STEENSTRAËTE

UN DEUXIÈME CHAPITRE DE L'HISTOIRE DES FUSILIERS MARINS (10 NOVEMBRE 1914-20 JANVIER 1915)

 

— VII — DANS LE CLOAQUE.

 

 

Pour le moment d'ailleurs, au moins dans la partie que les fusiliers ont à défendre, le front somnole. A notre aile gauche seulement, l'artillerie s'est réveillée ; une fusillade nourrie claque dans l'ombre, mêlée de clameurs et de râles, et des éclats de la tornade viennent jusqu'à nous : c'est le détachement des Joyeux qui, la Maison du Passeur enlevée, pousse son attaque sur les tranchées voisines. Rude opération, menée avec un entrain endiablé par ces hommes qui avaient tant à racheter, dont l'uniforme noir semblait porter le deuil de leur honneur et qui le teignirent ce jour-là dans la pourpre du sang bavarois.

Au matin, quand la brume se dissipa, le pâle soleil de l'hiver éclaira près de nous des rangées de cadavres ennemis ; les Allemands ne tenaient plus que dans quelques boyaux où ils opposaient d'ailleurs une énergique résistance. La lutte devait continuer toute la journée et s'étendre rapidement jusqu'au confluent du canal et de l'Yser par l'entrée en scène de la 38e division d'infanterie, désireuse de mettre à profit ce succès local pour achever le nettoyage de la rive gauche. La brigade ne participait point à l'opération, qui n'embrassait que la partie du front comprise entre le fort de Knocke et l'extrémité du secteur commandé par le capitaine de frégate Geynet. Avec sa fougue ordinaire, dès qu'il avait eu vent de l'extension du mouvement, Geynet, dit l'enseigne Poisson, avait bondi jusqu'à la première ligne pour être avec ses hommes au moment de l'attaque. Mais, bien qu'il servit de renfort à l'endroit le plus exposé, il n'eut pas l'occasion d'intervenir, l'attaque n'ayant pu déboucher.

Quelque fièvre est permise à des non-combattants qui assistent d'un secteur voisin au déclenchement d'une offensive. Combien cette impatience est plus forte chez des hommes arrivés en pleine nuit sur des positions inconnues et qui, sept heures durant, ont guetté une blancheur dans l'étroite bande de ténèbres formant tout leur ciel ! Il ne pleuvait plus, en outre, et les tètes au moins avaient cessé de ruisseler, si les pieds trempaient toujours dans la boue. Et, comme pour solliciter davantage la curiosité de ces grands enfants, l'air s'était peuplé d'oiseaux prestigieux : deux ballons, un français et un prussien, et sept aéroplanes. (Commandant Geynet.) Le front de la brigade n'avait pas encore grande étendue, mais il était fort capricieux : une partie de nos tranchées étaient disposées en crochet défensif face à la Maison du Passeur, les autres s'allongeaient perpendiculairement aux premières, face à Poesele. Mais, de quelque côté qu'on le prît, le paysage restait le même, et les naïfs fusiliers, qui avaient rêvé pour cette seconde étape de leur existence militaire un horizon moins monotone que celui dont ils fatiguaient leurs yeux depuis le début de la campagne, durent éprouver une assez vive déception en se portant aux créneaux. La région du canal de l'Yser n'est pis sensiblement différente de la région dixmudoise : c'est toujours, parmi ses écharpes de brouillards marins, l'immense et basse plaine flamande décrite dans les communiqués, le même damier interminable de prairies, de betteravières et d'emblavures, quadrillé de petites haies et de blancs d'eau qui gênent les vues de l'artillerie, la même tangue grasse et grisâtre tassée entre les mêmes routes droites et surplombantes, les mêmes clochers élancés ou trapus au bout des mêmes colonnades de peupliers crispant leurs arceaux au vent du large. Nulle part on ne sent mieux le caractère ambigu de cette Flandre sensuelle et mystique, plate et illimitée, disputée entre la terre et la mer, comme entre la matière et l'esprit. A peine si, au sud de Steenstraëte, vers Hetsas, la sombre épaisseur d'un fourré rompait la monotonie du paysage : c'était le fameux bois triangulaire, tant de fois pris et perdu, où les obus avaient ouvert des trouées par lesquelles, dans les temps clairs, on apercevait, comme des minarets, les tours effilées du beffroi d'Ypres.

