HISTOIRE DE MARIE-ANTOINETTE

LIVRE TROISIÈME. — 1789-1793

 

— IV —

 

 

Le parti des exclusifs. — Varennes. — Le départ. — Le retour. — La surveillance aux Tuileries. — Barnave et la Reine. La Reine au spectacle. — Tumulte à le Comédie italienne. — Insultes de l'Orateur du peuple. — La maison civile imposée à la Reine par la nouvelle Constitution. — Paroles de la Reine. — Illusions de Barnave. — Le parti des assassins de la Reine. — La Reine séparée de madame de Lamballe. — Correspondance de la Reine avec madame de Lamballe.

 

Au mois de décembre 1790 la famille royale revenait de Saint Cloud, et la Reine retrouvait à Paris la Révolution, aux portes des Tuileries les complots et les menaces, aux portes de sa chambre la trahison et l'espionnage. L'hiver se passait ainsi, et Mirabeau mourait, emportant au tombeau plus que ses promesses, plus que les espérances de Marie-Antoinette : Mirabeau emportait la popularité royaliste de la Reine.

Les hommes extrêmes du parti de la royauté, les exclusifs, avaient montré, dès le principe, leur mécontentement de cette politique nouvelle de la cour, qui voulait employer les tribuns à reconstituer l'autorité. Ils avaient fait parvenir à la Reine leurs remontrances, leurs avertissements, leurs moqueries, leurs menaces. ils prenaient plaisir à railler les premières armes de M. de Mirabeau auprès du trône. Ils annonçaient le jour où le comte de Mirabeau devait être de garde chez la Reine, et ils parlaient de leur espérance de voir ce jour-là beaucoup de chevaliers français se réunir chez la souveraine. Puis, découragés, et abandonnant la Reine à sa confiance et au dévouement de Mirabeau, ils ne rappelaient plus ses devoirs à l'épouse de Louis XVI que par des reproches. Lors de la discussion de la garde du Roi mineur, ils gourmandaient ainsi le cœur de Marie-Antoinette : Si vous n'avez plus le courage des reines, ayez au moins celui des mères ! Mirabeau mort, le mécontentement des royalistes purs contre la Reine prenait une voix plus haute et plus impérieuse : Qu'est devenue, disaient-ils, cette autre Marguerite d'Anjou, l'héroïne du 6 octobre ? Où est donc cette Reine sans peur qui servait de bouclier à son époux et cachait son fils dans son sein, comme le pontife cache dans le sanctuaire l'hostie consacrée ? Combien faut-il qu'elle soit devenue différente d'elle-même pour qu'on ait osé la calomnier jusqu'à dire, il y a quelques mois, qu'elle était entrée en négociation avec un factieux célèbre ? pour publier depuis la mort de ce rebelle, qu'elle traitait avec les chefs du parti jacobite ? Depuis la soirée du 28 février, ajoutaient-ils en interpellant directement la Reine, qu'avez-vous fait pour les chevaliers français, pour votre fils, pour votre époux, pour vous-même ? Quel compte pourriez-vous rendre à l'Europe de son admiration ; à la nature, de ses dons ; à la mémoire de votre mère, des devoirs qu'elle vous impose ? Si vous n'êtes qu'une femme ordinaire, disaient d'autres, il ne fallait pas serrer sur votre sein l'héritier du trône dans la journée du 6 octobre : il fallait le remettre au brave de Guiche, au loyal Saint-Aulaire, à tout chevalier digue d'un tel dépôt, et leur dire ; Je ne me sens pas le courage de lutter contre de pareilles adversités ; portez mon fils soit à Léopold, soit à Victor-Amédée... Les plus ardents accusaient hautement la Reine de traiter avec s'es assassins, de suivre lâchement le système imaginé par de lâches politiques, de sacrifier les deux premiers ordres de l'État, le clergé et la noblesse, au salut personnel de la royauté, de les livrer à la Révolution contre une promesse de restitution de la plénitude du pouvoir exécutif...[1] Tels étaient, au commencement de l'année 1791, les sentiments publics des royalistes ardents et exaspérés, pour cette Reine que tout abandonnait jour à jour, les hommes comme les choses, l'occasion et la fortune, ses derniers courtisans et ses dernières Illusions.

