il s'est appliqué jusqu'à s'informer de la législation, il n'a pas manqué de lire la loi sur le sacrilège, et à cette lecture un petit frissonnement l'a saisi, tant lui a paru farouche une orthodoxie qui appelait à son aide les supplices ! Le voici à Paris. Le matin au sortir de l'hôtel il s'enquiert des journaux. Où il s'imaginait un respect ne touchant aux choses saintes qu'avec une révérence craintive, il recueille sur les prêtres, les religieux, les religieuses, les laïques suspects de dévotion, les anecdotes les plus cyniques, les propos les plus délurés. Il s'arrête aux vitrines des libraires : ce qui s'y étale, c'est Voltaire, c'est Rousseau, c'est toute la littérature du dix-huitième siècle qui, de par son impiété, a acquis, à l'inverse du reste, le droit de dater de l'ancien régime. Il stationne devant les marchands d'estampes. Qu'y voit-il ? Des caricatures qui représentent de gros moines joufflus et buveurs ou des hommes en robe noire éteignant les lumières. Il passe devant le Palais de Justice et pénètre à tout hasard dans la salle aux tapisseries fleurdelisées et ornée d'un grand crucifix où se déroulent d'ordinaire les procès politiques. On y juge un certain colonel Touquet qui s'est spécialisé dans la librairie et qui vient de publier une manière d'Évangile d'où il a banni le surnaturel et les miracles. Il entre en un café : des gens fort échauffés, détaillant ce qu'ils ont lu le matin, s'indignent contre les disciples de Loyola, se disent, à tout hasard, gallicans et rendent un hommage protecteur à Bossuet. En sa course de flâneur, mais de flâneur de plus en plus déconcerté, il arrive jusqu'au Palais-Bourbon. Une question d'affaires tient la Chambre un peu assoupie : tout à coup, voici que les voix montent et que les visages s'animent. C'est qu'un nom a été prononcé : la congrégation, le parti prêtre ou bien encore les jésuites. Cependant le jour baisse et les réverbères s'allument. L'étranger se rend au théâtre. On y donne Tartufe qui, le soir, se joue en pièce, et dans la journée se vend pour deux sous.

 

VII

Le 12 décembre 1826, Charles X ouvrit la session des Chambres ; et dans son discours se glissa cette phrase un peu mélancolique et découragée : J'aurais voulu, dit-il, qu'il fût possible de ne pas s'occuper de la presse. Ayant parlé de la sorte, il ajouta : De nouveaux abus exigent des moyens de répression plus étendus et plus efficaces. Il est temps de faire cesser d'affligeants scandales et de préserver la liberté de la presse elle-même contre le danger de ses propres excès.

Le 29 décembre, le garde des Sceaux, M. de Peyronnet, déposa le projet nouveau. Abstraction faite des détails qui ne sauraient intéresser aujourd'hui, il s'inspirait de deux idées principales : atteindre la presse par l'élévation extraordinaire des exigences fiscales : rendre efficaces les pénalités.

Au point de vue fiscal, le timbre des journaux ou écrits périodiques était fixé à dix centimes par feuille de trente centimètres carrés et augmenté d'un centime par décimètre carré au-dessus de trente centimètres. Puis, pour les écrits de moins de cinq feuilles, il était porté à un franc pour la première feuille, à dix centimes pour les autres ; ce qui avait pour but de frapper les petites brochures, très nombreuses alors et qui étaient, le plus souvent propagatrices de diffamations ou de scandales. Tel était, en y ajoutant une augmentation générale des amendes, le côté fiscal.

Le second objet était de déjouer les subterfuges qui rendaient illusoire la répression. La simultanéité du dépôt et de la publication ne permettait de saisir que tardivement et après une large diffusion les écrits jugés dangereux. Afin d'obvier à cet abus, un délai obligatoire de cinq jours était édicté entre le dépôt et la mise en vente. En outre, on substituait pour les journaux la responsabilité des propriétaires à la fiction des éditeurs responsables, pauvres malheureux que la misère contraignait à endosser les péchés d'autrui. Enfin on rendait les imprimeurs civilement responsables pour les amendes, cautionnements ou frais ; ce qui était pour eux une invitation très efficace à la prudence, et les transformait en modérateurs et presque en conseil judiciaire des écrivains ou des journalistes.