L'ennemi concentrant tout l'effort de son artillerie sur la partie du front menacée et se contentant de nous envoyer de temps à autre quelques volées de 77, nos Jean Gouin, déjà si peu défiants de leur nature, en profitaient pour se livrer à toutes sortes de manèges imprudents. Malgré ses avertissements, le lieutenant de vaisseau de Malherbe eut ainsi deux hommes tués coup sur coup dans sa tranchée : il leur avait suffi de lever la tête. Les Allemands tirent probablement avec fusil sur chevalet, dit de Malherbe, observation confirmée par le commandant Geynet : Les hommes sont surtout dégringolés par des officiers qui, abrités dans des fermes, tirent sur chevalet ayant des points de repère. Au total et en grande partie du fait de ces imprudences, la journée du 6 décembre nous coûta 5 tués et 14 blessés, dont l'enseigne de Cornulier-Lucinière, qu'un éclat d'obus vint frapper au poumon gauche, près de la Maison du Passeur, comme il dirigeait les travaux d'amélioration de sa tranchée. Sur ce côté seulement du secteur, l'action de l'artillerie ennemie était assez forte, en raison de l'attaque prononcée par les Joyeux. A cinq heures (lu soir, on apprenait que les derniers boyaux qui flanquaient la Maison du Passeur avaient cessé leurs convulsions. La maison nous restait,

Mais les pertes des Joyeux étaient lourdes, puisque la moitié du détachement et son chef, le lieutenant P..., atteint à l'œil par l'explosion du magasin de son fusil, demeuraient sur le carreau.

Ce n'était là d'ailleurs qu'un succès tout partiel, comme ceux que nous avions remportés, les jours précédents, au nord de la Lys et à Weindreft. Mais l'ennemi semblait avoir accusé le coup. D'un bout à l'autre du front de Belgique, son activité se ralentissait [1] et, comme notre imagination prend facilement le galop, nous le voyions déjà tout démoralisé et prêt à faire ses paquets. Les clichés photographiques de nos aviateurs ne laissaient pas soupçonner la formidable organisation des tranchées de deuxième ligue qu'il occupait devant Poesele et Bixschoote, à 4 ou 500 mètres du canal. Nous ne nous étions heurtés encore qu'aux tranchées de sa première ligne, dont quelques-unes, neutralisées par l'inondation, n'avaient même plus d'occupants : leur tracé correspondait généralement à celui des tranchées françaises, mais la brigade avait sur elles, depuis la prise de la Maison du Passeur, l'avantage d'un front rectifié et légèrement surélevé.

Encore fallait-il, avant d'aborder les tranchées ennemies, que nous pussions nous maintenir dans nos propres tranchées. A peu près inhabitables déjà, les pluies des derniers jours en avaient fait d'affreux cloaques : c'est l'égout chez soi, dit un officier. En certains endroits qui formaient poche, l'eau montait jusqu'à la ceinture. Ni puisard, ni canaux d'écoulement : les boyaux d'accès, creusés trop près et trop perpendiculairement, s'enfonçaient tout de suite entre deux talus de glaise humide, qui semblaient se resserrer à mesure qu'ils s'élevaient et produisaient sur des hommes habitués au plein air du large cette curieuse sensation d'étouffement connue sous le nom de mal des tranchées : la tête leur tournait et ils titubaient comme pris d'ébriété.