Quelques promenades à cheval dans le triste bois de Boulogne, où la Reine accompagnait le Roi[2], étaient le seul exercice permis au Roi, que le défaut de mouvement finissait par rendre malade. Au commencement d'avril, la Reine obtenait du Roi de repartir pour Saint-Cloud. Le Roi, la Reine et la famille royale montaient en voiture. La garde nationale fermait les grilles en jetant à la Reine les insultes de la rue[3], et les prisonniers d'Octobre étaient ramenés aux Tuileries. Dès lors ce fut l'unique pensée et l'unique effort de la Reine d'emporter la volonté du Roi et de faire sortir la royauté de prison.

Le 20 juin, dans une promenade que la Reine faisait avec sa fille à Tivoli, chez M. Boutin, la Reine, prenant sa fille à part, lui disait de ne pas s'inquiéter de ce qu'elle verrait, qu'elles ne seraient jamais séparées pour longtemps, qu'elles se retrouveraient bien vite. Et la Reine embrassait tendrement l'enfant toute émue et qui ne comprenait pas. Le soir, Marie-Thérèse-Charlotte, descendue à l'entresol de l'appartement de sa mère, trouvait son frère qu'on habillait en petite fille, tombant de sommeil et charmant ainsi. Il disait à sa sœur qu'il croyait qu'ils allaient jouer la comédie parce qu'on les déguisait. La Reine venait de temps en temps surveiller la toilette du Dauphin. Les enfants prêts, elle les menait par l'appartement du duc de Villequier à la voiture attendant au milieu de la cour, et les y faisait entrer avec madame de Tourzel. Au bout d'une heure, arrivait Madame Élisabeth ; vers les onze heures, le Roi ; enfin la Reine, qui avait été obligée de se ranger contre la muraille pour laisser passer la voiture de la Fayette, et s'était un moment perdue[4].

 

Ils revenaient de Varennes !... Marie-Antoinette, en descendant de voiture, trouvait, pour l'aider à descendre, la main du vicomte de Noailles ; d'un regard elle repoussait cette main[5], et, fière encore et le front haut, elle rentrait dans sa prison. Quelques jours après, elle écrivait : Je ne puis rien dire sur l'état de mon âme. Nous existons ; voilà tout !...[6]

Alors autour de la Reine commençait l'inquisition qui devait la torturer jusqu'au dernier de ses jours. La Reine était mise sous la surveillance de la femme de garde-robe qui l'avait trahie. Nulle autre femme ne devait la servir que cette femme, dont M. de Gouvion, aide de camp de M. de la Fayette, avait fait placer le portrait au bas de l'escalier de la Reine. Les plaintes énergiques du Roi auprès de M. de la Fayette purent seules délivrer Marie-Antoinette de la présence et du service de cette malheureuse ; mais ce renvoi ne changea rien à la surveillance, qui resta une surveillance de geôliers.

Les commandants de bataillon de la garde nationale, placés dans le salon, appelé grand cabinet, qui précédait la chambre à coucher de la Reine, avaient l'ordre d'en tenir toujours la porte ouverte et de ne point quitter des yeux la famille royale. La nuit même, la Reine au lit, cette porte restait ouverte, et l'officier se plaçait dans un fauteuil, la tête tournée du côté de la Reine, guettant ce lit qui avait servi d'étal, pendant la fuite de Varennes, aux cerises d'une fruitière[7]. La Reine n'obtint qu'une grâce : ce fut que la porte intérieure serait fermée quand elle se lèverait et s'habillerait ; et dans cette captivité, déjà si persécutée, les seuls jours de liberté étaient les jours où l'acteur Saint-Prix, tout dévoué à la famille royale, obtenait de monter la garde dans le corridor noir, le corridor de communication de la Reine et du Roi, et permettait l'épanchement à leurs entretiens, la confidence à leurs paroles[8].