De puissance souveraine, la presse, si le projet était voté, descendrait à. l'état de demi-servitude. La confraternité professionnelle et le sentiment d'un danger commun unirent presque tous les journalistes contre le ministère. Ils se coalisèrent d'autant plus aisément qu'un autre projet, élevant les droits de poste, éveillait dans le même temps leur déplaisir. Le Constitutionnel, le Courrier français, les Débats se répandirent en protestations indignées. La Quotidienne marqua très nettement son blâme. Même note dans le Drapeau blanc et l'Aristarque, ces organes de l'extrême droite. Le Mémorial catholique, où se reflétaient les idées du jeune clergé ultramontain et de Lamennais lui-même, ne fut pas moins sévère. A ces attaques les journaux du gouvernement, l'Étoile, la Gazette de France, le Journal de Paris n'opposèrent qu'une défense timide et contrainte. Le Moniteur, en intervenant maladroitement, acheva la défaveur. Parlant de la loi, il la qualifia avec une emphase ridicule de loi de justice et d'amour. Loi de justice et d'amour ! le mot resta, et ce fut sous ce vocable que l'œuvre ministérielle fut désormais désignée.

Ce qui accrut les colères, ce fut le nombre et l'importance des professions qui se sentaient atteintes. En menaçant les imprimeurs, le projet visait par contre-coup tous les métiers que l'imprimerie faisait vivre : de là des réclamations bruyantes des fondeurs en caractère, des graveurs, des lithographes, des fabricants d'encre d'imprimerie, des satineurs, brocheurs, relieurs, tous excités par les journaux, tous s'excitant les uns les autres, et grossissant à l'envi les dommages qu'ils pourraient subir. Tout concourait pour agiter. Montlosier avait, par voie de pétition, saisi de ses doléances la Chambre des pairs. Le rapporteur fut Portalis, gallican par toutes ses traditions de famille. Il rappela les édits contre les jésuites, les lois sur les ordres religieux et conclut à ce que la pétition fût renvoyée au ministre. En dépit des instances de Frayssinous qui réclamait l'ordre du jour pur et simple, le renvoi fut voté par 113 voix contre 73. Pendant ce temps, au Palais-Bourbon, le projet sur la presse se débattait dans la commission. Il ne se débattait qu'au milieu des rumeurs du dehors. Les écrits hostiles se succédaient tantôt railleurs, tantôt âpres et méprisants. L'Académie française elle-même s'associa aux protestations par une supplique au roi.

Les débats s'ouvrirent le 13 février. Soit concession à l'opinion publique, soit désir de modérer l'excès des sévérités, la Commission avait fort amendé le projet, notamment pour les exigences en matière de timbre. La loi rencontra de nombreux adversaires ; deux surtout : Benjamin Constant, qui jamais ne déploya plus d'enlaçante souplesse ; Royer-Collard, qui jamais n'éleva plus haut ses pensées. Quiconque, à un siècle d'intervalle, lira leurs discours sera pourtant frappé par une certaine ampleur tragique, par une certaine exagération de langage plus séante aux heures d'extrême péril que dans les temps paisibles. Qui ne s'étonnera, disait Benjamin Constant, que, hors de l'Asie esclave et de l'Afrique sauvage, il y ait un pays où un pareil projet soit conçu ? Comment l'auteur raffiné d'Adolphe parvint-il à s'échauffer jusqu'à ces hyperboles ? Et dans l'intimité ne railla-t-il pas lui-même, ainsi qu'il lui arrivait souvent, cette grandiloquence factice à laquelle il se haussait par goût de popularité ? Royer-Collard ne perdit-il pas, lui aussi, le juste sentiment des proportions quand, à propos de la loi, il évoqua les journées sanglantes et les crimes de la Révolution ? Les autres discours de l'opposition enchérirent encore sur ce langage. Villèle défendit avec une modération calme une loi qu'il n'approuvait pas tout à fait, car il eût préféré la censure, mais que les excès des journaux avaient, disait-il, rendue nécessaire. Comme si aucune surprise ne dût être refusée au public, le plus éloquent de tous fut Peyronnet.

Il se montrait à l'ordinaire hautain, cassant, suffisant, et ne plaisait ni à ses collègues qu'il froissait, ni à la magistrature dont il était le chef. Ce jour-là il étonna pareillement ses partisans et ses adversaires. En un ton de réquisitoire (n'avait-il pas été procureur général ?), mais de réquisitoire nerveux et pressant, il exposa quelle conduite il tiendrait s'il avait conçu le criminel dessein d'agiter, de troubler, de miner son pays. Ce que je ferais, dit-il, le voici : n'osant d'abord attaquer ouvertement le trône lui-même, j'attaquerais la religion sur laquelle le trône doit être appuyé ; j'attaquerais sans relâche ses dogmes, ses doctrines, sa discipline ; je la représenterais superstitieuse, ambitieuse, oppressive. Intolérant et persécuteur pour elle seule, je lui reprocherais sans cesse de manquer de tolérance et de charité ; je rallumerais à tout prix les vieilles querelles qu'on ne comprend plus ; j'évoquerais des fantômes pour émouvoir les consciences et pour diviser les esprits ; je blâmerais tout, j'inquiéterais et je tourmenterais les hommes de bien. Si le pays était prospère, je ne parlerais que de sa détresse ; si le peuple avait de l'aisance, je lui prouverais qu'il est misérable. Je répandrais avec profusion les poisons de l'impiété, de la débauche et de l'esprit de faction ; j'instruirais le peuple à secouer le frein des lois ; je lui enseignerais à n'avoir pour les magistrats que de la crainte, de la défiance et du mépris ; je l'amènerais par degrés à croire, selon l'étonnante expression d'un autre orateur, que la résistance peut devenir une espèce de point d'honneur. Et quand j'aurais fait cela, messieurs, que vous en semble ? Serait-il temps d'arrêter les progrès d'un pareil ouvrage ? Faudrait-il écouter toujours ceux qui vous diraient : laissez faire, laissez dire ? Qu'aurais-je fait cependant si ce n'est ce que vous voyez ?

