HISTOIRE DE MARIE-ANTOINETTE

LIVRE DEUXIÈME. — 1774-1789

 

— IV —

 

 

Ennui de Marly. — Le petit Trianon. — La vie au petit Trianon. — Le palais, les appartements, le mobilier. — Le jardin français, la salle des fraîcheurs. — Le jardin anglais, le pavillon du Belvédère, le hameau, etc. — La société de la Reine au petit Trianon. — Le baron de Besenval, le comte de Vaudreuil, M. d'Adhémar. — Les femmes. — Diane de Polignac. — Caractère de l'esprit de la Reine. — Sa protection des lettres et des arts. — Son goût de la musique et du théâtre. — Le théâtre du petit Trianon.

 

Marly avait été jusqu'alors le palais d'été de la cour de France. Mais Marly, c'était Versailles encore. La royauté y demeurait en représentation. Jusqu'à la moitié du règne de Louis XV, les dames y avaient porté l'habit de cour de Marly. Les diamants, les plumes, le rouge, les étoffes brodées et humées d'or y étaient d'uniforme. L'ombre de Louis XIV, sa grandeur et son ennui, emplissaient encore les pavillons et les jardins. Les bâtiments y avaient l'ordre et la hiérarchie d'un Olympe ; la nature même y paraissait solennelle ; la promenade y était royale, et s'abritait d'un dais d'or. Rien de cette étiquette des journées, du costume ; de l'architecture, du paysage, ne plaisait à Marie-Antoinette. Le jeu qu'elle aimait moins, le gros jeu de Marly, dont le Roi grondait les excès, la dégoûtait encore de ces voyages. Trianon devenait la maison de campagne de Marie-Antoinette, sa retraite et ses amours.

Là, quelle autre vie ! quel amusement sans faste et sans contrainte ! Quelle succession de jours, quels mois trop courts, dérobés à la royauté, donnés à la familiarité et aux joies particulières ! Quels plaisirs à cent lieues de. Versailles ! Plus de cour, qu'une petite cour d'amis, que sa vue basse n'avait point besoin de reconnaître avec le lorgnon caché au milieu de son éventail ; plus d'ennuis, plus de couronne ni de grands habits : la Reine n'était plus la Reine à Trianon ; à peine y faisait elle la maitresse de maison. C'était la vie de château avec son train facile, et toute l'aisance de ses usages. L'entrée de Marie-Antoinette dans un salon né faisait quitter aux dames ni le piano-forte ni le métier à tapisserie, aux bornoies ni la partie de billard ni la partie de trictrac. Le Roi venait à Trianon seul, à pied, sans capitaine des gardes. Les invités de la Reine arrivaient à deux heures pour dîner, et s'en retournaient coucher à Versailles à minuit[1]. C'était, tout ce temps, des occupations et des divertissements champêtres. La Reine, en robe de percale blanche, en fichu de gaze, en chapeau de paille, courait, les jardins, allait de sa ferme à sa laiterie, menait son monde boire son lait et manger ses œufs frais, entraînait le Roi, du bosquet où il lisait, à un goûter sur l'herbe, tantôt regardait traire les vaches, tantôt pêchait dans le lac, ou bien, assise sur le gazon, se reposait de la broderie et du filet en épuisant une quenouille de villageoise[2]. Ces jeux faisaient le bonheur de Marie-Antoinette. Que d'enchantement pour elle, que d'illusion dans ce rôle de bergère et dans ce badinage de la vie des champs ! Le joli royaume de cette Reine qui pleurait à Nina, et ne voulait autour d'elle que des fleurs, des paysages et des Watteau[3] ! Quelle aimable patrie de son âme et de ses goûts, Trianon ! ce Trianon où son ombre erre encore aujourd'hui ; où, malgré l'ingratitude des choses, le silence de l'écho, l'oubli de la nature, tout parle comme une scène vide, et rappelle les beaux jours de Marie-Antoinette ; où le pas du curieux hésite et tremble, marchant peut-être dans le pas de la Reine !

 

Le rêve de la Reine est accompli. Le Trianon de Marie-Antoinette est fini. Il a eu son inauguration et son apothéose, lors de l'illumination et de l'incendie féeriques de ses bosquets, en l'honneur de l'empereur Joseph. Dans la verdure, voilà le petit palais blanc. Poussez un bouton de porte ciselé ; c'est devant vous un escalier de pierre à grand repos. Dans les entrelacs de la rampe magnifique et dorée, dans les cartouches à têtes de coq, s'enlacent les initiales M. A., et les caducées se marient aux lyres, à ces lyres, les armes parlantes du palais, qui se retrouvent jusque sur les feux de cheminée. Aux murs nus de l'escalier, il n'est rien que des festons de feuilles de chêne fouillées dans la pierre. En face l'escalier menace une tête de Méduse, qui n'empêchera pas la calomnie de monter. Après une antichambre, vient la salle à manger, où le parquet rejoint montre encore la coupure où montait, pour les orgies de Louis XV, la merveilleuse table de Loriot avec ses quatre servantes[4], et là commencent les ornements sur les boiseries exécutées par ordre de Marie-Antoinette : ce ne sont aux panneaux de bois sculpté que carquois en croix au-dessous des couronnes de roses et des guirlandes de fleurs. Le petit salon, près la salle à manger, montre en relief sur tous ses côtés tous les accessoires et tous les instruments des joies des Vendanges et de la Comédie : des guirlandes de raisin laissent descendre les corbeilles et les paniers de fruits, les masques et les tambours de basque, les castagnettes, et, les pipeaux, et les guitares ; et sous les barbes de marbre des boucs de la cheminée, les grappes de raisin se nouent encore. Dans le grand salon, le lustre pend d'une rose de fleurs. Aux quatre coins de la corniche volent des jeux d'Amours. Chaque panneau, surmonté des attributs des Arts et des Lettres, prend sa naissance dans une tige de lis trois fois fleurie, enguirlandée de lauriers, et portant en cimier une couronne de roses en pleine fleur. Dans le petit cabinet qui précède la chambre de la Reine, les plus fines arabesques courent sur la boiserie ; ce sont, en ces pyramides impossibles et charmantes de l'art antique, des Amours portant des cornes d'abondance de fleurs, des trépieds fumants, des colombes, des arcs et des flèches croisés qui pendent à des rubans. Les bouquets de pavots mêlés à mille fleurettes se jouent tout autour de la chambre à coucher. Le lit disparaît sous les dentelles de soie blanche. Le meuble est de poult de soie bleu, uniquement rembourré de duvet d'eider. Des écharpes frangées de perles et de soie de Grenade nouent les rideaux[5]. Et n'était-ce pas la pendule qui sonnait les heures dans la chambre de Marie-Antoinette, cette pendule oubliée aujourd'hui dans la pièce à côté, dont le cadran est porté par les deux aigles d'Autriche, et sur le socle treillagé de laquelle se détachent en médaillon la houlette d'Estelle et le chapeau de Némorin ?