De longs jours s'écoulèrent, après ce retour, où l'esprit de la Reine demeura comme anéanti. Son courage était las, sa volonté désespérée. Et que vouloir, qu'imaginer, que tenter encore contre une fatalité si inexorable, devant de tels jeux de la mauvaise fortune ? La Reine repassait tout ce voyage sans pouvoir en attribuer le malheur à des fautes humaines ; elle le revoyait sans pouvoir en détacher sa pensée ; elle le revivait pour ainsi dire : cette nuit, cette route, ce ressort de la berline cassé à douze lieues de Paris, cette côte que le Roi avait voulu monter à pied, ces retards, cette voix qui passe : Vous êtes reconnus ! Bientôt Varennes, le tocsin, la générale... et ce dernier moment d'espérance où, assise sur les ballots de chandelles de l'épicier Sauce, elle avait failli décider la femme de l'épicier à sauver le Roi ; puis ce retour !...

Dans ces souvenirs, dans ces récits de Marie-Antoinette à ses familiers, un homme, un nom revenait souvent qui désarmait sa voix et semblait consoler sa mémoire. Elle se plaisait à parler de ce jeune commissaire de l'Assemblée, Barnave ; à dire le respect de son air, la convenance de ses paroles, la délicatesse de sa pitié, cette noble tenue d'une âme généreuse devant les misères d'une famille royale. Ces soins, cet attendrissement de Barnave, la Reine les opposait au cynisme et à la brutalité de leur autre compagnon de route, de ce Pétion, sur les genoux duquel elle n'avait pu laisser son fils ! Elle excusait ce jeune député du tiers, égaré par l'ambition d'un beau talent ; elle ne se souvenait plus du tribun, qui s'était calomnié lui-même ; elle ne voyait plus que ce jeune homme, le corps élancé hors de la portière, Madame Élisabeth le retenant par les basques de son habit, ce jeune homme qui sauvait avec l'éloquence de l'indignation un malheureux prêtre qu'on voulait massacrer devant la famille royale ; et elle disait que, si jamais elle redevenait Reine, le pardon de Barnave était d'avance écrit dans son cœur[9]. Mais quel changement aussi ce seul jour a fait dans Barnave ! Et voilà, le lendemain, qui livre à la Reine sa popularité, qui lui offre sa vie, sans demander de conseil qu'à son cœur ni de salaire qu'à sa conscience !

La Reine acceptait les plans de Barnave. L'affaire du 17 juillet, où la proclamation de la loi martiale an Champ-de Mars arrêtait la proclamation de la déchéance du Roi, ramenait une fraction du parti constitutionnel aux plans de Barnave, acceptés par la Reine. Cependant la Reine ne pouvait se faire illusion : on démolissait la monarchie pierre à pierre. A l'acceptation de l'acte constitutionnel, elle avait vu le Roi debout et tête nue en face de l'Assemblée assise, et elle revenait silencieuse, accablée du pressentiment d'une déchéance. Deux jours avant cette humiliation et ce présage, le 12 septembre, écoutez Madame Élisabeth plaindre la Reine : Mon Dieu, qu'elle (la Reine) doit être malheureuse ! Je n'ose lui parler des chagrins qu'elle éprouve, primo parce que je craindrais de lui faire de la peine, et puis de lui apprendre des choses qu'elle ne sait peut-être pas. Elle est bien heureuse d'avoir autant de religion qu'elle en a ; cela la soutient, et vraiment il n'y a que cette ressource. Elle est fort contente de (son confesseur), et me mande s'y attacher tous les jours[10].

Quels jours, quelles nuits, dont une seule a fait les cheveux de la Reine blancs comme les cheveux d'une femme de soixante-dix ans[11] ! C'est avec ces cheveux, dernière coquetterie, qu'elle veut se faire peindre pour la princesse de Lamballe, mettant de sa main au bas du portrait : Ses malheurs l'ont blanchie. Jeunesse, sourire, les grâces augustes de la douleur ont tout voilé : il ne reste plus à la Reine que ses larmes pour être belle. C'est à peine si ceux qui l'ont vue jadis la reconnaissent ; et il va arriver cette scène douloureuse où mademoiselle du Buquoy, contemplant les ravages du chagrin sur la figure de la Reine, portera son mouchoir à ses yeux. Ne cachez pas vos larmes, Mademoiselle, — lui dira Marie-Antoinette ; — vous êtes bien plus heureuse que moi : les miennes coulent en secret depuis deux ans, et je suis forcée de les dévorer[12].

