HISTOIRE DES PERSES

LIVRE SIXIÈME. — LES ARSACIDES. SIXIÈME FORMATION DE L'IRAN.

CHAPITRE PREMIER. — L'IRAN APRÈS LA MORT D'ALEXANDRE.

 

 

L'empire perse avait atteint sous Alexandre le plus grand développement territorial qu'il ait jamais obtenu. Il s'étendait depuis la vallée de Kashmyr et le cours du Soutledje d'une part, jusqu'à l'extrémité du Péloponnèse et au désert libyen de l'autre, confinant aux nations scythes du nord de la Caspienne et aux peuples riverains du Danube ; il bordait aussi, depuis l'embouchure de l'Indus, les côtes de l'Océan, celles de la mer Persique et l'extrémité nord de la mer Ronge. C'était beaucoup ; mais pour peu que l'on ait suivi avec attention la marche de cette histoire, ce n'était que la conséquence logique du rôle joué par l'Iran dans les affaires du monde. Alexandre n'avait fait que réaliser ce qui devait nécessairement se produire ; il avait servi et non pas forcé la nature des évènements.

Dans l'immense extension de la sixième formation de l'empire, on peut observer sans doute que les habitants des points extrêmes présentent entre eux des différences assez fortes. Le citoyen d'Argos et l'homme de l'Hindou-Kousch n'ont pas beaucoup plus de rapports ni de ressemblance que le cavalier des bords du Danube et l'Orite du Beloutjistan. Cependant, des nuances intermédiaires insensibles s'étendent de l'un à l'autre et les rapprochent à leur insu. La civilisation sémitique s'est accordée d'une part avec l'esprit iranien auquel elle a beaucoup prêté, de l'autre avec l'esprit grec qu'elle a formé et élevé. Par le premier, elle est venue en contact avec les notions indiennes ; par le second, elle a gardé la possibilité de s'intéresser aux œuvres intellectuelles de l'Hellade, et les rapports politiques devenant chaque jour plus étroits sous les Achéménides, pour arriver sous Alexandre à s'unifier, il est arrivé que dans ce vaste État tous les hommes doués de quelque ouverture d'esprit ont eu à la fois dans leur cerveau des lueurs de ce qui se pensait sur l'Indus et de ce qui s'enseignait sur les rives du Céphise, avec toutes les variantes intermédiaires.

L'empire s'est trouvé ainsi représenter un milieu très-favorable à la communication et à la propagation des idées. On évoque assez exactement les personnalités des innombrables éclectiques qui devaient l'habiter.

Les grandes affaires de ce centre avaient toujours été déterminées par des causes morales dont la nature est importante à observer. Par la première conquête assyrienne, celle qui avait renversé l'empire des Djemshydites, les religions de l'Asie Mineure avaient été portées jusqu'aux régions éloignées de l'Iran oriental. Les guerres de la délivrance sous Férydoun-Phraortes avaient réagi contre les doctrines occidentales, relevé la liberté de conscience, donné la haute main au système féodal sur le système unitaire. C'était une réaction. Cyrus avait, d'une part, confirmé ce mouvement en étendant son cercle de conquêtes aussi loin qu'il pouvait aller ; mais précisément parce qu'il avait fait atteindre la limite extrême au système national, en avait épuisé la force, et les Achéménides cherchèrent et trouvèrent une transaction qui permit aux dogmes sémitiques de regagner quelque peu du terrain perdu, et de se rétablir aussi bien sous le rapport politique que sous le rapport religieux. Cependant beaucoup d'éléments hétérogènes s'étaient mêlés aux théories araméennes ; ce n'était pas impunément que depuis des siècles elles avaient vécu pêle-mêle avec les conceptions de l'Iran, de la Judée, de l'Égypte, de la Grèce. Les esprits étaient excités, curieux, tenus en haleine par la grande circulation d'idées aboutissant à ce riche milieu, et tandis que des philosophes comme Aristote devenaient les représentants des systèmes d'observation et d'empirisme déjà accrédités depuis longtemps par Hippocrate, les missionnaires bouddhistes venaient à leur tour répandre des dogmes de renoncement moral et physique qui semblent avoir été très-bien reçus. En somme, le règne d'Alexandre représente le point culminant de l'intelligence antique.

Si le conquérant avait vécu plus d'années, et laissant des fils eût fondé une dynastie, il est assez probable que l'unité territoriale se serait conservée, et, devançant l'empire romain, l'aurait remplacé. Mais les généraux successeurs du fils d'Ammon, gens de mérite et de courage, n'avaient en eux rien de divin ; ils troublèrent l'œuvre politique, mais ne purent détruire l'œuvre morale. La fusion déjà parfaite ne se défit pas. Le monde araméen et le monde grec, bien soudés l'un à l'autre, restèrent unis au monde indien et à l'Égypte ; pourtant les territoires, je le dis encore, se séparèrent ; et avec les violences et les ravages de guerres qui, n'étant que des déchirements dynastiques, n'avaient plus rien de nécessaire ni de fécond, arriva cette barbarie, fille des civilisations poussées à l'extrême, la pire des barbaries, semblable aux mauvais déportements de la vieillesse.

Les provinces assyriennes, la Grèce et les territoires réunis autour d'Alexandrie ne se tirèrent pas de ce bourbier ; mais les provinces iraniennes du nord-est, séjour de races fortes dont le sang était constamment rajeuni par des infusions scythiques, ne devaient pas y rester ; elles avaient droit à une renaissance, et c'est ainsi qu'elles purent reprendre et continuer l'œuvre de la réaction jadis dirigée contre le trône des Achéménides, et maintenir au milieu du désordre général l'antique et nécessaire monument d'un empire perse représentant, dans l'univers d'alors les notions de liberté légale et personnelle que ni la Grèce ni Rome ne connaissaient et que les théories araméennes avaient surtout à cœur d'étouffer.