Les débats se prolongèrent pendant plus de trois semaines. Contre le ministère se ligua la gauche tout entière, l'extrême droite, puis le parti de la défection. En dépit de cette coalition le projet fut adopté le 12 mars 1827 par 233 voix contre 134. Le vote ne dissipa point l'inquiétude. Une épreuve restait à subir, celle de l'examen par la Chambre des pairs.

Je n'ai pas à me féliciter des inamovibles, écrivait un jour Villèle. Par inamovibles il entendait les magistrats qui, souvent, relaxaient des poursuites, les pairs très tièdes pour ses projets.- Cette fois, au Luxembourg, l'accueil ne fut pas tiède, mais tout de glace. Le ministère rencontra contre lui les anciens amis du duc de Richelieu, les amis de Chateaubriand, les amis des doctrinaires tels que Molé et le duc de Broglie ; et tous ces amis, qui d'ailleurs entre eux ne s'aimaient guère, devinrent pour lui des ennemis. L'opposition se compléta par les anciens serviteurs de l'Empire, et par tous ceux qui, sentant le déclin de Villèle, se dégageaient doucement de lui. Le projet transmis au Luxembourg en revint chargé de vingt et un amendements. Villèle comprit ce que lui ménageait la haute Chambre. Il prit les ordres du roi. A la suite d'un conseil tenu sous la présidence de Charles X, le projet fut retiré. C'était le 17 avril 1827. L'opposition célébra bruyamment son triomphe. Beaucoup de maisons se pavoisèrent ; puis le soir, la ville s'éclaira d'illuminations, et à tel point qu'un étranger, nouvellement venu dans Paris, n'eût pas manqué de demander quelle grande victoire les Français venaient de remporter.

 

VIII

Le retrait de la loi sur la presse marquait le triomphe des journalistes. Ayant, à force d'attaquer, enveloppé d'impopularité le premier ministre, ils vont maintenant exploiter contre lui cette même impopularité et s'en servir pour l'accabler.

Sous cette défaveur, factice d'abord, aujourd'hui réelle, Villèle se débat avec son commencement de nervosité, tant le révolte l'excès de l'injustice ! Quand il repasse les actes de son long ministère, il ne laisse pas que de ressentir une légitime fierté. Il a trouvé l'armée travaillée par d'inquiétantes séditions ; il les a réprimées. Il a, quoique sans beaucoup d'entrain, mené à bien, en réduisant au minimum les pertes en hommes et en argent, l'expédition d'Espagne. Il a complété l'œuvre de la restauration financière, commencée par le baron Louis, continuée par M. Corvetto, poursuivie par M. Roy ; et maintenant le crédit de la France est égal à celui de l'Angleterre. il a perfectionné les règles de la comptabilité, en sorte qu'après avoir achevé de rétablir les finances, il y a introduit l'ordre et la clarté. Son économie, s'ajoutant à celle de ses prédécesseurs, a permis de voter, sans surcharge notable pour le pays, l'indemnité des émigrés, haute et bienfaisante mesure de réconciliation nationale, surtout si elle avait été accueillie dans l'esprit qui l'avait inspirée. Nulle arrestation arbitraire, nulle loi d'exception ; partout une paix profonde qui permet aux entreprises industrielles et commerciales de se développer en toute sécurité. — Villèle continue son examen de conscience. A côté de lois impolitiques, combien d'autres opportunes et sages : lois et ordonnances nombreuses sur les canaux, lois organisant pour les communes rurales le service des postes et le perfectionnant dans les communes urbaines ; loi accentuant les sévérités contre quiconque pratiquera hi traite des noirs, et frappant par contre-coup l'esclavage[19] ; en ce temps-là même on achève d'élaborer la grande loi qui sera promulguée le 31 juillet et qui est connue sous le nom de Code forestier. Ancien marin et jadis colon lui-même à l'île Bourbon, Villèle s'est préoccupé des anciens colons français, trop légèrement sacrifiés sous la Révolution et sous l'Empire. Notre belle possession de Saint-Domingue nous a été ravie ; et bien risquée serait toute entreprise pour la recouvrer. Sous une forme qui ménage la dignité nationale, Villèle se résigne à reconnaître l'indépendance de l'île ; du moins, il stipule en retour, bien qu'avec quelques doutes sur le paiement, une indemnité de 150 millions au profit des anciens propriétaires dépossédés. — En matière de politique extérieure, sa conduite a été inspirée par un réalisme sensé, un peu étroit, ne se permettant aucune enlevée, n'entretenant aucune illusion. Il juge que l'Europe n'a pas oublié les longues guerres de la Révolution et de l'Empire ; de là, pense-t-il, des défiances qui dureront tant que vivront les acteurs des luttes passées. Dans cet esprit, il estime que nous ne devons compter sur personne, ni surtout nous livrer à personne. Cette circonspection un peu cauteleuse n'exclut pas chez lui un souci très vif de la dignité nationale. Et s'il craint les dangers d'une politique trop active, il ne veut pas que la France soit nulle part ignorée ou distancée.

