HISTOIRE DES PERSES

LIVRE CINQUIÈME. — ALEXANDRE ET LES ARSACIDES. CINQUIÈME FORMATION DE L'IRAN.

CHAPITRE PREMIER. — AVÈNEMENT D'ALEXANDRE. - MORT DE DARIUS.

 

 

Les Macédoniens n'étaient nullement des Grecs. Ils ne l'étaient ni par la race, ni par les mœurs, ni par les tendances. Leur gouvernement n'avait rien d'hellénique. Leur histoire était analogue à celle des populations illyriennes, thraces, péoniennes, qui les avoisinaient, mais pas à celle des cités helléniques. Leurs rois cependant se disaient Héraclides, et Faisaient remonter leur lignage aux Téménides d'Argos. Ils racontaient à ce sujet mie légende romanesque, peut-être véritable, mais qui, en tout cas, n'avait pas assez de notoriété ni de poids pour être généralement admise, et quand Alexandre, fils d'Amyntas, l'allié de Mardonios, se présenta aux jeux Olympiques, les agonothètes lui en disputèrent l'entrée comme n'étant pas d'une origine à pouvoir y prétendre. Il soutint le contraire et réussit à convaincre ses juges. Fut-ce par des raisons honnêtes ou par des séductions qui ne l'étaient pas, c'est ce qu'il est difficile de démêler. En teint cas, ni ses descendants ni son peuple ne persuadèrent aux Grecs qu'il eut réellement une parenté avec eux jusqu'à l'époque de Philippe, ni jusqu'à celle d'Alexandre, ni jamais, car les Macédoniens restèrent considérés à Athènes comme des étrangers et des barbares, et en fait rien n'était Plus vrai.

Mais ces étrangers, mais ces barbares, race essentiellement militaire, domptée par l'ascendant de deux souverains successifs, grands hommes l'un et l'autre et fondateurs d'un état de choses imposant par sa force, étaient capables de réaliser ce que l'élégante et impuissante bravade des concitoyens de Thémistocle n'avait pu qu'annoncer. L'histoire des cités de l'Hellade n'est pas la moins ingénieuse ; elle est peut-être la plus élaborée des fictions du plus artiste des peuples ; les Macédoniens surent exécuter ce qu'ils dirent.

Alexandre, odieux aux Grecs de son temps et des générations qui suivirent, ne fut cher qu'à ses sujets naturels et aux Perses. A ces deux nations seilles il apparut comme un roi et un chef légitime. Il donna de l'honneur à la première ; il séduisit à l'excès la seconde, et fut pour elle un libérateur non moins admiré, non moins utile que Cyrus. Les Grecs hésitèrent au milieu des deux camps, ne servant le maître que malgré eux, toujours protestant, contestant, dénigrant, ne voulant rien comprendre à ce qui se faisait, et réclamant avec la plus aveugle et la plus inepte obstination cette autonomie stérile et tyrannique dont ils n'avaient su tirer aucun avantage et que d'ailleurs ils ne devaient plus posséder.

De l'adoration véritable que les Perses éprouvèrent tout d'abord pour le conquérant et qui se fixa dans leur souvenir, il résulta un besoin impérieux de considérer Alexandre connue un des leurs, comme un homme issu de leur sang et descendu des sources les plus élevées de la génération royale. Tout au rebours des généalogistes d'Olympie, qui avaient prétendu écarter l'ancêtre et lui dénier toute consanguinité, ils affirmèrent aveu passion que le glorieux descendant était Iranien, appartenait à la maison régnante, était Achéménide, et ils arrangèrent les choses de façon qu'il fut reconnu parmi eux comme fils de Darab.

Cette opération n'était pas sans difficulté. Elle parait cependant s'être exécutée à une époque fort ancienne, et rien ne rend impossible qu'elle ait eu lieu déjà sous les Arsacides, admirateurs dévoués du prince dont ces chefs féodaux se disaient les successeurs. La façon dont elle se présente, bien qu'inspirant peu de confiance, est cependant curieuse, et tire parti de circonstances vraies que les Perses n'ont pu connaitre que lorsqu'ils étaient encore fort rapprochés des sources véritables ; je nie ferais donc scrupule de ne pas présenter cette partie légendaire, en la comparant aux récits plus justement accrédités des historiens occidentaux. J'emploierai à cet effet deux ouvrages persans : le Shah-nameh et un livre assez volumineux dont la rédaction ne saurait être plus récente que le onzième siècle de notre ère, et qui s'offre comme le résumé des faits racontés par un certain Abou-Taher de Tarsous. Chaque chapitre du livre commence à peu près à la façon des ouvrages composés par les traditionnalistes musulmans, en s'appuyant sur le témoignage d'un auteur primitif ; c'est ici l'homme que je viens de nommer. La formule est ainsi conçue et se reproduit constamment :

Puis, le rédacteur des renseignements et l'explicateur des faits ignorés, Abou-Taher Tarsousy raconte à ce sujet les détails qui suivent.

Je ne saurais dire si ce livre est rare ; je ne l'ai pas vu cité par les historiens d'Alexandre ; il me semble qu'il n fourni à Myrkhoud et à Khondemyr une partie de ce qu'ils rapportent. Je n'en ai d'ailleurs rencontré que deux manuscrits : celui que je possède, assez ancien, et un autre d'une écriture plus récente, dont le texte est moins correct.

Ferdousy raconte comme Abou-Taher que Darab, fils d'Homaï, eut une longue guerre avec Phylkous, le Philippe père d'Alexandre, suivant les Grecs. La paix fut conclue après la défaite de Phylkous, et celui-ci s'engagea à donner au Grand Roi sa fille en mariage, en même temps qu'il lui payerait un tribut de quinze cents pièces d'or.

Suivant Ahou-Taher, il n'y eut pas d'hostilités entre les deux princes, et le mariage suffit avec le tribut pour en prévenir l'explosion. Cet arrangement eut lieu sous l'influence de deux conseillers de Phylkous : son ministre, et Phylasoun, son astrologue.

Ces deux noms sont grecs assurément, bien que leur physionomie puisse tromper. L'un semble devoir être Parménion et l'autre Philolas, très-employés en effet l'un et l'autre par Philippe.

Le mariage eut lieu. Mais la nuit même des noces, Darab s'aperçut que sa jeune femme n'avait pas une haleine agréable. Ce défaut le rebuta, et, le jour venu, après s'être levé et être sorti de la chambre nuptiale, il lui fit dire de s'en retourner chez son père, où elle arriva pleine de honte, ramenée par Phalykoun ou Parménion. Cependant Darab eut ensuite un fils d'une autre femme ; il institua cet enfant son héritier, et lui donna le nom de Dara. La mère de ce dernier prince s'appelait Temrousiyyah, fille de Phastélykoun. Ce nom est encore une corruption du arec, et, bien que difficile à retrouver dans sa forme véritable, il sert du moins à faire reconnaître une fois de plus qu'Abou-Taher avait puisé dans des documents helléniques.

Revenue en Macédoine, l'épouse répudiée se sentit enceinte. Elle en éprouva un surcroit de confusion, et sa mère l'engagea à ne rien dire, attendu qu'il était peu probable que Darab consentit jamais à reconnaitre l'enfant qui viendrait au monde. Ce conseil fut suivi, et la princesse accoucha d'un fils qui fut remis à Aristote, lequel se chargea de l'élever dans le voisinage d'une ville appelée Iskenderyeh, dont l'enfant prit le nom, faute d'un meilleur.

Ce ne sont pas les chroniqueurs perses qui ont inventé qu'Alexandre n'était pas fils de Philippe. Lorsque celui-ci, dégoûté de sa femme Olympias, et d'ailleurs coutumier de liaisons aussi nombreuses que passagères, eut épousé Cléopâtre, nièce d'Attale, les partisans de là jeune reine firent courir le bruit qu'Alexandre n'était pas ne de Philippe ; ils le donnaient pour le fruit maudit des sorcelleries d'Olympias, adonnée en effet aux opérations magiques, et qui s'était acquis par sa science dans ces sortes de mystères, non moins que par son caractère implacable, la plus triste réputation. Ainsi on avait cherché de bonne heure et du vivant même de Philippe à mettre en doute la naissance légitime du prince. Attale s'était attiré, au festin des noces de sa nièce avec le roi, la vigoureuse apostrophe du fils de la femme répudiée, s'écriant : Suis-je donc un bâtard ? parce que le courtisan buvait à la prochaine venue d'un héritier légitime du trône, et pourtant Alexandre lui-même était si bien au courant des idées répandues à ce sujet et qui provenaient sans doute des orgueilleuses illusions de sa mère, qu'il lui arriva plus tard de nier sa parenté avec Philippe et de se donner pour fils d'Ammon. En tout cas, il ne se targua qu'en des Occasions très-rares de la noblesse héraclide que les prétentions de sa famille paternelle l'eussent mis en état de réclamer, et il préféra se dire Æacide du côté de sa mère. Dans un conflit d'opinions probablement fort aventurées, mais répandues sur l'origine d'Alexandre, les Perses, enclins à n'admettre aucune solution de continuité dans la descendance de leurs lignées royales, ont voulu à leur tour qu'Alexandre ne fût pas fils de Philippe, mais qu'il ne le fût pas davantage d'Ammon, et, suivant eux, c'est à la souche de Férydoun qu'il faut à rattacher par Darab.

Olympias n'est pas privée de son nom divin dans les légendes asiatiques. Elle s'y appelle Nahyd ; c'est Anaïtis, la grande déesse de Syrie, soit que le nom d'Olympias ait eu besoin d'une sorte de traduction, soit que les arts magiques pratiqués dans les sanctuaires d'Am-ais aient porté les peuples à identifier la mère du héros avec cette grande et mystérieuse figure.

Aristote habitait un ermitage près de la montagne d'Altoun ; c'est l'Athos. Il instruisit de son mieux le jeune prince confié à ses soins, et quand son élève eut une douzaine d'année, il l'amena à Philippe, qui le reçut avec joie sans le connaître, et l'admit dans le palais, ou Nahyd, fille de Philippe, avait journellement le bonheur de le voir.

Cette félicité fut promptement troublée. Méhertoush, sœur de Nahyd, devint amoureuse du jeune homme. Elle fut surprise par Philippe, qui la tua, et Alexandre eut beaucoup de peine à s'échapper. Il se retira, de l'avis d'Aristote, à Kenwat, capitale des États du roi d'Épire Pyrouz-Shah. Incontestablement la tradition, ayant cessé d'être comprise par les Perses, a fait de Pyrous, un nom d'homme ; mais comme en effet Alexandre, brouillé avec son père, a bien réellement trouvé un asile auprès de son oncle le roi d'Épire, il faut encore retrouver ici la trace d'un récit originel de composition grecque. D'ailleurs Abou-Taher explique à plusieurs reprises qu'il s'agit d'un pays situé dans le Roum, c'est-à-dire dans l'Occident, et dont le roi par conséquent ne pouvait porter un nom perse.

Le jeune fugitif se fit bientôt remarquer par sa science magique. Le bruit de sa réputation dans l'art d'expliquer les songes parvint aux oreilles du souverain, préoccupé alors d'une vision qu'il venait d'avoir. Le roi d'Épire avait épousé depuis peu Nahyd, la mère d'Alexandre, et il était ainsi le gendre de Phylkous. Il rêva qu'un enfant lui apparaissait et faisait tomber la tête du roi des Macédoniens et celle de Nahyd, et que devant cet enfant lui-même prenait la fuite.