Quand Alexandre fut mort, en 323, et que ses généraux, tous de taille à peu près égale et de force pareille, eurent échoué dans leurs tentatives pour se mettre d'accord, la désagrégation de l'empire s'opéra, et l'unité, si longtemps cherchée et tout à l'heure atteinte, disparut. Parce qu'elle existait dans la nature même de la civilisation d'alors, on avait cru qu'elle pouvait se fonder dans l'ordre politique et que les instincts divers avaient été réconciliés par les mœurs analogues, les intérêts contendants par une tendance commune aux avantages de la règle administrative. On s'était trompé. Les généraux, qui n'avaient pu trouver dans l'état de l'opinion publique des points d'appui suffisants pour maintenir l'établissement d'Alexandre, en rencontrèrent tant qu'ils en voulurent pour créer des États séparés.

Séleucus, devenu, après des tiraillements et des partages préliminaires, le maître définitif de la Babylonie et des provinces au delà de l'Euphrate, fut chargé, lui et sa dynastie, de représenter l'ancienne nationalité iranienne. C'était un homme d'une valeur considérable, mais Grec, mais imbu d'idées sémitiques, et ne répondant pas du tout aux besoins des provinces du nord-est. Comme je l'ai déjà remarqué plusieurs fois, celles-ci n'avaient fait que subir le régime des Achéménides. Elles avaient contribué au renversement de la lignée de Darius ; elles avaient défendu contre Alexandre leurs droits et leurs privilèges locaux mais non pas le Grand Roi ni l'administration de Suse ; elles n'étaient pas assurément faites pour se plier à la domination d'un étranger qui manquait à leurs yeux du premier et du plus indispensable des titres, la descendance iranienne. On n'aurait pu, en effet, d'aucune façon rattacher l'origine des Séleucides aux anciennes maisons royales du pays.

Cependant, avec plus ou moins de discipline et de patience, les provinces orientales restèrent sous la suzeraineté de Séleucos et de ses deux premiers successeurs pendant un espace de soixante-sept à soixante-trois ans. On a beaucoup disputé pour savoir si ce fut en 250 ou 256 que les Parthes renoncèrent à l'allégeance d'Antiochus Théos. La nature même d'une révolution de ce genre s'oppose à ce qu'il lui soit assigné une date exacte. Les fiefs de la contrée caspienne avaient toujours joui, sous les Achéménides, d'une réelle indépendance ; sous Alexandre, ils s'étaient subordonnés au Grand Roi en gardant leurs privilèges ; sous le Nicator et ses premiers successeurs, le gouvernement macédonien ne fut pas en situation de contrôler de près les allures de leurs chefs. Ceux-ci durent passer par une pente insensible de l'esprit d'indiscipline à l'esprit de révolte, et des actes d'insoumission passive à des actes de rébellion ouverte. Il est donc impossible de fixer le moment où ils se prononcèrent définitivement contre une autorité toujours médiocrement subie. Je ne chercherai pas à décider entre les dates discutées.

Les Parthes ne furent pas les seuls à rejeter la domination séleucide. Peu de temps auparavant, le satrape de la Bactriane, Théodote, avait donné l'exemple, et dans tout l'Iran proprement dit l'esprit séparatiste se prononça.

On a vu en son lieu ce que c'était que les Parthes de la Caspienne. Iraniens, mais Scythes, ils appartenaient aux plus vieilles et plus glorieuses races des âges légendaires, ils conservaient la tradition d'un rôle fort honorable joué par leurs ancêtres dans les guerres de Menoutjehr contre les nations du Nord, et elles n'avaient jamais rompu avec celles-ci et leur appartenaient par des liens de parenté fort étroits. Les auteurs occidentaux les ont même généralement considérées comme scythiques, les incorporant dans la branche des Dahæ, puissante, répandue, avoisinant d'une part les frontières de la Chine ou on la connaissait sous le nom de Ta-hia peuplant de l'autre les environs de Trébizonde où Xénophon avait vu les Taochi, et s'étendant avec les Daces dans le Caucase et même assez loin en Europe.

L'extrême diffusion d'un tel corps de tribus donne à penser qu'il ne s'agit ici ni d'une nation particulière, ni même d'une confédération, mais seulement d'un de ces groupes vaguement déterminés et que tour à tour ou à la fois on appelait Touraniens, Sakas, Scythes, Dahæ enfin, ou de tout autre nom. Ainsi je n'insisterai pas sur celui de Dahæ, qui pouvait convenir à certains égards aux Parthes, mais qui ne les particularisait pas.

Pour la raison contraire, je mettrai à l'écart la tribu des Parnes, qu'on prétend lui avoir servi de noyau. Les Parnes habitaient l'Hyrcanie. C'était un assemblage peu nombreux de familles parthes. Les Parnes ont été englobés au milieu du mouvement ; ils n'ont été ni les plus nombreux ni les plus apparents dans les événements qui suivirent l'insurrection.

Les provinces orientales se trouvaient, au moment où elles voulurent rentrer en possession d'elles-mêmes, dans une situation très-particulière. Le fond des populations n'avait pas été changé par le gouvernement d'Alexandre. C'étaient toujours, ainsi que nous l'avons vu, des groupes iraniens mêlés à des invasions scythiques, vivant côte à côte ou même très-mêlés. Les institutions féodales étaient fortes et sans contrepoids étrangers ; les familles des feudataires réclamaient pour la plupart une origine iranienne ancienne, ou bien une origine scythique nationalisée depuis longtemps. L'influence sémitique était nulle.

Au milieu de cet ensemble très-vigoureux avaient été implantées d'assez nombreuses colonies militaires macédoniennes mais, suivant le système d'Alexandre, ces postes, ces forteresses, ces cités, ne contenaient pas seulement des familles et des hommes venus à la suite des armées. On les avait tout d'abord mêlées à des indigènes. On avait imposé à tous l'armement, la tactique, les habitudes militaires des conquérants ; on en avait fait des soldats suivant la méthode nouvelle ; mais, pour le reste, on avait maintenu les institutions locales. Cette organisation devait avoir des résultats considérables.

