HISTOIRE DE MARIE-ANTOINETTE

LIVRE PREMIER. — 1755-1774

 

— III —

 

 

La Dauphine à Versailles. — Lettre de la Dauphine. = Pugilat du Dauphin et de Monsieur. — Le Roi charmé par la Dauphine. — Jalousie et manœuvres de madame du Barry. — Dispositions de la famille royale pour la Dauphine : Mesdames Tantes, Madame Élisabeth, le comte d'Artois, le comte de Provence. — Le Dauphin. — Son gouverneur, M. de la Vauguyon. — Son éducation. — M. de la Vauguyon renvoyé par la Dauphine. — Portrait moral de la Dauphine. — Son instituteur, l'abbé de Vermond. — Le clergé et les femmes au dix-huitième siècle. — Madame de Noailles et madame de Marsan.

 

Le temps chassait les pressentiments et les tristesses. La Dauphine arrangeait sa vie, son bonheur et l'avenir. Elle s'habituait à sa nouvelle patrie, à son mari, à son rôle. Elle faisait connaissance avec la cour, apprenait le nom des nouvelles figures, oubliait Vienne et l'allemand. Elle s'installait dans son appartement, et elle se familiarisait avec Versailles, avec Choisy. Veut-on une journée de la Dauphine dans les premiers mois de son installation à la cour de France ; une lettre de Marie-Antoinette, adressée à Marie Thérèse et datée du 12 juillet, nous en racontera tout le débit.

Votre Majesté est bien bonne de vouloir bien s'intéresser à moi et même de vouloir savoir comme le passe ma journée. Je lui dirai donc que je me lève à 10 heures ou à 9 heures et demie, et, m'ayant habillée, je dis mes pi fières du marin, ensuite je déjeune, et de là je vais chez mes tantes où je trouve ordinairement le roi. Cela dure jusqu'à 10 heures et demie ; ensuite à onze heures je rais me coiffer. À. midi on appelle la chambre, et là tout le monde peut entrer, ce qui n'est point des communes gens. Je (mets) mon rouge et lave mes mains devant tout le monde. Ensuite les hommes sortent et les dames restent, et je m'habille devant elles. A midi est la messe ; si le roi est à Versailles, je vais avec lui et mon mari et mes tantes à la messe ; s'il n'y est pas, je vais seule avec N. le Dauphin, mais toujours à la même heure. Après la messe, nous di-nous à nous deux devant tout le monde, mais cela est fini à une heure et demie, car nous mangeons fort vite tous les deux. De là je vais chez M. le Dauphin, et s'il a affaires, je reviens chez moi ; je lis, j'écris, ou je travaille, car je fais une veste pour le roi qui n'avance guère, mais j'espère qu'avec la grâce de Dieu elle sera finie dans quelques années. A 3 heures je vais encore chez mes tantes où le roi vient à cette heure-là : à 4 heures vient l'abbé chez moi ; à 5 heures tous les jours le maitre de clavecin ou à chanter jusqu'à 6 heures. A 6 heures et demie je rais presque toujours chez mes tantes, quand je ne vais pas promener ; il faut savoir que mon mari va presque toujours avec moi chez mes tantes. A 7 heures on joue jusqu'à 9 heures, mais quand il fait beau, je m'en vais promener, et alors il n'y a pas de jeu chez moi mais chez mes tantes. A 9 heures nous soupons, et quand le roi n'y est point, mes tantes viennent souper chez nous, mais quand le roi y est, nous allons après souper chez elles, mus attendons le roi, qui vient ordinairement à 10 heures trois quarts, mais moi, en attendant, je me place sur un grand canapé et dors jusqu'à l'arrivée du roi, mais quand il n'y est pas, nous allons nous coucher à 11 heures. Voilà toute notre journée[1].