Alexandre consulté prédit la mort de Phylkous, celle de Nahyd et l'abaissement du roi d'Épire. Cette interprétation fut mal reçue. Le monarque ordonna de mettre l'enfant en prison. Mais Nahyd l'avait reconnu du haut d'une galerie grillée donnant dans la salle d'audience. Elle se le fit amener et lui avoua qu'elle était sa mère. Pendant ces confidences, on entendit venir le roi. Nahyd s'empressa de cacher son fils dans un coffre, où il fut bientôt découvert. Le roi d'Épire furieux frappa sa femme de son épée, croyant à une intrigue d'amour, et il ordonna de mettre à mort le jeune homme. Cependant des serviteurs fidèles réussirent à sauver la mère et l'enfant, et les amenèrent à la cour de Phylkous, auquel tout le secret fut alors révélé, et qui, prenant en affection un petit-fils beau, savant, accompli en toute manière, le fit monter sur un trône en vue du peuple, des grands et de l'armée, et le proclama son héritier et son lieutenant.

Il n'est pas difficile de reconnaitre à travers les altérations le fond originel, ou du moins la version qui nous est parvenue par les auteurs grecs des dissentiments survenus entre Philippe et Olympias, et par suite entre Philippe et Alexandre, de la fuite du jeune prince et de sa mère auprès du frère de celle-ci, Alexandre, roi d'Épire, du raccommodement enfin recherché et obtenu par Philippe au moment où ce dernier, se préparant à mie guerre contre la Perse, voulait ne pas laisser derrière lui des causes d'agitation.

Mais je reprends le récit d'Abou-Taper de Tarsous. Phylkous avait trois fils, suivant cet auteur ; deux étaient nés d'une princesse, le troisième devait le jour à une esclave. En outre, il avait encore un autre fils né de la fille d'un de ses chambellans, et deux filles. Les trois ainés, voyant la couronne assurée à Alexandre, conspirèrent, tuèrent Phylkous avec Nahyd, et voulurent égorger de 'lierne leur compétiteur ; mais Alexandre se cacha et on ne put le trouver. Au bout de peu de jours, les assassins ne s'étant pas accordés, tombèrent successivement sous le couteau les uns des autres ; le petit-fils du chambellan, qui avait pris la place de ses demi-frères, Tint mis à mort par Alexandre lui-meure, qui l'égorgea avec le secours d'une de ses tantes, fille de Philippe, nominée Azad-Serw, et alors, reconnu une seconde fois par l'armée et par les grands, le héros se trouva seuil et souverain maître, et s'empara de la direction des affaires.

Dans son récit compliqué, Abou-Taher s'égare visiblement et bien que, comme il le dit, Philippe ait eu plusieurs autres enfants que ceux d'Olympias, et que les textes grecs mentionnent même ses relations avec une danseuse thessalienne et plusieurs hétaïres de la Grèce ; bien que le récit de l'assassinat de Philippe soit également vrai, en tenant compte toutefois que le jeune Pausanias, son meurtrier, pas son fils, il est clair que l'avènement d'Alexandre ne rencontra pas autant de difficultés que l'auteur persan en accumule pour avoir le plaisir de les résoudre. Soit qu'Olympias et Alexandre aient dirigé la conspiration, comme on l'a prétendu, et Olympias en était capable, soit que le futur conquérant de l'Asie se trouvait là fortuitement, mais tout à fait à propos, pour en profiter, il n'est pas douteux qu'il monta immédiatement sur le trône. Je ne pense pas néanmoins que ce récit d'Abou-Taller soit absolument une fable. A différents traits, on y reconnaît plutôt des circonstances analogues aux débuts du règne de Philippe, et ce qui regarde le père a été transporté au fils. Philippe, revenu à Thèbes, où il avait été élevé comme otage, s'était trouvé, fort jeune, après la mort de son frère Perdikkas, en présence de quatre princes ; c'est précisément le nombre indiqué par Abou-Taher : l'un était fils du roi défunt, les trois autres devaient leur naissance à une concubine nommée Gigæa, et le prétendant fut contraint de mettre à mort l'un de ceux-ci, tandis que les autres prenaient la fuite. Il n'est pas jusqu'à la reine Eurydice, mère de Philippe, dont le caractère atroce ne prête quelques traits à celui d'Azad-Serw, louée cependant par la légende persane ; car si Azad-Serw prépara l'assassinat du dernier fils de Phylkous, ce fut dans l'intérêt d'Alexandre. On remarquera aussi qu'Olympias ou Nahyd meurt avant l'avènement de son fils à la couronne ; ceci est absolument inexact, mais s'explique pourtant par ce même fait qu'après que Philippe eut tué ou chassé ses frères, il n'est plus question d'Eurydice dans son histoire, ce qui donne à penser que cette dernière disparut à peu près vers ce temps-là.

La première action de l'Iskender ou Alexandre persan fut d'attaquer le roi d'Épire pour venger ses injures et celles de sa mère. Abou-Taher ne dit pas qu'il l'ait tué ; il se contente de le détrôner et de lui donner un successeur. Dans son système, l'auteur persan faisant d'Alexandre d'Épire un mari et non un frère d'Olympias, un persécuteur et non un soutien contre Philippe, a été induit à résumer de cette façon les premières campagnes d'Alexandre au nord et à l'ouest de la Macédoine. C'est déjà beaucoup qu'il en ait tenu compte même dans cette forme vicieuse, et il eût été difficile que les Asiatiques eussent gardé un souvenir bien exact de l'attaque des Triballes, du passage du Danube, de la bataille livrée aux Illyriens et du retour offensif sur Thèbes insurgée. Alexandre étant pour eux, du moment ou il prit la couronne, le roi incontesté de l'Occident, considéré comme un empire compacte, toutes nuances leur échappent, et ils n'en tiennent pas grand compte. Il ne faut donc attendre que des impressions fugitives d'une vérité perdue.

Thèbes fut prise. Le jugement de la sédition, remis à l'arbitrage des Grecs eux-mêmes, Phocéens, Orchoméniens, Thespiens, Platéens, fut terrible pour ce qui resta de la ville, à moitié détruite par l'assaut, et de la population déjà décimée. La condamnation porta que la cité serait rasée jusqu'au sol et les habitants vendus. Cette sentence reçut une rigoureuse exécution. Quant aux fugitifs, ils durent être arrêtés et tués partout où on les trouverait. Ainsi périt la ville d'Amphion, une des fondations les plus vénérables du monde hellénique ; il est vrai que, dans sa prospérité, elle avait traité de même Platée et Orchomène. C'était la méthode grecque. Je ne manque pas une occasion de constater l'absence complète de moralité et de bon sens, fléaux de ce monde hellénique dont le développement constamment déraisonnable, impolitique et impitoyable, surtout envers ses propres membres, n'arriva jamais à sortir de l'état sporadique le plus humble, et pour ce motif ne put échapper à la main des Perses d'abord, des Macédoniens ensuite, et enfin à celle des Romains.

Athènes avait fortement poussé Thèbes à la révolte ; elle l'abandonna à l'heure du danger, se soumit aussi à ce qu'ordonna Alexandre, et l'assemblée de Corinthe, en décrétant de nouveau, sous la dictée du jeune conquérant, la guerre contre la Perse, reçut sa prompte et complète adhésion. Cependant Alexandre ne prenait pas le change. Non-seulement Démosthène et les principaux citoyens de l'Attique étaient devenus les agents du Grand Roi, et avec de l'argent persan s'efforçaient d'organiser la résistance aux projets consentis par leur gouvernement ; mais des militaires hellènes en réputation s'étaient encore empressés d'entrer au service iranien, et Parménion, déjà envoyé par Philippe pour opérer en Æolide, trouvait devant lui des troupes grecques à la solde de Darius, et les deux Rhodiens Memnon et Mentor, dont le premier avait reçu le titre et remplissait les fonctions de général en chef pour la cour de Suse. Ainsi, dans l'état de décomposition où se trouvait l'empire et en présence de la faiblesse avérée de la race achéménide, ce n'était, pas la nation perse proprement dite qui défendait l'établissement de Cyrus, c'étaient les Grecs, et c'étaient eux qui faisaient effort pour arrêter et, s'ils l'avaient pu, pour renverser Alexandre. Celui-ci invoquait vainement les souvenirs de Marathon et de Salamine ; les descendants de Miltiade et de Thémistocle ne voulaient plus entendre parler de ces tables ; ils cherchaient au contraire à garantir les enfants de Mardonios contre les entreprises d'on vengeur infiniment plus détesté.

Les chroniques persanes ont conservé une trace assez curieuse de l'impopularité où était tombé dans tout l'empire le gouvernement des Achéménides au moment où se préparait l'expédition d'Alexandre. Ibn-el-Mogaffa raconte que Darab, qu'il nomme Tjehrzad, avait un favori nommé Péry, jeune homme de la plus basse extraction et de mœurs détestables. Les seigneurs, fortement scandalisés de la puissance excessive de ce garçon et de la manière dont il en abusait, firent au roi des représentations. Il n'en résulta qu'un surcroit de tyrannie, et Darab s'obstina dans ses affections. Mais parmi les conseillers royaux se trouvait un des hommes les plus puissants de la cour, appelé Restyn, qui reçut des avances de la part de Péry. Il les méprisa ; il avertit le roi, et réussit enfin faire comprendre à ce dernier les dangers de la situation. Péry mourut empoisonné par les ordres de son maître, qui l'avait grandi au point de n'oser lutter ouvertement contre lui.

Après la mort de Tjehrzad-Darab, Dara monta sur le trône. Encore plus despote que son père, et se figurant, suivant l'expression de l'auteur arabe que je traduis, qu'il possédait de père en fils le soleil et la grappe, le poisson et l'oiseau, il prit pour premier ministre le frère aine de Péry ; celui-ci se mit à persécuter les grandes familles et surtout la parenté de Restyn. Le désordre activa à son comble dans l'empire. Les Nations pures se désaffectionnèrent tout à fait de la maison régnante, et quand Alexandre parut sur les frontières, beaucoup de feudataires passèrent à son parti. Par là, suivant le chroniqueur, s'explique l'extrême facilité avec laquelle Alexandre conquit cet immense pays de l'Iran, où il ne trouva de la part des possesseurs du sol aucune résistance sérieuse, et ou au contraire on l'avait attiré ; mais, ajoute-t-il en finissant, oui s'en repentit dans la suite.

Je ne peux m'empêcher de comparer cette anecdote avec une opinion exprimée par l'empereur Napoléon Ier sur les guerres d'Alexandre. Après avoir rendu justice au génie du conquérant, le juge militaire ajoute :

Mais s'il eût été battu sur l'Issus, ou l'armée de Darius était en bataille sur sa ligne de retraite !.... Mais s'il eût été battu à Arbelles, ayant le Tigre, l'Euphrate et les déserts sur ses derrières, sans places fortes, à neuf cents lieues de la Macédoine ! Mais s'il eût été battu par Porus lorsqu'il était acculé à l'Indus !...