Par les soins de l'amiral, les deux compagnies au cantonnement furent occupées à tresser des fascines pour l'amélioration des boyaux d'accès et des tranchées ; mais la glaise dévorait à mesure ces planchers mobiles et il fallait continuellement les renouveler. Tout le temps que dura notre séjour à Steenstraëte, les compagnies au cantonnement n'eurent pas de besogne plus urgente, avec la réfection des passerelles et des routes et l'amélioration du réseau téléphonique, qui laissait fort à désirer jusque-là. En cas d'alerte cependant, et malgré toute la bonne volonté des hommes de liaison, comment amener à temps les réserves à travers cette zone savonneuse et justement qualifiée d'atroce par les communiqués ? Telle était la difficulté des communications que le ravitaillement en vivres des dix compagnies sur le front, commencé à six heures du soir, à Pypegaale, le 5 décembre, ne prit fin que le 8 à quatre heures du matin. Notre service de vivres est tout à fait lamentable, écrivait, le 8, l'enseigne Boissat-Mazerat. Nous touchons à peine un jour sur deux ; le reste du temps, Jean Gouin se serre la ceinture et ronchonne. Les blessés eux-mêmes ne pouvaient être évacués, tant à cause de l'intensité du feu ennemi que du mauvais état des boyaux. L'enseigne de Cornulier dut rester ainsi douze heures dans sa tranchée, complètement inondée, avant qu'on pût le conduire à l'ambulance : il n'y arriva que vers cinq heures du matin, ses vêtements et son pansement formant avec la boue une masse si compacte qu'il fallut tout couper, dit le médecin qui le soigna. Une congestion pulmonaire trop explicable emportait trois jours après ce discret et parfait officier, si étranger par certains côtés à notre temps qu'on le dirait emprunté à la légion Thébaine ou à quelque milice sacrée' du cycle arthurien : marié, de vieille souche bretonne et militaire, il garde avec ses hommes sa politesse de grand seigneur ; il est peut-être le seul officier qui ne les tutoie pas, non par hauteur, mais, au contraire, par déférence. Son verbe châtié, sa voix douce, sa piété exemplaire, le chapelet qu'il égrène au cantonnement, son bon sourire dans l'action, lui composent une physionomie à part dans cette brigade qui contient tous les spécimens de marins connus, du vieux frégaton à fauberts, paternel et brusque, à l'aspirant glabre et flegmatique de style anglais, et du patricien raffiné, héritier des traditions du grand corps, à l'officier bleu sorti du rang, strict, austère et républicain.

Si la Maison du Passeur était à nous, l'ennemi cependant gardait pied sur la rive gauche du canal[2]. Malgré tout, sa situation restait précaire. Mais nous n'étions pas nous-mêmes en meilleure posture de l'autre côté de l'eau, tant devant Poesele, où la brigade n'occupait sur la rive droite qu'une petite tête de passerelle médiocrement organisée, que devant Bixschoote, où les lignes de la ae division, sur une longueur de 500 mètres environ, débordaient à peine la berge et les maisons de Steenstraëte. Il fallait de toute nécessité élargir notre assiette et nous nous y préparions par des reconnaissances et des patrouilles nocturnes, tantôt conduites par des gradés, tantôt par des officiers, comme l'enseigne Bonnet, qui était, depuis Dixmude, un familier de ce genre d'opérations[3]. Le 7 décembre, l'enseigne Viaud poussait à son tour une reconnaissance jusqu'à la première tranchée allemande, n'y remarquait pas de fils de fer et la jugeait assez faiblement garnie[4]. C'était d'ailleurs l'impression générale rapportée par les différentes patrouilles.

Cependant l'unité de direction, essentielle dans toute organisation offensive, n'était pas encore assurée dans le secteur que nous occupions et dont une partie demeurait à la charge de l'infanterie. Les choses changèrent aussitôt que nous eûmes reçu nos renforts : le 3e bataillon du 2e régiment (commandant Mauros), qui arriva de Dixmude à Bosch-Hoek le 7 décembre à sept heures du soir, suivi d'assez près par le bataillon Conti (2e du 2e régiment), qui avait passé la nuit à Lampernisse et qui arriva le lendemain à une heure. En conséquence, le général Duchesne estima que nous pouvions étendre notre front jusqu'aux maisons nord-ouest de Steenstraëte, ces maisons exclues ; la 1re compagnie, placée en deuxième ligne, et une section de mitrailleuses furent désignées pour opérer au brun de nuit la relève des unités.