Les Parthes comme les Bactriens s'étaient volontiers associés à des Grecs, guerriers comme eux, et dont ils apprécièrent tout d'abord l'excellente discipline en prenant part eux-mêmes aux résultats obtenus. Sous ce rapport, ils se firent Grecs. Mais, de leur côté, les colons macédoniens furent sensibles aux appâts d'une liberté assez orgueilleuse, telle que le système féodal la leur offrait. Dans leur propre pays, ils avaient vu quelque chose d'analogue. Ils firent donc autant de chemin pour se rapprocher des principes iraniens que les indigènes en firent pour s'approprier les usages grecs, et il en résulta un bon accord qui ne fut jamais troublé et qui tourna aussi bien les Grecs des colonies alexandrines contre les Séleucides que les Iraniens eux-mêmes.

Les colonies macédoniennes étaient nombreuses dans ce pays où le soulèvement des Parthes s'accomplit. On y comptait Hécatompylos, Héraclée, Apamée, Europus, et beaucoup d'autres postes, grands et petits, qui n'avaient pas été, à proprement parler, fondés par Alexandre, mais seulement pourvus d'une garnison étrangère ajoutée aux anciens habitants, et agrandis.

Je remarque parmi ces villes celle d'Apamée, dont j'ai été assez heureux pour retrouver l'emplacement et les restes à quelques lieues au nord-est de Téhéran. Isidore de Charax, dans la mention qu'il fait de cette cité, la place à quelques parasanges de Rey ou Rhagès, sur la route du nord. En suivant cette indication, on trouve en effet, à l'endroit indiqué, au pied de l'escarpement septentrional d'une des dernières chaînes de l'Elbourz, un mamelon assez élevé et très-pierreux que surmontent les ruines d'une tour appelée, d'après la couleur des pierres employées à sa construction, Sourkh-Hessar ou le Château Rouge. A l'entour s'étendent des fondations à fleur de terre, où l'on discerne avec facilité le tracé, la direction des rues et la forme des habitations. Il n'y a pas à douter que ce ne soit Apamée.

Une légende attachée à ce lieu assure qu'un serpent d'une grosseur extraordinaire se montre quelquefois dans les débris de la tour.

En Bactriane, les colonies étaient plus nombreuses encore, par conséquent l'influence grecque y domina au premier moment de l'insurrection. Ce fut le gouverneur grec lui-même qui se mit à la tête du mouvement et fonda une dynastie locale. Cependant, comme il ne représentait que très-imparfaitement l'esprit du pays, il ne réussit pas à faire accepter longtemps la suprématie de ses compatriotes, qui rentra bientôt à la place subordonnée qui lui convenait.

Les Orientaux exposent à leur manière la façon dont se forma l'opposition aux Séleucides et la légitimité de cette résistance.

Alexandre, disent-ils, après s'être rendu maitre de la totalité de l'empire, se vit entouré d'un très-grand nombre de rois et de chefs, anciens feudataires de son prédécesseur. Il fut embarrassé de ce qu'il en devait faire. D'une part il estimait cruel et injuste de les mettre à mort. D'autre part il ne se dissimulait pas que les laisser libres au milieu de leurs sujets, c'était préparer des intrigues, des inspirations et des révoltes aussi dangereuses pour lui que pour ses héritiers.

Il consulta Aristote, et d'après l'avis de ce philosophe, la sagesse incarnée, il donna à chacun des princes, au nombre de quatre-vingt-dix et plus, une fief particulier où chacun fut constitué maitre absolu, sauf hommage à sa suzeraineté. Il compta sur l'exiguïté de chaque domaine concédé et sur les jalousies mutuelles des feudataires pour empêcher les coalitions dangereuses. Les chroniqueurs remarquent que les territoires ainsi morcelés n'embrassèrent pas la totalité de l'empire. Ils s'étendaient seulement au nord des rives du Tigre à celles du Djyhoun, et au sud ne dépassaient pas le pays d' Ispahan ; autrement dit elles renfermaient une partie des deux Araghs, englobaient le Kerman, le Mekran, le Seystan, la Bactriane, la Sogdiane, le Khoraçan, et surtout la chaîne entière de l'Elbourz, avec Rhagès d'une part et les rives caspiennes de l'autre. C'était l'Iran par excellence, la contrée qui avait toujours considéré les Achéménides d'assez mauvais œil. On a déjà vu que ce tableau est exact en général.

La série des insurrections iraniennes contre les Séleucides commença par la Bactriane. Théodote ou Diodote prit les armes, et réussit à se maintenir indépendant et à jeter les fondements d'un royaume particulier. L'éloignement où il était du centre de l'empire fit réussir cette entreprise. Diodote avait d'ailleurs de grandes ressources à sa disposition : son pays était riche, les colonies macédoniennes y étaient puissantes et partageaient évidemment les sentiments des indigènes. Issus de mariages avec des femmes du pays, les Grecs de la Bactriane en étaient d'ailleurs à la deuxième ou troisième génération d'unions mixtes.

Peu de temps après, Arsace, de la race d'Ashek, se révolta à son tour et refusa toute allégeance à Phéréclès ou Agathoclès, satrape des provinces orientales pour Antiochus Théos. On a raconté que ce chef avait été personnellement insulté par le gouverneur séleucide. Mais Trogue-Pompée, dont les renseignements sont infiniment à préférer à ceux des autres auteurs occidentaux, ne met pas Arsace en contact direct avec un gouverneur général des territoires transeuphratiens, qui en effet n'aurait jamais eu l'idée de résider dans une contrée aussi lointaine que l'Hyrcanie, où était établie la famille arsacide. Il dit que la querelle arriva entre Arsace et le gouverneur local, Andragoras, et que celui-ci fut tué.