Il est certain que le rôle et le caractère d'Alexandre comportent comme partie essentielle une faveur extraordinaire de la fortune et une confiance aveugle dans un pareil concours. Un Alexandre uniquement méthodique ne se comprend pas. Une foi enthousiaste et mystique en soi-même explique seule cette grande personnalité. Mais en même temps, si le récit d'Ibn-el-Mogaffa est véritable, s'il faut croire, ce qui n'a rien du reste d'invraisemblable, que ces grands de l'empire, depuis si longtemps dégoûtés, habitués à toutes les intrigues, constamment disposés à la révolte, ne pouvant pas plus se reposer sur la justice de leur maître que ce maître ne devait compter sur leur fidélité, nient conçu le projet, tramé le complot de substituer à la famille régnante épuisée le héros de l'Occident, jeune, brillant, fort, appuyé sur une autorité déjà bien autrement considérable que tout ce qu'on avait pu voir en Grèce jusqu'alors, disposant de la vaste région comprise entre le Danube et la mer Égée et touchant à la fois l'Adriatique et la Propontide, chef d'ailleurs d'un peuple tout militaire, les imprudences aventureuses que l'empereur Napoléon fait planer comme un juste reproche sur la réputation du vainqueur d'Arbelles ne seraient plus des imprudences, puisque l'attaque de la Perse aurait été beaucoup moins Une opération de guerre que la mise à profit d'une conspiration et une révolution dynastique réalisée. La façon dont les événements vont se développer fera mieux sentir la probabilité de cette doctrine, et il est bon de considérer ces deux points : Alexandre, envahissant l'Asie avec la confiance de trouver des sympathies actives sur les territoires du Grand Roi, et les Grecs s'efforçant de rendre le moins efficace possible l'appui qu'ils sont contraints de lui prêter, et s'opposant même à force ouverte à ce qu'il puisse réussir. En conséquence, pour réduire ces derniers à une obéissance entière, il faut qu'Alexandre soumette l'Asie et enlève à la résistance des malintentionnés cette puissante ressource.

L'armée macédonienne réunie à Pella s'était dirigée à travers la Thrace jusqu'à Sestos, et là elle avait passé le détroit, Alexandre ayant soin d'offrir aux rimes des héros troyens les sacrifices jugés les plus propres à se concilier leur faveur et à calmer leurs justes ressentiments contre un descendant de l'Éacide Néoptolème. Avec trente-cinq mille hommes à peu près, peu d'argent et des vivres pour trente jours, il s'avança dans le pays et marcha contre, l'armée perse, commandée par le général en chef Memnon le Rhodien. En adoptant les calculs d'Arrien, de beaucoup les plus vraisemblables, cette armée de défense comptait vingt mille hommes d'infanterie environ, la plupart mercenaires grecs, et autant de cavalerie, où dominaient, en fait d'éléments indigènes, les Mèdes et les Bactriens, mais surtout les Cappadociens et les Paphlagoniens. En somme, il v avait peu de gens de l'Iran. Les commandements étaient confiés à des officiers Grecs ou à des membres de la famille régnante. On se rencontra près du Granique, bien malgré Memnon et ses mercenaires ; ceux-ci voulaient trainer la guerre en longueur, mais Arsitès, satrape de Phrygie, et les antres capitaines royaux ne le permirent pas, et insistèrent pour combattre immédiatement.

Alexandre venait d'Hermote : il n'eut pas plutôt aperçu les Perses qu'il donna l'ordre d'attaquer, et se mettant à la tête de l'aile droite, tandis que Parménion menait la gauche, il entra résolument dans le fleuve, trompettes sonnantes, à la tête de l'escadron d'Apollonia, et suivi de la cavalerie légère, des archers péoniens et d'une division d'hypaspistes. La gauche en fit autant, et ce mouvement porta contre le corps de Memnon et la cavalerie perse, qui, du haut des rives escarpées, reçurent les Macédoniens par une grêle de javelines et les firent d'abord reculer. Mais Alexandre, payant de sa personne, suivant sa coutume, maintint ses troupes au combat, traversa l'eau, et réussit à prendre pied sur la rive ennemie. Alors la mêlée devint favorable aux Macédoniens. Le roi renversa lui-même Mithridate, gendre de l'Achéménide, en lui portant un coup de pique au milieu visage, et il tua Rhasakès d'un second coup. Il allait cependant périr de la main de Spithridate, quand Clitus abattit le bras de celui-ci. Ce fut une lutte digne des temps héroïques. Les plus grands efforts se firent autour d'Alexandre, qui ne s'épargna pas, et ses hommes le défendirent avec une bravoure enthousiaste ; partout ailleurs la résistance fut presque nulle. La cavalerie ennemie s'enfuit dans tolites les directions à travers la campagne.

L'infanterie pourtant n'avait pas encore donné et restait intacte. Alexandre l'aborda immédiatement et renfonça. File fut presque détruite. Ce que l'on remarqua dans cette affaire, c'est que la cavalerie perdit peu de inonde, s'étant rapidement dispersée, et le conflit fut surtout désastreux pour les principaux officiers perses, parents de Darius, qui combattirent avec une intrépidité désespérée. Trois viennent d'être nommés tout à l'heure qui périrent en attaquant Alexandre ; avec eux succombèrent Pharnace, beau-frère de Darius ; Mithrobarzanès, satrape de la Cappadoce ; Atizyès, Niphatès, Petinès, et d'autres encore ; Arsitès, satrape de Phrygie, qui avait réussi à quitter le champ de bataille, se tua de désespoir. Ce fut surtout la mort de ces chefs qui donna à la bataille du Granique un caractère particulièrement imposant. Quant  à la perte de l'infanterie, elle fut irréparable, et l'empire, cet immense empire, en était tombé à ce degré d'épuisement, de faiblesse et de visible impopularité, qu'il devint très-difficile de lever une autre armée dans ces territoires si peuplés de l'Asie Mineure pour soutenir une cause qui aurait dû être inexpugnable. Deux mille mercenaires grecs faits prisonniers furent dirigés comme esclaves sur la Macédoine.

Aussitôt après la bataille, les Mysiens envoyèrent leur soumission. Zélée, colonie grecque du pays, les imita, en s'excusant d'avoir apporté son contingent à l'armée perse. Daskylion, résidence du satrape de Phrygie, se livra avec le trésor de la province. Sarcles était considérée comme imprenable, et la résistance y était non-seulement possible, mais facile. Le gouverneur perse Mithrinès et les habitants vinrent jusqu'à huit milles de distance au-devant d'Alexandre pour l'appeler dans leurs murs. On lui remit la ville, la citadelle, la garnison et la caisse publique. Il accepta tout, laissant en échange la liberté locale telle qu'elle avait existé jusqu'alors.

Sardes rendue, Éphèse se rendit de même, ainsi que la principauté d'Atarnée, apanage de Memnon le Rhodien. Magnésie, Tralles, toutes les cités ioniennes et éoliennes suivirent le mouvement. Milet seule, dominée par une garnison de mercenaires grecs, essaya de tenir bon, mal gré les efforts de son commandant, Hégésistrate, qui, après avoir adressé sa soumission à Alexandre, changea d'avis en voyant approcher la flotte phénicienne et cypriote, armement énorme sur lequel se trouvait Memnon et dont on pouvait beaucoup attendre. Cependant rien ne s'exécuta. Milet fut pris. Tout cc qui était citoyen de la ville et supposé, à tort ou à raison, ne s'être opposé au roi que par contrainte, garda le droit de cité libre ; mais les mercenaires furent vendus, et Alexandre marcha sur la Carie, dont la souveraine légitime, Ada, troublée dans sa domination par son frère Pixodare, devenu beau-père d'un courtisan perse appelé Orontobatès, vint le rejoindre et lui offrit les villes fortes dont elle était encore maîtresse. Mais la capitale, Halicarnasse, n'était pas dans ses mains, et il fallait reprendre cette grande ville.

Memnon s'y était jeté avec une forte garnison commandée par un Athénien, Éphialtes, homme d'énergie et de grands talents militaires. Deux citadelles, un pont fortifié, des magasins immenses, un train de machines considérable, donnaient à la défense de la place de grandes ressources. En outre, la flotte perse, inutilisée devant Milet, faisait mine de prendre sa revanche. Cependant elle ne put rien. Les attaques furent vigoureusement poussées, les brèches pratiquées, les machines des assiégeants brillées, leurs travaux ruinés, et Éphialtes, l'âme de la défense, s'étant fait tuer dans une sortie malheureuse, Memnon et Orontobatès évacuèrent la ville et battirent en retraite avec leurs troupes après avoir mis le feu partout. Alexandre fit éteindre l'incendie, ordonna d'épargner les habitants, et, après avoir rendu la souveraineté de la Carie à la princesse Ada, il continua sa marche en avant. Dans les premiers mois de l'hiver, il enleva en courant la Lycie, la Pamphylie et la Pisidie. Bien que cc soit pays de montagnes et que la résistance y eût été des plus faciles, toutes les villes lyciennes ouvrirent leurs portes sans difficulté, une seule exceptée, Marmarée, qui fut emportée de vive force. Au nord de la Phrygie, les succès ne furent pas moins éclatants et faciles, et après avoir reçu la soumission de la forteresse de Kélènes, située au fond des montagnes, le roi arriva à Gordes, où il laissa ses troupes se reposer quelque temps. La pacification lui paraissait tellement assurée qu'Antigone,  dont il fit, le nouveau satrape, ne reçut que quinze cents hommes pour tenir une si grande province.

Cependant Memnon, ce Grec devenu le régulateur des affaires achéménides, se voyant battu à Halicarnasse et désespérant de défendre sa cause sur son territoire même, s'était jeté dans un système de diversion dont l'effet était calculé pour faire revenir Alexandre sur ses pas, en lui donnant des inquiétudes dans son propre pays. Memnon disposait de la grande flotte si inerte à Milet et à Halicarnasse, et, de plus, d'un corps considérable de mercenaires grecs ; il avait pour commander sous lui son neveu, portant un nom perse, Pharnabaze, et un autre chef appelé Autophradate. Il enleva Chios et quatre des villes de Lesbos, et il allait probablement s'emparer de Mitylène quand subitement il mourut de maladie. Pharnabaze prit la direction des affaires à sa place, continua le siège et contraignit Mitylène à se rendre. Mais il viola les termes de la capitulation, et, en mercenaire qu'il était, se livra dans l'île à des extorsions que la saine politique aurait dit lui interdire. Quelle qu'ait pu être la valeur des plans de son oncle, il n'en poussa pas l'exécution plus loin, et confirmé dans les fonctions d'amiral de la flotte, il reçut l'ordre de remettre les stipendiés grecs dont il pouvait disposer à son frère Thymodès, fils de Mentor, qui, de son côté, avait charge de se réunir aux troupes de terre rassemblées de toutes parts, lesquelles à force d'efforts avaient déjà atteint un effectif assez considérable pour donner à Darius et à ses conseillers les plus brillantes espérances.