Tel est le témoignage que Villèle peut se rendre à lui-même. Si son examen de conscience est tout à fait sincère, il se découvrira pourtant des fautes. Son administration, sage le plus souvent, a été parfois tracassière. Esprit plus simple que souple, il n'a pas échappé aux maladresses ; et ses subordonnés, enchérissant sur lui, n'ont su ni se garder des excès de zèle, ni ménager les amours-propres, bien plus susceptibles que les intérêts eux-mêmes. De là, dans l'ordre politique et surtout dans l'ordre religieux, une foule de menus incidents qui ont plus discrédité le gouvernement que n'auraient pu le faire de lourdes erreurs ; car les peuples ne discernent en général qu'après coup et dans le recul des temps la sagesse de leurs conducteurs, mais règlent volontiers leur jugement d'après les petits abus que la presse leur détaille ou dont ils sont eux-mêmes témoins. Puis Villèle, en voulant trop discipliner la pensée publique, l'a exaspérée. Ainsi est-il arrivé quand il a interdit des cours publics comme ceux de M. Guizot ou quand il a supprimé, sans d'ailleurs réussir à la remplacer, l'École normale.

Le président du Conseil a achevé cette recollection de Sa vie ministérielle. Grands services, grande impopularité, tel est le bilan. A loisir Villèle peut supputer toutes les forces liguées contre lui. Il a contre lui presque toute la bourgeoisie : celle qui pense avec Royer-Collard, celle qui bourdonne avec Laffitte, celle qui fronde avec Dupin, celle qui manifeste avec La Fayette, celle qui, avec Casimir-Perier, aspire à gouverner. Il a contre lui la jeunesse universitaire, la jeunesse libérale. A-t-il même tout à fait pour lui la jeunesse catholique ? Un jour le duc de Rivière vient présider une séance de la Société des Bonnes Études, qui est presque une filiale de la Congrégation et, ô surprise ! aux cris Vive le roi ! se mêlent en grand nombre les cris Vive la Charte ![20] Et je ne parle pas de la magistrature qui met à acquitter une vraie coquetterie d'indépendance. Je ne parle pas de la Chambre des pairs qui a rejeté en 1.824 la première loi de conversion des rentes, qui a repoussé en 1826 le droit d'aînesse, qui vient, par la multiplicité de ses amendements, de porter le coup de grâce à la loi sur la presse. Villèle a-t-il du moins pour lui les masses rurales ? Il devrait les avoir — ce qui, d'ailleurs, ne le sauverait point puisqu'elles ne votent pas. Jamais les paysans ne furent moins chargés d'impôts et, à part la conscription, très dure mais qui ne prend que peu de monde, plus tranquilles en leur humble condition. Mais jusque parmi eux se glissent quelques fragments de journaux : on y prédit le retour à l'ancien régime, la domination du clergé. En leur âme simple et fruste, ils croient tout. Or, l'ancien régime, ils le détestent, et plus encore la prépondérance des prêtres. Et les voici qui se hasardent, sans bien savoir, sans bien comprendre, à crier comme les autres : A bas les jésuites ! A quoi ils trouvent un double amusement : celui de s'affirmer citoyens libres et de vexer leur curé.

La faveur royale compensera-t-elle toutes ces hostilités ? A l'égard de Villèle, Charles X se montre, bien plus que son prédécesseur, bienveillant et gracieux. Villèle sollicite-t-il la permission de s'absenter ? Je ne vous y autorise pas, répond le prince, mais je vous l'ordonne. Comme Villèle vient de perdre son père, le prince lui adresse une lettre exquise, empreinte de la plus compatissante bonté. Il a le secret des billets charmants, affectueux et simples : Bonsoir, mon cher Villèle, termine-t-il avec une bonhomie qui conquiert. Villèle est charmé, mais point tout à fait rassuré. C'est que le roi s'est laissé peu à peu pénétrer par les influences de la cour où Villèle, l'homme austère, économe et rigide, n'est pas aimé. Puis le monarque a cette coquetterie de vouloir plaire à tout le monde. Il reçoit les amis de Villèle, mais aussi ses adveraires, par exemple La Bourdonnaye et Perier ; il leur fait le meilleur visage et juge que le premier n'a point toujours tort, que le second a bien des ressources dans l'esprit.