Cette idée se rapproche beaucoup de celle des historiens asiatiques. Ils rapportent que le gouverneur macédonien Antédjesh, dont le nom ressemble assez à celui d'Andragoras, avait voulu exiger des feudataires parthes plus qu'ils ne devaient aux termes des institutions d'Alexandre, et avait cherché à établir une sujétion parfaite au lieu de l'allégeance et du devoir féodal. C'eût été imposer aux Parthes une situation trop nouvelle. Ils se soulevèrent avec tous les princes du nord et de l'est menacés du même danger. Le plus habile et le plus brave se trouva être Ashkan ou Arsace. Il marcha avec ses alliés contre Antédjesh, le battit et le mit à mort.

Après la victoire, les princes ne voulurent plus reconnaître, même dans la forme, la suzeraineté du Séleucide. Ils restèrent en armes. Ashkan fut maintenu dans son commandement ; mais, renouvelant ici la fameuse délibération des seigneurs perses, après le meurtre du faux Smerdis, sur la forme de gouvernement à admettre, les confédérés ne voulurent pas cette fois de la monarchie pure, et ils inaugurèrent le premier modèle de la république polonaise. On décida que le roi, le Grand Roi, ne serait que le premier entre ses pairs ; qu'il aurait pour unique prérogative d'inscrire son nom avant celui des autres princes en tête des actes publics. En cas de mort, il ne pourrait que proposer un membre de sa famille pour lui succéder ; mais les feudataires, les chefs militaires et les prêtres mazdéens réunis en parlement auraient seuls le droit de décider de la validité de j'élection. Hors du temps de guerre, le suzerain ne pourrait rien ordonner que dans ses propres domaines, et ses feudataires ne lui devraient ni tributs ni impôts. A ces conditions, l'Arsacide reconnu comme chef suprême établit sa capitale à Rhagès, c'est-à-dire dans son territoire, et le nom du gouvernement fut tel que sa constitution le déterminait ; on l'appela Gouvernement des rois des nations iraniennes, Seltenet-è-molouk-è-tewayf.

Cette partie de la tradition asiatique s'analyse facilement. Les feudataires profitaient des circonstances pour restaurer dans toute son étendue et même pour exagérer l'ancien système politique de la race. Comme les Séleucides étaient étrangers, on ne se contentait pas d'imposer un frein à leur esprit d'entreprise, ainsi que cela avait eu lieu à l'égard de quelques rois, on les chassait, et la guerre allait se poursuivre entre eux jusqu'à ce qu'on leur eût arraché tout ce qu'on put leur prendre des anciens pays de conquête. Mais on doit remarquer que les Parthes ne touchèrent point à la situation acquise des Grecs ou des descendants des Grecs domiciliés au milieu d'eux. Bien au contraire, ils ne manquèrent jamais une occasion de se dire leurs amis et de leur témoigner la sympathie la plus active. Ils n'en voulaient qu'aux Séleucides et nullement au nom ni aux institutions macédoniennes.

Je viens de dire que la première capitale de la féodalité parthe avait été Rhagès. C'est en effet l'opinion de plusieurs des Chroniques en prose. Mais le Koush-nameh prétend, et sur ce point il parait en effet mieux instruit, que le premier établissement eut lieu à Damghan, dans le Khoraçan. C'est indiquer Hécatompylos. L'auteur du poème que je cite ajoute que toute la Montagne était peuplée de Grecs et que les habitants indigènes avaient complètement adopté les usages helléniques. C'est peut-être beaucoup dire ; mais le fond doit être exact, et le soin que prirent constamment les rois nouveaux de se concilier l'affection des Grecs domiciliés prouve que ceux-ci pesaient d'un grand poids dans la balance politique.

Ce fait se manifeste encore d'une autre façon. Lorsque les Séleucides, qui tenaient leur titre d'Alexandre ou se prétendaient du moins les héritiers légitimes du conquérant, et qui par conséquent ne pouvaient discuter la valeur de ses institutions, prétendirent attaquer les droits des feudataires, ceux-ci firent valoir des considérations de nature à faire réfléchir les usurpateurs. Ils se mirent à couvert non pas sous l'antiquité de leur possession, car on aurait pu leur répondre que celle-ci était périmée par le fait de la conquête ; mais ils s'attachèrent à la reconnaissance de cette possession par Alexandre lui-même. Ils ne prétendirent dater que de là, et il faut avouer que sur ce terrain ils étaient inattaquables. Les Séleucides, passant outre, en appelèrent aux armes. Ils eurent le dessous. Le droit maintenu marcha en avant pour relever plus haut encore ses heureux possesseurs, et comme on avait gagné la première partie au nom d'Alexandre, qu'on ne voulait pas se brouiller avec les habitants guerriers des colonies, et qu'enfin on aimait cette grande mémoire qui tenait encore toutes les imaginations en feu, on continua jusqu'à la fin à se réclamer constamment du fils de Philippe.          

Ce ne furent pas seulement les Grecs asiatiques qui furent frappés de ce langage. Les effets n'en agirent pas uniquement sur eux. De ce côté il n'excitait que satisfaction, et il était naturel que tout habitant des provinces issu d'un vieux soldat de l'agéma ou de la phalange, ou même d'un ancien mercenaire, ou encore d'un cavalier indigène incorporé dans les épigones de Peukestas, entendît avec beaucoup d'orgueil célébrer le nom et la gloire du Grand Roi. Mais il n'en pouvait pas être et il n'en fut pas de même au sein des populations mèdes, perses, susiennes. La tourbe des grandes villes comme Ecbatane, Babylone, Persépolis, et plus tard Séleucie, n'éprouvait pas le même charme. Elles étaient toutes remplies encore des souvenirs de l'ancien gouvernement achéménide, et détestaient celui des Grecs, des étrangers amenés par la conquête, comme elles avaient détesté celui des Iraniens de race pure. Elles ne voulurent pas accepter comme des libérateurs les gens issus de ces derniers, et qui de plus se vantaient d'être les hommes du Macédonien.