Des contingents venus plus ou moins volontairement de toutes les provinces de l'empire avaient porté l'armée à un chiffre de six cent mille hommes, suivant quelques auteurs, de cinq cent mille, suivant d'autres, en y comprenant cent mille cavaliers. On y comptait de vingt à trente mille mercenaires hellènes. Comme depuis très-longtemps on n'était plus dans l'usage de faire appel aux milices nationales, celles-ci avaient perdu l'habitude de la guerre et surtout ne connaissaient pas les nouvelles méthodes, où les machines et les engins de jet jouaient un p,-rand rôle. Il était donc évident que la valeur intrinsèque des milices devait être fort inférieure à celle des mercenaires, soigneusement exercés et commandés par des militaires instruits. Les troupes indigènes devaient ressembler beaucoup à ce que furent les derniers rassemblements de noblesse campagnarde que l'appel suranné du ban et de l'arrière-ban fournit aux armées de Louis XIV. Le mercenaire Charidème, Athénien, réfugié auprès de Darius, eut donc parfaitement raison de prétendre, quand la revue de ces corps hétérogènes fut passé sous ses yeux, que l'argent du roi aurait été beaucoup mieux employé à augmenter le nombre des bandes grecques qu'à faire subsister une multitude semblable, qui ne pouvait être en campagne que d'une efficacité très-douteuse. Mais dans l'occasion que je rappelle, le roi et ses courtisans se laissèrent prendre à la vanité nationale ; ils furent ravis par l'aspect toujours imposant des masses, par les cris confiants de tant d'hommes réunis, par le pittoresque du spectacle : les éléphants, les chameaux, les chevaux innombrables, les costumes variés ; on leur dit : Voici des Perses et voici des Mèdes ! Ici des Arméniens, là des Derbikkes ! Ceux-ci sont des Kardoukes et ceux-là des Hyrcaniens ! La vaste plaine de la Mésopotamie ou cette représentation eut lieu éclatait de désordre guerrier et de fantasmagorie militaire. On s'aveugla avec des couleurs brillantes et on se grisa avec des phrases. Il n'y a pas que Darius, il n'y a pas que les Achéménides et les peuples d'Asie qui aient gémi un jour d'avoir subi cette double cause d'aberration. Charidème ayant dédaigné ce qui enthousiasmait le Grand Roi, fut mis à mort : d'autres que lui ont appris et apprendront leurs dépens combien il est dangereux de montrer la vérité à ceux que leurs passions affectionnent à l'erreur. Darius resta si charmé de sa puissante armée qu'il résolut de la commander en personne et de vaincre Alexandre à coup sûr.

On était alors au printemps de 333. Tandis que à Grand Roi se faisait fort de défendre l'entrée des plaines et manœuvrait de façon à occuper l'étroit territoire d'Issus, le Macédonien ayant eu un renfort de trois mille hommes d'infanterie et de trois cents cavaliers de son pays, plus deux cents Thessaliens et cent cinquante Éléates, marchait sur la Paphlagonie et la Cappadoce. Il reçut la soumission des deux pays avant d'y être entré, et consentit même à épargner aux Paphlagoniens la charge des logements militaires. Il passa l'Halys, trouva le défilé redoutable des Portes Ciliciennes occupé par un petit nombre de soldats qui s'enfuirent à son approche, et entra à Tarse sans difficulté. Arsamès le satrape se retirait devant lui sans essayer aucune résistance. Ce fuit pendant son séjour à Tarse que, s'étant baigné dans le Cydnus, Alexandre prit une fièvre violente, et ne fut salivé que par sa confiance Généreuse dans son médecin, Philippe l'Acarnanien.

En avant de Tarse, de nouveaux défilés ne furent pas mieux défendus que les Portes Ciliciennes. Parménion et l'avant-garde passèrent. L'armée suivit. Anchiale et Soli et les populations des montagnes se rendirent d'elles-mêmes, ainsi que les places de Magarme et de Mallée. Dans cette dernière ville, le roi apprit pour la première fois des nouvelles sûres de la situation de l'armée perse, et apprit qu'elle était campée à Sochi sur la pente orientale du mont Amanus, à deux journées de marche environ du défilé qui débouchait dans la plaine.

D'accord avec son conseil de guerre, il donna l'ordre de se porter en avant, et dès le lendemain il traversait Issus, y laissait ses malades et quelques bagages, et venait toucher au pont de Maryande, la première ville de Phénicie. Là il sut que l'armée perse avait opéré un changement de front, quitté Sochi, occupé Issus sur ses derrières, et le suivait.

Darius était toujours persuadé de la solidité de sa force ; il croyait voler à une victoire certaine ; il avait avec lui sa cour, sa mère, sa principale épouse et son harem entier, ses serviteurs royaux, des superfluités énormes, et rien qu'en or et en argent de quoi fournir la charge de six cents -mulets et de trois cents chameaux. L'armée perse défila pendant cinq jours au passage de l'Euphrate. Cependant, comme les bagages ne laissaient pas que de gêner, on en envoya une partie à Damas.

Impatient d'en venir aux mains, Darius croyait Alexandre hésitant, et il gagnait du pays sans tenir aucun compte des désavantages présentés à ses troupes par la nature du terrain. Les chefs mercenaires cherchaient à le tempérer et lui conseillaient de n'attaquer qu'en plaine, afin de profiter de sa grande supériorité numérique et particulièrement de ses ressources en cavalerie. Mais les courtisans tenant dans tous les cas le succès pour acquis, ne voulaient pas que la victoire fut différée, et les hommes politiques grecs qui suivaient le roi, non moins pressés que leurs émules asiatiques, écrivaient à Athènes qu'il fallait tout espérer et que le Macédonien était perdu. L'ordre fut donc donné à l'armée perse de franchir immédiatement les défilés ciliciens, et c'est ainsi qu'elle se trouvait à Issus, sur le bord de la mer, étranglée et ne pouvant se déployer sur une bande de terrain insuffisante pour sa masse.

Alexandre partit aussitôt qu'il fut averti de la position prise par les Perses ; il arriva par une marche de nuit au défilé qu'il avait franchi cieux jours auparavant, fit reposer ses troupes jusqu'à l'aube, et alors, prenant au nord-est, marcha jusqu'au fleuve Pinare, en avant d'Issus. Là, il rangea son armée en bataille. A la droite, avec des troupes légères, il plaça cinq divisions de la phalange, dont les lignes s'étendaient jusqu'à la tuer ; au centre, la grosse cavalerie macédonienne, les Thessaliens, et les flanqueurs péoniens appelés Agrianes. Le reste, c'est-à-dire quelque peu de cavalerie péloponnésienne et alliée, avec des archers thraces et crétois, se tenait sur la gauche, sous les ordres de Parménion.

Darius ressentit d'abord l'infériorité d'une position mal choisie. Il lança au delà du fleuve Pinare trente mille cavaliers et vingt mille fantassins ; en deçà il disposa une ligne de bataille de quatre-vingt-dix mille hoplites, dont trente mille Grecs, formant le centre ; le tout occupant l'espace entier compris entre la montagne et la mer. Un autre corps de vingt mille hommes fut envoyé sur sa gauche, pour opérer, par les pentes escarpées du terrain, sur le flanc droit, et s'il se pouvait sur les derrières de l'ennemi. Mais ces dispositions prises, on ne put employer le gros des troupes forcément inactif, paralysé derrière la ligne des hoplites, rangé sans but et n'appuyant rien.

A ces inconvénients s'en joignit un autre ; les cinquante mille hommes jetés au delà du Pinare et dont le mouvement n'avait eu d'autre raison que de couvrir les premières manœuvres, furent rappelés et on ne sut où les mettre. Une partie fila sur la gauche, d'où, le terrain ne lui étant pas favorable, elle dut revenir sur la droite, et par ce mouvement il se trouva que, sans l'avoir voulu, on avait réuni sur le bord de la mer presque tout ce qu'on employait de cavalerie. Ces arrangements faits tant bien que mal, Darius, monté sur son char, se plaça au centre de la ligne, derrière les hoplites mercenaires, et pour couvrir encore mieux sa position, il fit élever quelques ouvrages en terre sur le rivage du Pinare, de sorte que cc cours d'eau, assez encaissé naturellement, se trouva bordé de ce côté d'un véritable escarpement.

On employa quelque temps à s'observer de part et d'autre sans en venir à l'action. Alexandre envoya les Agrianes et une partie de sa cavalerie contre les vingt mille hommes placés sur son flanc droit. Ceux-ci se montrèrent tellement mous que le roi ne les jugea plus fort redoutables, et se contentant de les contenir par un corps de trois cents cavaliers, il retira les Agrianes et les joignit à sa droite. Cela fait, il marcha en avant, mais avec lenteur ; l'ennemi ne bougeait pas. Il continua d'avancer ; même immobilité. Alors se mettant à la tête de sa cavalerie, et suivi des hypaspistes et des divisions de droite de la phalange, il traversa rapidement le fleuve et aborda les hoplites asiatiques de l'aile gauche des Perses, qui lâchèrent pied immédiatement et furent poursuivis. Darius voyant sa ligne rompue, jugea sa personne compromise, et faisant tourner son char, s'enfuit des premiers et si éperdument, que trouvant bientôt que le terrain raboteux ne permettait pas au char de rouler assez vite, il sauta sur un cheval, jeta son arc, son bouclier, son manteau, et s'échappa sans prendre le temps de donner un ordre ni de dire quoi que ce soit à personne, montrant ce que peut être un prince en décadence. Voyant le Grand Roi ainsi mis en déroute, l'armée entière suivit son exemple, et Alexandre et ses troupes se trouvèrent en pleine possession du terrain avant d'avoir pris la peine de le conquérir.

Toutefois la bataille n'était pas finie. Le centre et la droite des Perses, qui n'avaient pas vii fuir Darius, se comportaient bien. Parménion et son collègue Cratère, plus lents dans leur mouvement qu'Alexandre dans le sien, avaient trouvé une forte résistance chez les mercenaires, et il fallut que le roi vint attaquer ceux-ci sur leur flanc droit désormais découvert pour les forcer à reculer. Mais ils ne se débandèrent pas, même en apprenant l'abandon du maître qu'ils servaient, et il parait qu'ils réussirent à gagner, sans être entamés, les défilés des montagnes, où les Macédoniens n'essayèrent pas de les poursuivre.

De l'autre côté, la cavalerie perse placée sur le bord de la nier s'était bravement comportée. Elle avait fait le même mouvement qu'Alexandre, mais en sens inverse ; elle avait franchi le Pinare et rudement Mené les Thessaliens. Cependant, à la nouvelle du départ du roi, elle se dispersa. La bataille était décidément perdue pour l'Achéménide.

Restaient ces masses compactes qui n'avaient même pas été mises en ligne. Alexandre jugea nécessaire de les dissoudre et de les démoraliser. Les Macédoniens vainqueurs se jetèrent dessus. Là eut lieu le véritable massacre ; une partie se nova dans les nombreux cours d'eau qui coupaient la contrée ; le plus grand nombre périt étouffé et écrasé par le poids des multitudes se niant les nues sur les autres, affolées de terreur et ne sachant ni ou aller  ni contre qui se défendre. De ce côté, la poursuite dura jusqu'à la nuit.

Le camp des Perses, avec les richesses royales qui y étaient accumulées, tomba tout entier dans les mains du vainqueur, et Alexandre trouva l'occasion de déployer à l'égard de Sisygambis, la mère du Grand Roi, de Statira, sa femme, de sa sœur, de son fils et de ses filles devenus prisonniers, cette grandeur d'aille qui n'était pas dans les usages de l'antiquité, et que poètes et prosateurs grecs et romains ont célébrée avec plus d'emphase que d'intelligence.