La Reine pensait encore à fuir, mais l'apparence des choses la trompait en s'apaisant ; les rigueurs s'adoucissaient autour d'elle ; les esprits effrayés semblaient revenir aux lois, au Roi ; la Reine restait et reprenait sa vie monotone. Elle allait à la messe à midi, dînait à une heure et demie, se retirait chez elle, et soupait à neuf heures et demie, jouant, après dîner et après souper, de longues parties de billard avec le Roi, pour le forcer à l'activité et à l'exercice : puis, à onze heures, tout le château se couchait[13].

Des amis conseillaient à la Reine de tâcher di reprendre sa popularité, d'essayer de parler à ce cœur des foules qui échappe aux factions, de se montrer aux théâtres, de faire chanter encore : Chantons, célébrons notre Reine ! La Reine paraissait à la Comédie-Française, à l'Opéra, aux Italiens ; elle retrouvait les bravos et les acclamations de ses heureux jours. Mais la guerre civile entrait au théâtre avec la Reine. Les Jacobins défendaient à Clairval de chanter :

Reine infortunée, ah ! que ton cœur

Ne soit plus navré de douleur !

Il te reste encore des amis[14].

Madame Dugazon, qui s'était inclinée vers la loge de la Reine en chantant : Ah ! comme j'aime ma maîtresse ! était huée ; les cris : Pas de Reine ! pas de maîtresse ! couvraient les cris de : Vive la Reine ! et le lendemain, le journal qui, à propos (le la fête des soldats de Châteauvieux, imprimera qu'il faut couler du plomb fondu dans les mamelles de Marie-Antoinette[15], l'Orateur du peuple imprimait : La Reine aura le fouet dans sa loge au spectacle ; la Reine fait la gourgandine... Ce qui suit ne peut être cité[16].

La nouvelle Constitution imposée au Roi ne désolait point seulement la Reine, elle la tourmentait encore dans son intérieur et tracassait misérablement ses amitiés et ses habitudes. Cette formation d'une maison constitutionnelle de la Reine, décrétée par la nouvelle constitution, qu'était-ce, sinon l'intrusion des personnes ennemies dans la vie intime de la Reine ? Déjà le général la Fayette, qui voyait le salut de la monarchie dans les petites choses, avait eu une longue conférence avec M. de la Porte, où il avait développé la nécessité pour la Reine de recevoir les femmes des fonctionnaires publics élus par le peuple[17]. Aux premières années de la Révolution, n'avait-on point intrigué et travaillé auprès de madame de Lamballe pour qu'elle admît aux thés qu'elle donnait trois fois la semaine, et où la Reine venait, les patronnes de la démocratie pure ? N'avait-on point voulu un moment refuser à la Reine le choix et la désignation des dames pour ses parties de loto du jeudi et du dimanche[18] ? A cette nouvelle démarche, le roi, si facile qu'il fût aux concessions, trouvait presque inouï que le nouveau régime de liberté ne permît pas à la Reine de fermer la porte de son salon, presque exorbitant qu'on voulût exiger d'elle qu'elle fît sa société de madame Pétion. Le projet seul de cette nouvelle maison, qui eût assis les ennemis de la Reine à son foyer, décidait et excusait l'abandon et la désertion chez les personnes plus attachées à leurs titres qu'à la personne de la Reine[19]. La Constitution de 1791 ne reconnaissant plus les honneurs et les prérogatives attachés aux charges de l'ancienne maison de la Reine, la duchesse de Duras donnait sa démission de dame du palais, ne voulant pas perdre à la cour son droit de tabouret. D'autres l'imitèrent Le parti constitutionnel, qui conseillait à la Reine de former une maison civile, s'étonnait et s'affligeait de ne lui voir former qu'une maison militaire ; il ne voulait pas voir les difficultés de la situation de la Reine. Si cette maison constitutionnelle était formée, — disait la Reine, — il ne resterait pas un noble près de nous, et, quand les choses changeraient, il faudrait congédier les gens que nous aurions admis à leur place... Peut être, — ajoutait-elle, — peut-être un jour aurais-je sauvé la noblesse, si j'avais eu quelque temps le courage de l'affliger ; je ne l'ai point. Quand on obtient de nous une démarche qui la blesse, je suis boudée, personne ne vient à mon jeu, le coucher du Roi est solitaire. On ne veut pas juger les nécessités politiques, on nous punit de nos malheurs[20].