Pour augmenter les répugnances, ces hommes descendus du nord étaient des guerriers orgueilleux et rudes, ambitieux et rapaces, oubliés depuis des siècles dans leurs montagnes, où  depuis les temps de la révolution contre les Assyriens, on n'avait plus entendu parler d'eux qu'à propos de la défense des frontières contre les Scythes, ou bien lorsque des ordres de Suse avaient forcé leurs contingents à se joindre aux armées royales. Quand ils reparurent, on ne vit en eux aucune trace de cette douceur de mœurs, de cette modération de caractère, indispensables dans les sociétés cultivées et amollies, de sorte que l'apparition de ces Iraniens authentiques, de ces Iraniens de la vieille roche, même dans des régions qui se prétendaient iraniennes, fut et resta considérée comme une invasion de barbares et déplorée comme un malheur public dont on chercha constamment à abréger la durée. Pour en mieux venir à bout, on prit les Parthes au mot dans leur façon de se rattacher à Alexandre, et on les accusa de n'être pas nationaux.

C'était une injustice ; les Parthes n'étaient pas hostile aux Grecs, rien de plus vrai ; mais quant à eux-mêmes, leur hellénisme était fort court. A mesure que les temps avancèrent, ils perdirent même le peu qu'ils en avaient acquis. Les divergences éclataient en tout. Il y en avait dans le culte, qui demeura iranien ; il y en avait dans les idées sociales surtout ; il y en avait davantage encore dans les mœurs. Tout l'édifice politique des Arsacides reposa sur les généalogies, et entraîna ces princes à se donner à la fois et pour des représentants légaux d'Alexandre et pour des descendants directs de la famille achéménide. Tout fut complexe dans leur situation. Ils auraient eu besoin de se concilier trop de monde. Ashek ou Arsace Ier se disait ou on le dit fils de Dara. Plusieurs écrivains persans rapportent ce fait, et les Latins semblent le confirmer en rapportant qu'Arsace fonda dans les montagnes de l'Elbourz une ville à laquelle il donna le nom de son prétendu père.

Il est douteux que personne ait cru à cette parenté. Mais l'exemple venait de loin. Tous les rois iraniens sans exception avaient dû s'accommoder de descendre de Férydoun-Phraortes, lequel descendait lui-même de Djem-Shyd. On n'opérait cet enchaînement irréprochable qu'au moyen de combinaisons fort suspectes. Alexandre se trouva pris dans ce réseau. Après les Arsacides, le système continua dans toute sa force. Ardeshyr-Babegan se rattacha tantôt à Bahman ou Xerxès, tantôt à Dara.

Je dois dire qu'en ce qui concerne les Arsacides, l'incrédulité parait avoir été assez générale pour que beaucoup de chroniqueurs en prose se croient obligés de la partager. Ferdousy n'admet pas non plus de parenté entre Ashek et Dara. Pour lui, le premier des rois arsacides est descendu d'Aresh, l'archer célèbre, et il comprend les Parthes parmi les nations de l'Elbourz d'où sont sortis les anciens rois, ce qui est tout à fait admissible.

J'ai cité, sans l'expliquer suffisamment, le titre de molouk-è-tewayf, donné aux princes confédérés sous la suprématie des Arsaces. Il appartient à la langue arabe et représente certainement une traduction des mots iraniens kshatrapa danghawo, car on a l'inscription grecque de Béhistoun, où Gotarzès prend le titre de ΣΑΤΡΑΠΗΣ ΤΩΝ ΣΑΤΡΑΠ... Je dirai en passant qu'il semble assez probable que le mot danghawo, génitif pluriel de dagyou, a dû être traduit de bonne heure chez les Grecs par le mot dahae, et qu'on a pu voir un nom particulier de nation là où il ne s'agissait que de l'expression générale, la province, le territoire.

Le mot mélek signifie en général un possesseur et par extension un gouvernant. Il ne s'applique, rigoureusement parlant, qu'à des princes d'un rang secondaire. C'était anciennement le titre donné aux dynastes arabes qui, avec des pouvoirs très-limités, gouvernaient ou plutôt jugeaient à Médine et sur différents autres points de la péninsule des sujets fort indépendants. C'est encore aujourd'hui chez les Afghans la dénomination appliquée aux chefs des fractions de tribus. Dans ce cas, ce mot ne signifie guère autre chose que magistrat, et c'est avec ce sens restreint que les premiers écrivains persans qui ont parlé des Arsacides paraissent l'avoir employé.

Myrkhond est à peu, près le seul qui ait voulu y voir autre chose. Cet auteur, aisément emphatique, traduit l'expression molouk-è-tewayf par celle de padishah-è-afag, et là où ses devanciers et la plupart de ses successeurs, n'ont vu avec raison que des chefs de tribus., il s'efforce de montrer les monarques des régions. Heureusement l'exagération du terme en prévient les mauvais effets. On trouve encore le nom de shah, équivalant à celui de kshatrapa, appliqué, par Ibn-el-Mogaffa aux rois secondaires, comme dans l'inscription de Béhistoun que j'ai citée tout à l'heure.

En somme, le terme mélek-è-tayfeb ou de molouk-è-tewayf n'emporte pas d'autre signification que celle de l''ancienne expression sanscrite viçampati, le chef, le juge des hommes. Ce n'était absolument que le magistrat héréditaire des bourgades germaniques, le graf, personnage honoré de ses subordonnés plutôt en raison de sa haute naissance que de ses mérites personnels. Il avait sous lui, d'autres chefs également héréditaires désignés par le titre de merzeban, qui à leur tour dominaient les chefs de famille de race iranienne ou scythique, lesquels gouvernaient des vassaux d'origine différente considérés comme tout à fait inférieurs au point de vue de la qualité du sang, et dès lors moins heureusement partagés quant aux droits politiques. En un mot, nous retrouvons là l'organisation primitive du vara de Djem-Shyd.