Darius rallia pane toute escorte quatre mille cavaliers, avec lesquels il repassa l'Euphrate à Thapsaque, et de là il s'enfonça dans le haut pays. Huit mille Grecs mercenaires se reformèrent, d'un autre côté, sous le commandement d'Amyntas et de Thymotès. Ils gagnèrent Tripoli de Phénicie, de là Chypre, puis l'Égypte. Le reste de l'immense armée disparut sans laisser de trace, et l'on peut assez juger que ces milices peu affectionnées, n'étant venues que par contrainte et de fort loin, indifférentes à ce qui pouvait arriver à la race impopulaire des Achéménides, n'eurent d'autre pensée que de se disperser, chacun retournant chez soi au plus vite et semant sur sa route les déplorables nouvelles dont il avait été le témoin .

Le premier résultat de la bataille d'Issus fut de rompre les intrigues nouées par le roi Agis de Sparte avec Pharnabaze, neveu de Memnon le Rhodien, dans le but de déterminer un mouvement anti-macédonien parmi les populations du Péloponnèse. Pharnabaze se hâta de gagner Chios avec sa flotte, et ne laissa à Agis que dix trirèmes et trente talents d'argent, avec lesquels Agis et son frère Agésilas essayèrent de troubler quelque peu la Crète. L'entreprise n'ayant pas réussi, ils allèrent avec Autophradate dans les environs d'Halicarnasse pour y tenter de très-petites choses.

Damas, parfaitement en état de soutenir un siège, fut rendue par le gouverneur à Parménion, et les immenses richesses mises un dépôt dans cette ville passèrent aux mains d'Alexandre. Le nombre des prisonniers de marque fut très-considérable ; presque tontes les grandes familles de la rom. eurent quelqu'un des leurs en captivité. La veuve et les filles d'Ochus, prédécesseur du roi régnant ; la nièce de ce dernier ; les femmes d'Artabaze et de Pharnabaze ; les trois filles de Mentor le Rhodien ; Barsine, veuve de Memnon, et son enfant : on ne pouvait compter tout ce qu'il y avait d'illustre au pouvoir du Macédonien ; outre cette foule indigène, on arrêta aussi un grand nombre de Thébains, Lacédémoniens, Athéniens, à la solde de Darius, mais dont celui-ci s'était méfié, peut-être aveu raison, et qu'il avait envoyés avec les bagages. Le roi traita bien tout ce monde et lui permit de s'en retourner, sauf aux Lacédémoniens, retenus quelque temps, probablement à cause de la conduite d'Agis ; néanmoins, leur captivité fin courte, et bientôt ils purent aussi rentrer dans leur pays.

Le roi marcha alors sur la Phénicie. Arrivé à Marathe, qui se rendit avec les princes d'Arados dont elle dépendait, il reçut lute lettre de Darius, par laquelle le Grand Roi réclamait sa famille et offrait la paix et son alliance à son heureux adversaire. Il établissait, en outre, qu'il n'avait pas eu les premiers torts ; que son rival, au contraire, l'avait attaqué sans motif, suivant ainsi l'exemple injuste de Philippe, et qu'il n'avait fait que se défendre.

Alexandre répondit avec hauteur que les premiers torts étaient imputables à Xerxès et à ses agressions. Il en était le vengeur. Il accusa Darius d'avoir trempé dans l'assassinat de Philippe et, en outre, d'avoir excité à la révolte les villes de la Grèce. De lit cette guerre actuelle, où, par la faveur divine, il avait marché de victoire en victoire. Désormais assuré dans sa suprématie, il n'avait nullement l'intention de traiter Darius avec rigueur ; au contraire, il était prêt à lui donner des marques sensibles de sa bienveillance en lui rendant ses royales captives et en comblant d'ailleurs tous ses désirs. Mais Darius devait d'abord se rendre auprès de lui, et cessant de se poser en compétiteur, reconnaître et avouer son maître. Il l'invitait, à l'avenir, lorsqu'il lui arriverait de lui adresser quelque message, de ne plus affecter les manières d'un égal ; et si par hasard Darius pensait autrement, il lui fallait combattre et faire front au lieu de fuir devant celui qui irait le chercher partout où il serait.

Une telle lettre, certainement publiée aussitôt qu'écrite et composée à cette intention, parait avoir vivement frappé les imaginations. Abou-Taher de Tarse en a connaissance et la cite dans ses Mémoires. Mais naturellement la version qu'il en produit se ressent du tour donné par lui à toute l'histoire d'Alexandre. Ce n'est pas l'entreprise de Xerxès, ce n'est pas le meurtre de Philippe que le roi macédonien vient punir. Il poursuit son adversaire parce qu'il est, lui, le fils aîné de Darab, ou Darius Ochus, et que son cadet usurpe ses droits. Bien plus, Dara ne se contente pas de lui prendre injustement sa couronne ; il l'insulte en le traitant de bâtard, et, d'abord résolu à se contenter de l'empire du Roum, c'est-à-dire de la Grèce, et à vivre en bon frère avec le Grand Roi, qu'il voulait laisser maître de l'Iran, il est désormais contraint de le détrôner par l'attitude offensante que ce dernier a prise et les propos méprisants qu'il se permet. A la suite de cette réponse, Dara maintient ses dires, et Alexandre passe à l'exécution de ses menaces.

Marathe et son prince s'étaient rendus et avaient donné leurs vaisseaux. Sidon fit de même ; les autres villes de la côte imitèrent cet exemple, à l'exception de Tyr, qui prétendit à la faveur exceptionnelle de ne pas recevoir de Macédoniens dans ses murs, acceptant d'ailleurs en toute autre chose la souveraineté du vainqueur. Mais il se présentait une difficulté. Melkart, le dieu tyrien, passait pour identique à Hercule. Alexandre, assez insoucieux d'ordinaire de sa descendance héraclide, se la rappela cette par dévotion, et se crut obligé de sacrifier à l'auteur de la race de Philippe dans un de ses sanctuaires les plus saints, afin de ne pas s'attirer l'inimitié du dieu par une sorte de dédain. Il insista donc ; les Tyriens ne cédèrent pas, et les négociations, commencées de part et d'autre avec les démonstrations les plus amicales, furent brusquement rompues par la colère d'Alexandre ; il jura de venger l'insulte faite à son autorité, et tint parole.

Les Tyriens eurent beau se défendre avec énergie et prolonger le siège pendant sept mois, leur résistance exaspéra la fureur du conquérant sans la lasser. Malheureusement pour les assiégés, ils ne furent pas soutenus. Les villes phéniciennes resteront neutres. Carthage, colonie, promit et ne fit rien pour sa métropole. Darius, dénué de tout et surtout de cour, ne les secourut point.

Les efforts des deux parts furent extraordinaires, et le siège de Tyr resta pour les gens de guerre de cette époque comme un modèle de ce que l'art de défendre et d'attaquer les places avait produit de plus remarquable. Alexandre construisit un môle pour priver la ville du secours des vaisseaux. Les machines et les travaux de mine furent plusieurs fois incendiés par les habiles inventions des Tyriens. Enfin, deux cents navires phéniciens et cypriotes avant été réunis par la puissance macédonienne, la ville se trouva bloquée hermétiquement et dut perdre toute espérance. L'assaut fut donné et soutenu avec désespoir ; puis, les murs emportés, il fallut s'ouvrir encore de vive force chaque rue barricadée, chaque maison crénelée ; le massacre prit des proportions épouvantables, et les soldats macédoniens, bilieux tant de la longueur de la lutte que des cruautés commises par les Tyriens sur quelques prisonniers, et surtout possédés par cette ivresse qui saisit les hommes en un pareil moment et les transforme en bêtes féroces, firent main-liasse sur la population. Alexandre réussit pourtant a sauver quelques malheureux réfugiés dans le sanctuaire de Melkart ; les Sidoniens aussi, bien qu'entrés en vainqueurs dans la place, prirent pitié d'un certain nombre de gens ; mais la plus grande partie des habitants furent égorgés, et deux mille prisonniers, blessés pour la plupart, furent mis en croix et expirèrent sur le bord de la mer. Les femmes, les enfants et les esclaves, au nombre de trente mille, allèrent peupler les bazars des villes étrangères.

Tyr n'avait pas voulu rester fidèle au Grand Roi ; elle avait défendit sa franchise municipale et n'avait pas réussi. Cependant Darius, au lieu de prendre exemple sur une action si généreuse, s'était remis à négocier. Il avait offert à Alexandre, par une lettre nouvelle, sa fille en mariage, dix mille talents et tout le territoire à l'ouest de l'Euphrate. Parménion, jugeant les choses avec une sagacité commune, était d'avis d'accepter des propositions si convenables. — Je le ferais, lui dit le héros, si j'étais Parménion ; mais je suis Alexandre, et j'agirai comme il appartient à Alexandre.

Il répondit donc à Darius que sa fille, ses trésors et son royaume étant déjà entre ses mains, il n'avait pas besoin de cette autorisation pour faire ce qui lui convenait ; qu'il ne pouvait que l'engager à venir lui-même au plus vite, au cas où il désirerait son amitié.

La Syrie, la Phénicie étaient soumises. Les Juifs firent acte d'hommage, et le roi marcha sur l'Égypte. Pendant ce temps, ses amiraux, promenant sur les mers les navires ioniens, phéniciens, cypriotes, avaient conquis les îles ; Chios seule, disposée à se rendre, en fut empêchée par le neveu de Memnon, Pharnabaze, et par Apollonidès. La place fut emportée par les Macédoniens. Mitylène, ne pouvant tenir, se vit livrée par son commandant, l'Athénien Charès, qui sortit, en vertu d'une capitulation, avec deux mille mercenaires.

Cependant, dans sa marche vers l'Égypte, Alexandre trouva d'abord Gaza défendue par l'eunuque Batis et une garnison arabe. Ces gens ne voulurent entendre à rien, et la ville, extrêmement forte, ne succomba qu'après des efforts inouïs. Alexandre, blessé et retenu si mal à propos, se vengea de Batis en l'attachant à un char qu'il conduisit autour des murs. Le brave capitaine noir périt déchiré sur les pierres. Les femmes et les enfants de Gaza furent vendus.

Heureusement Tyr et Gaza restèrent deux exceptions dans l'histoire de la complète de l'empire persan. A peine le roi avait-il mis le pied sur le sol égyptien que toute résistance disparut ; le vice-roi, Mazakès, s'empressa de reconnaitre le vainqueur, et lui remit avec sa personne, ses troupes, et la caisse publique, contenant sept cents talents. Péluse et Memphis reçurent le héros avec acclamations. Partout sa marche fut un triomphe, et tout occupé d'agir en souverain reconnu et non plus en envahisseur étranger, Alexandre, trouvant que le site de Memphis n'était pas favorable comme capitale à l'exercice de sa propre souveraineté eu Égypte, et voulant que le siège de sa puissance fût désormais plus rapproché de la mer et tenu en communication permanente avec la Grèce et les côtes de l'Asie, ordonna de fonder en face de l'Île de Pharos cette cité d'Alexandrie qui devint si grande, si populeuse, si opulente et si célèbre dans le monde, et qui prit ainsi naissance en 332.

A côté de cette mesure politique, positive et pratique, le héros en prit une autre, résultat de son tempérament comme la première, bien que d'une nature assurément bien différente. Il voulut aller saluer et consulter Ammon dans son temple et s'assurer par la parole du dieu lui-même que Philippe, comme il aimait à le croire sur la parole de sa mère, n'était pas son père véritable, mais que son père était le dieu. Les dangers et les fatigues de l'expédition ne l'arrêtèrent pas. L'oracle lui dit tout ce qu'il en espérait, et cette parole, confirmée et répétée depuis par les arrêts de deux sanctuaires non moins fameux, celui d'Érythrées en Jouie et celui des Branchiades près de Milet, persuada Alexandre de son origine toute céleste. Supposer que le conquérant n'avait sur cette matière qu'une conviction feinte et le désir charlatanesque d'agir sur l'imagination des peuples, c'est méconnaître son tempérament et son âme. Il se croyait dieu, et trouvait en se contemplant lui-même des raisons si fortes et si persuasives de penser ainsi, que nul au monde ne pouvait en avoir de pareilles.

