HISTOIRE DES PERSES

LIVRE QUATRIÈME. — LES ACHÉMÉNIDES.

CHAPITRE XII. — SUCCESSEURS D'ARTAXERXÈS LONGUE-MAIN. - XERXÈS II ; SOGDIEN ET DARIUS OCHUS OU NOTHUS.

 

 

On a pu remarquer que chaque fois que la tradition persane abonde dans des récits dénués de toute valeur historique et s'attache à un fait faux, c'est qu'elle est gênée et troublée par quelque oubli dont elle ne sait comment remplir la place. On l'a vu pour ce qui concerne le prétendu règne, d'Homaï-Amestris. Les exagérations et les impossibilités de la légende sont en elles-mêmes des marques de sa bonne foi. C'est ainsi qu'elle nous parle, pendant cet espace de temps, de l'enfant abandonné par la reine, enfermé dans une cassette placée au hasard sur les flots de l'Euphrate. Elle se jette dans les contes parce qu'elle ne sait plus ce qu'elle dit, et que les événements n'ont pas assez d'importance pour se fixer dans sa mémoire. Ainsi elle ignore l'existence de Xerxès II, fils d'Artaxerxès Longue-Main et son unique héritier légitime. Ce prince était né d'une femme nommée Damaspie, morte le même jouir que son royal époux, sans avoir exercé beaucoup d'influence à la cour, parait-il, où tout était entre les mains d'Amestris-Homaï et de ses deux turbulentes filles Amytis et Rhodogune. Mais de ses nombreuses concubines le Grand Roi avait eu dix-sept autres enfants, dit Ctésias, et parmi eux, Sogdien, fils d'Alogune de Babylone, Darius Ochus, fils de Cosmartydène qui était du même pays, Arsitès, d'une mère inconnue, Bagapaée et Parysatis, d'une autre Babylonienne, nommée Andia. Parmi ces princes, Artaxerxès semble avoir distingué Darius Ochus ; il lui avait fait épouser Parysatis, propre sœur du jeune homme, et l'avait mis à la tête de la satrapie des Hyrcaniens.

Xerxès hérita du trône en qualité de fils de reine. L'influence tomba aux mains de l'eunuque Bagoraze, et ce grand domestique fut chargé de transporter en Perse, dans les grottes sépulcrales de la maison régnante, les corps du roi défunt et de sa femme. Après lui, l'homme le plus considérable à la cour était Ménostanès, fils d'Artarius, satrape de Babylone ; il y avait encore d'autres favoris après ceux-là. Ménostanès avait naguère figuré contre Mégabyze insurgé ; puis il semble s'être réconcilié, ainsi que son père, avec le gendre d'Amestris-Homaï, mari d'Amytis, et on peut présumer que le parti qui mit Xerxès II sur le trône était celui des trois princesses.

Cependant, après la mort d'Amestris, cette cabale avait perdu son appui principal. Des variations s'ensuivirent dans les vues et les intérêts des associés, et il n'y a rien de très-inattendu à voir Xerxès II, après quarante-cinq jours de règne, assassiné par Ménostanès au milieu d'une fête. Le corps fut transporté en Perse avec les restes de son père et de sa mère, et Bagoraze, sous prétexte de remplir cette mission honorable, se vit éloigné de la cour. Les mules chargées de traîner les chars funèbres s'étaient refusées à partir, dit-on, jusqu'à cc que par l'assassinat de Xerxès H elles eussent reçu la charge entière qu'elles attendaient.

Sogdien, pour le profit duquel Ménostanès avait agi, nomma immédiatement son complice azaharites ; c'est le mot de Ctésias, et le médecin grec n'explique pas quelle était cette dignité. Le nom perse était açpareta, chef de la cavalerie. Ménostanès fut ainsi placé à la tète des contingents armés de la noblesse de l'empire. Le conspirateur heureux supplantait Bagoraze absent. Celui-ci le sentit, et ne voulant pas céder sans combat sa prééminence, il reparut subitement à Suse.