Du palais, des escaliers en terrasse descendent aux jardins. Au bas de la plus riche façade, décorée de quatre colonnes corinthiennes, commence le jardin français, planté dès 1750 pour accompagner le jardin à l'italienne, et que deux grilles garnies de grands rideaux de toile séparent du grand Trianon. De ce côté, partout des fleurs s'alignent dans leurs pots blancs et bleus aux anses figurant des têtes. Sur l'une des façades du salon s'ouvre un décor printanier et galant, le décor des personnages et des comédies de Lancret. Ce sont de ces architectures à jour que le dix-huitième siècle mariait si joliment à la verdure, de ces barrières à travers lesquelles passent le ciel et les fleurs, les zéphyrs et les regards : c'est la salle des fraîcheurs, et ses deux portiques de treillages, et ses trente-six arcades abritant chacune un oranger, et leurs pilastres dont chacun est surmonté de la tête en boule d'un tilleul[6].

Mais de l'autre côté, à la droite du palais, vous entrez au premier pas dans la création de la Reine, dans le jardin anglais. Le jet d'eau joue pour les étrangers, le ruisseau coule ici pour nous, pourrait dire la Reine comme la Julie de Rousseau. Ici se retrouve le caprice, et presque le naturel de la nature. Les eaux bouillonnent, serpentent, courent ; les arbustes semblent semés au gré du vent. Huit cents espèces d'arbres, et des arbres les plus rares, le mélèze pleureur, le pin d'encens, l'yeuse de Virginie, le chêne rouge d'Amérique, l'acacia rose, le l'évier et le sophora de la Chine, marient leur ombre et mêlent toutes les nuances de la feuille, du vert au pourpre-noir et au rouge-cerise[7]. Les fleurs sont au hasard. Le terrain monte et descend à sa volonté. Des cavernes, des fondrières, des ravins, cachent à tout moment l'art et l'homme. Les allées tournent et se brisent, et prennent le plus long pour n'avoir pas l'air trop ruban. Des pierres ont fait des rochers, des buttes simulent des montagnes, et le gazon joue la prairie[8].

 Sur la colline, au milieu d'un buisson de roses, de jasmins et de myrtes, s'élève un belvédère d'où la Reine embrasse tout son domaine. Ce pavillon octogone, qui a quatre portes et quatre fenêtres, répète huit fois en figures sur ses pans, en attributs au-dessus de ses portes, l'allégorie des quatre saisons, sculptée du plus fin et du plus habile ciseau du siècle. Huit sphinx à tête de femme s'accroupissent sur les marches. An dedans, c'est un pavage de marbre blanc sur lequel se brouillent et se traversent les ellipses des marbres roses et bleus. Aux murs de stuc, et même sur les panneaux du bas des portes, des arabesques courent. Un pinceau léger, volant, enchanté, semble avoir éclaboussé de caprices et de lumière ces murs de porcelaine. Le peintre a repris le poème des boiseries du palais ; il l'a animé de soleil et peupla d'animaux : et ce sont encore carquois, flèches, guirlandes de roses blanches, bouquets dénoués et pluies de fleurs, chalumeaux et trompettes, et camées bleus, et cages ouvertes pendues à des rubans, traversés de petits singes et d'écureuils qui grattent un vase de cristal où jouent des poissons. Au milieu du pavillon, une table, d'où pendent trois anneaux, pose sur trois pieds de bronze doré ; c'est la table où la Reine déjeune : le belvédère est sa salle à manger du matin[9].

De là Marie-Antoinette domine le rocher, et sa grotte parfaite et bien placée, et la chute d'eau, ut le pont tremblant, jeté sur le petit torrent, et l'eau, et le lac, et sous l'ombre des arbustes les deux ports d'embarquement, et la galère fleurdelisée, et la rivière. Voici l'île et le temple de l'Amour, rotonde exposée à tous les cents où le Cupidon de Bouchardon essaye de se tailler un arc dans la massue d'Hercule[10]. Voici le ruisseau et ses passerelles, dont chacune a une vanne et forme écluse. Derrière ce demi-cercle de treillage, sous ce palanquin chinois, tourne le jeu de bagues, avec huit sièges formés de chimères et d'autruches[11]. Voici, au bord de la rivière, les Bocages partagés en petits champs et cultivés comme des pièces de terre ; et voici enfin le fond du jardin, le fond du tableau, le fond du théâtre : c'est le paradis de Berquin, c'est l'Arcadie de Marie-Antoinette, le Hameau ! le hameau où elle faisait déguiser le Roi en meunier, et Monsieur en maitre d'école[12]. Voici les maisonnettes, serrées comme une famille, dont chacune a un jardinet pour prêter à la plaisanterie de faire de chacune des darnes de Trianon une paysanne, ayant des occupations de paysanne[13]. La laiterie de marbre blanc est au bord de l'eau. A côté se reflète dans l'étang la Tour de Marlborough, qu'une chanson a baptisée, la chanson chantée par la nourrice du Dauphin, madame Poitrine. La maison de la Reine est la plus belle chaumière du lieu : elle a des vases garnis de fleurs, des-treilles et des berceaux. Rien ne manque au joli village d'opéra comique t ni la maison du Bailli, ni le moulin avec sa roue, et même elle tourne ! ni le petit lavoir, ni les toits 1 de chaume, ni les balcons rustiques, ni les petits carreaux de plomb, ni les petites échelles qui montent au flanc des maisonnettes, ni les petits hangars à serrer la récolte... La Reine et Hubert Robert ont pensé à tout, et même à peindre des fissures dans les pierres, des déchirures de plâtre, des saillies de poutres et de briques dans les murs, comme si le temps ne ruinait pas assez vite les jeux d'une Reine !