Ces dispositions étaient à peine prises que l'amiral (8 décembre) reçut avis du grand état-major d'une nouvelle répartition des troupes de la VIIIe armée : tous les éléments du 32e corps (38e et 42e divisions d'infanterie) allaient être ramenés au sud d'Ypres et remplacés par un groupement composé de la brigade navale, des 87e et 89e divisions territoriales et de la 7e division de cavalerie. Ces troupes, comme les précédentes, devaient tenir la ligne du canal entre le pont de Knocke, terminus de l'armée belge, et la passerelle, jetée à 400 mètres environ au sud du pont de Steenstraëte, où elles viendraient se souder à la gauche du 20e corps.

C'est au général Hély d'Oissel, précédemment chargé d'un détachement de corps et qui s'était révélé sous Mitry, dans le raid sur Roulers, un manœuvrier de grand style, qu'avait été confié le commandement de la nouvelle formation. La brigade, dans ce groupement, n'occupait plus le centre, mais la droite : il lui fallait donc étendre encore son front et le pousser jusqu'à la passerelle sud. Par contre, au nord, le front de défense qui lui incombait cessait de jouxter la Maison du Passeur et n'allait plus que jusqu'à la passerelle nord de Steenstraëte, cette passerelle incluse. La tête de pont de Steenstraëte sur la rive droite, par où débouche la route de Dixmude à Ypres, se trouvait ainsi dans la part de la brigade et à peu près au milieu de son front. Celui-ci n'était pas continu comme devant Poesele, où nous cédions la place à la 89e division territoriale : notre ligne formait un coude au pont de Steenstraëte pour passer sur la rive droite et, sur cette rive même, à moins d'un demi-kilomètre, elle dessinait un rentrant très marqué avec la ligne du 20e corps. En outre le terrain se bosselait quelque peu vers Bixschoote et, savamment étagé sur sa pente, à trois ou quatre cents mètres du canal[5], dont la digue seule surplombait, l'ennemi, de cette position, tenait directement sous son feu les abords de nos tranchées.

La nouvelle répartition des unités devait avoir lieu les 9 et 10 décembre. Bien qu'encore incomplète, la brigade disposait maintenant de cinq bataillons, groupés deux et demi sur le front, deux et demi au cantonnement ; l'amiral avait toujours son quartier général aux issues de Woesten. Mais le délabrement des tranchées, les pluies perpétuelles, le froid, commençaient à produire leurs effets sur les hommes, dont beaucoup étaient épuisés par leurs luttes antérieures. Les pieds gelés affluaient aux ambulances : ils étaient typiques, énormes. Le docteur Taburet, le 9 décembre, compte jusqu'à 40 malades dans une compagnie de 150 hommes. Malades, dit-il, n'est pas le mot, mais endoloris. Encore s'étonne-t-il qu'après trois jours d'immersion dans une boue glacée, quelquefois jusqu'au ventre, il n'y ait pas parmi eux plus d'affections de poitrine. La terre des Flandres semblait s'être liquéfiée : ces moëres, ces polders, péniblement gagnés sur l'eau, retournaient à leur état primitif ; la vase remontait des profondeurs. Un marin de Concarneau, qui avait remplacé ses souliers par des socques, ne parvenait à se désengluer qu'en les abandonnant[6] ; des hommes, tombés au cours des relèves ou de missions isolées, disparaissaient en quelques minutes, bus, pompés par cette terre flasque qui n'était plus qu'une énorme ventouse[7]. Nous nous y transformerons certainement en grenouilles, écrit le quatrième jour l'enseigne Boissat-Mazerat, car nous y vivons dans l'eau à mi-mollet. Ayant fait quelques reconnaissances, je suis uniformément recouvert d'une couche de 2 centimètres de boue. Il pleut, les malades sont nombreux, la sélection se fait : je crois que nos compagnies fondront d'un bon tiers... — L'action est peu intense, écrit-il encore le 11, et nous n'avons chaque jour qu'un petit nombre de tués et de blessés. Malheureusement, il y a déjà beaucoup de malades. Les compagnies fondent, dissoutes par la bronchite et la dysenterie... Les officiers ne sont pas plus épargnés que les hommes : le colonel Delage, le commandant Geynet, les capitaines Pinguet et de Malherbe, l'enseigne Poisson, même des médecins, le docteur Le Marc'hadour, le docteur Le Floch, sont atteints de gastro-entérite ; le capitaine Benoît tousse ; l'officier des équipages Bonhomet doit être évacué pour faiblesse générale[8].