Qu'une telle position torturait Marie-Antoinette et son cœur ! Quel supplice journalier, et auquel elle ne pouvait s'habituer, de céder à la nécessité et de taire ses sympathies ! Quelles luttes, quels combats, quels poignants regrets, quelles hontes secrètes, quand elle ne pouvait témoigner toute sa reconnaissance à son sauveur, M. de Miomandre, miraculeusement guéri de ses blessures ; quand, le fils de l'infortuné Favras amené à son couvert, elle rentrait en armes dans ses appartements, et se plaignait amèrement de n'avoir pu faire asseoir à table entre elle et le Roi le fils d'un homme mort pour la royauté[21] !

Barnave était de ceux qui s'étonnaient de ne point voir former à la Reine de maison civile. Il s'étonnait encore et s'inquiétait de n'être écouté qu'à demi par la cour, et de la diriger à peine dans le détail de sa conduite. Il ne comprenait point que la métamorphose ne peut se faire en un jour d'une monarchie en un pouvoir exécutif. Quelque renoncement qu'ils apportassent au sacrifice, quelque bonne foi qu'ils missent à l'exécution d'un pacte qui n'était qu'une trêve pour leurs ennemis, les derniers représentants de la monarchie française ne pouvaient renier la royauté, la religion de ses traditions, de ses espérances, de ses reconnaissances ; et c'était demander à Marie-Antoinette une abnégation surhumaine qu'une abdication semblable. Et, d'ailleurs, la cour même docile aux plans de Barnave, que pouvait Barnave pour le salut du Roi 2 Dans ses notes, où son zèle cherchait les illusions, il parlait de sa force, de son influence personnelle : et la Révolution ne l'écoutait plus il appuyait sur les ressources et la vigueur de son parti : et son parti n'était plus qu'une société débandée d'honnêtes gens effrayés et d'ambitieux démasqués I Il se vantait à la Reine d'apporter, avec son dévouement, le dévouement de ses amis et ces amis qu'il groupait autour du Roi et de la Reine pour leur défense, ces ministres qu'il plaçait près de leur trône, appartenaient aux haines des Jacobins. Séparant les intérêts du Roi du salut de la Reine, ces ministres servaient dans l'ombre le parti qui voulait à tout prix débarrasser la Révolution de Marie-Antoinette.

Ce parti veille depuis quatre ans. Il n'a reculé devant aucun crime, devant aucun remords. Des dénonciations d'empoisonnement, des avis de la police ont forcé la Reine à ne manger que le pain acheté par Thierry et à garder toujours à sa portée un flacon d'huile d'amandes douces[22]. Le coup d'Octobre manqué, une affiche placardée dans Paris au mois d'août 1790 disait qu'il n'y avait point un crime de lèse-nation, mais un crime de lèse-majesté, à avoir voulu tuer la Reine[23]. Une nouvelle tentative d'assassinat avait lieu dans les jardins de Saint-Cloud ; elle échouait encore. Les assassins, découragés, se tournaient vers un autre assassinat. Le nom de madame de la Motte revenait dans la bouche du peuple : elle était à Paris, disait-on, logée chez madame de Sillery[24]. Puis, à ce moment, reparaissait en France le libelle infâme de cette femme, que Louis XVI était forcé de racheter et faisait brûler à Sèvres. Bientôt un odieux complot s'ébruitait : la femme la Motte aurait paru à l'Assemblée et protesté de son innocence. Un membre devait prendre la parole, représenter la suppliante comme une victime sacrifiée à la vengeance de la vraie coupable, de la Reine ; et il eût fini en demandant la révision du procès du collier. De cette façon, la Reine, appelée devant les nouveaux tribunaux organisés par la Révolution, aurait été jugée, ainsi que l'entendait un des ministres du Roi, son garde des sceaux, Duport du Tertre. M. de Montmorin, le seul ministre royaliste laissé à Louis XVI, défendant un jour la Reine dans le Conseil, et se plaignant timidement d'abord à Duport des menaces dirigées contre elle, du plan hautement avoué par tout un parti de l'assassiner, puis s'animant et finissant par demander à son collègue s'il laisserait consommer un tel forfait, Duport répondait froidement à M. de Montmorin qu'il ne se prêterait pas à un assassinat, mais qu'il n'en serait pas de même s'il s'agissait de faire le procès à la Reine. Quoi ! s'écrie M. de Montmorin, vous, ministre du Roi, vous consentiriez à une pareille infamie ?Mais, dit le garde des sceaux, s'il n'y a pas d'autre moyen[25].