 

La Dauphine est encore une enfant[2], selon la remarque de Louis XV. Ses grands plaisirs sont des parties de jeux avec les enfants de sa première femme de chambre,- gâtant ses habits, cassant les meubles, mettant tout sens dessus dessous dans ses appartements ; ses folles équipées sont des parties d'ânes. Et faut-il le dire ? l'enfant qu'était la Dauphine trouvait d'autres enfants dans son mari, dans ses beaux-frères. A ce sujet, Mercy-Argenteau ne raconte-t-il pas cette curieuse anecdote ?[3] Il y avait sur la cheminée de la chambre de M. le comte de Provence, une pièce de porcelaine très-artistement travaillée. Quand M. le Dauphin se trouvait dans cette chambre, il avait coutume d'examiner la porcelaine susdite et de la manier. Cela paraissait inquiéter le comte de Provence, et, au moment où madame la Dauphine le plaisantait sur cette crainte, M. le Dauphin, qui tenait entre ses mains la pièce de porcelaine en question, la laissa tomber, et elle se brisa en morceaux. M. le comte de Provence, dans son premier mouvement de colore, s'avança sur M. le Dauphin ; ils se colletèrent et se donnèrent quelques coups de poing. Madame la Dauphine, très-embarrassée de cette scène, eut la présence d'esprit de séparer les combattants, et elle reçut même à cette occasion une égratignure à la main.

 

Tentons de peindre la famille dans laquelle est entrée la jeune archiduchesse autrichienne. Essayons de montrer le milieu nouveau de ses affections, les habitudes d'esprit, les caractères, le modo de vie et de mœurs des princes et des princesses avec lesquels elle doit vivre, les sympathies et les antipathies qu'elle doit nécessairement rencontrer. Ce tableau importe à la justice de l'histoire, il importe au jugement de la Dauphine.

Louis XV s'était laissé charmer par la femme de son petit-fils. Cette jeune fille, cette enfant rajeunissait son âme. Ses yeux, las d'habits de cérémonie, se reposaient sur cette robe de gaze envolée et légère, qui faisait ressembler la Dauphine à l'Atalante des jardins de Marly. Les soucis de la vieillesse honteuse, l'incurable ennui de la débauche, s'enfuyaient de son cœur et de son regard aux côtés de la Dauphine. Auprès d'elle, il lui semblait respirer un air plus pur et comme la fraîcheur d'une belle matinée après une nuit d'orgie. Il voulait lui-même la promener dans les jardins de Versailles, et s'étonnait d'y trouver des ruines : son royaume l'eût bien plus étonné. L'aidant à sauter un amas de pierres : Je vous demande bien pardon, ma fille — lui disait Louis XV, — de mon temps il y avait ici un beau perron de marbre ; je ne sais ce qu'ils en ont fait... A tous il faisait la question : Comment trouvez-vous la Dauphine[4] ? La Dauphine, heureuse, reconnaissante, donnait au roi mille caresses ; chaque jour elle avançait dans ses bonnes grâces. Mais la favorite prenait peur de cette petite fille, qui, en réconciliant le Roi avec lui-même, menaçait le crédit de son amour, et toutes les méchancetés de la femme et de la cour étaient par elle mises en œuvre contre la petite rousse : c'est ainsi que madame du Barry appelait la Dauphine. Elle critiquait son visage, sa jeunesse, ses traits, ses mots, sa naïveté, toutes ses grâces. Elle faisait savoir au Roi que la Dauphine s'était plainte à Marie-Thérèse de la présence de la maîtresse du Roi à la Muette[5]. Le Roi s'éloignait alors peu à peu de la Dauphine, et madame du l3arry n'avait plus de craintes le jour où il échappait au Roi, dans une parole amère comme un remords : Je sais bien que Madame la Dauphine ne m'aime pas !

Les filles de Louis XV, les tantes du Dauphin, que leur âge, leur position à la cour, leur affection pour le Dauphin appelaient à être les tutrices de l'inexpérience et de la jeunesse de la Dauphine, qui étaient-elles, et qu'allaient-elles être pour Marie-Antoinette ? Mesdames étaient de vieilles filles, an fond desquelles était resté quelque chose de leur éducation de couvent et de l'inepte direction de celle madame d'Andlau, sur laquelle la lettre du Dauphin renseigne si tristement. Elles n'avaient rien en elles de l'indulgence des grand'mères, mais toutes les sévérités de l'âge et tontes les aigreurs du célibat. Mesdames vivaient dans les froideurs de l'étiquette, dans le culte de leur rang, dans l'ennui et la roideur d'une petite cour calquée sur celle de la feue Dauphine, la princesse de Saxe, leur belle-sœur, qui de sa cour sévère avait fait comme un reproche à Louis XV. Dans cet intérieur dévotieux et sans sourire, il n'y avait d'humain que les benoîtes recherches de la vie dus nonnes, les aises de la vie, les petites chatteries du boire et du manger, les tours de force d'un artiste en maigre, un cuisinier cité dans tout Paris pour faire de la viande avec du poisson. Les quatre princesses vivaient à l'ombre dans le palais, ne voyant le Roi que par éclairs, au débotté, enfermées et enfoncées dans les principes et les rancunes de leur frère, les professant ou plutôt les confessant avec la rigueur d'esprits étroits et l'entêtement d'imaginations sans distractions.

