LA CHOUANNERIE

BLANCS CONTRE BLEUS (1790-1800)

 

CHAPITRE XII. — L’ODYSSÉE DE L’ARMÉE ROUGE.

 

 

QUIBERON ne modifia pas seulement le caractère de la Chouannerie morbihannaise, comme le dit le chanoine Le Falher, et la Chouannerie tout entière s'en ressentit profondément : une cassure s’est produite dans le rouage de l’insurrection, à la place essentielle de la machine, au principe de l’autorité, et qui ne sera point ou sera mal réparée. Puisaye, de l’île d’Houat où il s’est fait débarquer, où il attend l’occasion, peut passer sur le continent : le tribunal du Conseil royaliste du Morbihan l'acquittera, ouïe sa défense hautaine, et Guillemot conduira près de lui d’Andigné qui le cherche de la part de La Vieuville. Son orgueil survit à son prestige sombré dans le désastre, mais n’est pas suffisant pour lui procurer des troupes, même des gardes ; l’arrivée de d’Andigné jette la panique dans le petit état- major avec lequel il tient le couvert. Il ne retrouvera des hommes et un peu de crédit qu’en Ille-et-Vilaine, sous ces taillis du Pertre, berceau de son extraordinaire fortune. Conséquence : la Chouannerie, décapitée, reprend sa marche dispersée et cahotante d’avant la proclamation du 26 juillet. Pour commencer et sans requérir l’avis de Puisaye, les chefs morbihannais réunis à Grandchamp, vers le milieu d’août 1795, confèrent à Cadoudal le commandement en chef des forces du département. Cette soudaine élévation, qui semblait réservée à Guillemot, Georges la devait moins à ses succès militaires qu’à la maîtrise avec laquelle il venait de diriger la retraite de l’Armée rouge abandonnée par ses chefs et menacée du même sort que les royaux de Quiberon.

Boion alaouret, dillad ru,

Setu ar Saoz a'zo erru...

Bouton doré, habit rouge, voici s’en venir le Saxon, chantait-on en Bretagne au temps — pas si lointain — de la descente des Anglais à Saint-Cast. Ga nouvelle tenue écarlate de l’armée chouanne avait dû ramener sur bien des lèvres de ruraux et de citadins ce lambeau satirique de ballade populaire. Même chez les mieux disposés, une certaine réserve s’observait : si Puisaye, le fourbe Puisaye, toujours empressé et jusque sur les forteresses à marier les couleurs des deux nations, n’avait pas été secrètement acquis au duc d’York, eût-il infligé à ses troupes un pareil uniforme où l’insolent rouge britannique étouffait le blanc immaculé de l’ancienne tenue française ?

La brusque conversion de ces troupes vers l’intérieur fut un autre mystère et qui n’est pas complètement élucidé encore. Les uns veulent que ce soit Hoche qui l’ait astucieusement provoquée, et l’on ne voit pas très bien de quelle manière, sinon par le truchement de sa séduisante et cynique maîtresse, la marquise du Grégo, femme du commandant en second de l’Armée rouge, le vicomte de Pont-Bellanger, qu’elle n’avait pas suivi dans l'émigration : après deux ans de séparation, comment ces deux tourtereaux n’eussent-ils point souhaité de se rejoindre ? Il suffisait de leur en ménager les voies. C’est à quoi s’employa peut-être Hoche qui, à la nouvelle du débarquement de Tinténiac et de Lantivy, était parti précipitamment pour Vannes : il y revit peut être la petite Louise et la lança sur la piste en même temps que Grouchy et la 71e demi-brigade. Mais d’autres, avec Puisaye, reconnaissent plutôt dans la préparation et la conduite de l’affaire le procédé habituel de l’Agence royaliste qui, par un premier billet signé de La Vieuville — et dont il chaud peu que ce soit Talhouet-Bonamour ou le chevalier de Margadel qui l'ait apporté, puisque tous deux étaient des courriers de l’Agence  — et par un second plus pressant de l’abbé de Boutouilhac, lui aussi au service de l’Agence, aurait mandé à Tinténiac encore à Elven, d’avoir à se rendre d’urgence au manoir de Coëtlogon où des ordres du Roi l’attendaient. Or, il est bon de remarquer que Coëtlogon, habité par les dames de Guernisac, appartenait à l’un des chefs de l’Armée rouge et que ces dames étaient elles-mêmes de zélées correspondantes de l’abbé Brottier.