L'amiral voyait ainsi se réaliser ses craintes, et les événements montraient de plus en plus comme un repos dg trois semailles ou d'un mois, loin du front, eût été nécessaire pour reconstituer la brigade. L'imminence du danger ne le permettait pas. Tout avait dû être improvisé par Foch dans cette longue course à la mer où il lui fallait gagner de vitesse les troupes allemandes qui opéraient le même mouvement d'extension et remontaient au galop vers le nord pour s'ouvrir une route sur Calais par Arras, Ypres, Dixmude ou Nieuport. Nulle part, grâce aux habiles dispositions du commandement, ces tentatives de percées ne réussissaient ou elles n'aboutissaient qu'à des gains dérisoires ; mais Foch n'avait pas trop de toutes nos poitrines pour les repousser.

La prise de possession du nouveau front des fusiliers s'était effectuée à neuf heures du soir. La 42e division d'infanterie avait encore sur place ses éléments de première ligne et les quatre batteries[9] défilées à Pypegaale et autour de Zuydschoote ; le 3e bataillon du 2e régiment (commandant Mauros) releva ces éléments dans la nuit du lendemain, et le chef d'escadron Leguineau, commandant l'artillerie de la 89e division territoriale, releva les batteries le jour suivant[10]. De son côté, l'amiral installa son état-major à Nouvelle-Campagne[11] et son quartier général à Oostvleteren, avec les ambulances de la brigade. Mais tout cela ne se fit point sans à-coups. Les éléments de la 42e division avaient emporté avec eux leur matériel de campagne, leurs levés de terrain et jusqu'au téléphone. Une nuit d'encre, sabrée de rafales et d'averses. Perdues dans les ténèbres, sans cartes, sans topos, nos compagnies, incapables de trouver leurs boyaux, demandaient à rallier, pour la nuit, la rive gauche de l'Yser protecteur. Les ordres étaient formels : Occuper tout le terrain de la rive droite en avant de Steenstraëte. Et le commandant avait répondu à ses capitaines : Exécutez les ordres. Lui-même n'était pas sans appréhension cependant. Il se comparait à un marin qui vient de prendre le quart et dont le prédécesseur a emporté le compas dans sa chambre. Puis, petit à petit, les choses s'arrangeaient : un à un les agents de liaison arrivaient et prévenaient que les relèves avaient trouvé des amorces dé tranchées, qu'on travaillait et que tout serait fait pour le mieux. Mais comment obtenir le concours de l'artillerie en cas d'attaque inopinée ? Et qu'elle parut longue à tous, cette nuit de relève, que ses rafales, sa noirceur, l'inconnu qu'elle recélait et le sentiment de notre impuissance rendaient encore plus angoissante ![12] L'ennemi, par bonheur, ne soupçonnait pas notre désarroi. Il ne bougea de la nuit et, les jours qui suivirent, il se montra d'aussi bonne composition. A peine s'il troublait par quelques volées de shrapnells l'installation du réseau téléphonique ou les travaux de réfection que faisait entreprendre l'amiral sur la route de Zuydschoote à Steenstraëte, qui n'était plus qu'un chapelet de lacs fangeux. Il s'y trouvait tout juste une petite chaussée de pierre pour piétons, large de deux mains, en dehors de laquelle on s'embourbait[13]. Or cette route était empruntée toutes les nuits par les corvées et les relèves. D'où les accidents les plus fâcheux. Je n'ai pas de chance, écrit le 12 décembre le commandant Geynet, je suis encore tombé à l'eau. Sur la demande de l'amiral, une section du génie avait été mise à sa disposition pour coopérer avec les marins à ces différentes améliorations. En même temps, l'amiral faisait remettre de l'ordre dans les unités. Le 1er et le 2e bataillon du 1er régiment, aux tranchées depuis le 5, n'avaient pu être relevés que le 10 au soir et sous une fusillade assez vive : ils étaient littéralement épuisés ; ils n'avaient même plus la force de nettoyer leurs fusils, remplis de vase et qu'un chef de bataillon déclarait provisoirement inutilisables. Des hommes pleuraient de misère[14]. Du moins, au cantonnement, quelques douceurs les attendaient : tout un assortiment de lainages, tricots, mitaines, cache-nez, chaussettes, dons de l'Ouvroir Déroulède, de l'Écho de Paris, de l'Intransigeant, qui n'arrivèrent jamais si à propos. En outre, les cantonnements étaient munis de braseros. Nouveauté appréciable. Il ne nous manque plus que des lits et des gentilles soubrettes, écrivait en plaisantant le commandant Geynet[15].