Les quatre princesses n'avaient qu'une volonté, la volonté de Madame Adélaïde, qui commandait à ses sœurs par la tournure mâle et le ton impérieux de son caractère. Madame Louise retirée aux Carmélites, Madame Adélaïde entrait en une possession plus entière encore de la bonne mais faible nature de Madame Victoire, de la faible et sauvage nature de Madame Sophie.

Du premier jour, les rapports futurs de Madame Adélaïde avec Marie-Antoinette ne se laissent que trop deviner. M. Campan, venant chercher ses ordres au moment de partir pour aller recevoir la Dauphine à la frontière, Madame Adélaïde répond à M. Campan qu'elle n'a point d'ordre à donner pour envoyer chercher une princesse autrichienne[6].

Que pouvait Marie-Antoinette contre de telles préventions ? Que pouvaient sa gaieté, sa sensibilité, tous ses dons auprès de cette âme dure, sèche et hautaine ? Quel lien d'ailleurs entre la femme du Dauphin et sa tante ? L'esprit naturel et peu nourri de la Dauphine se heurtait à cette encyclopédie de connaissances acquises, avec une volonté de fer, par Madame Adélaïde au sortir du couvent. Libertés, vivacités, bonheurs indiscrets de la parole, jolies audaces, gracieuses ignorances, choquaient à toute heure cette science glacée, cette religion pédante, cette expérience gourmée et grondeuse. Et que si l'on voulait montrer l'opposition de ces deux princesses jusque dans le détail et le menu de leurs goûts, les Mémoires contemporains nous apprendraient que la table même ne les rapprochait point : la Dauphine satisfaisait son appétit d'un rien, et sa soif d'un verre d'eau[7].

Madame Victoire, douce et excellente personne si elle eût eu le courage de s'abandonner à ses instincts, peinée du triste accueil que sa sœur faisait à tant de grâces, s'essaya un moment à se faire la consolation et le conseil de la jeune épousée. Elle l'appela et l'autorisa près d'elle. Elle tenta, par l'attrait de quelques fêtes données chez madame Durfort, de s'approcher de la confiance de la Dauphine et de l'attacher à sa compagnie ; mais madame de Noailles d'un côté, Madame Adélaïde de l'autre, ne tardèrent pas à avoir raison de ces bonnes dispositions de Madame Victoire.

La séduction de Louis XV par la naïveté de la Dauphine, par la bonne humeur de ses vertus, accrut le mauvais vouloir de Madame Adélaïde. Avant la faveur de madame du Barry, Madame Adélaïde avait un moment gouverné Versailles. Sa causerie soutenue de lectures, son esprit radouci et plié à l'amabilité, avaient plu à. Louis XV. Faisant la cour aux goûts du Roi, Madame Adélaïde montait à cheval avec lui, et, au retour, elle faisait les honneurs de soupers de bonne compagnie, où Louis XV ne s'ennuyait point trop. Madame Adélaïde ne pardonna pas à la faveur de la Dauphine de faire renoncer ses espérances à ce rêve d'ambition, qu'elle se flattait de renouer, madame du Barry tombant en disgrâce.

Cependant, il faut le reconnaître, la correspondance de Mercy-Argenteau nous apprend que les différences des manières de voir et les antipathies de caractères entre Mesdames de France et la Dauphine n'amenèrent pas de suite l'éloignement et la froideur. A son arrivée en France la Dauphine, surtout avant le mariage -du comte de Provence, se trouvant sans un cercle de femmes, s'abandonna à ses tantes, se confia sans réserve, embrassa un peu étourdiment les haines de ce monde, répéta les propos indiscrets, et parfois un peu gais, des quatre sœurs contre la favorite, s'aliénant ainsi l'affection du Roi. Ce ne fut guère qu'en 1773 que Marie-Antoinette, éclairée et mise en garde contre les imprudences que Mesdames tantes lui faisaient commettre, se déroba à leur tyrannie, à leur petit despotisme : révolte dont les vieilles filles se vengèrent en cherchant à créer une grande situation à la comtesse de Provence.