Si différentes soient les deux thèses — ou hypothèses — peut-être ne sont-elles point inconciliables ; peut-être y eut-il là une double intrigue dont les fils se raccordèrent tout naturellement à Coëtlogon, où la dame de Guernissac attendait son mari, la Grégo le sien, Joséphine de Kercadio et quelques autres jolies amazones chouan nés conviées à la fête, le piquant d’une nouvelle aventure. L’Agence royaliste et Hoche avaient le même objet qui était d’attirer l’Armée rouge loin de la presqu’île : Tinténiac, brave soldat, mais faible cœur, tomba dans le piège et, par Josselin et la Trinité-Porhoët, gagna Coëtlogon. On était au 17 juillet.

Il avait perdu un temps précieux à Josselin qui fut prise, mais dont il ne put emporter le château ; plus heureux à la Trinité-Porhoët, il avait passé sur le corps du brigadier Champaux et de ses troupes. A Coëtlogon, derrière ce rempart de longues avenues et de murs solides, il se crut en sûreté. Aussi bien avait-on tout disposé au manoir pour lui faire oublier les soucis de sa vie précaire : la tablée était nombreuse, la chair fine, les femmes jeunes, parées et brillantes. Et les gentilshommes de son état-major se retrouvaient enfin dans leur milieu, comme avant l’infâme Révolution. Il eût fallu avoir la tête solide pour ne pas la perdre un peu parmi ces élégances d’ancien régime soudain ravivées, ces décolletages, ce papillonnement, toute cette stratégie savante de la coquetterie féminine manœuvrant au mot d’ordre de l’Agence de Paris. Il ne manquait que Georges à la fête. Peut-être avait-on négligé de l’y prier ou peut-être, s’y sentant déplacé, avait-il décliné l'invitation. Tandis qu’on fleuretait au château en attendant de se mettre à table, lui, à l’écart, avec son fidèle La Vendée, cassait la croûte et bivouaquait dans le parc parmi ses Chouans. Les dames de Guernissac, malgré leur désir de renvoyer au lendemain les affaires sérieuses, s’étaient peut-être décidées à communiquer au chevalier les ordres du roi, lesquels étaient tout bonnement ceux de l’abbé Brottier : tourner délibérément le dos à Quiberon et filer rejoindre La Vieuville entre Saint-Brieuc et Saint-Malo, pour y appuyer une attaque de la flotte anglaise sur ce dernier port. Le probe historien des Insurrections de l’Ouest, Théodore Muret, veut que ce plan ait répondu aux intentions mêmes de Tinténiac, bien vite convaincu que toute diversion précise et directe sur Quiberon était impossible et qu’on ne pouvait mieux inquiéter Hoche et le contraindre à lever le siège qu’en attaquant dans les Côtes-du- Nord ; il traite de roman l’intervention, malheureusement trop réelle, des dames de Guernissac et du chevalier de La Vieuville. Encore fallait-il que le chemin fût libre sur Saint-Brieuc, et le repas n’était pas achevé qu’on entendait dans le parc des détonations et le cri : Aux armes ! C’était Crublier qui attaquait par la route de Loudéac. Sans Georges et sans Mercier, sur leurs gardes, et la charge impétueuse qu’ils menèrent contre les Bleus, la fête eût risqué de mal finir pour tous les convives. Elle n’eut d’issue fatale que pour Tinténiac qui s’était précipité au dehors dès le premier appel et qui, entraîné par son élan à la poursuite d’un grenadier fuyant d’arbre en arbre, reçut sa charge à bout portant.

Ainsi périt à la fleur de l’âge, écrira Rouget de Lisle, le chevalier de Tinténiac, officier de la valeur la plus brillante, d’une audace et d’un sang-froid que rien n’étonnait — et le seul émigré dont le peuple breton ait embaumé la mémoire dans une élégie guerrière qu’on chanta longtemps aux veillées :

Julien Cadoudal [le frère de Georges, dans les bras duquel Tinténiac était tombé] s’était retiré sous un chêne — et il pleurait amèrement, la tête inclinée, — le pauvre monsieur de Tinténiac en travers de ses genoux.