Les habitués de Trianon[14], les invités de la Reine, sa société, comme on disait, étaient les trois Coigny : le duc de Coigny[15], qui était resté l'ami de la Reine et n'avait point partagé la disgrâce du duc. de Lauzun et du chevalier de Luxembourg ; le comte de Coigny, gros garçon, bien portant et l'esprit en belle humeur ; le chevalier de Coigny, joli homme, fêté à Versailles, fêté à Paris, recherché des princesses et des financières, flatteur câlin, que les femmes appelaient Mimi ; le prince d'Hénin, un fou charmant, un philanthrope à la cour ; le duc de Guines, le journal de Versailles, qui savait toutes les médisances, de plus excellent musicien et parfait flûtiste[16] ; le bailli de Crussol, qui plaisantait avec une mine si sérieuse ; puis la famille des Polignac ; le comte de Polastron, qui jouait du violon à ravir ; le comte d'Andlau, oui était le mari de madame d'Andlau ; le duc de Polignac, que sa fortune n'avait point changé, et qui était resté un homme parfaitement aimable. A ce monde se joignaient quelques étrangers distingués par la Reine, comme le prince Esterhazy, M. de Fersen, le prince de Ligne, le baron de Stedingk[17]. Mais trois hommes faisaient le fond de la société de Trianon et la dominaient : M. de Besenval, M. de Vaudreuil, M. d'Adhémar.

 

Il naissait alors des Français dans toute l'Europe. Pierre-Victor, baron de Besenval, était un Français né en Suisse. Il avait servi sous nos drapeaux. Il avait fait notre guerre, la guerre de Sept ans, à notre façon. il y avait eu le feu et la gaieté de notre valeur. A l'affaire d'Aménebourg, renvoyé au camp, sa division hachée, il retournait se battre. Que faites-vous encore ici, baron ? lui crie-t-on, vous avez fini. — C'est comme au bal de l'Opéra, répond-il : on s'y ennuie, et l'on reste tant qu'on entend les violons (2)[18].

M. de Besenval revenait à la cour avec ce mot et sa bonne mine. Voyez le bel air qu'il a dans l'eau-forte de Carmontelle : grand, le jarret tendu, la taille bien cambrée sous 1 habit à brandebourgs, à profil fin et accentué au grand nez bien dessiné, l'œil spirituel, la bouche petite, troussée en une moue moqueuse et dédaigneuse, les mains dans les poches, tout plein de grâces insolentes et délibérées, content de lui, et prêt à rire des autres. Le plaisir occupait M. de Besenval jusqu'à la mort de Louis XV. Puis, rapproché, par son grade, du comte d'Artois, colonel général des Suisses, M. de Besenval en faisait son ami, entrait par le comte d'Artois chez la Reine, abordait sa confiance, la dirigeait, devenait lieutenant général des armées du Roi, grand-croix, commandeur de Saint-Louis, inspecteur général des gardes suisses, sans être étonné de sa fortune, sans la remercier. Ne me sachez aucun gré de mon bonheur, — écrivait-il, — le hasard seul en fait les frais ; moi, je ne m'en suis pas mêlé...[19]

L'homme, chez M. de Besenval était un beau viveur et un délicat vivant. Il avait toits ces nobles goûts et toutes ces jolies passions, les adieux d'un monde qui va finir. Riche, comblé de traitements, garçon, sans train de ménage ni de représentation, maniant habilement ses revenus[20], il jetait l'argent aux belles choses, aux tableaux, aux statues, aux bronzes, aux porcelaines, aux bacchanales de marbre blanc de Clodion[21]. Il raffolait de jardins, comme le prince de Ligne, conseillait les embellissements de Trianon, et y amenait les serres de Schœnbrunn[22]. Ayant vu de près l'histoire et la gloire, il ne s'en souciait plus. Il aimait son siècle, l'amour, la cour, la vie, ses amis, plus peut-être qu'il ne les estimait. Il avait le cœur et l'humeur d'un enfant gâté. Morose au fond, maussade et grognon dans son intérieur, dur à ses gens, sorti de son chez lui, il sortait de lui-même, et il était, en société, le plus gai et le plus aimable des hommes de salon. Il était jeune comme un homme heureux, et il fallait qu'il montrât ses rides et ses cheveux blancs pour les faire voir. A soixante ans, il veut être de la société du Roi, des chasseurs, la seule société de Louis XVI : il se fait présenter comme un jeune homme ; il met l'habit gris de débutant, prend des quartiers de noblesse, monte dans les carrosses, et le voilà à la chasse. Il s'est trouvé à la mort de Berwick, il se trouve quarante ans après à la mort du cerf[23].

M. de Besenval calomniait sa faveur, lorsqu'il disait à un duc revenant à Versailles après six mois d'absence : Je vais vous mettre au courant : ayez un habit puce, une veste puce, une culotte puce, et présentez-vous avec confiance : voilà tout ce qu'il faut aujourd'hui pour réussir[24]. M. de Besenval avait réussi par d'autres agréments : il était un courtisan, mais un courtisan habile, audacieux, nouveau, sans valetage, sans fadeur. Il avait su garder de l'officier de fortune et du Suisse dans le personnage. Il s'échappait en éclats, en vivacités, en imprudences, qu'il menait jusqu'où il voulait. Il s'oubliait avec sang-froid ; il s'insinuait brusquement ; il flattait avec un ton rude. Il semblait un de ces adroits manieurs de choses fragiles, dont les grosses mains, ménageant les objets qu'ils paraissent brutaliser, font trembler et ne cassent rien. Se piquant de tout savoir, parce que sa tète était la table d'une encyclopédie, il parlait de tout à la cour, après avoir fait une savante étude de tout ce qu'il faut taire aux souverains. Ses témérités étaient excusées par cette belle mine qui lui allait à merveille. Les libertés ne fâchaient pas dans sa bouche. Ses familiarités étaient jugées une bonhomie, ses colères une naïveté, ses drôleries un germanisme, et même il n'était pas boudé longtemps pour cet air soldat aux gardes suisses qu'il ne négligeait pas. Baron ! quel mauvais ton ! — criaient les dames, — vous êtes affreux ! et il était pardonné ; car il avait ce grand charme et cette grande science : l'excellent ton dans le mauvais ton[25].

Il était dans la nature comme dans le rôle d'un courtisan pareil d'encourager les goûts de Marie-Antoinette, de l'enhardir dans ses plaisirs, d'affranchir sa conscience de reine, de la convaincre en un mot de son droit au bonheur des particuliers. M. de Besenval n'y manquait pas : que d'exhortations, quelle guerre contre les préjugés de l'étiquette ! N'était-ce pas duperie de se contraindre, de se condamner aux impatiences, à l'ennui, de se refuser les délices de la société, les délices des premiers de ses sujets ? Dans ce siècle d'affranchissement, pourquoi ne pas s'affranchir des sottises de la coutume ? N'était-il pas ridicule enfin de penser que l'obéissance des peuples tînt au plus ou moins d'heures qu'une famille royale passait dans un cercle de courtisans ennuyeux et ennuyés[26] ? Leçons plaisantes d'un philosophe indulgent et facile, auxquels applaudissaient tous les hôtes de Trianon, et que la Reine de France se laissait aller à écouter comme la voix de la raison enjouée et de la sage amitié !