Sogdien, excité par Ménostanès, se prétendit offensé par le retour de Bagoraze, qui aurait dû attendre ses ordres avant de se permettre d'abandonner les corps royaux ; il fut immédiatement arrêté, livré au bourreau et lapidé. Mais les cavaliers se révoltèrent : on eut beau leur faire des distributions d'argent, ils tinrent ferme et ne voulurent pas laisser impuni le meurtre de leur chef et celui de l'héritier légitime du trône, Xerxès II, qui pour eux représentait beaucoup mieux un souverain, un véritable Achéménide, que le bâtard Sogdien.

Il est pourtant peu probable que la noblesse iranienne ait conçu nu véritable ressentiment de la suppression d'un eunuque homme de cour. La tradition persane ne parle jamais de l'influence des eunuques, et Ctésias semble avoir pris le crédit dont cette espèce d'hommes jouissait dans le palais pour une influence sur la population iranienne que le médecin grec ne connaissait certainement pas. Ces observations m'amènent à remarquer que le nom de Bagoraze n'est qu'une forme à peine altérée du titre de Bagou-Raza, ou chef héréditaire de Rhagès, ou Ragha, ou Raza, suivant les dialectes. Il serait probablement exact de retrouver dans Bagoraze un seigneur de Rhaga, un membre éminent de la famille des Gawides, dévoués dès le principe à la maison d'Achéménès, et en contradiction, pour ce fait, avec leurs illustres rivaux, les chefs du nord-est de la race de Çam. Alors on s'expliquerait que la chevalerie se fût montrée profondément indignée du meurtre d'un si grand seigneur qui lui avait été donné pour chef.

L'insurrection porta ses fruits. Sogdien, effrayé, manda son frère Darius Ochus auprès de lui. Il n'aimait pas à le voir immobile dans la satrapie hyrcanienne. Mais Ochus ne se pressait pas de venir. Les ordres se multipliaient en vain, et enfin le Grand Roi apprit que le jeune prince levait des troupes avec l'intention manifeste de se mettre en. révolte et de réclamer pour lui-même le trône auquel il se supposait autant et plus de droits que l'occupant.

La contestation fut courte. Un général de la cavalerie, Arbar, passa avec ses troupes du côté de Darius Ochus. Le satrape d'Égypte, Arxanès, se déclara pour lui et entraîna sa province. Artoxarès, exilé en Arménie pour les affaires de Mégabyze et affilié à l'ancien parti d'Âmes-tris, quitta sa résidence et courut se joindre à Darius Ochus, auquel il apportait une connaissance approfondie de la cour et de ses intrigues. Se sentant désormais assez fort, le prétendant prit le nom de Darius, et mit la tiare droite sur sa tête.

Mais Sogdien avait auprès de lui Ménostanès, et celui-ci, fort expert, le prévenait de son mieux contre les dangers des négociations et le faux semblant des promesses. Il eût fallu suivre d'aussi bons avis : le jeune roi, à tète légère, se laissa tromper à la fin. Il avait contre lui non-seulement son frère, mais encore sa demi-sœur Parysatis, femme de ce dernier et égale, pour le moins, en astuce et en cruauté à ses illustres devancières des règnes précédents. On lui persuada d'aller trouver son rival. Aussitôt arrivé, il fut saisi, jeté dans des monceaux de cendres et étouffé. Il avait régné six mois et quinze jours.