Et, quand le combat finit, vers le soir, — les Chouans s’approchèrent, jeunes et vieux, — et ils ôtaient leurs chapeaux et ils disaient ainsi : — Voilà que nous avons gagné la victoire, et il est mort, hélas !

 

Pont-Bellanger lui fut donné pour successeur et, si la petite Louise se trouvait à Coëtlogon, son artificieux génie ne dut pas être étranger à ce choix, car, avec le nouveau chef, il n’y avait pas à craindre de retour offensif vers Quiberon.

Antoine-Henry d’Amphemet, vicomte de Pont-Bellanger, était un cadet de Normandie sans fortune qui avait épousé en 1787, quand elle n’avait que quinze ans, Louise-Exupère-Charlotte du Bot du Grégo, fille du marquis du même nom et personnage sans grande moralité, mais possédant d’assez grands biens aux environs de Surzur, dans le Morbihan. De ce mariage il eut un fils, Charles, capitaine de hussards sous l’Empire ; il émigra de bonne heure, en 1791, peut-être avec le marquis, son beau-père, qui prendra part, malgré son âge avancé, à l’expédition de l’île d’Yeu. En 1794, il est à Londres où il rencontre Puisaye qui le recommande au prince de Bouillon pour les services actifs de la correspondance : pris à Saint- Briac dès sa première tentative de débarquement, relâché après la Mabilais, on le retrouve en juillet à Quiberon. Ce passé militaire assez terne ne le désignait peut-être pas pour recueillir la lourde succession de Tinténiac. ha suite de ses aventures le montrera-t-elle sous un jour plus avantageux ? Il n’y paraît guère à la façon dont, au cours de sa montée vers Saint-Brieuc, menant joyeuse vie avec son état-major dans les châteaux de la contrée, il se comportera dans les villes ouvertes, Quintin, Châtelaudren, qu’il pillera et rançonnera sans scrupule.

Ses bandes s’étaient grossies en route de celles de Keranflec’h, de Saint-Régent et de Le Gris-Duval, un des lieutenants de Le Veneur de La Roche, qui avait succédé à Boishardy dans le commandement du district de Lamballe, et elles devaient faire leur jonction un peu plus haut avec celles des trois autres divisionnaires des Côtes-du-Nord, Picot de Limoellan, dit Tape-à-Mort, Colas de La Baronnais et Baude de La Vieuville. Mais à Châtelaudren, le 14, on apprend le désastre de Quiberon ; l’Armée rouge, qui n’a cessé d’être harcelée par les colonnes républicaines et dont le conseil ne leur a échappé que de justesse, près de Quintin, au manoir de Kerigant, aura demain sur les bras toute l’armée de Hoche. Est-ce Cadoudal qui intervint alors, de lui-même ou poussé par ses Chouans, qu’il avait beau tenir à l’écart de l’état-major et dont le puritanisme s’offusquait du scandale de cette vie de galanterie et d’exactions ? Puisaye le dit et que, lassé des représentations de Georges pour le ramener à son objet, Pont-Bellanger finit par déserter secrètement — avec la caisse. Suivant une autre tradition, qui ne contredit pas d’ailleurs la précédente, l’écervelé personnage aurait été arrêté par les Chouans au moment où il s’enfuyait, condamné à mort sur place par un conseil de guerre et sauvé par Georges qui le fit évader. Le seul fait certain est celui de sa fuite nocturne pendant la retraite sur Corlay, immédiatement exigée par Georges. Pont- Bellanger et les gentilshommes de sa suite avaient fait mine de s’y résigner. Vers minuit, Rohu, qui commandait l’arrière-garde, fut prévenu par son lieutenant Coryton de l’approche d’une troupe à cheval. A son cri de qui-vive une voix répondit :

— C’est moi, mes enfants. C’est votre général, ne craignez rien. L’ennemi ne fait aucun mouvement.

C’était en effet, dit Rohu, M. de Pont-Bellanger, notre général, qui, sans s’arrêter, traversa la route derrière nous et disparut avec son état-major, nous abandonnant en présence de l’ennemi.