Après avoir séjourné en Égypte, puis en Syrie, il partit en juillet 331 pour continuer la conquête du reste de l'empire. Déjà il avait dirigé un premier corps d'armée sur Thapsaque, le gué où l'on traversait ordinairement l'Euphrate. Un des généraux de Darius, Mazée, ne disposait que de trois mille hommes pour garder ce point. Ce chef battit en retraite à son approche, et l'armée macédonienne passa sur deux ponts, puis remonta vers le nord dans la direction du Tigre supérieur pour franchir le fleuve au-dessus de Ninive. Là, se rabattant au sud-est à travers le district proprement appelé Athuria, ayant le Tigre à sa droite et les montagnes curdes à sa gauche, elle se dirigea vers Arbelles, où l'attendait Darius, qui depuis deux ans se débattait dans son impuissance et avait réussi, à force d'efforts, à rassembler encore une armée pour tenter la fortune.

Les nombres indiqués pour l'armée du dernier Achéménide à sa dernière bataille sont exorbitants et extrêmement variables, ainsi qu'il est d'usage chez les auteurs grecs toutes les fois qu'ils ont à parler d'une concentration de troupes perses. Arrien compte un million d'hommes d'infanterie, quarante mille cavaliers, deux cents chars de guerre et quinze éléphants. Justin parle de quatre cent mille fantassins et cent mille chevaux. Quinte-Curce, d'ordinaire peu modéré dans ses appréciations, se contente de deux cent mille hommes de pied et de quarante-cinq mille cavaliers. Les historiens mettent assez volontiers en oubli qu'une armée à besoin de manger, et les plus gros chiffres ne les arrêtent pas. On doit donc pencher à l'avis de celui d'entre eux qui offre les nombres les plus modestes. En outre, dans le cas actuel, Darius avait dû faire ses levées très-difficilement. Il les avait étendues sur la totalité de l'empire, au moins sur les provinces qui lui restaient, et pour la première fois peut-être commandait-il une armée vraiment iranienne. Les contingents venus de loin, après des marches pénibles entreprises pour un intérêt médiocre à leurs yeux, ne pouvaient être que faibles. Le Grand Roi avait des Bactriens sous le commandement de Bessus, non pas leur chef héréditaire, mais le satrape de leur province ; des Dahæ et des Arachosiens, encore sous les ordres d'un gouverneur royal ; des gens de la Perside, des Susiens, des Caduses. Il avait aussi des Syriens, venus avec Mazée ; des Mèdes, conduits par Atropate ; des Parthes, des Saces, des Tapyres et des Hyrcaniens, gens des rives de la Caspienne, sous Phrataphernes ; enfin des Albaniens du Caucase, des Sakasounas du Seystan, et quelque peu d'indiens de la frontière. Ce que Darius possédait de meilleur, c'étaient ses gardes à cheval et à pied, sujets directs de la maison régnante ; des Mardes, archers célèbres et l'élément indispensable de toute armée achéménide, des bans de Grecs mercenaires.

Alexandre, de son côté, mettait en ligne quarante mille fantassins et sept mille chevaux, non pas des indices provinciales sans organisation commune, sans lieus tic discipline, mais la fleur des gens de guerre de cette époque. Comme toujours, Parménion commandait la gauche et le roi la droite ; comme toujours, Alexandre engagea le combat en personne, en chargeant avec sa grosse cavalerie le point où il aperçut Darius.

Celui-ci fut dès l'abord épouvanté de voir échouer complètement l'attaque de ses chars armés de faux, sur lesquels il avait beaucoup compté ; les gardes étaient disposés à bien faire, et Alexandre et ses cavaliers trouvaient en eux de dignes adversaires ; mais soudain Darius perdant la tête, s'enfuit comme à Issus. Les troupes placées autour de lui, et qui n'avaient naturellement pas de plus impérieux devoir que de le suivre, tournèrent bride sur ses traces. De là un large vide dans le front de bataille. Les Macédoniens s'y précipitèrent en poussant de grands cris.

Pendant ce temps, Mazée, sur la gauche, faisait si bien plier la cavalerie thessalienne que Parménion envoyait au roi message sur message pour demander du secours. Simmices et Cratère, avec deux divisions de la phalange, arrêtés dans leur marche à hit suite du roi par ces nouvelles alarmantes, laissèrent à leur tour s'établir un vide entre eux et les escadrons qui pressaient Darius. La cavalerie indienne et perse se lança clans cet intervalle et pénétra jusqu'au camp ; peu s'en fallut que les prisonniers, et parmi eux Sisygambis, mère de Darius, ne fussent enlevés ; mais comme ces hardis coureurs ne furent pas soutenus, force leur fut de rebrousser chemin, et bientôt ils se dispersèrent.

Mazée enfin, ayant appris ce qui se passait sur sa gauche, n'eut plus qu'à céder, et Parménion se trouva 'vainqueur sans l'aide d'Alexandre, qui arrivait cependant, mais qui, tombé au milieu des Parthes, faillit y rester avec sa grosse cavalerie. La résistance s'anima tellement que trois généraux, Cœnus, Héphestion et Ménidas, furent blessés ; le roi lui-même courut les plus grands dangers, et soixante de ses gardes furent tués. Néanmoins la bataille était gagnée, et il se trouva que, comme à Issus, la plus grande partie des troupes perses n'avaient pas été employées et avaient assisté au combat sans y prendre la moindre part. La déroute fut complète et sans remède. La foudroyante activité d'Alexandre, bien servie par la lâcheté et la sottise de son adversaire, ne laissa pas à la fortune le temps de l'hésitation. Tandis que Philoxène marchait rapidement à Suse, lui-même il se dirigea sur Babylone, et alors eut lieu cette prise de possession dont l'éclat, la splendeur et les pompes extraordinaires ont été célébrées de siècle en siècle par les poètes et représentées par les peintres et les sculpteurs sur la toile et sur le marbre. Le satrape perse Mazée vint apporter les clefs de la ville ; le percepteur des revenus royaux, Bagophanes, se chargea d'organiser les magnificences de l'entrée. Tandis que Philoxène trouvait dans le trésor de Suse des réserves métalliques montant au moins à une valeur de trois cents millions de francs, ce que l'on prit à Babylone permit au roi de distribuer à son armée une gratification de six cents drachmes par cavalier macédonien, cinq cents par cavalier auxiliaire, deux cents par fantassin macédonien, un peu moins par fantassin étranger. C'étaient là les dépouilles d'une puissante dynastie et une de ces liquidations telles que la victoire en fait périodiquement dans le monde, en faveur des Mongols en Chine, des Francs à Constantinople, des Espagnols au nouveau monde ou des Anglais dans l'Inde.

Cependant Alexandre ne se reposa que trente jours ; il secoua vite l'ivresse de son triomphe. Laissant Mazée satrape à Babylone, il lui adjoignit, à titre inférieur, Asclépiodore d'Amphipolis, comme commandant de la garnison, et un autre Asclépiodore comme percepteur, ce que les Turcs et les Perses modernes appellent defterdar. Mithrinès, qui lui avait donné Sardes, reçut la satrapie d'Arménie. En Phénicie et en Syrie, il établit Ménès ; à Suse, Aboulitès, déjà gouverneur sous Darius et qui avait livré la ville. Cela fait, et s'étant rendu dans cette capitale, il n'y séjourna pas ; il força les passages des montagnes de l'est, disputés par les Uxiens, battit Ariobarzane aux Portes Susiennes et déboucha clans les plaines où s'élevait Persépolis, dont Tiridate lui livra l'entrée. La seconde métropole de la Perside, Pasargades, située à peu de distance dans la campagne de Mardasht, tomba du même coup et fut occupée par les troupes.

Un paysage d'une étendue infinie s'ouvrit sous les yeux d'Alexandre au moment où il sortit des montagnes. Les horizons de cette partie de la Perse, quand ils ne sont pas bornés au plus près par des crêtes énormes et des escarpements d'un grandiose incomparable, s'éloignent à des distances que l'œil peut d'autant moins mesurer que la transparence de l'air supprime les obstacles intermédiaires en conservant les nuances. Le ciel n'est pas bleu comme dans le midi de l'Europe ; il n'est pas de ce blanc de fournaise teinté de gris qui appartient à l'atmosphère égyptienne ; le firmament qui s'étend sur l'Attique y ressemble seul dans les jours particulièrement clairs et sereins ; encore ne peut-on établir de similitude parfaite, attendu que le voisinage de la mer dissout constamment dans le plus pur éther athénien une légère mais visible vapeur, tandis que le climat sec de la Perside laisse au ciel toute sa pureté, n'y souffre que le coloris de la turquoise la plus limpide, et dans la nuit entoure la lune, les constellations, les étoiles d'une profondeur si merveilleuse, que l'on voit les clartés célestes se dégager et se mouvoir, suspendues comme d'innombrables lampes au milieu de l'espace sans bornes, sans taches, sans mystères.

Persépolis était une ville considérable. Il est impossible de savoir même approximativement quel pouvait être à cette époque son étendue, bien que, lorsque du haut de la terrasse des palais en ruine on considère aujourd'hui la campagne, la quantité des tumulus se multipliant jusqu'au delà de la portée de la vue dans toutes les directions, et contenant les débris des habitations, donne la certitude que peu de villes ont eu dans le monde un plus vaste contour. Mais une partie de ces constructions ont certainement appartenu à l'époque sassanide, et on ne saurait avoir aucun doute que dans ces temps plus rapprochés de nous, et même à l'époque musulmane, Persépolis, appelée par les gens du pays Istakhar, c'est-à-dire la ville par excellence et même la ville forte, n'eût été encore d'une grande splendeur. Des sculptures sassanides fort belles et curieusement taillées dans le rocher sur lequel est fondée la droite des palais en sont une preuve convaincante, et pendant le séjour que j'ai fait sur ce site imposant, des paysans m'ont apporté une pierre gravée, trouvée à l'instant au milieu des décombres et appartenant au temps des successeurs d'Ardeshyr-Babeghan, peut-être au règne de ce prince lui-même. Cette observation est intéressante en ce qu'elle amène la discussion sur un fait très-reproché à Alexandre : l'incendie des palais de Persépolis et le sac de la ville, ordonné contre l'avis de l'arménien. Diodore et Quinte-Curce, Plutarque après eux, ont renchéri à l'envi sur les horreurs de cette catastrophe. Toute la population mâle massacrée, les femmes et les enfants réduits en servitude, un pillage féroce, une dilapidation sans bornes, un trésor de six cent quatre-vingt-dix millions de francs réservé au roi, qui livra le reste à la soldatesque gorgée d'or et de choses précieuses, des courtisanes mettant elles-mêmes le feu au palais dans les transports d'une ivresse furieuse, rien n'a été épargné pour rendre la scène digne des excès d'un homme, pour la postérité, a dû nécessairement être incomparable dans tout ce qu'il a fait, le mal comme le bien.