Une justice a été rendue à Villèle, même par ceux qui ne l'aimaient pas. En ce déclin de sa fortune, jamais ministre ne fut plus correctement fidèle. Quels que fussent ses déboires, jamais un mot ne sortit de ses lèvres qui pût diviser les royalistes ou atteindre la majesté du trône. Premier ministre, il conserva toujours le sentiment d'une responsabilité supérieure qu'il avait le devoir de garder tout entière et de ne rejeter sur personne. On l'avait bien vu en 1825 dans la discussion des marchés Ouvrard. Le débat s'étant rouvert en 1826 à propos de la liquidation définitive, sa conduite fut la même. Maintenant, sous l'accumulation des attaques, une loyauté pareille ne cesse de l'inspirer. Il sait qui le dessert à la Cour. Il peut citer les noms : Rivière, Fitz-James, quelques autres. Sur cette opposition tout au plus formule-t-il quelques plaintes discrètes qui ne s'ébruiteront jamais. Cependant, comme le comte Sosthène de la Rochefoucauld, en sa qualité de directeur des Beaux-Arts, travaille directement avec le roi et profite de ces privautés pour le desservir, il demande que ces audiences cessent. Charles X promet ; et pendant quelque temps les entretiens sont interrompus ; puis le comte Sosthène est introduit de nouveau dans le cabinet du roi.

 

IX

La désaffection publique, si imméritée qu'elle fût, ne commandait-elle pas au premier ministre d'engranger ses services et de se dessaisir du pouvoir sans attendre que sa retraite prît un air de chute. Ici se révèle une disposition singulière chez un homme modeste, qui, par tous les signes extérieurs de sa vie, eût semblé plus empressé à descendre qu'à se perpétuer. Indifférent aux honneurs, Villèle l'était, mais non à l'exercice de l'autorité. Il ne s'était élevé par aucune intrigue. Une fois au premier rang, il avait pris goût aux réalités du pouvoir. Après tout, si humble et si peu décoratif qu'il parût, il appartenait à cette race de Méridionaux, Toulousains ou Gascons qui, transplantés dans Paris, n'aiment ni à se laisser distancer ni à lâcher ce qu'ils ont conquis. Puis en aucun pays les hommes n'aiment à confesser qu'ils sont usés. Enfin Villèle connaissait la Cour ; il n'ignorait point quelles témérités folles y pouvaient surgir, et il tremblait à la pensée de qui lui succéderait.

Donc il resta, mais troublé et aigri par le sentiment intime de sa propre diminution. Il a jusqu'ici endossé surtout les maladresses d'autrui ; maintenant, comme si la contagion le gagnait, il n'a, pour être maladroit, aucun besoin qu'on le souffle. Lui, si pondéré, si sage, il gouverne un peu par saccades, à la manière de ceux qui perdent leur maîtrise, à mesure qu'ils sentent l'autorité fléchir entre leurs mains.

Les démonstrations qui avaient suivi le retrait de la loi sur la presse étaient à peine calmées quand un incident grave — grave au moins par ses suites — vint de nouveau agiter les esprits.