Marie-Antoinette avait-elle mieux à attendre des autres femmes de la famille ? Madame Élisabeth n'était encore qu'une enfant. Madame Clotilde était entraînée vers une amie de son âge. File était poussée vers la Dauphine par cette loi des contraires, qui est 'souvent la loi des sympathies : calme, lente, paresseuse, elle se rapprochait instinctivement de cette gaieté vive dont elle aimait le coup de fouet et l'aiguillon. Malheureusement, madame de Marsan était là qui la retenait[8].

Le triomphe de Marie-Antoinette avait été complet et de premier coup sur le plus jeune de ses beaux-frères, le comte d'Artois. Plus jeune encore que la Dauphine, sortant de l'enfance, le comte d'Artois annonçait déjà le vrai modèle d'un prince français. Déjà il réalisait les traits d'un héros de chevalerie, et c'est demain que le monde le surnommera Galaor. Il avait les grâces de sa belle-sœur, ses goûts, ses aspirations. Il commençait la vie, il courait comme elle au plaisir, et, dès l'arrivée de la femme de son frère, quel ménage d'amusements, d'illusions, de confidences et de badinages font ces deux enfants qui semblent les princes de la jeunesse[9] ! Et quelles fêtes plus tard ! et quels deux grands enfants ! Comme la Reine retrouvera son imagination et son rire de Dauphine pour dessiner, de moitié avec le prince de Ligne, le scenario des réjouissances qui célèbrent la convalescence du comte d'Artois ! Voyez l'amusement, l'enfance et la folie de ces jeux : le convalescent tenu de force sur un trône par le duc de Polignac et Esterhazy masqués en Amours, et lui montrant son portrait fait à la diable avec cette devise : Vive Monseigneur le comte d'Artois ! le duc de Guiche en Génie et maintenant la tête du prince ; le duc de Coigny chantant : V'là le plaisir ! V'là le plaisir ! suivi du prince de Ligne qui en porte le costume, avec deux grandes ailes semblables à celles des chérubins de paroisse. Tous chantent des couplets, avec mille témoignages grotesques de respect et d'amour, mais des couplets si fades, mais des couplets si bêtes, que le pauvre prince se démène comme un possédé sur le trône où il est garrotté, tandis qu'entourée des bergères Polignac, Guiche et Polastron, et du chevalier de l'Isle en berger avec un mouton, Marie-Antoinette, la reine, déguisée en bergère, encourage les chanteurs, l'ovation et le supplice[10] !

Le comte de Provence, moins jeune que le comte d'Artois, moins jeune surtout de cœur et d'esprit, d'un sang plus froid, d'un caractère moins ouvert, de goûts moins vifs le comte de Provence lui-même s'abandonna au charme de sa belle-sœur jusqu'à devenir son courtisan et son poète. Le comte de Provence cependant revint, après les premiers moments, à son rôle et à son masque, à la politesse mielleuse, à l'ambition sournoise. Le mariage le refroidit encore. La comtesse de Provence, celte altière princesse de Savoie, cette Junon aux sourcils noirs et arqués, cette femme au caractère italien, ainsi que s'exprime Marie-Thérèse, se prit bientôt à haïr cette femme qui plaisait à tous et qui lui avait pris la place de Dauphine de France[11]. Puis se forma le salon du comte de Provence, bien tôt le salon de Monsieur, ce salon de bouderie, de pédanterie et de doctrine, cette académie de lettres, de sciences, de droit politique, qui, chaque jour, alla se séparant davantage de la cour de Marie-Antoinette.

Tels sont les entours de la Dauphine, ses nouvelles tantes, ses nouvelles sœurs, ses nouveaux frères. Son mari remplacera-t-il toutes les affections qui lui manquent ? Dédommagera-t-il la princesse des animosités qui l'entourent ? Donnera-t-il l'amour à l'épouse ? Non.

Il se rencontre parfois, à la fin des races royales, des cœurs pauvres, des tempéraments tardifs, en qui la nature semble faire montre de sa lassitude. Le Dauphin était de ces hommes auxquels les tourments de la passion et les sollicitations du tempérament sont longtemps refusés, et qui, portant comme une honte la conscience de ces lenteurs, se dérobent brusquement à l'amour en humiliant la femme. Peut-être aussi y avait-il dans ce malheur du Dauphin plus encore l'influence de l'éducation que l'injustice de la nature.

