DIXMUDE

LES FUSILIERS MARINS

 

III. — EN RETRAITE.

 

 

Comment allait se faire le décrochage ?

L’opération semblait assez délicate. On se sentait épié de tous côtés par l’ennemi. L’ordre du général Cappers portait de se dégager par une marche de nuit et de gagner Aeltre, au croisement des routes de Bruges et de Thielt. Très méthodique, très précis, favorisé par les dispositions que l’amiral avait prises en vue de son exécution, le repli commença : nos convois d’abord ; puis, une demi-heure après, nos troupes, que les unités anglaises remplacèrent momentanément sur leurs positions. En traversant Gand, note le fusilier R..., nous sommes acclamés de nouveau, d’autant que quelques- uns ont pris des casques prussiens et les montrent. L’enthousiasme est indescriptible ; les dames surtout nous font fête. La douce Belgique nous avait gagé son cœur : elle ne nous le retire pas, même quand nous semblons l’abandonner. Couverts par la division anglaise, qui nous suit à deux heures de distance, nous franchissons Tronchiennes, Luchten, Méerande, Hansbeke, Bellem : une rude traite de 40 kilomètres, par un clair de lune glacé, avec des haltes de dix minutes à chaque étape. Les autos de la brigade roulaient à vide, tous les officiers, jusqu’aux plus vieux, s’étant imposé de marcher au pas de leurs hommes. Ce ne fut qu’au petit jour levé qu’on parvint à Aeltre. La brigade n’avait pas été inquiétée dans sa retraite : nous n’abandonnions rien, pas un traînard, pas une cartouche. Et tous nos morts, pieusement ensevelis par l’aumônier du 2e régiment de la brigade, M. l’abbé Le Helloco, avec l’aide du curé et du bourgmestre, dormaient depuis la veille dans le petit cimetière de Melle.

Le temps d’avaler un morceau et de se déraidir les jambes, on repartait dans la direction de Tnielt. Vingt-cinq kilomètres à s’appuyer après les 40 de la nuit, remarque dans une de ses lettres un fusilier. Et l’on dit que les marins ne sont pas de bons marcheurs ![1] Pour s’épargner les durillons, ils marchaient pieds nus, leurs souliers en bandoulière. Et il fallait encore traîner les mitrailleuses, qui n’avaient pas d’attelage. Mais Aeltre, les gâteries des habitants, le bon jus de l’étape, corsé d’un généreux tafia municipal, les avaient ragaillardis. Quel bon peuple ! dit un autre fusilier. Partout il nous accueille comme ses enfants ! La brigade touchait Thielt entre quatre et cinq heures de l’après-midi ; la division anglaise y arrivait à six, et l’on prenait aussitôt ses cantonnements d’alerte : routes barrées, grand’gardes à toutes les issues. Cinquante mille Allemands galopaient à nos trousses : s’ils ne nous rattrapèrent point à Thielt, on le dut peut-être au bourgmestre d’une des localités que nous avions traversées qui les lança sur une fausse piste. Cet héroïque mensonge lui coûta la vie et valut à nos hommes une nuit franche de repos. Pour la première fois, depuis trois jours, sur la paille des hospitalières fermes belges, ils purent dormir tout leur saoul, pioncer en double, comme ils disaient, afin de réparer les fatigues des nuitées précédentes. Un taube, au matin, troubla la fête ; mais, accueilli par une vigoureuse fusillade, le sale oiseau presque tout de suite donnait de la bande et allait s’abattre dans les lignes anglaises, à la grande joie de nos hommes. Peu après nous levions le camp dans la direction de Tourout, que nous atteignions à trois heures de l’après-midi[2]. La division anglaise devait nous quitter là pour marcher sur Roulers et, du même coup, la brigade passait sous les ordres du roi Albert, dont nous avions rejoint les avant-gardes.