Une revue de toutes les légions de la garde nationale avait été projetée pour le 29 avril. L'idée avait été suggérée au roi par le maréchal Oudinot, commandant général ; et non sans quelque légèreté, Charles X l'avait approuvée. Quand il connut le dessein, Villèle s'effraya. Puis, comme la nouvelle s'était ébruitée, il jugea que le danger éventuel d'une manifestation hostile était moindre que le discrédit d'un recul. Les jours suivants, un avis lui parvint qui confirma ses craintes. Néanmoins la cérémonie ne fut pas contremandée. Le 29 à une heure, le roi sortit des Tuileries et se dirigea à cheval vers le Champ-de-Mars. Les princesses suivaient en voiture. Les premiers bataillons crièrent : Vive le roi ! Plus loin, à ce cri d'autres cris se mêlèrent, poussés surtout dans la 7e légion : Vive la Charte ! puis, A bas les ministres ! A bas les Jésuites ! Le roi, qui était un peu sourd, ne démêla qu'à demi ce qui était hommage et ce qui était malveillante clameur. Il se montra si peu ému qu'en rentrant au château, il autorisa le maréchal Oudinot à adresser aux légions un ordre du jour de satisfaction. Le roi n'est pas difficile, murmura le maréchal Soult. Sur ces entrefaites, les princesses arrivèrent : Êtes-vous content ? dirent-elles au roi. — A peu près. A ce mot, elles se récrièrent, exaspérées des propos qu'elles avaient saisis sur leur passage. C'est sans doute, repartit Charles X avec son indulgente bonne grâce, ma mauvaise oreille qui m'a empêché d'entendre. Un peu plus tard on apprit que divers détachements, appartenant en particulier à la 3e légion, avaient, en revenant de la revue, poussé de véritables vociférations rue de Rivoli devant le ministère des Finances et, place Vendôme, devant la chancellerie. Ce fut alors que vraiment on s'inquiéta. Les ministres furent, le soir même, convoqués en conseil. Il semble qu'une enquête rapidement menée eût permis de découvrir les détachements coupables ; on aurait alors, en vraie connaissance de cause, frappé en eux une infraction doublement inconvenante, et par elle-même, et par le mépris des règlements qui commandaient le silence sous les armes. Tel fut le très sage avis formulé par Frayssinous. M. de Chabrol, ministre de la Marine, et le duc de Doudeauville, ministre de la Maison du roi, se prononcèrent contre toute rigueur. Villèle proposa et fit voter le licenciement général de toute la garde nationale parisienne. C'était substituer à une décision réfléchie une condamnation en bloc prononcée ab irato. Parmi les gardes na tionaux, un vingtième à peine, si nous en croyons M. Agier, l'un des chefs de légion, avait poussé des cris hostiles. Par cette mesure qui révélait la colère plus que la fermeté, on indisposait les gardes nationaux fidèles et l'on exaspérait les gardes nationaux malveillants. On eût dit que l'esprit d'imprudence que Villèle avait si souvent déploré l'avait saisi lui-même, et au point de le jeter brusquement hors de ses voies[21].

L'opposition, enhardie par le retrait de la loi sur les journaux, guettait toute occasion de surexciter les esprits. Le licenciement de la garde nationale lui fournit un nouvel aliment : Ceux qu'on prive de leur fusil se vengeront, dit-on, avec leur bulletin de vote. Excédé sous les attaques et se contenant de moins en moins, Villèle, à quelque temps de là, obtint du roi le rétablissement de la censure. C'était le 24 juin. Mais des brochures nombreuses et à grand tirage clamèrent tout ce que les journaux étaient contraints de taire.

Pour les partis hostiles, rien ne vaut le bénéfice qui se tire des funérailles. A cet égard, les ennemis du régime furent, sous Charles X, servis à souhait. Il y eut le 4 décembre 1825 les funérailles du général Foy, véritable revue de toutes les nuances de l'opposition, depuis les hommes de désordre qui, déjà, caressaient dans leur rêve l'idée de la République, jusqu'au duc d'Orléans qui envoya une de ses voitures suivre le cortège. Il y eut en octobre 1826 les funérailles du grand acteur Talma qui ne furent accompagnées d'aucune des pompes de l'Église et que les journaux s'efforcèrent de transformer en manifestation libre penseuse. Il y eut le 30 mars 1827 les funérailles du duc de Liancourt, un philanthrope à la manière du dix-huitième siècle et dont les obsèques devinrent une occasion de désordre, par l'insigne maladresse de la police qui ne permit point aux anciens élèves de l'École des Arts et Métiers de porter le cercueil. Cinq mois plus tard, on apprit que Manuel venait d'expirer.

Son expulsion de la Chambre l'avait jadis rendu fameux. Il n'avait pas été réélu en 1824, et une sorte d'oubli s'était étendu sur lui, les royalistes le haïssant jusqu'à s'abstenir de prononcer son nom, et les plus modérés des libéraux le jugeant compromettant. Il était mort à Maisons chez M. Laffitte, ce généreux Mécène du parti libéral. L'opposition résolut de compenser par les hommages à son cercueil le demi-isolement où elle l'avait laissé s'éteindre. Le 24 août 1827 fut le jour des obsèques. L'autorité n'avait pas permis que le cortège traversât la ville et il avait été décidé que du village de Maisons on gagnerait par les boulevards extérieurs le cimetière du Père-Lachaise. Un groupe de jeunes gens dételèrent les chevaux et voulurent porter le cercueil. La police s'y opposa. De là des bagarres autour de la pauvre dépouille et, si minime que fût l'incident, une telle exaltation des âmes qu'on put craindre que de la cérémonie funèbre une révolution ne sortît. Au cimetière plusieurs discours : Laffitte fut modéré, La Fayette violent ; mais le plus factieux fut M. de Schonen conseiller à la cour royale. L'impression, malaisée à calmer, se prolongea par une brochure de Mignet qui dénonça l'intolérance du gouvernement et surtout les provocations de la police. Il fut traduit devant la justice qui, naturellement, l'acquitta. Il était bon d'être accusé en ce temps-là, a écrit plus tard en ses Mémoires le duc de Broglie.