M. le comte de Vaudreuil était le fils d'un gouverneur de Saint-Domingue enrichi dans son gouvernement. Son oncle, major des gardes françaises, était mort lieutenant général et grand-croix de Saint-Louis. Riche, bien apparenté, en belle passe, M. de Vaudreuil avait eu l'ambition de rester un paresseux et de donner sa vie à ses goûts.

C'était encore un amateur, un curieux, pour parler la langue du temps, mais rempli de savoir et de connaissances, achetant lui-même et goûtant ce qu'il achetait. II avait fait de son magnifique hôtel de la rue de la Chaise, débarrassé de l'école flamande et de l'école italienne[27], la galerie de l'école française du dix-huitième siècle, le panthéon des petits dieux, des mythologies de Lagrenée, de Subleyras, de Natoire, aux mythologies de Boucher, des saintetés de Lemoine aux allégories de 1llenageot, des fabriques de Fragonard aux familles de Greuze, des Cythérées de Watteau au Serinent des Horaces de David[28].

M. de Vaudreuil adorait les arts, les lettres et leur monde. Il réunissait toutes les semaines à sa table les artistes et les hommes de lettres ; et le-soir, au salon, sur les tables, les instruments, les pinceaux, les crayons, les couleurs et les plumes invitaient tous les talents et tentaient tous les génies.

Entré de bonne heure au plus avant de la meilleure et de la plus secrète société de Versailles, il avait eu des yeux, des oreilles, de la mémoire ; en sorte que l'humanité ne lui semblait ni bien belle ni bien grande. L'intelligence le charmait, l'intelligence française surtout, l'esprit. Il était l'ami de tous les hommes d'esprit et l'ami de l'esprit de Champfort, l'ami de cette gaieté vengeresse, de cette gaieté, la comédie et la consolation d'un galant homme sans illusions, qui montre en riant le rien que nous sommes. M. de Vaudreuil était lui-même un rare causeur, parlant peu, embusqué derrière le bruit des mots et des sots, imprévu, soudain, jetant son trait, sans ferrailler, droit au fait ou à l'homme. Il excellait encore aux sous-entendus, à ces jeux de la physionomie et de l'air, qui parlent souvent mieux que la parole et vont plus loin. Malin avec le sourire, impitoyable avec l'ironie, il médisait avec le silence.

Jeune, M. de Vaudreuil avait eu une figure charmante. La petite vérole l'avait emportée. La physionomie et les yeux de sa figure lui étaient seuls restés. Les nerfs ébranlés à tout moment, travaillé de langueurs et de vapeurs, tourmenté de perpétuels crachements de sang, il tirait de ses souffrances la grâce, l'intérêt, les bénéfices aussi et les droits d'un malade. La charité de madame de Polignac, l'indulgence de ses amis, avaient habitué M. de Vaudreuil à une certaine tyrannie de caprices et de boutades, non sans des retours et des excuses qui faisaient tout oublier. Véhément à louer ou à blâmer, mobile, inégal, parfois boudeur, son caractère était journalier et au gré de son corps ; mais il y avait chez M. de Vaudreuil ces vertus vigoureuses qui se rencontrent parfois au fond des sceptiques, et qui rachètent avec la foi du cœur le doute de l'esprit : il était dévoué, constant en amitié, noble, généreux, bienfaisant, franc et loyal. Puis M. de Vaudreuil était l'homme de France qui savait mieux le monde et l'usage du monde. Il y avait débuté par une maladresse : il y commandait par la perfection des faces. Nul à la cour ne savait comme lui employer tour à tour et à point l'expression précisément convenable de la politesse, être sérieux ou* enjoué, familier ou respectueux, se tenir dans le savoir-vivre ou se donner à l'empressement, user enfin, sans les mêler, de tous les témoignages de devoirs et d'égards qui sont le commerce de la société et l'art de plaire. Nul homme pour s'approcher d'une femme comme il s'en approchait et avec une manière si respectueuse. Je ne connais que deux hommes, disait la princesse d'Hénin, qui sachent parler aux femmes : Lekain et M. de Vaudreuil[29].

 

M. d'Adhémar avait eu le bonheur de M. de Besenval. Le hasard avait fait sa carrière, sa fortune et son nom. Sous-lieutenant, puis capitaine dans le régiment de Rouergue, obscur et enfoui, pauvre, et le nom de Montfalcon pour tout bien, il trouvait à Nîmes des parchemins qui le faisaient Adhémar, venait à Paris, plaisait à. M. de Ségur, qui l'avait vu au feu et auquel il se faisait reconnaître, plaisait au sévère généalogiste Cherin, qui lui délivrait un certificat, plaisait à madame de Ségur, profitait d'une erreur de M. de Choiseul, qui lui donnait le régiment de Chartres, plaisait à madame de Valbelle, épousait sa richesse, et s'avançait dans la faveur de madame de Polignac[30].

M. d'Adhémar faisait un peu, dans cette société royale, le personnage de l'abbé dans les sociétés bourgeoises ; il était chargé des passe temps de la soirée, des intermèdes de la. promenade, des entr'actes de la causerie. C'était un homme à talents, un peu plus qu'un amateur, un peu moins qu'un artiste. Il avait poussé assez loin la musique et sa jolie voix, jusqu'à se faire entendre et se faire applaudir de M. Lagarde, le maître de la musique du Roi[31]. Il avait en outre de la douceur, de la facilité, du petit esprit, et beaucoup de complaisance. Il faisait des vers, des couplets, des romances, jouait très-bien la comédie, accompagnait au clavecin, folâtrait, badinait, mais à petit bruit, laissant le haut bout à M. de Vaudreuil et à M. de Besenval, courtisant tout le monde, n'offusquant personne, courant dans Trianon après la muse des Boufflers, qui se moquait de ses rhumatismes, cachant sous la modestie et l'humilité une ambition immense, roulant des projets d'ambassade en arrangeant un rondeau sur un mot donné[32], ne boudant rien, très-heureux, très-reconnaissant, et très-commode : les femmes lui parlaient quand elles n'avaient rien à dire, les hommes quand ils n'avaient rien à faire.