On vient de voir par des preuves matérielles que la majeure partie du désastre, c'est-à-dire la destruction de la cité, n'avait jamais eu lieu, et en effet, si Persépolis ou Istakhar avait été détruite par Alexandre, comme les gouvernements qui suivirent ne furent pas originaires de la Perside ni particulièrement occupés de cette province, élevée par la seule domination des Achéménides ô une suprématie passagère, Persépolis n'aurait pas été relevée, ou l'eût-elle été, ne fin jamais redevenue la ville si considérable dont on aperçoit encore les traces. D'autre part, il est remarquable qu'Arrien, le plus sérieux des historiens d'Alexandre, ne dit pas un mot. de ces excès. Il se borne à parler de l'incendie du palais seul, et il l'attribue à la résolution où était le roi de se venger de la Perse. On ne voit pas trop ce qu'il pouvait avoir à punir, puisque la Perse ne s'était pas même défendue contre lui, et qu'il paraissait en juger ainsi en confirmant les satrapes nationaux dans leurs emplois et en traitant le pays avec une mansuétude poussée jusqu'à la faveur. Peut-être, dans le premier moment d'une occupation tumultueuse, le palais a-t-il été fortuitement brûlé ; et on a voulu dans la suite trouver une cause politique à un accident. Je dois dire cependant que j'ai recherché avec soin des traces du feu et n'en ai trouvé nulle part. En conséquence, je ne suis pas plus disposé à croire à l'incendie de Persépolis, devenu cependant une sorte de lieu commun classique, qu'à admettre avec les Perses la destruction systématiquement exécutée de toutes les bibliothèques de l'empire par Alexandre, partisan passionné du dogme de l'unité divine.

D'ailleurs, il n'y a guère moyen d'expliquer ni de comprendre ce que les historiens rapportent, si l'on admet le pillage et l'anéantissement de la ville et des palais. Suivant eux, Alexandre séjourna un mois à Persépolis. Vivre au milieu des décombres fumants et des miasmes pestilentiels qui en eussent résulté, n'eût été ni séduisant ni même possible.

Après ce repos et vers le commencement du printemps de 330, le roi quitta sa conquête, et recevant sur sa route la soumission facile de toutes les villes de la Perside, il se dirigea vers le nord pour aller chercher Darius en Médie, laissant à Persépolis une garnison de trois mille Macédoniens et Tiridate pour gouverneur, en conservant à celui-ci son titre et ses fonctions. La garnison et le gouverneur prouvent encore qu'il y avait là un point à garder et une population à conduire et à défendre.

Darius, après la bataille d'Arbelles, s'était réfugié à Ecbatane. Il y était resté depuis sept mois, n'essayant rien, tremblant devant l'avenir, impuissant à conjurer les événements, espérant sans doute en des éventualités inconnues, et attendant. Il avait sauvé un trésor de quarante millions de francs, une division de mercenaires grecs de quinze cents hommes, commandée par Artabaze, ses gardes, sous les ordres de Nabarzanes, probablement fort réduits, et quelques troupes de la Bactriane, de l'Arachosie et de la Drangiane qui ne lui appartenaient pas, mais obéissaient à leurs satrapes respectifs Bessus et Barsaentès. Il était donc dans les mains de ces deux chefs.

Aussitôt qu'on sut à Ecbatane l'approche d'Alexandre, Darius voulut gagner la Sogdiane, la dernière pointe frontière de l'empire vers le nord. Il fit partir en avant son harem et ses bagages dans la direction de l'Hyrcanie, et les suivit bientôt après, en toute hâte, se dirigeant vers la Caspienne, en traversant les défilés de l'Elbourz et le pays des Parthes, cette ancienne mère patrie de la nationalité iranienne, si oubliée par les Achéménides, et où le dernier d'entre eux venait mourir.

Instruit de lu fuite de Darius, Alexandre occupa rapidement Ecbatane, y laissa une garnison de sept mille hommes sous Parménion, nomma satrape du pays Oxodates, et, avec des troupes légères, se mit à la poursuite du Grand Roi. Il arriva à Rhagès, l'ancienne et vénérable Rhaga des premiers jours de la monarchie, croyant encore y trouver son rival. Là, deux Perses, Bagistanès et Antibelus, lui apprirent que ce malheureux prince n'était plus qu'un captif aux mains des deux satrapes Bessus et Barsaentès, et que ceux-ci menaçaient de le tuer.

Alexandre resta cinq jours à Rhaga, temps strictement nécessaire pour faire reposer ses troupes. Je dois dire cependant que d'Ecbatane à cette ville il n'avait pas marché avec la rapidité qu'on lui attribue et qui n'aurait abouti qu'à mettre sa cavalerie hors de service. Il mit onze jours à faire le trajet ; les caravanes actuelles en mettent douze et cheminent fort lentement. Quoi qu'il en soit, le roi reprit sa route, plus désireux cette fois de sauver la tête de son compétiteur que de faire un prisonnier ; mais il devait arriver trop tard.

Soit que Darius fût rebelle aux conseils des deux satrapes, soit que l'état dans lequel ceux-ci voyaient les affaires les eût exaspérés, ils ne tardèrent pas à se montrer décidés à ne plus obéir aux ordres de leur maître. Les mercenaires grecs et les gardes auraient voulu rester fidèles ; mais leur nombre était insignifiant et on les comptait pour rien. Dans un village parthe appelé Thara, les satrapes s'emparèrent du roi et l'attachèrent dans un chariot avec des chaînes d'or. Cette violence fut déterminée peut-être par quelque velléité de se rendre soupçonnée chez Darius. Les mercenaires et Artabaze découragés quittèrent l'armée, et tournant sur la droite, cherchèrent un refuge dans le pays des Tapyres, sur les bords de la Caspienne.

Aussitôt averti, Alexandre redoubla de vitesse. Il avait franchi les Portes Caspiennes, étroite ouverture dans les rochers que l'on traverse encore pour passer de l'Aragh dans le Mazendéran, et à la tête d'un corps de cavalerie et de quelque infanterie légère il précipitait sa marche pour empêcher la catastrophe. Cratère suivait avec le gros de l'armée. Le roi manqua de peu Bessus et ses bandes. Mais commue ceux-ci marchaient jour et nuit, il lui fallut continuer avec de nouveaux efforts ; enfin il atteignit un village où ils avaient passé la nuit précédente. Il les touchait. Dix-huit lieues en une nuit, dit-on, ce qui me parait bien rapide, l'amenèrent tout à coup en vue de cette troupe de misérables fuyards, qui ne l'eut pas plutôt aperçu qu'elle se dispersa de tous côtés. En ce moment, Bessus et Barsaentès pressèrent Darius de monter à cheval et de les suivre. Il hésita, il refusa ; la querelle fut vive, mais courte : les deux satrapes furieux lancèrent leurs javelines sur le malheureux monarque et partirent au galop. Quelques minutes après, un soldat macédonien, un certain Polystrate, trouva un homme baigné dans son sang et sur le point d'expirer sur les planches grossières d'un charriot ; il ne sut d'abord qui était cette victime. Mais le dernier Achéménide l'appela, se nomma, et eut le temps de le charger de remercier Alexandre de la bonté avec laquelle il avait traité sa famille. Il lui fit dire aussi que puisqu'il devait perdre le trône, il était heureux de voir son héritage tomber aux mains d'un homme tel que son vainqueur. Puis il expira.

La douleur et la colère d'Alexandre en apprenant cette catastrophe furent effrayantes, et Liesses connut plus tard la grandeur du ressentiment avait. allumé. Le corps de Darius, relevé avec tout le respect dû à de royales dépouilles, fut placé sur un char funèbre. Une pompe mortuaire magnifique, des cérémonies augustes entourèrent le convoi, et le corps prit place dans les tombeaux de la Perside, mi les souverains achéménides avaient été jusqu'alors enterrés. Pendant ce temps, Alexandre ramenant ses troupes vers le sud, eu dehors des déserts où la poursuite les avait entrainées, les conduisit à Hécatompylos, qui parait avoir existé aux environs de la ville actuelle de Damghan, et leur accorda le repos dont elles avaient grand besoin. Successivement, les différents détachements de l'armée vinrent le rejoindre, et il opéra sur ce point une grande concentration, en vue de ses projets ultérieurs. Désormais il n'était plus roi des Macédoniens, mais bien Roi des rois de l'Iran et de l'Aniran, et plus puissant que Cyrus et Cambyse n'avaient jamais été, quant à l'étendue de ses possessions territoriales.

Abou-Taher de Tarse raconte très-sommairement les défaites successives de Darius. Il trouve ce roi condamnable d'avoir obstinément refusé de reconnaitre Alexandre pour son frère et de l'avoir offensé en le traitant de billard nu du moins d'homme issu d'un père inconnu. La mort du Grand Roi fut le résultat, toujours suivant l'annaliste que je cite, d'une conspiration tramée entre deux de ses chefs, Djabersiyyar et Mahyar. Alexandre ne fut pas tout ii fait innocent du meurtre, car les conjurés lui en avaient donné avis. Néanmoins, quand il l'eut appris, il en montra une douleur extrême. Il arriva à temps pour recevoir les derniers adieux de son frère, qui, après avoir confessé ses torts, lui demanda trois choses : de punir ses assassins, d'être bon pour son peuple et d'épouser sa fille, et, ajoute Abou-Taher, les trois choses furent faites.

Ferdousy est plus explicite qu'Abou-Taher sur la première partie de l'histoire d'Alexandre, et se rapproche assez curieusement des textes Grecs. Il fait partir de Grèce le héros avec une armée imposante rangée sous des étendards rouges et bleus. Il le dirige d'abord sur l'Égypte, et raconte la défaite du roi de ce pays et la conquête qui en est la suite. Dara accourt et est battu en deçà de l'Euphrate, dans la plaine de Nébat ; c'est la bataille du Granique.

Alexandre pénètre déguisé dans le camp de Dara et joue le rôle de son propre ambassadeur ; niais rien ne résulte de la conférence, et la seconde bataille se livre encore en deçà de l'Euphrate, dans les campagnes de Péheu. C'est la rencontre d'Issus. Quant à la troisième bataille, c'est dans l'Aragh-Araby qu'elle a lieu, et Dara y a le dessous comme dans les deux premières affaires. Le site d'Arbelles, vaguement indiqué, est cependant assez clair dans l'intention du poète.

Dara s'enfuit non pas à Ecbatane, mais vers le sud-est, dans le Kerman. Alexandre entre à Istakhar ou Persépolis. Un massacre général de toute la population de l'empire s'exécute. Hommes, femmes et enfants sont mis à mort par milliers ; tout ce qui échappe au glaive est vendu comme esclave. C'est une tradition ou pour mieux dire une version sassanide des faits. Les Arsacides avaient pris le contre-pied, comme je l'ai indiqué déjà, et louaient Alexandre autant que leurs successeurs se sont efforcés de le décrier.