En dépit de tous les symptômes hostiles, Villèle ne pouvait croire à son irrémédiable disgrâce. L'agitation n'était-elle pas superficielle ? De là le dessein d'un appel aux électeurs.

N'était-ce pas témérité ? A l'idée d'une dissolution, les préfets, pressentant un échec, s'effrayèrent, Charles X lui-même, plus sage cette fois que son ministre, se montra, dès l'abord, fort hostile à une mesure si hasardée. Malgré les progrès de la gauche et du parti de la défection, la Chambre, existante offrait encore une majorité d'une centaine de voix. litait-il raisonnable de congédier cette Chambre avec de grandes chances de la remplacer par une pire ? La résolution ne s'expliquait que par une sorte de nervosité que l'excès de l'injustice publique avait exaspérée chez le premier ministre. Il y a des heures où les plus calmes se laissent gagner par l'impatience ; et ces accès sont d'autant plus impétueux qu'on s'est depuis plus longtemps contenu. Telle était la disposition de Villèle. Impopularité réelle ou continuation de confiance, il avait hâte de tout savoir.

Cependant le début de l'automne ramenait l'époque accoutumée des voyages princiers. Le 3 septembre 1827, le roi quitta Paris pour assister aux manœuvres du camp de Saint-Omer et, à cette occasion, visiter toute la région du Nord. Ce fut au bruit des acclamations qu'il entra dans Arras, dans Douai, dans Lille, dans Dunkerque ; et en plusieurs lieux sa bonne grâce transforma en enthousiasme la faveur publique. Après dix-sept jours de voyage il revint, un peu las, mais ravi, et surtout moins hostile à l'idée de la dissolution. Était-il possible de se défier de gens qui criaient si bien : Vive le roi !

Pour le pauvre monarque, tout repris d'optimisme, une ombre assombrissait le tableau. Sur la table du Conseil s'étalaient les rapports des préfets, la plupart très anxieux, et quelques-uns très pessimistes. Sur ces entrefaites d'autres informations administratives arrivèrent, beaucoup plus favorables, soit qu'en réalité l'impression fût meilleure, soit que les agents des ministres se fussent ingéniés, à la façon de beaucoup de fonctionnaires, à interpréter les questions de manière à fournir, non la réponse la plus vraie, mais la réponse la plus désirée. En rassemblant les statistiques de 58 départements, on calcula même que le ministère aurait 163 élus, la gauche et le centre gauche 73, l'extrême droite ou la défection 43[22].

Le Moniteur était généralement peu lu. Le 6 novembre, il livra au public une série de nouvelles sensationnelles. La Chambre des députés était dissoute ; les élections d'arrondissement étaient fixées au 17 novembre, celles de département au 24. La censure était supprimée. Enfin soixante-seize pairs étaient nommés ; ce qui noyait dans la foule des nouveaux promus l'opposition de la Haute-Chambre.

Le gouvernement s'était appliqué à abréger la période électorale, et à tel point qu'on put l'accuser de vouloir brusquer le vote par surprise. Délivrée de la censure, la presse éclata en violences inouïes, comme si elle eût voulu en quinze jours déverser tout l'arriéré de ses colères. De son côté, le gouvernement avait stimulé par espoir et par crainte le zèle de ses fonctionnaires. Ainsi atteignit-on le jour des élections. A Paris, tous les candidats libéraux furent élus ; et leur succès fut célébré par les plus factieuses manifestations. Dans les jours qui suivirent, les nouvelles des départements confirmèrent la défaite du ministère ; et les élections des grands collèges, quoique moins défavorables, ne réussirent pas à changer le résultat général. Les royalistes, pris en bloc, formaient la majorité ; car, d'après la statistique publiée par le Moniteur, ils étaient au nombre de 286, tandis que la gauche et le centre gauche ne comptaient que 147 membres. Mais cette majorité royaliste comprenait la contre-opposition de droite, puis le parti de la défection, forts chacun d'une quarantaine de membres. Or le ministère ne pouvait espérer l'appui ni de l'un ni de l'autre groupe, en sorte que, ne réunissant que 200 suffrages environ, il se trouverait en minorité.