La tradition persane reprend ici quelque peu de vie. Elle a conservé une lueur de souvenir de Darab, l'Ochus-Dariæus de Ctésias. Après avoir montré celui-ci comme fils au lieu de petit-fils d'Homaï-Amestris, erreur suffisamment discutée plus haut, et l'avoir fait reconnaître par cette princesse dans sa qualité, la légende rapportée par Ferdousy et adoptée par tous les écrivains a prose le dépeint comme fort curieux des arts et des artistes étrangers. Elle lui attribue la fondation de Darabgherd dans le Fars, où il employa, dit-elle, des architectes et des sculpteurs indiens et grecs. Darab se signala encore par sa piété mazdéenne ; il établit des atesh-gâhs, ou pyrées, dans un grand nombre de villes. La tendance de son caractère fut pacifique ; il s'occupa surtout de régler l'administration intérieure de l'empire. Cependant il n'évita pas une guerre avec les Arabes, qui, sous la conduite de Shaeyh, fils de Ketyb, envahirent l'Iran avec une nombreuse cavalerie. Darab leur livra bataille, et après une vigoureuse résistance il les vainquit et les força de s'enfuir en laissant derrière eux un butin immense, et entre autres beaucoup du chevaux magnifiques que le roi distribua à ses capitaines.

A la suite de l'invasion arabe, l'empire se trouva aussi en hostilité avec les Grecs. Mais ce que le Shah-nameh rapporte au règne de Darab, fils d'Homaï, appartenant assurément à celui de son successeur Dara, dans la pensée même de la légende, je n'en parlerai pas ici. Il faut se contenter des vagues renseignements que je viens d'enregistrer pour un règne qui n'ayant, en effet, rien présenté de saillant, n'a pas réussi à se fixer plus nettement dans la mémoire des annalistes. C'est grâce au séjour de Ctésias à la cour de Suse que nous pouvons savoir un peu plus de l'histoire intime de la monarchie perse à ce moment. Dès son avènement, Darius Ochus se soumit à la règle établie depuis Xerxès Ier, et confia la conduite de ses affaires à trois personnages qui devinrent, de fait, les maîtres de l'empire ; ce furent Artoxarès, ami d'Amestris, et deux autres eunuques, Artibazanes et Athoüs. Cependant l'influence de ces favoris était plus que contrebalancée, elle était dominée par l'autorité sans bornes de Parysatis, sœur et femme du roi, qui ne cessa jamais d'être maîtresse absolue de son esprit. Tant que vécut Darius Ochus, la volonté de Parysatis fut la loi sans appel. Elle raconta elle-même à Ctésias qu'elle avait donné à son mari treize enfants. La plupart moururent en bas âge, et il ne lui en restait que deux lors de l'avènement de leur père, une fille nommée Amestris comme son arrière-grand-mère, un fils appelé d'abord Arsakas puis Artaxerxès ; plus tard elle eut un autre fils, Cyrus, un troisième, Artostés, et enfin un quatrième, Oxendras.

De même que Darius Ochus n'avait pas voulu se soumettre à son frère Sogdien, Arsitès, son autre frère, se révolta contre lui. Uni à Artyphius, fils de Mégabyze, le prétendant commença à troubler l'empire : Artasyras, peut-être le Gawide Ardeshyr, dont parle Ferdousy en cette occasion, fut envoyé contre le rebelle et eut d'abord le dessous dans deux actions ; mais une troisième lui donna une victoire complète, moins par des moyens militaires que pour avoir gagné à prix d'argent les auxiliaires grecs dont Artyphius avait eu la malheureuse inspiration de s'entourer. Ils se vendirent au parti du Roi à la première ouverture, et il ne resta de leur bande auprès d'Artyphius que trois Milésiens. Le vaincu se rendit à Artasyras, qui fut prodigue de promesses.

Ochus voulait néanmoins en finir immédiatement avec lui et le mettre à mort. Mais Parysatis démontra qu'il fallait au contraire le bien traiter et paraître résolu à observer la capitulation, afin d'attirer Arsitès dans le même filet. Elle avait calculé juste. Arsitès ne vit pas le piège et fit sa soumission. Ochus aurait alors penché vers la clémence ; mais Parysatis fut inexorable, et les deux rebelles, brusquement réveillés de leur rêve, allèrent expirer dans la cendre. On mit aussi la main sur un ancien partisan de Sogdien, Pharnakyas, un des meurtriers de Xerxès II, qui fut lapidé ; et Ménostanès, arrêté à son tour, se tua, prévoyant assez que Parysatis ne faisait pas grâce.