 

Les femmes de Trianon étaient la jeune belle-sœur de la Reine, sa compagne habituelle, madame Élisabeth[33], puis la comtesse de Châlons, d'Andlau par son père, Polastron par sa mère, dont M. de Vaudreuil et M. de Coigny se disputaient les sourires[34], puis cette aimable statue de la Mélancolie, cette pâle et languissante personne, la tête penchée sur une épaule, la comtesse de Polastron. Cette femme de vingt ans qui semble le plus joli garçon du monde, cette femme bonne et simple malgré tout l'esprit qu'elle trouve tout fait, élégante sans en faire métier, supérieure et cependant n'alarmant que les sots, sage parce que, c'est elle même qui l'a dit : Ne pas l'être, c'est abdiquer ; faisant des frais pour ceux qui la comprennent, et mettant mec les autres son esprit à fonds perdu, cette femme est madame de Coigny[35]. Aux côtés de la duchesse Jules de Polignac se tient sa fille, la duchesse de Guiche, belle comme sa mère, mais avec plus d'effort et moins de simplicité[36] ; près de la duchesse de Guiche, parle et s'agite la comtesse Diane de Polignac.

La femme n'était rien, l'esprit était toute la femme chez Diane de Polignac. Elle n'avait qu'à parler pour faire oublier sa taille, sa figure, sa toilette, le peu qu'elle avait reçu, et le peu qu'elle faisait pour être jolie. Cette malice, cette manière de saisir les objets, qui la vengeait de ses ennemis vingt lois en un jour[37], ce tour piquant de la pensée, ce sel délicat de l'épigramme, la rendaient aimable, séduisante presque, en dépit de la nature. Diane de Polignac plaisait encore par cette lutte de sa tête et de son cœur, par ces passages soudains de la gaieté à l'émotion, par ce perpétuel changement de ton de l'âme, par ce mélange et cette succession de tendresse et de comédie, d'ironie et de sensibilité. C'était un amusant caractère, audacieux et toujours en avant, que rien n'intimidait, une humeur folle et sans arrêt, une insouciance insolente et contagieuse ; une femme précieuse dans une cour pour en être le boute entrain, l'étourdissement et la confiance, pour mettre le feu aux causeries, défier les alarmes, dissiper les pensées noires, promettre le beau temps, et railler l'avenir[38].

Il y avait enfin la Reine, qui effaçait toutes les femmes qui l'entouraient par sa personne, et par ce je ne sais quoi de la personne, le charme, car il faut toujours revenir à ce mot pour essayer de peindre cette Reine qui régnait sans couronne, et même à Trianon, par toutes les séductions de la femme, par tout ce qui porte l'âme au dehors et par tout ce qui en vient, par la voix, par l'esprit, cet esprit qui lui a fait tant de jaloux, même parmi ses amis, que nul ne lui a rendu justice, et que tous l'ont diminué.

L'esprit de la Reine avait reçu de la nature, il avait acquis de l'exercice journalier de la bienveillance, ce don rare et précieux : la caresse. Quelles ressources, quelle convenance et quelle délicatesse de flatterie avaient ajoutées à ses heureux instincts cette habitude et cette ambition de Marie-Antoinette de ne laisser nul l'approcher sans le renvoyer avec une de ces phrases, un de ces mots qui n'ont point à ingrats ! Dès les premiers jours de son règne, la Reine s'était refusée à ce marmottage des princesses de France, qui les dispensait de parler, pour accueillir les présentations. La Reine parlait à tous[39], s'appliquant à trouver le chemin du cœur ou de la vanité de chacun, et le trouvant toujours avec ce bonheur et cet fi-propos, cette soudaineté et cette inspiration presque providentielles, et qui semblaient, chez cette souveraine bien-aimée, comme une grâce d'état de son amabilité.

Quel esprit mieux fait et mieux formé qu'un tel esprit pour la vie particulière ? Il apportait à la société privée, à la causerie intime toutes les grâces de son rôle royal, plus libres et plus aisées, la facilité de se prêter aux autres, l'habitude de leur appartenir, l'art de les encourager, la science de les faire contents d'eux. Il avait, si l'on peut dire, l'humeur la plus facile, une naïveté qu'il était charmant d'attraper, une étourderie qui se prêtait de la plus agréable façon aux petites malices de ceux que la Reine-aimait, des fâcheries tout aimables si l'on venait à tourner une de ses paroles en liberté ou en méchanceté, des bavardages qui avaient le tour et l'ingénuité de la confidence, des alarmes enfantines sur les petites inconvenances qui pouvaient lui échapper, de certaines petites moues qui grondaient si joliment les gaietés un peu vives, des bouderies oubliées devant un visage triste, des accès de rire qui emportaient ses disgrâces, et tout à la fois une indulgence de Reine et des pardons de femme. Au contact de l'esprit de ses amis, dans la familiarité des paroles délicates et du génie léger du dix-huitième siècle, l'esprit de Marie Antoinette, né français, avait appris tous les esprits de la France sans perdre son ingénuité, sa jeunesse, j'allais dire son enfance, Temps heureux ! L'esprit de la Reine avait son âge alors : les livres sérieux, les affaires, tout le domaine de la pensée et de l'activité de l'homme, lui répugnaient et l'ennuyaient mortellement, sans que le visage de la Reine prît la peine de le cacher[40]. Entouré des plus piquants causeurs, des plus agréables grands hommes de l'ironie, l'esprit de la Reine cédait à l'exemple ; mais cette ironie de Marie-Antoinette, qui ne blessait point, ressemblait à la malice d'une jeune fille : on eût dit une espièglerie de sa gaieté et de son bon sens. C'était ce sourire montrant les dents, avec lequel elle appelait les Français mes charmants vilains sujets[41]. C'étaient ces jolis jugements, ces jugements d'un mot que la postérité n'a point refaits. Lisant Florian, Marie-Antoinette disait : Je crois manger de la soupe au lait[42]. Et qu'ajouter qui donne mieux la mesure de l'ironie de Marie-Antoinette, et le ton de ce rare esprit, l'esprit d'un homme d'esprit dans la bouche et avec l'accent d'une femme ?