L'empire des Parthes ne s'écarta jamais de son principe qu'accidentellement ; ce n'était nullement un État unitaire, et on ne peut pas dire que ce fut une nouveauté dans l'Iran ; mais le système se trouva poussé à une grande exagération, et il en résulta beaucoup de désordres, de la faiblesse, et surtout une impopularité incomplète dans les provinces occidentales quand une fois celles-ci eurent été conquises. Elles voulaient le repos, fût-ce au prix de la servitude accoutumée, et elles ne respirèrent pas tant que la terrible domination des Arsacides se maintint.

Les populations de l'Iran sont accoutumées, de toute antiquité, à être gouvernées par de tribus militaires et, qui plus est, de race scythique, demi-sédentaires, demi-nomades, vivant dans des villages et sous les tentes. Les guerriers d'Abtyn et de Férydoun, ceux de Cyrus, les premiers Perses, je dis les Pasargades, n'étaient pas autre chose. Les Parthes se vantaient de ce genre d'existence. Après les Arabes qui renversèrent les Sassanides, issus eux-mêmes des nomades de l'Aran, d'autres Turcs, sous les Ghaznévides, sous les Mongols, sous les Seldjouks, sous les Tatars, inaugurèrent constamment des dynasties d'origine semblable. Puis après avoir obéi, sous les Séfewyehs, à des Turcs d'Ardébyl, la Perse se soumit à des Afghans, à d'autres Turcs du pays de Shyraz, et enfin le pouvoir est de nos jours aux mains des Kadjars, Turcs des environs d'Astérabad, le pays des Parthes.

Quand on voyage dans les plaines persanes, on rencontre de loin en loin les tentes noires des nomades. On est frappé de l'aspect rude et fier des hommes qui vous regardent passer ; mais l'enfant sauvage et à demi-nu cramponné au voile grossier de sa mère est aussi curieux à considérer : il sera quelque jour, par lui-même ou par ses descendants, l'héritier de Cyrus.

Ce qui n'a jamais régné en Perse, ce qui obéit toujours, ce qui reçoit toujours la loi, ce qui la recevra à jamais, c'est le citadin.

La population des villes ne saurait être ancienne, parce que les villes elles-mêmes, matériellement parlant, sont toujours jeunes. Il est rare qu'un siècle se passe sans qu'une grande calamité les visite : épidémie, tremblement de terre, guerre féroce. En temps ordinaire, les maisons les plus belles, construites en argile séchée au soleil ou en brigues à peine cuites, ont besoin d'être réparées au moins une fois l'an, et quand le propriétaire meurt, son fils va bâtir une autre résidence et n'occupe jamais le palais de son père. Il en résulte que les cités les plus récentes, les mieux soignées, sont toujours pleines de ruines : Téhéran, née d'hier et cependant extrêmement ancienne, était si déchue il y a soixante ans, qu'elle avait à peine quelques masures.

Les noms en Asie sont en quelque sorte éternels ; les formes de l'art et celles de la pensée partagent cette immortalité ; mais les choses ont inspiré à bon droit aux prophètes leur dédain pour la fragilité humaine.

Dans ces villes incessamment renouvelées, la population l'est aussi constamment. Elle se compose d'abord de la cour, soit du roi, soit du gouverneur. C'est là le noyau. Ces gens, tous tant qu'ils sont, doivent être considérés comme décastés. Sortis d'une tribu pour régner ou pour aider à régner, ils n'y rentreront jamais. Sitôt que le souverain meurt, tout change dans l'État. Les ministres, les généraux, les officiers, souvent même les soldats, certainement les innombrables domestiques, font place à d'autres et vont ailleurs chercher à vivre ; mais ils ont pris les mœurs des villes, et ils ne retournent pas dans leur tribu, sous la tente du berger ni dans la hutte du laboureur.

Une famille occupe rarement un même poste ou se maintient plus rarement encore dans la prospérité pendant deux générations. Chaque prince nouveau a ses hommes, et ceux qui quittent la cour se font marchands, écrivains, ou le plus souvent n'embrassent aucune profession, ce qui est sans inconvénient sensible dans un pays où personne ne court jamais le danger de mourir de faim.

Ainsi les domestiques, ou serviteurs, ou employés, voilà la véritable base et la source de la population des villes, et cela a été vrai de tous les temps. Mais on conçoit qu'une pareille foule ne peut pas faire un peuple. Elle est sans homogénéité : ici demeure un Isfahany, là un Shirazy, plus loin un homme du Khoraçan, là-bas une famille kurde ; celui-ci est musulman, celui-là juif, son voisin chrétien, l'homme qui l'emploie est aly-illahy, tandis que le jardinier est guèbre, Pas d'histoire commune, pas de patriotisme, pas de solidarité, une grande méfiance mutuelle et l'orgueil de l'impuissance. Voilà pourquoi on ne peut rien réaliser et pourquoi les nomades ont été, sont et seront toujours les maitres, car ils se tiennent serrés les uns contre les autres dans une même tribu, et ont autant de facilité à l'enthousiasme que les citadins à l'ironie sceptique.

Les Parthes furent donc dès le principe peu agréables aux populations urbaines, et leur gouvernement constamment militaire, revirement féodal, jaloux de maintenir tous les droits et de conserver toutes les prérogatives personnelles des nobles des tribus, choqua profondément les instincts et les intérêts des masses démocratiques. Justin exagère plutôt qu'il ne dissimule cette situation lorsqu'il rend compte de la façon dont était composée l'armée envoyée pour combattre Marc-Antoine. Sur cinquante mille cavaliers, il n'y en avait, suivant lui, que quatre cents qui fussent parthes. Tous les autres provenaient de levées faites dans les pays soumis et traitées en conséquence. Évidemment les difficultés devaient être énormes pour gouverner un pays au moyen d'un système dont ce pays ne pouvait pas vouloir. Et pourtant les villes étaient peut-être plus brillantes encore qu'à l'époque de Darius.