 

Il restait à la Reine une amie qui prenait une part de ses périls, de ses épreuves, de ses douleurs. Abandonnée des uns, séparée des autres, privée de tous ses appuis, de madame de Polignac, de l'abbé de Vermond, qui avait suivi madame de Polignac, la Reine n'avait plus auprès d'elle que madame de Lamballe ; et voici qu'il lui fallait s'en séparer. La loi des circonstances, le besoin de la politique obligeaient la Reine à envoyer en Angleterre cette dernière amie comme la seule personne capable de décider Pitt à prendre d'autres engagements qu'une vaine promesse de ne pas laisser périr la monarchie française[26].

Dans sa vie d'affaires, au milieu des notes diplomatiques, des correspondances, des conseils, des mille occupations de sa pensée et de sa main, la Reine trouve des loisirs et des répits pour se rapprocher de madame de Lamballe, pour l'entretenir de sa tendre amitié et lui confier l'état de son âme et la mesure de ses craintes.

Le Roi vient de m'envoyer cette lettre, mon cher cœur, pour que je la continue ; sa santé est très-bien rétablie, grâce à sa forte constitution. Le calme avec lequel il prend les choses a quelque chose de providentiel, et la bonne Élisabeth est touchée de cela comme d'une inspiration qui vient d'en haut. L' dérangement qu'il vient d'éprouver a à peine été connu du public. Vous avez su sans doute l'étrange avanture qui s'est passée à la comédie le mois dernier, le tapage et les applaudissements à mon apparu lion avec mes enfants : on a battu ceux qui vouloient faire du train et contrarier l'enthousiasme du moment ; mais les méchants ont bien vile le moyen de prendre leur revanche ; on peut voir cependant par-là ce que seroit le bon peuple et le bon bourgeois, s'il était laissé à lui-même ; mais tout cet enthousiasme n'est qu'une lueur, qu'un cri de la conscience que la faiblesse vient bien vite étouffer ; on auroit pu espérer d'abord que le temps raméneroit les esprits, mais je ne rencontre que de bonnes intentions ; mais pas un courage pour aller plus loin que l'intention et les projets. Je ne me fais donc aucune illusion, ma chère Lamballe, et j'attens tout de Dieu. Croyez à ma tendre amitié, et, si vous voulez me donner une preuve de la vôtre, mon cher cœur, soignez votre santé et ne revenez pas que vous ne soyez pas bien parfaitement rétablie.

Adieu, je vous embrasse.

MARIE-ANTOINETTE.

 

Jamais, Madame, vous ne trouverez une amie plus vraie et plus tendre que

ÉLISABETH-MARIE[27].

 

Aux approches de la Constitution, la Reine, effrayée de l'agitation des esprits, rappelle auprès d'elle cette amitié qui lui manque, et dont elle a besoin :

Ma chère Lamballe, vous ne sauriez vous faire une idée de l'état de l'esprit oie je me trouve depuis votre départ. La première base de la vie est la tranquillité ; il m'est bien pénible de la chercher en vain. Depuis quelques jours que la Constitution remue le peuple, on ne sait à qui entendre ; autour de nous il se passe des choses pénibles... Nous avons cependant fait quelque bien. Ah l si le bon peuple le savoit ! Revenez, mon cher cœur, j'ai besoin de votre amitié. Élisabeth entre et demande a ajouter un mot ; adieu, adieu, je vous embrasse de toute mon âme.

MARIE-ANTOINETTE[28].