L’armée belge, après son admirable retraite d’Anvers, n’avait fait que toucher Bruges et, renonçant à défendre Ostende, elle se repliait à petites marches vers l’Yser. Tous ses convois n’étaient pas encore arrivés. Pour assurer leur transport, elle avait décidé de faire front, malgré son état d’épuisement, sur une ligne ondulée s’étendant de Menin aux marais de Ghistelles ; la part des fusiliers sur ce front devait aller du bois de Vijnendaule à la gare de Cortemark. Le 14, par une pluie battante, la brigade se portait à l’ouest de Pereboom et prenait formation de rassemblement articulé, face à l’est[3]. C’était la meilleure position, et elle ne valait pas grand’chose, en raison de son excentricité. L’ennemi, qui avait fini par nous dépister, était signalé se dirigeant en masses profondes sur Cortemarck : les 6.000 hommes de la brigade, quelque héroïsme qu’ils déployassent, ne pouvaient espérer résister longtemps à des forces si disproportionnées et sur un terrain aussi difficile à organiser, sans défenses naturelles, sans couverture d’aucun côté, même vers l’ouest, où le mouvement d’extension des troupes françaises n’était pas encore terminé. Il était du devoir de l’amiral d’appeler sur ces défectuosités tactiques l’attention du quartier général belge, qui, après avoir répondu par l’ordre de tenir coûte que coûte, trop justifié en la circonstance, revint sur ses instructions et, à minuit, le 15 octobre, fit reprendre la retraite[4].

Elle ne devait plus s’arrêter qu’à l’Yser.

 

 

 



[1] Ç’avait été une des premières questions du général Pau à l’amiral : Vos hommes sont-ils bons marcheurs ? Il prévoyait qu’un repli extrêmement rapide leur serait imposé. Nos officiers cependant n’étaient pas sans quoique appréhension. Loin du danger, lisons-nous dans le cahier du docteur L. F..., le matelot, suivant l’expression, rouspète... Au début d’octobre, nous avions touché, officiers et marins, la capote bleue d'infanterie, devenue réglementaire. Les hommes endossent le havresac (non sans maugréer) et nous voilà transformés en troupiers n’ayant plus de marins que le béret et la casquette... Ce rôle de fantassins qu’on leur impose leur semble inférieur et la bonne volonté fait défaut, surtout pour les marches militaires avec capote et sac au des. Que d'éclopés, de traînards, lors de nos promenades aux environs de Paris ! Et quel contraste pour ceux qui les ont vus ensuite à l’œuvre en Belgique ! Preuve du ressort merveilleux de notre race, en particulier de nos Bretons, toujours en majorité dans la brigade.

[2] Arrivée à Thielt cinq heures soir. Cantonnés dans une caserne en construction. Encombrement. Départ de Thielt sept heures. Descendu un taube. Arrivée Thourout à trois heures. Cantonnés école communale. Instituteur flamand, six enfants, très aimable. Départ de Thourout à sept heures quarante-cinq. (Carnet de l’enseigne Gautier.) — Mardi 13 octobre. A sept heures du matin on démolit un taube à coups de feu. A huit heures, départ vers Thourout. Nous sommes suivis de près par une patrouille de uhlans. Pendant ce temps la division anglaise bat en retraite sur une route parallèle vers Roulers, dans la division d’Ypres, où une bataille était engagée. La cavalerie anglaise fait prisonnière la patrouille. Arrivée à Thourout sous la pluie battante vers cinq heures du soir. (Carnet de l’enseigne X...)

[3] Mercredi 14 octobre. Étape très courte jusqu'à Pereboom. Le reste de la brigade à Cortemarck et à Handzeme. Ordre de se préparer à l’attaque. Tranchées pour couvrir Cortemarck. Au nord nous sommes en liaison avec l'année belge ; au sud nous avons perdu tout contact avec la division anglaise qui n'est pas loin d’Ypres. (Carnet de l’enseigne X...)

[4] Dans la nuit du 14 au 15, ordre de battre en retraite. Canonnade du côté d'Ypres. A quatre heures du malin, départ. (Carnet de l'enseigne X...)