Ici se place pour Ferdousy la correspondance entre Dara et Alexandre, qui, suivant les auteurs grecs, eut lieu dans la période qui sépare la bataille d'Issus de celle d'Arbelles. Le Grand Roi, suivant le poète de Nishapour, supplie son prédécesseur de faire la paix ; il lui offre ses trésors et son amitié. Alexandre répond en promettant à Dara de lui conserver le trône ; mais il exige sa présence et une soumission complète. Dara ne se résigne pas à une pareille humiliation, et ne sachant plus quelle ressource employer, il écrit au Four de l'Inde, Porus, pour lui demander son appui. Alexandre, informé de ce qui se passe, ne laisse pas à l'alliance le temps de se conclure ou du moins de porter ses fruits. Il accourt avec ses troupes. Celles de Dara ne veulent point combattre ; elles sont découragées et prévoient une défaite. C'est alors que deux compagnons du Grand Roi, Mahyar et Djanousiyyar, l'assassinent, afin de mériter la faveur du conquérant. Ils tuent leur maître à coups de poignard ; toutefois Alexandre a eu à temps de recevoir les adieux de Dara, qui lui a recommandé sa famille au nom du Dieu qui créa la fortune, la terre et le temps, qui créa la puissance et l'impuissance. Ce sont les magnifiques expressions de Ferdousy, que le génie d'Eschyle n'eût pas désavouées. Alexandre a promis d'épouser Roushenk ou Roxane, fille du mourant.

Quant aux assassins, arrêtés par l'ordre du roi, ils sont livrés aux soldats macédoniens et lapidés. Cette justice prompte et sévère plaît aux Iraniens et change leurs cœurs en faveur d'Alexandre. Un des principaux officiers de Dama accourt du Kerma',, où s'étaient concentrés les derniers débris de l'armée nationale, et se rend il Ispahan, où les seigneurs de tout l'empire étaient réunis. Après avoir appris ce qui venait de se passer, ils décident de reconnaître Alexandre pour leur souverain, et envoient la nouvelle de leur détermination aux provinces, aux grands, aux généraux, aux cavaliers, aux nobles, qui tous s'empressent d'obéir au décret de l'assemblée, et depuis ce moment la Perse est soumise.

Tel est le récit de Ferdousy. A certains égards, il concorde davantage avec la version admise par les Grecs et s'éloigne de celle d'Abou-Taher. Sur d'autres points, il ne contredit pas celle-ci. Il accepte par exemple qu'Alexandre était fils de Darab et non de Philippe ; ce qui est capital aux yeux des Persans.

Mais la passion de posséder exclusivement le grand capitaine n'a pas seulement égaré le jugement des peuples iraniens, les Égyptiens ont eu la même fantaisie, et c'est ce qui a donné lieu à la Chronique faussement attribuée à Callisthène, et dont les allures fabuleuses ne laissent pas que de concorder sur certains points avec les dires des Orientaux. Sur d'autres pourtant elles s'en éloignent, et cet écart est intéressant et mérite d'être constaté. Ce qui est surtout très-curieux, c'est que le roman du faux Callisthène a fait une telle fortune en Grèce, que de nos jours encore on trouve dans le royaume hellène, comme en Épire, en Albanie, en Macédoine, ce livre réimprimé constamment à Venise et vendu par les colporteurs clans tous les villages. C'est la seule histoire d'Alexandre que le peuple connaisse et dont il se soucie.

Suivant cette légende, Nectanebo, roi d'Égypte, était un magicien d'une rare habileté. Voyant s'armer contre lui les Indiens, les Arabes, les Oxydraques, les Ibères, les Kaukons, les Éoliens, les gens du Bosphore, les Bastarnes, les Alains et les Khalybes, c'est-à-dire à peu près tous les peuples du nord et du midi, il reconnut aussi que les dieux ne soutiendraient pas sa cause, et il prit le parti de s'enfuir.

Il se réfugia à Pella, en Macédoine, sous le déguisement d'un astrologue. La reine du pays, Olympias, avait de fortes- raisons de croire que l'intention de son mari, alors absent, était de la répudier comme stérile, et pleine de confiance dans les arts magiques, elle consulta le prophète étranger sur les moyens à employer pour détourner le malheur qu'elle redoutait. Celui-ci devint amoureux d'elle, la trompa par des songes et des visions qu'il lui envoya, lui persuada que le dieu libyen Ammon était venu lui-même pour la rendre féconde, et à la faveur de cet artifice satisfit sa passion en se faisant passer pour le dieu.

Mais quand Olympias se vit enceinte, elle craignit le retour et la colère de son mari. Nectanébo la rassura, et envoya à Philippe des songes qui lui annoncèrent l'honneur fait à sa couche par le dieu de Libye. Le roi macédonien consola Olympias en l'engageant à se soumettre comme il le faisait lui-même ; et quand l'époque de l'enfantement fut arrivé, Nectanébo réussit par la puissance de ses conjurations à placer la naissance de l'enfant juste au moment fixé par les astres pour l'arrivée du Kosmokrator ou monarque universel.

Tout jeune encore, Alexandre fit tomber Nectanébo dans un précipice et le tua en accomplissement d'un oracle. Le magicien mourant révéla la vérité au meurtrier, qui lui fit des obsèques magnifiques. L'oracle de Delphes annonça à Philippe qu'Alexandre lui succéderait, et en effet, quand le roi, après avoir épousé Cléopâtre, s'être brouillé puis réconcilié avec Olympias et son fils, eut succombé sous le poignard de Pausanias, Alexandre monta sur le trône. Ses premières victoires à conduisirent en Italie, les Romains se soumirent à ses lois ; les Carthaginois lui payèrent tribut. Ammon et Sérapis lui annoncèrent des destinées sublimes, et quand il vint à Memphis, la statue de son père véritable, Nectanébo, le reconnut et le couronna.

Les campagnes les plus heureuses le rendirent maître de toute la Grèce. Darius, averti de ses projets sur la Perse, lui écrivit pour les conjurer. Alexandre vint dans le camp du Grand Roi sous l'habit de son propre ambassadeur, et reconnu pal Darius, il s'échappa très-habilement de ses mains. Voici le premier trait commun entre la légende égyptienne et la légende perse, qui raconte aussi ce détail. A la bataille livrée sur les bords du fleuve Stranga, Darius fut vaincu et s'enfuit ; il avait déjà demandé l'alliance de Porus ; ceci est encore conforme à hi tradition suivie par Ferdousy, mais non pas au texte d'Abou-Taher. Cependant Darius n'eut pas le temps de voir les effets de ses propositions au monarque indien, car il fut tué par Bessus et Barsaentés, après avoir fait à Alexandre ses dernières recommandations, comme dans la légende persane, et lui avoir conseillé d'épouser Roxane, sa fille ; ce qui eut lieu. Après s'être rendu à Jérusalem pour y honorer les Juifs et leur religion, le conquérant revint en Égypte, et, sur les ordres précis et directs de la divinité, les peuples de ce pays le reconnurent unanimement pour leur souverain légitime. Alors Alexandre, n'ayant plus rien à souhaiter pour le moment, abolit les cultes anciens et leur substitua celui d'un Dieu unique, créateur du monde.

Nous avons vu quelque chose de cette notion dans des récits empruntés à l'époque musulmane et qui pourraient bien avoir une source syrienne. On en a conclu que le rédacteur de la Chronique du Pseudo-Callisthène devait avoir été un Juif ou un chrétien, et ainsi son ouvrage serait à peu près contemporain des débuts de notre ère. Il y a assurément de la vraisemblance dans cette opinion. Je ne considère cependant pas cette argumentation comme sans réplique. Ce serait une erreur de croire que l'idée de l'unité divine fût absolument particulière aux Juifs dans les temps qui ont précédé l'avènement du christianisme. J'ai montré ailleurs que le dogme dont il est question ici faisait de toute antiquité la base de la philosophie chaldéenne et la raison d'être des arts magiques, qui n'eussent pu exister sans elle, et dont le rôle clans le monde ancien est très-loin d'avoir été apprécié jusqu'ici comme il mérite de l'être, si l'on veut réellement connaître l'antiquité[1]. Les personnifications spéciales des attributs divins occupaient sans doute la piété des classes populaires, mais les gens d'éducation plus raffinée donnaient à ces déviations vulgaires leur véritable sens, et s'efforçaient, quant à eux-mêmes, d'en corriger les excès. Ce genre d'idées avait d'ailleurs fait son chemin jusque dans les écoles grecques d'une manière trop apparente pour qu'il soit besoin d'y insister, et à l'époque d'Alexandre et longtemps même avant lui, les unitaires ne se trouvaient pas seulement parmi les disciples de Socrate. La doctrine protée au conquérant ne suffirait donc pas à elle seule pour établir la date du livre analysé ici.

La mention faite des Carthaginois et surtout des Romains a plus de valeur à ce point de vue. On y voit que les premiers jouent un rôle assez subalterne et que les seconds se soumettent, donnant ainsi la plus haute idée possible de l'autorité exercée par leur vainqueur. Il est probable pie ce moyen de style n'a pu être jugé utile qu'à une époque où les Romains avaient acquis une situation prépondérante. En outre, dans la liste des peuples unis contre Nectanébo pour envahir l'Égypte, le Pseudo-Callisthène fait entrer les Kaukons, les Bastarnes, les Alains, toutes nations dont il n'a été question qu'assez tard dans le monde antique. Il n'y a peut-être pas grande confiance à mettre dans toutes ces dénominations, quelquefois remplacées par d'autres, au hasard dos copistes. Quoi qu'il en soit, la légende en question ne saurait non plus appartenir à des temps où les Égyptiens, n'ayant plus de nationalité, n'avaient. aucun intérêt a rattacher le plus grand nom de l'histoire à la Généalogie de leurs anciens rois, et de là je serais porté à conclure que la rédaction primitive du faux Callisthène appartient au temps move» des Ptolémées, c'est-à-dire au premier siècle avant l'ère chrétienne, et de deux cents ans environ postérieure au héros qu'elle célèbre. Dans la suite, elle a pu et dû se surcharger de beaucoup d'ornements, d'interprétations de noms parasites étrangers à la composition première ; c'est le sort commun de tous les livres extrêmement lus et goûtés par les basses classes d'une société. L'idée dominante de l'ouvrage était de faire d'Alexandre un Égyptien ; et parce que les Grecs abondaient à Alexandrie et que la dynastie régnante était grecque, on conserva des souvenirs purement helléniques ; mais comme les Asiatiques, et surtout les Syriens, n'étaient pas en moins grand nombre dans toutes les provinces des Ptolémées, on accepta aussi certains récits qui leur étaient communs avec les habitants des pays perses proprement dits. Ce qui est à remarquer, c'est que les récits du faux Callisthène ne le cèdent à aucune autre légende d'Alexandre en extravagance et en fausseté évidente, et il a cependant joui de la plus grande popularité dans le monde antique, et cela à tel point que !e moyen âge n'a pas trouvé mieux pour se renseigner sur le conquérant, et que c'est là qu'il a pris la matière principale de la vie d'Alexandre sous ses différentes formes. J'ai dit tout à l'heure que les populations grecques actuelles goûtent encore le faux Callisthène. Il est probable aussi que dans la composition de ces œuvres de nos aïeux, l'Itinerarium Alexandri, inspiré également par le désir de plaire à l'empereur Constance au moment on ce prince allait marcher contre les Perses, et qui est d'un dessein plus sage, n'a pas laissé que d'exercer une assez grande influence. Je n'insiste pas sur cette dernière œuvre, d'ailleurs médiocre, et je continue l'histoire du héros au point où je l'ai jusqu'ici portée, c'est-à-dire jusqu'à la proclamation d'Alexandre comme Grand Roi, après la mort de Darius. Je continuerai à comparer les différentes traditions et autant que possible à les coordonner les unes avec les autres.

 

 

 



[1] Traité des écritures cunéiformes, t. II, passim.