La Reine aimait les lettres. Elle pensionnait l'ami de M. de Vaudreuil, et lui annonçait elle-même la nouvelle de sa pension avec des paroles si flatteuses, que Chamfort disait ne pouvoir ni les répéter ni les oublier[43]. L'auteur de Mustapha et Zéongir n'était point seul à recevoir les bienfaits de Marie-Antoinette. La Reine avait des applaudissements et des récompenses pour toutes les choses de la pensée qui étaient à la portée de ses idées et de son sexe. Elle servait le talent, elle intercédait pour le génie. C'était elle qui commençait la fortune de l'abbé Delille[44] ; c'était elle qui aidait au retour de Voltaire, saluait sa vieillesse et sa muse, et, rappelant la présentation faite par la maréchale de Mouchy de l'hôtesse de l'Encyclopédie, madame Geoffrin, tentait de faire recevoir à la cour de Louis XVI l'auteur de la Henriade[45]. L'historiette du jour, la médisance des cours, l'anecdote, ne faisaient point la seule occupation de la Reine : elles ne remplissaient, elles ne satisfaisaient ni sa tête ni ses loisirs. Le meilleur temps de la Reine, ses plus belles heures, étaient donnés aux travaux charmants, aux plaisirs aimables de l'art, à cet art surtout, l'art de la femme, la musique. La Reine protégeait les grands musiciens, ou plutôt elle recherchait leur amitié, et faisait la cour à leur orgueil. Elle allait familièrement à eux, et c'était un patronage nouveau, tendre, dévoué, le patronage de cette Reine, qui donnait à Grétry ces éloges et ces compliments, à la fille de Grétry le titre de filleule de la Reine de France[46] ; qui soutenait Gluck de tant de bravos, lui amenait les applaudissements de la cour, le défendait avec un si beau feu d'enthousiasme contre le franc parler de M. de Noailles[47], lui donnait comme répondant M. le duc de Nivernois dans une affaire d'honneur[48], l'encourageait par tant de promesses de succès aux premières auditions ; entourait sa vanité de tant de soins, faisait elle-même la police du silence dans son salon lorsqu'il se mettait au clavecin, luttait enfin de sa personne et de toutes ses forces pour la fortune de ses opéras contre le goût musical de la nation. Garat et la Saint-Huberty trouvaient les mêmes attentions et le même zèle de protection[49] chez cette Reine, qui donnait à toutes les gloires sa main à baiser, comme Louis XIV faisait asseoir Molière.

L'amour de la musique avait mené la Reine à l'amour du théâtre. Le théâtre est le grand plaisir de Marie-Antoinette, et la plus chère distraction de son esprit. Ne va-t-elle pas, dans sa passion, jusqu'à écouter la première lecture des pièces que les auteurs destinent au théâtre ? Une semaine elle en entend trois[50]. Mais quoi ! n'est-ce pas la folie du temps ? La France joue la comédie, du Palais-Royal au château de la Chevrette, et il faut un ordre du ministre de la guerre pour arrêter dans les régiments la fureur comique et tragique[51]. Quelle reine n'aime la mode ! quelle femme n'aime la comédie ! et quel maussade empire c'eût été que le Trianon de Marie-Antoinette sans un théâtre !

Le théâtre était à Trianon comme le temple du lieu. Sur un des côtés du jardin français, ces deux colonnes ioniennes, ce fronton d'où s'envole un Amour brandissant une lyre et une couronne de lauriers, c'est la porte du théâtre. La salle est blanc et or ; le velours bleu recouvre les sièges de l'orchestre et les appuis des loges[52]. Des pilastres portent la première galerie ; des mufles de lion, qtu1 se terminent en dépouilles et en manteaux d'Hercule branchagés de chêne, soutiennent la seconde galerie ; au-dessus, sur le front des loges en œil-de-bœuf, des Amours laissent pendre la guirlande qu'ils promènent. Lagrenée a fait danser les nuages et l'Olympe au plafond[53]. De chaque côté de la scène, deux nymphes dorées s'enroulent en torchères ; deux nymphes au-dessus du rideau portent l'écusson de Marie-Antoinette.

Ce joli petit théâtre, qui a vu jouer de vrais acteurs, et sur lequel a été représentée la parodie de l'Alceste de Gluck, a donné à la Reine la tentation de reprendre ses amusements de Dauphine. Après mille empêchements et de longs arrangements, il était convenu qu'à l'exception du comte d'Artois, aucun jeune homme ne serait admis dans la troupe, et qu'on n'aurait pour spectateurs que le Roi, Monsieur, et les princesses qui ne joueraient pas. Madame, à l'invitation de son mari, avait refusé de jouer, en laissant voir à sa belle-sœur qu'elle jugeait ce divertissement au-dessous de son rang. A ce premier public on adjoignait, pour l'émulation des acteurs, les femmes de la Reine, leurs sœurs et leurs filles. Plus tard, le succès et la curiosité grandissant, l'entrée s'étendait aux officiers des gardes du corps, aux écuyers du Roi et de ses frères, et même à quelques gens de la cour qui assistaient au spectacle en loges grillées[54]. Le chanteur Caillot était choisi pour former et diriger les voix dans le genre facile de l'opéra-comique. Dazincourt était chargé de développer les dispositions comiques de la troupe, instruite et guidée encore par M. de Vaudreuil, qui passait pour le meilleur acteur de société de Paris[55].

Ainsi préparées et montées, commençaient les représentations royales. Le début fut le Roi et le Fermier, suivi de la Gageure imprévue. La Reine, à laquelle aucune grâce n'est étrangère, dit Grimm, jouait les rôles de Jenny et de la soubrette ; le comte d'Artois le rôle du valet et du garde-chasse. Ils étaient soutenus par M. de Vaudreuil dans le rôle de Richard, et par la duchesse de Guiche dans la petite Betzi. Diane de Polignac faisait la mère, et le personnage du roi était rendu par M. d'Adhémar, avec cette voix chevrotante qui amusait tant la Reine. On ne s'avise jamais de tout et les Fausses infidélités suivaient la Gageure imprévue et le Roi et le Fermier. Le comte de Mercy-Argenteau, qui assista caché dans une loge grillée à une de ces représentations, raconte ainsi la soirée : Je vis représenter les deux petits opéras comiques Rose et Colas et le Devin de village. M. le comte d'Artois, le duc de Guiche, le comte d'Adhémar, la duchesse de Polignac et la duchesse de Guiche jouaient dans la première pièce. La Reine exécutait le rôle de Colette dans la seconde, le comte de Vaudreuil chantait le rôle du Devin, et le comte d'Adhémar celui de Colin. La Reine a une voix très-agréable et fort juste, sa manière de jouer est noble et remplie de grâce ; au total ce spectacle a été aussi bien rendu que peut l'être un spectacle de société. J'observai que le Roi s'en occupait avec une attention et un plaisir qui se manifestaient dans toute sa contenance ; pendant les entr'actes il montait sur le théâtre et allait à la toilette de la Reine. Il n'y avait d'autres spectateurs dans la salle que Monsieur, madame la comtesse d'Artois, madame Élisabeth ; les loges et les balcons étaient occupés par des gens de service en sous-ordre, sans qu'il y eût une seule personne de la cour. Puis vinrent l'ambition, l'imprudence : le Barbier de Séville n'effraya pas la troupe. Le 19 aout 1785, la Reine jouait Rosine, le comte d'Artois Figaro, M. de Vaudreuil Almaviva, le duc de Guiche Bartholo, et M. de Crussol Basile.