Quand un gouvernement est dans l'obligation de rester toujours fort et que la nature, avare d'hommes éminents, ne s'y prête pas, cette force est remplacée par l'intrigue et la violence ; dès lors rien, pas même la certitude du châtiment, n'empêche la sédition de germer, et bientôt arrachée, de renaître. Un certain Pisouthnès se révolta après Arsitès, menant à sa suite un mercenaire athénien, Lykon, chef d'une bonne troupe d'hoplites. Trois généraux reçurent commission de le réduire : Tissaphernes, Spithradates et Parmisès. Comme ils savaient s'y prendre, ils payèrent Lykon, et Pisouthnès fut forcé de traiter. On lui promit tout, et on l'étouffa dans la cendre ; Tissaphernes eut son gouvernement, et Lykon, dont on appréciait les services, devint seigneur de plusieurs villes.

Vers ce même temps, Parysatis soupçonna les allures d'Artoxarès. Ce favori, se croyant sûr du roi, devenait moins souple entre les mains de la reine. Elle le rendit à la fois odieux et ridicule ; odieux en l'accusant de conspirer pour arriver au trône ; ridicule en assurant que, marié, bien qu'eunuque, il avait ordonné à sa femme de lui faire une barbe et des moustaches postiches. Il fut dénoncé par sa femme même. Ctésias tenait sans doute ces anecdotes de Parysatis, et il les a rapportées telles qu'il les a entendues. En tout cas, Artoxarès fut abandonné par son maître, et Parysatis le fit mourir.

Dans une cour si agitée et si criminelle, la paix ne pouvait s'établir. Une nouvelle catastrophe arriva dont les suites tragiques se poursuivirent longtemps. Arsace, fils du roi, et qui régna depuis sous le nom d'Artaxerxès, avait épousé Statira, fille d'Idarnès. Son beau-frère, frère de Statira, Téritouchmès, était mari d'Amestris, fille d'Ochus ; de cette façon, l'alliance était double et intime. Quand Marnes fut mort, Téritouchmès reçut du roi le gouvernement dont avait joui son père.

Ce Téritouchmès avait une autre sœur appelée Roxane, célèbre par sa beauté, habile à tirer de l'arc et à lancer le javelot comme le guerrier le plus adroit. Elle inspira une passion violente à son frère, qui, du même coup, prenant en haine sa femme Amestris, conçut l'idée féroce d'enfermer la malheureuse princesse dans tin sac et de la faire percer de traits par trois cents de ses hommes qu'il voulait sans doute compromettre à jamais dans sa cause. On eut avis du complot et de la révolte qui devait le suivre, et le roi, exaspéré, ainsi que Parysatis, écrivit à un certain Oudiastès, favori et ministre de Téritouchmès, que s'il parvenait à sauver la jeune femme rien ne lui serait refusé. Oudiastès attaqua son maître avec une troupe de gens à lui ; le combat fut rude ; Ctésias prétend que Téritouchmès tua trente-sept hommes de sa propre main ; mais il succomba, et Amestris fut sauvée.

Le fils d'Oudiastès, Mithradates, écuyer de Téritouchmès, avait d'autres idées que son père sur le point d'honneur. Il était absent au moment de la catastrophe ; quand il l'apprit, il maudit hautement l'auteur de ses jours, et avec quelques soldats courut s'emparer de la ville de Zaris. Il annonça qu'il la gardait pour la remettre au fils de Téritouchmès, qui, de cette façon, ne perdrait pas tout son héritage. En attendant, Parysatis tenait eu son pouvoir la famille de son gendre. La mère, les deux frères, Métrostès et Hélikos, avec deux de leurs sœurs, furent enterrés vivants. Quant à la belle Roxane, elle fut hachée en morceaux. Il ne restait plus que Statira, et Ochus était d'avis de ne pas l'exempter du sort commun de sa maison. Mais Arsakès-Artaxerxès, mari de la jeune princesse, montra un violent désespoir ; il se roula aux pieds de ses parents en poussant des cris affreux et en se meurtrissant la poitrine, et il fit si bien qu'il attendrit Parysatis, ce qui était sans doute difficile. La reine ne voulut plus que Statira mourût, et contraignit son mari à. faire grâce. Celui-ci céda, mais en avertissant sa royale compagne qu'elle s'en repentirait un jour. II fut prophète.