Cette froideur, ce silence des passions, de la jeunesse, du sexe, cette imagination réduite, ces malaises et ces défaillances d'un Bourbon de dix-huit ans, ce mari, cet homme, n'étaient-ils pas, en effet, l'œuvre, le crime d'un gouverneur choisi par l'imprévoyante piété du Dauphin, père de Louis XVI ?

Ce gouverneur était Monseigneur Antoine-Paul-Jacques de Quélen, chef des nom et armes des anciens seigneurs de la châtellenie de Quélen, en haute Bretagne ; juveigneur des comtes de Porhoët, pair de France, prince de Carency, comte de Quélen et du Broutay, marquis de Saint-Mégrin, de Callonges et d'Archiac, vicomte de Calvignac, baron des anciennes et hautes baronnies de Tonneins, Gratte-loup, Villeton, la Gruère et Picornet, seigneur de Larnagol et Talcoimur, vidame, chevalier et avoué de Sarlac, haut baron de Guienne, second baron de Quercy[12] ; en un mot, et par là-dessus, le duc de la Vauguyon, sire un peu neuf malgré tous ses titres, auquel l'orgueil d'une alliance avec les Saint-Mégrin avait tourné la tête. Son pauvre esprit s'était abîmé dans l'étiquette ; et, ne saisissant de la grandeur que l'importance, de la hauteur que la brusquerie, n'attrapant les choses que par le grossier et le désagréable, il avait élevé le jeune prince à son école, aux leçons de sa dignité brutale et de sa maussaderie bourrue. Pour le reste, pour l'enseignement large qui commence un roi et prépare un règne, pour l'étude des besoins nouveaux, pour le niveau de la pensée du prince avec cette pensée de la France qui renouvelle la France à toutes les cinquantaines d'années. qu'attendre d'un homme dont le plus haut travail était de discuter son menu avec son maitre d'hôtel[13] ? Rien, chez M. de la Vauguyon, du sage préceptorat des hommes d'Église du siècle de Louis XIV, rien de leur sage conduite de l'humanité des princes, rien de cet apprentissage social, de cette semence des vertus aimables, de cet agrandissement et de cet encouragement des facultés tendres, de cette éducation de la grâce et de l'esprit. M. de la Vauguyon était bien pis qu'insuffisant à une pareille tâche : c'était un dévot, niais de la plus petite et de la plus étroite dévotion, de cette dévotion fatale aux monarchies, qui, dispensant le roi de ses devoirs et le mari de ses droits, fait 'les Louis XIII et les Louis XVI. Tapage, saillies, bouillonnements, rébellions, feu de l'humeur, premières et vives promesses du caractère et du tempérament, annonces de l'homme que grondent en souriant les pères, tout avait été dompté, réprimé, refoulé, comme des menaces, par l'impitoyable gouverneur. M. de la Vauguyon n'avait rien permis de l'enfance à cet enfant. Par la discipline, par les pratiques, par les livres ascétiques, il l'avait mené, presque sans effort, à ce renoncement, à cette passivité, à ces vertus d'anéantissement et de mort auxquelles les saints Jérôme convient le siècle ; et de cette discipline, de ce châtiment de sa pensée et de sa chair, de cette éducation de pénitence, des mains de ce maître sans sagesse, le jeune homme était arrivé tout à coup au mariage, effarouché, troublé de répugnances et comme de vœux secrets, inhabile à l'amour, presque hostile à la femme.

M. de la Vauguyon ne voulait point abandonner son œuvre : il traversait le jeune ménage, et son ombre, en passant, rompait le tête-à-tête. Animé contre M. de Choiseul par le refus de la place de son beau-père, le duc de Béthune, chef du conseil des finances[14], il luttait contre les yeux et le cœur du Dauphin, il retardait l'épanchement et la confiance des époux. Il se démenait dans ces intrigues, dans ces complots honteux, dans ces achats des inspecteurs des bâtiments qui, à Fontainebleau, éloignaient l'appartement du Dauphin de l'appartement de la Dauphine. Il s'oubliait jusqu'aux espionnages, semant les rapports, dénonçant à Louis XV les lectures du Dauphin ; et il poussait si loin la basse surveillance que la Dauphine finissait par dire à l'ancien gouverneur de son mari : Monsieur le Duc, Monsieur le Dauphin est d'un âge à n'avoir plus besoin de gouverneur, et moi je n'ai pas besoin d'espion ; je vous prie de ne pas reparaître devant moi[15].