Les lois votées par les Parthes ne convenaient nullement à une société devenue très-complexe et très-cultivée. La peine du talion régna dans toute sa rigueur on tuait ceux qui tuaient, on blessait ceux qui blessaient ; l'apostasie était punie de mort ; cependant, à voir la grande liberté religieuse qui régnait effectivement, il est à croire que cette partie de la législation n'était pas appliquée. Les adultères subissaient des peines corporelles et des amendes au profit du mari offensé. Tout cela, convenable dans un État de société très-simple comme celui de tribus guerrières, devait déplaire dans les villes, et le document auquel j'emprunte ces détails, et qui est connu sous le nom de Lettre d'Ardeshyr-Babegan à Djenfeshah, roi du Ferschwad et du Deylem, a certainement raison de remarquer que beaucoup de délits étaient punis comme des crimes, tandis que des manquements infiniment plus graves n'étaient atteints par aucune pénalité. Ce qui était particulièrement remarqué et mis en saillie, c'est que les nobles mèdes, assyriens, susiens et autres, qui n'étaient pas d'origine iranienne ou scythique, n'avaient dans l'État aucune influence et ne jouissaient d'aucune considération. C'en était assez assurément pour rendre ces personnages à jamais hostiles au régime arsacide.

Les règnes achéménides, le grand mouvement causé par le passage d'Alexandre, avaient de beaucoup fait hausser l'opulence et redoublé l'éclat d'une civilisation entièrement épargnée. Les arts d'Assyrie s'étaient associé ceux d'Athènes, et on les pratiquait richement à Ecbatane, à Suse, à Babylone et partout. Dans la dernière de ces villes, dont les ruines couvrent aujourd'hui de si vastes espaces, a quelle profondeur ne faut-il pas creuser pour retrouver la ville assyrienne sous des couches accumulées de décombres grecs ? A fleur de terre, il n'y a guère que des débris helléniques ou hellénisés. Qu'on s'imagine si l'on peut ce qu'était devenue une opulence qui depuis tant de siècles avait toujours été s'augmentant dans ces villes magnifiques, dont la grandeur surhumaine avait quelquefois fait reculer de respect même la haine des prophètes hébreux, où toutes les populations du monde se donnaient rendez-vous, où l'Éthiopien rencontrait le Gaulois, ou le chameau du Syrien se rangeait devant l'éléphant de l'Hindou, où l'Arabe, le Carien, le Lydien, conversaient avec le Grec, où les marchands du golfe Persique échangeaient les denrées du Malabar contre celles de la Sibérie, où les palais s'enchaînaient aux palais, où les canaux immenses en grandeur, immenses en étendue, immenses en largeur, fécondaient de toutes parts les campagnes par un savant réseau d'irrigations. — Tout l'Iran ressemblait plus ou moins sous ce rapport à l'Assyrie ;

Connaissez-vous, me disait un jour un chef nomade, tel lieu ruiné entre Kaswin et Téhéran ?Non, lui dis-je, on m'assure qu'il n'y reste ni un pan de mur ni un brin d'herbe. — Autrefois, continua-t-il, il y avait là douze mille dehkans, propriétaires terriens, avec leurs familles, leurs domestiques, leurs vassaux des prés, des champs, des bestiaux des haras.

Ce fut au milieu de cette société, comme il n'y en eut jamais, mais pour laquelle il n'était pas fait, que le noble faucon arsacide s'abattit en maitre. Une intaille, tracée sur un jaspe vert, d'un travail grec barbare., montre un cavalier montant un coursier de petite taille, la tête couverte d'un casque rond, le corps revêtu d'une armure légère, portant sur le poing un gerfaut. L'oiseau semble appartenir à cette race forte à dos gris, à ventre blanc, avec l'iris de l'œil jaune, que l'on tire aujourd'hui des pays orientaux de la Caspienne. C'est l'image on pourrait dire vivante d'un cavalier parthe. Sous plus d'un rapport, cette pierre rappelle les sceaux français ou anglais du onzième siècle. Sans doute le mélek-è-tayfeh dont elle offre la ressemblance était bien de toute pièce, de sentiments comme de position, de droits comme de volonté, un vrai baron de notre moyen âge. Son suzerain ne se disait pas son maitre ; l'Assyrien, le Mède, le Perse dégénéré, le Susien, étaient ses sujets et nullement ses concitoyens. Il se piquait de n'avouer pour supérieur que son chef héréditaire. Il vivait à cheval, en descendant à peine pour dormir, pas toujours pour manger. Il passait le jour à chasser quand par hasard la guerre étrangère ou civile lui manquait, circonstance rare. Il portait, comme les Sarmates, l'armure écailleuse, constamment en usage chez presque toutes les nations arianes et représentée si exactement chez nos chevaliers d'Europe par la cotte de mailles. Il aimait à se couvrir, lui, ses armes, son cheval ses hommes de guerre, sa femme, ses enfants, d'ornements d'or et d'argent et de tous les bijoux dispendieux qu'il pouvait acquérir. Il raffolait surtout de pierres gravées, nous raconte Ibn-el-Mogaffa, et la quantité considérable d'intailles que l'on trouve aujourd'hui par toute la Perse et qui appartiennent à la période arsacide justifie cette assertion de l'historien arabe.

On a vu en plusieurs occasions sous les Achéménides, d'après le témoignage du livre d'Esther, sous Alexandre, à l'occasion des affaires de la Bactriane et de la Sogdiane, figurer des réunions officielles de grands de l'empire que nous avons pu assimiler aux parlements capétiens. Les Parthes, à bien plus forte raison encore que leurs prédécesseurs, donnaient une très-grande part dans le règlement de leurs affaires à l'action directe des feudataires, et il en résultait ces assemblées que les écrivains occidentaux ont appelées le sénat des Parthes. L'étendue des pouvoirs exercés par elles était sans bornes, et tout leur était légalement possible, même la déposition des Grands Rois. Il en résultait que tout candidat à la couronne suprême, lorsqu'il remplissait d'ailleurs les conditions voulues, c'est-à-dire lorsqu'il appartenait à la race d'Arsace, seule en situation de prétendre a la souveraineté, devait encore obtenir l'investiture des feudataires réunis ; sans cette condition il n'y avait pas de légitimité et le prétendant n'était pas reconnu.