Ici se terminent les détails fournis par Ctésias sur Darius le Bâtard. Il ajoute seulement que ce prince mourut à Babylone après un règne de trente-cinq ans.

Les Orientaux ne donnent que douze ans au règne de Darab. Hamza-Isfahany, confondant Darab avec DariusKishtasep, prétend que ce fut lui qui, le premier, établit dans l'empire le service des postes royales. Il parle aussi de l'achèvement de la fondation de Darabgberd, commencée, suivant lui, par Kishtasep, et il note à ce propos quelques détails curieux. Le district où s'éleva Darabgherd, et qui prit désormais le nom de la ville, s'appelait auparavant Istan-Ferkan, sous la rubrique du règne de Kishtasep, que la ville fondée dans cette partie du pays et qui avait reçut une forme exactement carrée, ce qui était, on peut s'en rappeler, l'ancien plan des cités iraniennes, avait porté d'abord le nom de Ram-Vashnaskan, et que c'est la même qui, au temps de Hamza, s'appelait Fessa. Il parait ressortir de tout ceci d'une manière assez certaine que la cité commencée par Darius Ier et terminée par le Bâtard était à une des extrémités du Fars, et porta dans les temps musulmans le nom de Fessa, localité inconnue aujourd'hui.

On a constaté tout à l'heure que les Grecs continuaient il jouer eu Asie des rôles analogues à ceux qu'ils avaient pratiqués aux temps antérieurs à Cyrus. Non-seulement ils cherchaient à s'insinuer à la cour du Grand Roi aussi bien que dans celles des satrapes, pour y remplir toutes les fonctions imaginables, y déployer leur fécond et vivace esprit, d'intrigue et y gagner de l'argent, mais ils servaient surtout comme soldats mercenaires, et de nombreux capitaines issus de leurs différentes nations allaient çà et là, louant leurs bras et ceux de leurs compagnons à qui voulait les payer, soit pour maintenir l'ordre, soit pour le troubler. Le condottiere athénien Lykon, dont nous avons tout à l'heure connu la fortune, n'était pas dans l'empire le seul de son espèce. Malgré les dangers que présentait l'emploi de pareils instruments, les Grands Rois étaient contraints, par position, à s'en servir dans un grand nombre de cas de préférence aux troupes nationales. D'abord ces troupes n'obéissaient bien qu'il leurs chefs féodaux, et n'étaient pas animées d'un dévouement complet ni personnel pour l'Achéménide ; ensuite les chefs féodaux eux-mêmes ne faisaient que céder à la force du gouvernement, et n'approuvant pas ses principes de centralisation et de despotisme, avaient encore moins de bonne volonté que leurs troupes. Voilà pourquoi la cour de Suse, régie par des femmes et des eunuques, aimait les conseillers et les serviteurs juifs, égyptiens, assyriens et grecs, et, heureuse d'enrôler des hommes bons à tout faire, fermait volontiers les yeux sur les périls que le tempérament de ces gens-là lui faisait quelquefois courir. Puis ce n'était pas impunément que le système administratif avait remplacé le mécanisme primitif de l'État. La douceur de l'ancienne politique persane, la générosité de ses procédés, la moralité générale de ses actes, étaient remplacées par les emportements et les fraudes de l'Asie antérieure. Les Grecs trouvaient désormais à qui parler, et si dans ce monde perverti on revoit par instants des lueurs de l'esprit chevaleresque des Iraniens, conne, par exemple, à propos de l'anecdote de Mithradates, fils d'Ondiastès, c'est de l'or mêlé à bien de sable, peut-être à de la boue, et il n'y a guère que chez les peuples de l'est qu'on peut espérer en rencontrer plus souvent. Cette partie du monde est devenue une arène de vices.