A ce cœur du Dauphin, à ce cœur fermé, élevé à vivre en lui et sans se répandre, opposez un cœur qui ne se suffit pas et se donne aux autres, un cœur qui s'élance, se livre, se prodigue, une jeune fille allant, les bras ouverts à la vie, avide d'aimer et d'être aimée : c'est la Dauphine.

La Dauphine aimait toutes les choses qui bercent et conseillent la rêverie, toutes les joies qui parlent aux jeunes femmes et distraient les jeunes souveraines : les retraites familières où l'amitié s'épanche, les causeries intimes où l'esprit s'abandonne, et la nature, cette amie, et les bois, ces confidents, et la campagne et l'horizon où le regard et la pensée se perdent, et les fleurs, et leur fête éternelle.

Par un contraste singulier, et cependant moins rare dans son sexe qu'on ne croirait, la gaieté couvre ce fond ému, presque mélancolique de la Dauphine. C'est une gaieté folle, légère, pétulante, qui va, vient et remplit tout Versailles de mouvement et de vie. La mobilité, la naïveté, l'étourderie, l'expansion, l'espièglerie, la Dauphine promène et répand tout autour d'elle en courant, le tapage de ses mille grâces. La jeunesse et l'enfance, tout se mêle en elle pour séduire, tout s'allie contre l'étiquette, tout plaît dans cette princesse, la plus adorable, la plus femme, si l'on peut dire, de toutes les femmes de la cour. Et toujours sautante et voltigeante, passant comme une chanson, comme un éclair, sans souci de sa queue ni de ses dames d'honneur, elle ne marche pas, elle court. Embrasse-t- elle les gens ? elle leur saute à la tête ; rit-elle en loge royale de la bonne figure de Préville ? elle éclate, au grand scandale des gaietés royales qui daignent sourire ; et parle-t-elle ? elle rit !

Quelle éducation différente de ces deux jeunes gens que la politique devait unir ! M. de la Vauguyon avait été l'instituteur du duc de Berry, l'abbé de Vermond avait fait et continuait à faire l'éducation de Marie-Antoinette. Sans doute, l'abbé de Vermond avait façonné une Française dans l'archiduchesse d'Autriche ; il ne lui avait pas seulement appris notre langue et ses délicatesses : il lui avait révélé nos mœurs jusqu'en leurs nuances, nos usages jusqu'en leurs manies, nos façons de penser et de goûter jusque dans les riens de la pensée et du goût, notre génie jusque dans le sous-entendu, toutes les choses de la France enfin dans le plus secret de leur pratique ; mais aussi il lui avait enseigné. ce rire.

L'Église avait été touchée du mal du siècle. Hors quelques grands et austères caractères fermés et debout dans la contagion et la corruption, toutes les capacités, toutes les lumières, toutes les intelligences du clergé avaient été gagnées à ce scepticisme, à ces affiches de dédain et de mépris pour le grand et le respecté, à cette irrévérence et à cette ironie qui est le cœur du dix-huitième siècle, de Dubois à Figaro. Au-dessus du malheur des mœurs particulières, il s'était fait comme une température morale de la nation plus malheureuse encore, une atmosphère de persiflage, de paradoxe, de légèreté, dont l'ordre du clergé n'avait pas été le dernier à subir l'influence. Railler la raison était devenu la raison de la France, railler l'État était devenu le signe des hommes d'État, railler la règle devint le ton des hommes d'Église. Poussé par ses habitudes de salon au premier feu et à la place d'honneur de la causerie, brillant et écouté, abandonnant la chaire et l'éloquence pour les prédications du coin du feu, le jeune clergé, les coudes arrondis sur les bras d'un fauteuil de bois doré, enseignait aux femmes, penchées vers le sermon, à ne point s'incliner devant les grands mots, à ne prendre au sérieux que le moins possible de choses, à faire un débarras des préjugés, à se venger de la vie en riant, à tout punir par le ridicule, à tout supputer par l'esprit. L'esprit ! voilà ce que le jeune clergé entretenait et, ravissait, chez les femmes, avec l'onction d'hommes d'Église et le sel d'hommes d'esprit. C'était à l'esprit des femmes que le clergé frappait, les engageant à se dérober à leurs charges et à fuir leurs ennuis, diminuant en un mot la théorie du devoir. Ce n'était point la séduction mignarde des abbés de Pouponville, mais une séduction plus dangereuse, la séduction du plus mortel de l'esprit français, mais si bien manié qu'à Leine l'an sentait sous le coup la plaie et la ruine.