Le Grand Roi, une fois intronisé par le consentement des vassaux et exerçant les droits restreints que la constitution lui accordait, n'était réellement puissant que par sa propre valeur intrinsèque, et la mesure de son influence était fixée par celle de sa force. Ce que le droit lui donnait était si peu de chose qu'il devait éprouver constamment le besoin de l'augmenter dans la pratique, et quand il était habile et vigoureux il y réussissait, autrement non. Les grandes guerres entreprises pour l'avantage de la communauté profitèrent particulièrement aux Arsacides ; leurs domaines propres, leurs États héréditaires furent agrandis, leurs ressources augmentées ; il leur fut possible de s'entourer d'une splendeur égale, sinon supérieure ; à celle qui faisait briller la cour des Séleucides. Ils se parèrent des insignes royaux les plus pompeux. L'étoile et le croissant, tantôt unis, tantôt séparés, inventés jadis par les Ninivites et les Babyloniens, comme des symboles de la royauté, et que l'on voit figurer sur les plus anciens cylindres, brillèrent sur leurs enseignes et sur leurs médailles, où elles accompagnent leurs images. On voit même avec surprise apparaître pour la première fois sur leurs pierres gravées l'aigle à deux têtes, aux ailes déployées, parfaitement semblable aux insignes héraldiques ; les Arsacides ont prêté ce symbole aux empires romains d'Orient et d'Occident. Ils laissèrent souvent le casque pour se montrer en public à leurs confédérés et à leurs vassaux le front ceint de la tiare droite, couverte de diamants, de rubis et d'émeraudes. Ils revêtirent ces longues robes brodées d'or et de perles qu'avaient portées les chefs des dynasties anciennes. Enfin ils recueillirent tout l'extérieur de l'ancienne souveraineté, et les Grecs du dehors et les Romains les prirent pour des monarques à la façon de Marius. Mais, je le répète ils ne furent jamais acceptés en cette qualité par leurs confédérés, les feudataires de l'empire ; ils restèrent vis-à-vis d'eux les présidents et non les maîtres des provinces unies, et surtout ils ne réussirent jamais à rendre leur trône assez solide ni leurs prétentions assez reconnues pour qu'il leur fa possible de se reposer dans l'indolence de la plupart de leurs prédécesseurs, de s'enfermer dans l'intérieur des palais, de ne se manifester qu'à travers des voiles de pourpre. Les Arsacides, depuis le premier en date jusqu'au dernier, n'eurent que de courtes éclaircies de tranquillité ; ils vécurent à cheval comme leurs hommes, sans cesse contraints de défendre et de maintenir contre des parents et des compagnons leur titre, leur trône, leurs possessions propres et leur vie.

Le Kholasset-è-Akhbar raconte qu'un des derniers d'entre eux, Nersy, fils de Pijen, attaqué par les Romains, demanda secours aux rois secondaires. Ils accoururent, et il fut vainqueur. Mais quand ces seigneurs résistaient à l'appel du descendant d'Ashek, ce qui arrivait constamment dans les guerres civiles, cette majeure partie de l'histoire de tous les règnes, le Grand Roi des Parthes, réduit à ses seules ressources, se trouvait fort compromis et souvent succombait.

Ces observations, applicables aux deux dynasties successives que comptèrent les Arsacides, sont plus particulièrement vraies pour la seconde. Le principe, au lieu de s'émousser, avait été se raffinant, et le pouvoir suprême, faible au début, était encore bien plus faible à la fin. La première lignée des Grands Rois parthes avait eu du moins cet avantage de s'appuyer sur des tribus scytho-iraniennes fixées depuis longtemps dans l'empire, et qui confondaient leurs généalogies et leur gloire avec les généalogies et la gloire de la Contrée pure. En relations intimes et suivies avec les vigoureuses populations du Touran, leur demandant à l'occasion des auxiliaires, les premiers Arsacides s'en distinguaient cependant, et se considéraient comme Iraniens indigènes, tant il y avait longtemps que leurs ancêtres avaient adopté les intérêts du pays et versé leur sang pour fermer les passages de l'Elbourz aux invasions des peuples septentrionaux.

La seconde dynastie au contraire, assez comparable aux Austrasiens de Pépin et de Charlemagne, n'était arsacide que par alliance. La mère d'Artaban III, son fondateur, appartenait à la race d'Ashek ; mais tous les ancêtres paternels du nouveau Grand Roi, mais sa nation, mais ses propres idées, mais ses mœurs à lui-même, tout cela était scythique. Néanmoins on ne saurait nier non plus que des rapports de race et d'habitudes aient uni aux Parthes les nouveaux venus, car il n'y eut pas absolument substitution d'un principe à un autre. La seconde dynastie apporta seulement l'exagération de certaines idées, affaiblit les notions d'ordre unitaire qui trouvaient plus de faveur sous les dynastes précédents, et restaura avec une vigueur malheureuse le génie guerrier, l'esprit d'indépendance personnelle le out de la résistance au pouvoir supérieur.

Dans la société iranienne ainsi reconstituée, la chose qui importait le moins parmi les choses principales, c'était donc la personnalité du Grand Roi. La plupart des souverains arsacides furent des hommes d'un génie éminent, et presque tous eurent du mérite. On le conçoit aisément ; pour se tenir ferme sur un terrain aussi glissant que le leur, il ne suffisait pas d'un droit abstrait à s'y placer. Cependant la nation, qui pouvait, à la rigueur être dirigé par son chef, n'était pas menée par lui, et tout ce qui se fit d'important au sein des populations iraniennes ne vint pas de l'initiative des monarques. Incontestablement les rois secondaires, maîtres héréditaires et plus réels du pays, exercèrent, pris dans leur ensemble, une action plus puissante et il est nécessaire de considérer comment l'Iran était constitué sous ce rapport. Nous pourrons ainsi nous rendre un compte plus exact de la situation de ce grand pays après le règne d'Alexandre.