Les Athéniens, après l'échec de leur expédition en Sicile, s'aperçurent avec peine que les négociations avaient repris plus activement que jamais entre les Lacédémoniens et les satrapes de la côte ; une convention en était résultée, en vertu de laquelle les troupes de Sparte employées en Asie contre les Athéniens devaient être payées par le trésor perse à raison d'une drachme par jour pour chaque marin de l'escadre. Il s'agissait d'enlever à Athènes la prépondérance qu'elle s'arrogeait sur les îles, soi-disant dans le but de faire la guerre à l'empire, en réalité pour exploiter ces territoires à son profit et vivre sur leurs ressources. Quant aux satrapes et surtout à Tissaphernes, il se souciait moins d'abaisser Athènes, ce qui devait amener une élévation proportionnelle de Sparte, que d'entretenir la discorde chez les Grecs et ensuite de réduire à l'obéissance Amorgès, fils de Pisouthnès, établi dans la ville d'Iasos avec une armée de mercenaires hellènes, en grande partie Athéniens, et un trésor considérable. La cour de Suse voulait détruire ce rebelle.

Les satrapes avaient encore un troisième intérêt qui leur était personnel. La cour leur réclamait l'impôt arriéré des colonies grecques d'Asie. Depuis la deuxième guerre médique, rien n'avait été perçu. Il s'agissait de faciliter les rentrées an moyen d'une pression exercée par l'escadre lacédémonienne.

Les opérations des alliés s'aidèrent de la révolte des villes jusqu'alors soumises à Athènes et que fatiguait un joug trop pesant. Chios fut livrée à Tissaphernes. Milet lui fut également remise. Celui-ci s'empressa d'y construire une citadelle on il mit garnison, et les Lacédémoniens, travaillant de leur mieux a la prospérité des Perses, vinrent avec une forte escadre attaquer la place d'Iasos, qui fut prise. Les mercenaires grecs d'Amorgès entrèrent sans difficulté an service de Tissaphernes ; les rebelles iraniens titrent vendus au prix de vingt drachmes attiques, et parmi eux Amorgès, leur chef, envoyé à Suse pour y être mis a mort. Ces points obtenus, les satrapes trouvèrent les Spartiates moins utiles, et commencèrent il se refroidir à leur égard. L'Athénien Alcibiade, transfuge de son pays, protégé lacédémonien, et qui trahissait maintenant le pain qu'il mangeait, fit sa cour aux Perses, en leur conseillant de ne pas tant favoriser des gens dangereux. Sous sa direction, Tissaphernes avertit les Spartiates que désormais il ne pourrait plus les payer a raison d'une drachme par jour pour chaque homme et qu'ils auraient à se contenter d'une demi-drachme. An moyen d'un cadeau fait an général, cette innovation passa. Quelques auxiliaires syracusains réclamèrent, à la vérité ; à ceux-là, on laissa un peu plus, et la bonne entente ne fut pas troublée.