Parmi ces maîtres de la femme, et de la société par la femme, dans ce grand parti du clergé qui s'appelait lui-même le clergé à grandes mœurs[16], le parti des abbés de Balivière, des abbés d'Espagnac, des abbés Delille, de tous ces instituteurs de médisance et d'irrespect qui commençaient entre deux portes de salon l'œuvre des États généraux, l'abbé de Vermond avait le prunier rang. Il était un parfait persifleur, avec un sourire qui ne croyait à rien, les lèvres minces, l'œil perçant[17] et comme mordant ; un des plus méchants, un des pies aimables parmi ces abbés badins, à l'écorce philosophe, qui, logés dans la monarchie, faisaient tout autour un feu de joie des religions de la monarchie, sans songer à l'incendie[18].

Un tel précepteur eût fait bien du ravage dans une jeune fille moins bien douée que la jeune archiduchesse. Il pouvait glacer ses illusions, instruire son cœur, le mûrir et le flétrir. Mais si le cœur de Marie-Antoinette lui échappa, M. de Vermond toucha à son esprit. Il développa en elle ce germe railleur qui dormait au fond de l'enfant. Il encouragea l'archiduchesse, par l'exemple et l'applaudissement, à ces définitions, à ces épithètes, à ces petites guerres de la parole, à ce rire où elle mettait si peu d'amertume, mais qui, en France, et dans une cour où les sots ont des oreilles, devait lui faire Luit d'ennemis. Ajoutez à cela l'horreur de l'ennui, le mépris de l'étiquette, la négligence de son rôle de princesse, vous aurez tout le mal fait chez Marie-Antoinette par une éducation qui la voulait plus près de son sexe que de son rang.

Que la jeune femme souffrit, tombée soudainement de la direction de M. de Vermond, ce railleur impitoyable des puérilités de la grandeur, sous la férule de madame de Noailles, la personne de France la-plus entêtée du cérémonial français I Vainement la jeune princesse essaya de se renouveler, elle ne put y parvenir. Mais aussi madame de Noailles la soutint peu dans cette lutte contre les enseignements et le pli de toute sa jeunesse. Madame de Noailles était une femme pénétrée du respect d'elle-même, un personnage important qui ne descendait jamais à se dérider, ni à avertir sans gronder. Elle semblait véritablement une de ces mauvaises fées des contes de Fées, hargneuse et chagrine, et toujours tourmentant une pauvre princesse. Aussi, du premier mot, la Dauphine la baptisa-t-elle madame l'Étiquette[19] ; et plus tard, un jour de son règne où, étant montée à âne, elle s'était laissée tomber : Allez chercher madame de Noailles, — fit en riant Marie-Antoinette, — elle nous dira ce qu'ordonne l'étiquette quand une reine de France ne sait pas se tenir sur des ânes[20].

Le mauvais vouloir d'une autre femme contre la Dauphine servit les mécontentements de madame de Noailles. Madame de Marsan, à laquelle l'estime de la cour donnait une grande considération, était la personnification sévère et empesée des vertus du temps de Henri IV. N'ayant pu garder la fraise et le vertugadin, elle conservait le port et la roideur d'un portrait de Clouet. Il restait encore en elle un peu du sang et de l'humeur de cette Marsan fameuse qui, au temps des dragonnades, s'était fait distinguer par le zèle de la persécution. Et quels tourments de toutes les heures de Marie-Antoinette„ les sermons éternels de l'amie et de l'alliée de madame de Noailles ! Aux yeux de madame d'e Marsan, cette démascle légère et balancée de la Dauphine, c'était une démarche de courtisane ; cette mode des linons aériens, elle l'appelait un costume de théâtre cherchant à produire un irritant effet. La Dauphine levait-elle les yeux, madame de Marsan y voyait le regard exercé d'une coquette ; portait-elle les cheveux un peu libres et flottants, les cheveux d'une bacchante ! murmurait-elle : la Dauphine parlait-elle avec sa vivacité naturelle, c'était une rage de parler sans rien dire ; dans une conversation, son visage prenait-il un air de sympathie et d'intelligence, c'était un insupportable air de tout comprendre ; riait-elle avec sa gaieté d'enfant, c'était une gaieté simulée, des éclats de rire forcés[21]. Cette vieille femme soupçonnait et calomniait tout, Marie-Antoinette s'en vengeait comme elle se vengeait de madame de Noailles, sans songer que madame de Marsan était la gouvernante des sœurs du Dauphin, la confidente et l'amie de ses tantes, sans imaginer quelle censure et bientôt quelle calomnie du moindre de ses actes, de la plus indifférente de ses paroles, elle allait trouver de ce côté, à Versailles et à Marly.