 

La Reine veut bien me permettre de vous dire combien je vous aime. Elle ne vous attend pas avec plus d'affection que moi.

ÉLISABETH-MARIE.

 

Puis, se ravisant, se reprochant comme un mouvement d'égoïsme d'avoir voulu faire partager ses dangers à son amie, la Reine imposait silence à l'appel de son cœur, et écrivait à madame de Lamballe, en septembre 1791 :

Ne revenez pas dans l'état oie sont les affaires, vous auriez trop à pleurer sen nous.

Que vous êtes bonne et une vraie amie, je le sens bien, je vous assure, et je vous défends (le toute mon amitié de retourner ici.

Attendez l'effet de l'acceptation de la Constitution.

Adieu, ma chère Lamballe, croyez que tendre amitié pour vous ne cessera qu'avec ma vie[29].

 

Et lorsque madame de Lamballe repasse en France, la Reine, tremblante, lui renouvelle encore cette prière, à laquelle madame de Lamballe n'obéira pas :

Non, je vous le repette, ma chère Lamballe, ne revenez pas en ce moment ; mon amitié pour vous est trop alarmée, les affaires ne paroissent pas prendre une meilleure tournure malgré l'acceptation de la Constitution sur laquelle je comptois. Restez auprès du bon monsieur de Penthièvre qui a tant besoin de vos soins ; si ce n'étoit pour lui il me seroit impossible de faire un pareil sacrifice, car je sens chaque jour augmenter mon amitié pour vous avec mes malheures ; Dieu veuille que le temps ramenne les esprits ; mais les méchants répandent tant de calomnies atroces, que je compte plus sur mon courage que sur les événements. Adieu donc, ma chère Lamballe, sachez bien que de près comme de loin, je vous aime, et que je suis sûre de votre amitié.

MARIE-ANTOINETTE[30].

 

Et ce sont lettres sur lettres, d'un ton et d'un cœur pareils, où la Reine supplie madame de Lamballe de ne pas revenir, de ne pas venir se jeter dans la gueule du tigre. Souvent, elle lui écrit, ayant sur ses genoux son fils, le chou d'amour, comme elle l'appelle avec un mot de mère ; et, conduisant la petite main du Dauphin, elle lui fait écrire son nom au bas de sa lettre, comme elle lui ferait envoyer un baiser[31].

 

 

 



[1] Gazette de Paris, 20 janvier, 27 mars, 22 avril 1791.

[2] Éloge historique de Mme Élisabeth de France, par Ferrand. Paris, 1824.

[3] L'Orateur du peuple, vol. V.

[4] Récit de Madame.

[5] Journal de la cour et de la ville, 29 juin 1791.

[6] Mémoires de Mme Campan, vol. II.

[7] Révolutions de Paris, par Prudhomme, n° 99.

[8] Mémoires de Mme Campan, vol. II.

[9] Mémoires de Mme Campan, vol. II.

[10] Éloge de Mme Élisabeth de France, par Ferrand, 1814.

[11] Mémoires de Mme Campan, vol. II.

[12] Journal de la cour et de la ville, 1er août 1761.

[13] Éloge de Mme Élisabeth de France, par Ferrand.

[14] Révolutions de Paris, n° 110.

[15] L'Orateur du peuple, n° 43.

[16] L'Orateur du peuple, n° 53.

[17] Pièces imprimées d'après le décret de la Convention nationale. Tome Ier. Troisième recueil.

[18] Mémoires du marquis de Poroy. Revue de Paris, 1836.

[19] Nous croyons devoir donner ici la liste des personnes composant la maison de la Reine, avec le chiffre de leurs gages, au 10 août, publiée pour la première fois par nous d'après un manuscrit conservé aux Archives nationales.