Le théâtre de Trianon était la joie de la Reine ; il était sa grande affaire. La Reine voulait tout y faire, tout y mener, tout y ordonner, correspondant directement avec les fournisseurs, chargeant de recommandations et d'observations les mémoires du tapissier de la salle. C'était un coin de son petit royaume qu'elle entendait administrer elle-même, el où il lui plaisait de régner seule. Vain dépit du tic de Fronsac, vaines démarches pour faire entrer le théâtre de Trianon sous son autorité, sous cette main qui tenait tous les théâtres de Paris ; Marie-Antoinette faisait à toutes ses représentations, à toute sa correspondance la même réponse : Vous ne pouvez être premier gentilhomme quand nous sommes les acteurs ; d'ailleurs je vous ai déjà fait connaître mes volontés sur Trianon ; je n'y tiens point de cour, j'y vis en particulier[56]. Et la Reine veillait à toute usurpation, empêchait toute immixtion, et gardait sur ses plaisirs et sur son théâtre cette maîtrise absolue dont cette lettre de la collection du comte Esterhazy nous montre la jalousie et la clémence : Mes petits spectacles de Trianon me paraissent devoir être exceptés des règles du service ordinaire. Quant à l'homme que vous tenez en prison pour le dégât commis, je vous demande de le faire relâcher... et puisque le Roi dit que c'est mon coupable, je lui fais grâce[57].

 

 

 



[1] Mémoires de Mme Campan, vol. I. — Mémoires du baron de Besenval, vol. II. — Mercy-Argenteau peint eu ces termes la vie presque bourgeoise de la reine à Trianon en mai 1779 : ... La Reine commença par y prendre le lait d'ânesse et y observa le régime le plus strict ; S. M. ne s'y promenait qu'aux heures du jour les plus propres à faire de l'exercice et elle était retirée régulièrement à onze heures da soir. Quoiqu'il n'y eût pas d'étiquette dans la tenue de la cour, les différents temps de la journée s'y arrangeaient avec l'ordre convenable ; tous les alentours se rassemblaient à un déjeuner qui tenait lieu de diner ; différents jeux, une conversation générale, un peu de promenade remplissaient une partie de l'après-midi et conduisaient au temps de la soirée et du souper, qui avait toujours lieu de bonne heure.

[2] Mémoires de Mme Campan.

[3] Mémoires secrets et universels des malheurs et de la mort de la Reine de France, par Lafont d'Ausoinie.

[4] Mémoires de la République des lettres, vol. IV.

[5] Petites affiches, nivôse an V.

A cette description de la chambre de la Reine à Trianon nous croyons devoir joindre la description de la chambre de la Reine à Versailles. Le lecteur aura ainsi, Lomme sous les yeux, le petit et le grand théâtre de la vie royale de Marie-Antoinette. Et quoi de mieux pour faire entrer dans la familiarité de sa mémoire ? — Voici cette chambre d'après les inventaires, inédits jusqu'ici, des 28 et 30 brumaire, et 3 frimaire de l'an deuxième de la République française, une et indivisible, faits en présence des représentants du peuple Auguis et Treilhard (Bibliothèque impériale, dépt. des manuscrits, n° 1889) :

Une paire de bras de cheminée à deux branches, de 22 pouces de haut, à ornements arabesques, surmontés d'un vase d'or moulu.

Un feu de fer à quatre branches, à recouvrements à jour, surmonté d'un vase à cassolette sur quatre pieds de lion et d'aines, et quatre tètes de satyre terminées d'une flamme dorée d'or moulu, avec pelles, pincettes et tenailles.

Deux commodes de 4 pieds 2 pouces de large sur 3 pieds 2 pouces de haut, de marqueterie, à panneaux de mosaïque et plates-bandes de bois d'amaranthe et à filets de bois noir et blanc, et à rosettes ombrées, frise fond vert satiné, orné de branches de fleurs entrelacées, moulures,, chutes en paquets de fleurs, sabots en feuillages de bronze d'or mat, et marbre blanc veiné.

Une table à écrire de marqueterie à placage de mosaïque, bois gris satiné, un médaillon au centre composé de divers attributs de musique et couronnes de fleurs en placage, les pieds de la table à gaines ornées de moulures, sabots, chutes de fleurs en bronze doré d'or mat, la frise en bois satiné vert, ornements et moulures en balustrade, à jour, dorés d'or moulu.

Une autre table à écrire, marqueterie semblable, avec bas-reliefs d'enfants dans la frise.

Une chiffonnière en mosaïque pareille aux commodes ; bronze doré d'or mat, deux bustes en deux trophées de pastorales sur les quatre côtés.

Un canapé de gros de Tours broché à médaillons et guirlandes sur fond cannelé bleu et blanc encadré et orné de bordures, avec son matelas, ses deux rondins et ses deux carreaux ornes de glands.

Deux bergères, six fauteuils, douze pliants, un écran, un paravent de six feuilles de la même étoile que le canapé.

Trois pièces de tapisserie de basin peint, bordées d'une crête ; deux portières même étoffe et même bordure ; quatre rideaux de croisée de gros de Tours bleu.

Un marchepied pour monter au lit, à deux marches, couvert de perse, orné de crêtes de soie nuée ; une colonne pour le pied du lit couverte de gros de Tours bleu, avec les verrous et fourchettes de fer doré.

Un lit à la duchesse et impériale en voussure avec son couronnement sculpté et peint en blanc, composé de trois grandes et quatre petites pentes, tours d'impériale à petit fond, grand dossier chantourné avec son couronnement de cartisanes, trois soubassements, quatre bonnes grâces, et deux grands rideaux, le tout orné de bordures et crêtes avec franges de soie nuée et doublé de gros de Tours bleu ; une garniture de plumes, l'entour du lit de 14 lés en gros de Tours bleu bordé de larges crêtes de soie nuée, avec tringles tournantes, supports et agrafes dorés ; la couchette de 5 pieds ½ de large sur 6 pieds ½ de long et 11 pieds 3 pouces de hauteur, le bois peint en blanc verni, avec vis et plaques dorées.