Bon débarras, dut penser Georges. On suit quelque temps encore Pont-Bellanger, au manoir de Bossény d’abord, chez Le Gris-Duval, où, dans la nuit du 3 août, ses sentinelles sont désarmées, Salomon de Lorgeril tué, lui-même laissé pour mort, puis à Saint-Méen, en Ille-et-Vilaine, où il guérit et où ses traces se perdent. Mais sa femme les retrouvera, prétendent les informés, et fournira au général Hoche toutes les précisions nécessaires pour le cerner quelques mois plus tard (25 mars 1796) à Médréac, canton de Montfort- la-Cane, sans qu’on sache bien s’il y tomba par surprise sous les balles des Bleus ou s’il s’offrit à elles volontairement, comme le bruit en courut. Et le dégoût, en effet, put bien l’avoir décidé à ce dernier parti. Maîtresse du général Hoche, écrivait de Brest au comte d’Artois, en 1814, le comte de Ferrières, [Louise du Grégo] osait en afficher le portrait sur son sein ; elle portait avec effronterie le costume sanglant qu’on appelait alors habit à la victime ; à Trévarez, un des châteaux de sa famille dont elle avait obtenu la restitution, Hoche venait souvent la voir de Lesneven, son quartier général, et la tradition veut que des relais de chevaux frais et vifs fussent préparés sur la route pour lui permettre d’aller toujours le galop. Est-ce de là qu’elle fit découpler sur Pont- Bellanger, rembuché à Médréac, les limiers de Bonté, un ancien aide girondin de Puisaye devenu l’un des adjoints de Hoche ? Moins d’un an après (4 brumaire an VI), cette épouse générale de tous les généraux amateurs, comme l’appelle pittoresquement un rapport de Bosquet à l’administration du Morbihan, convolait en justes noces avec l’exécuteur présumé de son mari.

Pendant ce temps, Georges conduisait la retraite. Elle fut un chef-d’œuvre, peut-être son chef-d’œuvre, car les grandes rencontres, les batailles en lignes déployées ne lui réussiront guère et il sera, par excellence, le stratège des bonds foudroyants et des replis pareils à des évanouissements.

Mais ici c’est autre chose : trente lieues à couvrir, tout un département et la moitié d’un autre à faire traverser par quatre mille hommes désorientés, découragés, qui se sont hâtés de jeter dans les buissons et les roseaux leur maudite défroque écarlate, et talonnés en outre par les Bleus, dénoncés par les municipalités, importuns même à leurs amis de la veille que la défaite a retournés, telle est la complexe équation à résoudre et qui demande les facultés d’un nouveau Xénophon. Mais Georges n’est point troublé par sa difficulté. En échange de l'obéissance passive qu’il a fait jurer à ses hommes, il s’est engagé sur son honneur de chrétien à les ramener tous au pays — et il tiendra parole. Trois jours lui suivront : dès Cléguérec, ils commencent à se sentir chez eux. Une partie de la longue colonne s’égaye, sur son ordre, par les landes, les chemins de labour, vers les fermes blotties dans les creux, où elle se mottera jusqu’au signal du prochain rassemblement. A Moustoir-Locminé, dislocation générale. Seuls resteront avec lui, autour de lui, ceux qui ne pouvaient pas rentrer chez eux, soit parce qu’ils n’avaient pas de moyens d’existence ou que le lieu de leurs domiciles fût occupé par les troupes républicaines (Rohu) : des loges sous les taillis, des caches dans des maisons de confiance, leur ont été apprêtées ; les guinées anglaises épuisées et en attendant que Georges en reçoive de nouvelles par d’Allègre, qui est parti pour Londres, ou par Mercier La Vendée, qu’il a envoyé prendre les instructions du comte d’Artois, débarqué à l'île d’Yeu avec le troisième échelon du corps expéditionnaire primitivement destiné à Quiberon, on réglera les fournisseurs au moyen de ces étranges bons payables quand il y aura de l'argent dont se contentait la candeur d’un peuple étranger à tout esprit de mercantilisme et que le dernier prodige de Georges, cette retraite si difficile opérée en trois jours, sans aucune perte d’hommes, avait achevé de lui assujettir.