 

 

 



[1] L'ennemi n'est pas très mordant... Les Prussiens sont assez abattus. (Commandant Geynet. Lettre du 12 décembre.) Plus loin, il dit qu'ils tirent avec des obus d'exercice, ce qui semble prouver qu'ils manquent de munitions. Et le 16 : L'ennemi est de moins en moins audacieux. Mon impression est qu'il est en grande partie retiré, etc.

[2] Le communiqué du 12 dit à tort : L'ennemi a achevé d'évacuer la rive ouest du canal de l'Yser au nord de la Maison du Passeur : nous occupons cette rive.

[3] Officier très courageux, toujours prêt aux missions périlleuses. Revenu au front après une blessure, a fait, de jour, de nuit, à Dixmude comme à Steenstraëte, des reconnaissances poussées jusqu'aux avant-postes ennemis. (Texte du motif de la proposition pour la croix de la Légion d'honneur, présentée le 13 décembre 1914, par le commandant Delage.)

[4] Carnet du capitaine de M...

[5] Les Boches, de l'autre côté du canal, nous dominent un peu. Leurs tranchées en effet, ne sont pas ici, comme à Dixmude, au bord de l'eau, mais à trois ou quatre cents mètres en arrière, sur la pente douce qui descend jusqu'au canal, avec seulement quelques postes d'écoute en avant. Aussi voient-ils ce qui se passe derrière notre tranchée, et depuis trois jours j'ai déjà eu trois hommes blessés ainsi. (Enseigne D..., Impressions de guerre.)

[6] Raconté par le fusilier marin Le Merrer.

[7] Texte censuré.

[8] Mon petit Benoît tousse..., une toux mauvaise. Je lui ai mis de la ouate iodée. J'en ai un autre [officier] très chic, de Malherbe : je lui ai donné une boîte de Bengué, quand nous sommes revenus du front pour le repos. Il n'avait plus de pantalon... — Hier, j'étais très dérangé : une catastrophe bête m'arrive la nuit..., mais je suis paré ; me voici au cantonnement. Le docteur Le Marc'hadour est aussi malade de cette diarrhée-entérite. (Lettres du commandant Geynet des 12 et 13 décembre 1914.)

[9] Trois de 73, une de 90.

[10] Un groupe de 90 fut défilé à l'ouest de Pypegaale, une batterie de 90 au sud du moulin dito, deux batteries de 90 au sud du moulin de Zuydschoote. A ces éléments s'ajoutait la présence d'une batterie lourde de 120, placée à l'est de In den Cockuit-Kabaret.

[11] Auberge sur le chemin de Woesten à Zuydschoote, à 1.000 mètres au nord-est de la première de ces localités, où était installé précédemment l'état-major de la 42e division.

[12] Carnet de campagne du lieutenant de vaisseau D...

[13] Enseigne D..,. Impressions de guerre.

[14] J'en ai vu près de moi pleurer de froid et de fatigue. (Journal du fusilier Maurice Oury.)

[15] La même impression se retrouve dans une jolie lettre de Maurice Faivre du 13 décembre : 2 kilomètres de la ligne. — Une salle de ferme, du feu dans la cheminée... Des obus autour de nous, mais heureusement à l'abri de la pluie ! Enfin, nous avons été relevés, pas pour longtemps, malheureusement. Le froid devient épouvantable, parce qu'il ne gèle que la nuit, et la boue est effrayante. Le capitaine Bonelli, un type épatant, le lieutenant, le principal et moi, menons une vie de famille, et le soir, dans le manteau de la cheminée, le lieutenant nous raconte tant de bêtises et si drôlement qu'il remonte le moral, en nous donnant de ces bons fous rires qui vous font mal.