 

 

 



[1] Maria Theresia und Marie-Antoinette, von Arneth. Wien., 1865.

[2] Marie-Antoinette n'avait guère que quatorze ans à l'époque de son mariage, et la petite fille qu'elle était encore se refusait à porter un corps de baleine, négligeait parfois de se laver les dents, n'aimait qu'à parler et à rire à l'oreille des jeunes dames.

[3] Correspondance secrète entre Marie-Thérèse et le comte de Mercy-Argenteau, publiée par M. d'Arneth et Geffroy. Paris, Didot, 1815, vol. I.

[4] Mémoires secrets et universels des malheurs et de la mort de la Reine de France, par Lafont d'Ausonne. Paris, 1824.

[5] Revue rétrospective, vol. I, 2e série. — Arneth donne une lettre de Marie-Antoinette à Marie-Thérèse, en date du 19 juillet 1770, lettre dans laquelle la Dauphine s'exprime en ces termes sur le compte de la favorite : Le Roi a mille bontés pour moi el je l'aime tendrement mais s'est à faire pitié la foiblesse qu'il a pour Mme du Barry qui est la plus sotte et impertinant créature qui soit imaginable, elle a joué tous les soirs avec nous à Marly elle s'est trouvé deux fois à côtés de moi mais elle ne m'a point parlé et je n'ai point tachée justement de lié conversation avec elle mais quand il le faloit je lui ai pourtant parlé..... La lettre est curieuse comme orthographe et comme témoignage de la bien incomplète connaissance de la langue française que possédait la Dauphine à son arrivée en France. (Maria-Theresia und Marie-Antoinette, von Arneth, 1865.)

[6] Mémoires de Mme Campan, vol. I.

[7] Mémoires de Mme Campan, vol. I.

[8] Mémoires de Mme Campan, vol. I.

[9] Mémoires autographes de M. le prince de Montbarey, Paris, 1826, vol. II.

[10] Fragments inédits des mémoires du prince de Ligne. La Revue nouvelle, 1846.

[11] Mémoires historiques et politiques, par Soulavie, vol. II

[12] Correspondance littéraire de Grimm, 1829, vol. VII.

[13] Maximes et pensées de Louis XVI et d'Antoinette. Hambourg, 1801.

[14] Mémoires du duc de Choiseul écrits par lui-même. Première partie, 1790.

[15] Notice d'événements remarquables et tels qu'ils parviennent à ma connaissance, par Hardy. Bibliothèque nationale, manuscrits S F 2886, 2e vol., 4 février 1772. — Voici un passage curieux d'une lettre de la Dauphine à Marie-Thérèse sur M. de la Vauguyon : Pour mon cher mari, il est changé de beaucoup et tout à son avantage. Il marque beaucoup d'amitié pour moi et même il commence à marquer de la confiance. Il n'aime certainement point M. de la Vauguyon, mais il le craint. Il lui est arrivé une singulière histoire l'autre jour. J'étais seule avec mon mari, lorsque M. de la Vauguyon approche d'un pas précipité à la porte pour écouter. Un valet de chambre qui est sot ou très-honnête homme ouvre la porte et M. le duc s'y trouve planté comme un piquet sans pouvoir reculer. Alors je fis remarquer à mon mari l'inconvénient qu'il y a de laisser écouter aux portes et il l'a très-bien pris. (Maria-Theresia und Marie-Antoinette, von Aneth, 1865.)

[16] Mémoires secrets de la République des lettres, vol. XXI.

[17] Mémoires de Weber, vol. I.

[18] Le portrait est-il un peu poussé au noir ? Mercy-Argenteau s'exprime favorablement sur le compte de l'abbé. Mais il ne faut pas oublier que l'abbé de Vermond est l'homme de Marie-Thérèse et de son ministre. Disons qu'il fut un des premiers familiers de la Reine qui émigrât.

[19] Portefeuille d'un talon rouge contenant des anecdotes geintes et secrètes de la cour de France. A Paris, de l'imprimerie du comte de Paradès.

[20] Mémoires historiques par Soulavie, vol., VI.

[21] Supplément historique et essentiel à l'état nominatif des pensions, 1789.