Le meuble du cabinet de la Reine était encore de gros de Tours, mais à fond blanc encadré et orné de bouquets et de rubans bleus ; trois lits de repos garnissaient les embrasures des fenêtres.

[6] Le Cicérone de Versailles, Jacob, 1806.

[7] Lettre d'E...ée de B...on (Mlle Boudon), Troyes, 1791.

[8] Coup d'œil sur Bel-Œil. A Bel-Œil, de l'imprimerie du P. Charles de L (le prince Charles de Ligue).

[9] Fragments sur Paris, par Meyer, traduits par le général Dumouriez. Hambourg, 1798, vol. II.

[10] Voyez dans la Description générale et particulière de la France (par de La Borde), 1781-1888, les vues du Petit-Trianon gravées par le chevalier de Lespinasse.

[11] Catalogue des meubles et effets précieux de la ci devant Liste civile.

[12] Fragments sur Paris, par Meyer, vol. II.

[13] Le Cicérone de Versailles.

[14] Voici une liste, publiée par nous pour la première fois, trouvée aux Tuileries le 10 août dans l'armoire de fer, et conservée aux Archives de l'Empire, qui confirme la liste, donnée par les Mémoires, des familiers de la Reine.

Liste des personnages que la Reine voit dans des cas particuliers.

Mme la duchesse de Polignac, Mme de Châlons, M. le duc de Polignac, M. le baron de Besenval, M. le chevalier de Crussol, M. d'Adhémar, M. le comte d'Esterhazy, M. le duc de Guines, M. de Châlons, M. le duc de Coigny, M. le comte de Coigny.

[15] En pleine faveur des Polignac, le duc de Coigny, qui tenait pour le duc de Choiseul et espérait de la reconnaissance de la Reine pour l'auteur de son malien une rentrée au Ministère, avait frondé la comtesse de Polignac, avait cherché à la rendre suspecte à Marie-Antoinette, eu mettant au jour son hostilité contre Choiseul, ses liaisons avec Maurepas, la levée enfin de l'exil du duc d'Aiguillon due aux intrigues de la favorite. Le duc et la favorite se réconciliaient un jour, mais aux dépens de la Reine, et en s'entendant pour lui arracher à l'envi les places de finance et les grâces pécuniaires.

[16] Le duc de Guines fut accusé d'avoir abusé de la faiblesse de la Reine, pendant nu moment maladif, pour faire de !er sa fille et la faire épouser au fils unique du marquis de Castries. Lui, le duc de Guines, il avait eu l'habileté de s'emparer de la confiance de la comtesse Jules, et cela ajoutait une grande force à son autorité. Mais un moment le duc préjugea trop de son crédit ; il voulut imposer des idées et des projets qui devaient amener un bouleversement total de la cour. La Reine hésitant, il crut pouvoir emporter la chose et eut l'imprudence de prendre un ton tranchant qui révolta la Reine. Assez mal reçu dans un séjour à Marly en 1779, il revenait huit jours avant la fin du voyage, s'enfermait chez lui, faisait défendre sa porte sous le prétexte d'une attaque de goutte.

[17] Mémoires de Besenval, de Mme de Genlis, du comte de Tilly, de M. de Ségur, et Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck. Introduction.

[18] Mélanges militaires, littéraires et sentimentaires, par le prince de Ligne, vol. XXIX.

[19] Mémoires du baron de Besenval. Introduction.

[20] Correspondance entre le comte de La Marck et le comte de Mirabeau. Introduction.

[21] Paris tel qu'il était avant la Révolution, an IV, vol. II.

[22] Mémoires de Besenval. Introduction.

[23] Mélanges militaires, etc., vol. XXIX.

[24] Souvenirs de Félicie, par Mme de Genlis, 1806.

[25] Mélanges militaires, etc., vol. XXIX.

[26] Souvenirs et Portraits„ par le duc de Lévis.

[27] Catalogue raisonné d'une très-belle collection de tableaux des écoles d'Italie, de Flandre et de Hollande, qui composaient le cabinet de M. de Vaudreuil, grand fauconnier de France, par Lebrun, 1784.

[28] Paris tel qu'il était avant la Révolution, an IV.

[29] Souvenirs de Félicie, par Mme de Genlis.

[30] Mémoires de Besenval. — Correspondance entre le comte de La Marck et le comte de Mirabeau. Introduction.

[31] Mémoires d'un voyageur qui se repose, par Dutens. Paris, 1806, vol. II.

[32] Correspondance de Grimm, vol. XIV.

[33] Mémoires de Besenval, vol. II.

[34] Mémoires de la République des lettres, vol. XXII.

[35] Lettres du prince de Ligne publiées par Mme de Staël, 1809.

[36] Mémoires du comte de Tilly, vol I.

[37] Supplément historique et essentiel à l'état nominatif des pensions, 1789.

[38] La Galerie des Dames françaises, pour servir de suite à la galerie des États généraux. Londres, 1790.

[39] Mémoires de Mme Campan, vol. I.

[40] Correspondance entre le comte de La Marck et le comte de Mirabeau. Introduction.

[41] Mélanges militaires, etc., par le prince de Ligne, vol. XXIX.

[42] Mémoires de Weber, vol. I.

[43] Mémoires de Weber, vol. I.

[44] Correspondance secrète, par Métra, vol. XI.

[45] Mémoires de Mme Campan, vol. I.

[46] Mes récapitulations, par Bouilly, vol. I.

[47] Mémoires de la République des lettres, vol. XXI.

[48] Correspondance secrète, par Métra, vol. I.

[49] Correspondance secrète, par Métra, vol. I.

[50] Mémoires de Mme Campan. — Mémoires de Weber.

[51] Mémoires de la République des lettres, vol. VI.

[52] Fragments sur Paris, par Meyer, vol. II.

[53] Explication des peintures dont l'exposition a été ordonnée par M. le comte de la Billarderie d'Angiviller. Paris, 1779.

[54] Mémoires de Mme Campan, vol. I.

[55] Correspondance littéraire de Grimm, vol. X.

[56] Mémoires de Mme Campan, vol. I.

[57] Catalogue de lettres autographes du comte Georges Esterhazy. Paris, 1857.