Arriéré du au 10 mit 1792 aux personnes employées dans la maison de la ci-devant Reine

Jublin, procureur général ; gages, 1.800. — Beauvillier, femme de la Roche-Aymon (Bernardine), dame du palais ; gages, 6.000. — De Saulx-Tavanes de Castellane (Gabrielle-Charlotte-Éléonore), dame du palais ; gages, 6.000. — Bertaut de Chimeaux, femme Bibaut de Misery (Julie-Louise), première femme de chambre ; gages, 18.042-50. — Noll, veuve Thibault (Marie-Élisabeth), première femme de chambre, gages, 18.042-50. — Génet, femme Bertholet-Campan (Jeanne-Louise-Henriette), première femme de chambre ; 6.415. — Quelpee La Borde, femme Regnier de Jariayes, femme de chambre, 7.915. — Dehagues d'Hautecourt (Marie-Marguerite), femme de chambre, 3.415. — Lhonnelet, femme Malherbe, femme de chambre, 3.315. — Genet, femme Auguié, femme de chambre, 3.715. — Deshayes, femme Terrasse-Desmareilles, femme de chambre, 3.715. — Collignon, femme Gougenot, femme de chambre, 3.715. — Saint Aubin, femme Le Vacher, femme de chambre, 2.515. — Demarolles, id., 2.515. — Dumoutier, id., 1.800. — Champion, huissier ordinaire de la chambre, 3.125. — Hollande, garçon de chambre, 7,97510. — Bazin, garçon de la chambre, 3,05540. — Gallant, valet de garde-robe, 1.507. — Schultez, tailleur. — Bonnefoi Duplan, garde-meuble ordinaire de la chambre, 2.275. Tapissier de la chambre, 2.662. Lavandier du linge du corps, 2.720. Supplément de traitement, 6.000. — Moulin, maitre d'hôtel de la table du premier médecin, 5.261. — Vicq d'Azir premier médecin de la reine, 11.773-8. — Chavignat, chirurgien du corps, 10.016. — Loger, chirurgien ordinaire, 4.728. — Vermond, accoucheur, 1.210. — Soyer, secrétaire en la chancellerie, 500. — Tramcourt, secrétaire de la chambre, 1.500. — Beauvillain, secrétaire des bouche et commun, 4,9 .3. — Picousse-Menoger, premier commis du secrétariat, 2,050. — Bardet, premier commis du contrôle, 2,700. — Braud, femme Jousselin, brodeuse, 800. — Depeaux, femme Cameau, porte-chaise d'affaires, 1.500. — monteuse de bonnets, I, 210. — Bancher, femme Chauvin, employée au blanchissage du linge du corps, 200. — Dromard, femme Taitarat, baigneuse, 1.800. — Collas, femme Strèle, chargée du gros ouvrage de la chambre, 379-6. — Lasséré, femme Guerin, chargée du linge du corps, 600. — Binart, femme Hinel, femme pour le linge, 400. — Noël, valet de chambre ordinaire pour le jeu, 1.700. — Bonnet, garçon de garde-robe, 1.637 — Henry, frotteur des appartements, 985-10. — Strèle avide-frotteur, 1.700 — Pelloux, garçon des feux, 1.500 ; — Dupin-Hardy, femme la Brousse, musicienne de la Reine, 2.800. — Menet-Regnier, prévost de danse de la ci-devant Reine, 7.800. — Soyer, jardinier fleuriste, 120. — Dumond dite Derouvillé, musicienne de la Reine, 2.400. — Benet, garçon du gobelet, 100. — Briant, maitre à danser des pages, 771-10. — Ciolli, maitre à voltiger, 600. — Bandieri de Laval, maitre à danser de la Reine, 1.000. — Emengard Beauval, femme Fresul-Boursaud, femme de chambre, 900. — Guiot, chapelain, 627,5. —Binard, ouvrier en linge, 400. De Georges, huissier de la chambre, 4.015.

[20] Mémoires de Mme Campan, vol. II.

[21] Mémoires de Mme Campan, vol. II.

[22] Mémoires de Mme Campan, vol. II.

[23] Journal de la cour et de la ville, 15 août 1700.

[24] Journal de la ville et de la cour, 9 novembre 1790.

[25] Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de la Marck. Introduction.

[26] Mémoires de Mme Campan, vol. II.

[27] Histoire vraie.

[28] Catal. or autograph. letters Donnadieu. Piccadilly, 1851.

[29] Le Quérard, juin 1856.

[30] Lettre autographe signée, communiquée par M. le marquis de Biencourt et publiée pour la première fois par nous.

[31] Catalogue d'autographes la Jarriette.