Villèle et ses collègues offrirent leur démission. L'interrègne ministériel se prolongea pendant un mois, par l'indécision de Charles X, cruellement perplexe entre deux difficultés, celle de conserver l'ancien cabinet, celle d'en former un nouveau. Toutes sortes de combinaisons furent imaginées qui éveillèrent fort la curiosité des contemporains et qui, à un siècle d'intervalle, importent peu. Villèle tenait à l'exercice de l'autorité. Il semble qu'il ait caressé un projet, celui de se présenter devant la Chambre, de se dérober à tout débat politique, de ne soumettre aux nouveaux députés que des lois d'affaires ou d'utilité générale : s'ils les adoptaient, leur vote prendrait couleur d'adhésion au ministère ; s'ils les repoussaient, ils paraîtraient préférer à l'intérêt public celui de leur parti[23]. Cette conduite n'eût été praticable qu'avec l'appui résolu du roi. Or Charles X avait été à tel point circonvenu qu'il craignait, s'il ne cédait point, d'être englobé dans le discrédit qui enveloppait son ministre. Nous aurions bien voulu vous conserver, dit le duc d'Angoulême à Villèle, mais vous étiez trop impopulaire. — Ah ! Monseigneur, répliqua Villèle, Dieu veuille que ce soit moi.

Quand la retraite de Villèle fut certaine, tous les électeurs libéraux applaudirent ; et, avec eux, se réjouirent tous ceux qui n'aiment pas les longs règnes et pour qui un changement de ministère est aussi attrayant qu'au théâtre un changement de décor. Parmi les gens de cour, beaucoup se félicitèrent, jugeant importun cet homme modeste et sensé qui ne leur concédait que ce qu'il ne pouvait retenir. Il a fallu trois ans pour l'abattre, enfin il est tombé ; ainsi s'exprima plus tard Chateaubriand, avec l'irréductible obstination de sa rancune. Les moins injustes furent les chefs de la gauche. Ils avaient appris, en le combattant, à connaître le rude et solide adversaire. Il a de l'esprit comme un diable, disait de lui Benjamin Constant.

Villèle eût voulu demeurer à son banc de député pour y répondre de sa politique. La volonté du roi l'absorba dans la Chambre des pairs. Plus sensible à sa disgrâce qu'il ne le laissait paraître, il se consolait par la pensée de ses services. Le 18 décembre, il écrivait à son fils : La France est plus prospère qu'elle ne l'a jamais été. Il ajoutait quinze jours plus tard : Je laisse à mon successeur le ministère en bon état, tout à jour, et dans une situation financière assez prospère pour que je puisse m'honorer de l'administration qui m'a été confiée[24]. Villèle avait raison de se rendre témoignage. Ses six années de ministère ne brillent point par l'éclat des événements ; elles sont même un peu ternes pour qui les raconte. Mais jamais la nation ne connut plus de repos, de bien-être, de sécurité, et sans qu'il en coûtât rien à son honneur. On dit que les peuples heureux n'ont pas d'histoire. On se trompe. Ils en ont une, celle de leur ingratitude envers qui les rend heureux.

 

 

 



[1] Ordonnance du 24 décembre 1826. (DUVERGIER, Collection des lois, t. XXVI, p. 345.)

[2] Ordonnance du 19 novembre 1826. (DUVERGIER, Collection des lois, t. XXVI, p. 319.)

[3] Déclaration du ministre de la Guerre : Chambre des députés, 12 avril 1828.

[4] Ce chiffre a été réduit par la Chambre des pairs à dix-huit fois le revenu.

[5] Séance du 21 février 1825.

[6] Séance du 18 février 1825.

[7] Séance du 24 février 1825.

[8] Séance du 19 février 1825.

[9] Loi du 27 avril 1825. (DUVERGIER, Coll. des lois, t. XXV, p. 155 et suiv.)

[10] Loi du 4 mai 1825. (DUVERGIER, Coll. des lois, t. XXV, p. 180.)

[11] Voir Louis XVIII, livre VI, paragraphe X.

[12] Discours de M. Villèle à la Chambre des pairs, 3 avril 1826.

[13] Séance du 30 mars 1826.

[14] A. BARDOUX, le Comte de Montlosier, p. 265-266.

[15] Saint-Sulpice est, comme on le sait, une création et une affiliation des Jésuites, p. 24.

[16] P. 33.

[17] Constitutionnel, 4 mars 1826.

[18] Séances des 25 et 26 mai 1826.

[19] Loi du 25 avril 1827, aggravant les peines portées par la loi du 15 avril 1818.

[20] Comte DE CARNÉ, Souvenirs de ma jeunesse au temps de la Restauration, p. 29.

[21] Voir sur cet incident, VILLÈLE, Mémoires et correspondance, t. V, p. 262-264, et 266-267. — NETTEMENT, Histoire de la Restauration, t. VII, p. 508 et suiv. (d'après les papiers de M. de Villèle). Le baron DE DAMAS, Mémoires, t. II, p. 123. — Séance de la Chambre des députés, 7, 10, 12 mai 1827.

[22] NETTEMENT, Histoire de la Restauration, t. VII, p. 557.

[23] NETTEMENT, Histoire de la Restauration, t. VII, p. 614 (d'après le carnet de M. de Villèle).

[24] Papiers et correspondance de M. de Villèle, t. V, p. 303 et 315.