Iasos, Milet, Chios, passèrent aux mains des satrapes, Cnide également ; et l'influence d'Alcibiade augmentant auprès de Tissaphernes, parce que Tissaphernes avait de moins en moins besoin des Spartiates, la solde diminuée commença à être pavée irrégulièrement. Aux réclamations, on répondait par des promesses vagues. Alors le général spartiate Lichas devint insolent, et saisi tout a coup d'un patriotisme hellénique fort exalté, il déclama contre la convention de Kalkideus et contre le renouvellement de cet acte par Théramène, en faisant observer que ce. n'était rien moins que la reconnaissance du droit de la Perse sur toutes les îles de la mer Égée, sur la Thessalie, sur la Béotie. Il protesta que certainement Sparte, dont tontes les pensées et tontes les actions allaient à la liberté commune, ne consentirait pas à tenir de pareils engagements. Pour lui, il préférait renoncer à toute solde persane. C'était bien dit ; mais il voulait de l'argent. Tissaphernes lui tourna le des ; Lichas partit, et les relations entre le satrape et les Lacédémoniens, peu touchés du départ de leur général, continuèrent à peu près sur l'ancien pied, quoique avec une nuance d'aigreur. Tout ceci n'empêchait pas que Pharnabaze, satrape de la Propontide, travaillant de son côté comme Tissaphernes du sien, ne vécut dans d'excellents rapports avec les chefs de la flotte lacédémonienne, et ne les eût déterminés, an moyen de cadeaux, à ne pas attaquer les Athéniens, bien que leur armement fût plus considérable que celui de ces derniers. Mais Pharnabaze ne se souciait pas en ce moment de changer l'équilibre des partis aux environs de son gouvernement. Il suivait la politique professée par Alcibiade, qui réduisait en maxime à l'usage des Perses les moyens de perdre Lacédémoniens et Athéniens les uns par les autres, et, dans le fond de sa pensée, il tendait aussi à tromper un jour les Perses, afin de pouvoir, à travers leur intérêt déçu, rentrer triomphant à Athènes. En attendant, il vivait à Magnésie auprès de Tissaphernes, se montrait chaque jour dans la suite du satrape, et offrait sous main ses services à son pays. On le crut. Il proposa à ses dupes de tenter une révolution oligarchique. C'était se préparer auprès de Tissaphernes une situation presque semblable à celle des anciens Pisistratides.

A Athènes, tout fut prêt pour le changement ; les conjurés aristocratiques envoyèrent des députés à Magnésie, afin de savoir définitivement à quoi l'on s'engageait des deux parts. On s'aperçut alors que Tissaphernes n'entendait nullement aller si loin ; il consentait à affaiblir Sparte, mais il ne voulait pas perdre la cause d'Athènes ; Alcibiade avait promis en son nom ; il l'avait laissé faire ; mais il ne se trouvait pas engagé, de sorte que l'élégant exilé, mis au pied du mur, eut besoin de toute sa dextérité pour se tirer de presse. Parlant au nom de Tissaphernes, il annonça aux députés les volontés du Grand Roi : il fallait que les Athéniens renonçassent pour toujours à leurs prétentions sur les villes helléniques de l'Asie et sur l'Archipel ; la cession de Lesbos et de Samos était de rigueur. On souscrivit aisément à ces conditions ; elles n'entrainaient en définitive que la reconnaissance des deux traités perso-spartiates. Mais Alcibiade ne voulait pas qu'on tombât d'accord, attendu qu'l savait très-bien que les intentions de Tissaphernes n'étaient pas de rien conclure. Il ajouta donc que le Grand Roi serait libre d'avoir des escadres dans les parages des îles. Si l'on fait attention que les Cyclades étaient comprises dans le marché, il eût résulté de cette clause qu'une division navale persane aurait croisé à sa volonté dans les eaux mêmes d'Athènes et tenu les Dois ports de la ville comme bloqués. Les députés et Pisandre à leur tête se récrièrent, refusèrent, et retournèrent à Samos, profondément irrités contre Alcibiade. De son côté, Tissaphernes, qui ne voulait pas pousser à bout les Lacédémoniens retenus par lui à Rhodes depuis deux mois dans une inaction complète, attendu qu'il ne leur fournissait ni solde ni vivres, et pourtant les menait au moyen de présents distribués à leurs chefs, fit venir leurs amiraux à Milet, et ménagea avec eux une nouvelle convention, de laquelle il résultait. qu'il donnerait une solde au taux dernièrement stipulé, c'est-à-dire d'une demi-drachme par homme et par jour jusqu'à l'arrivée de la flotte royale ; à ce moment, les Lacédémoniens auraient à se nourrir eux-mêmes, ou bien Tissaphernes accorderait les vivres, et, la guerre finie, réclamerait le montant de ses dépenses. Aussitôt la flotte royale arrivée, les forces combinées pousseraient les opérations avec vigueur, et aucune des deux parties ne conclurait de paix séparée avec Athènes.

Ce traité engageait avec Tissaphernes Pharnabaze, fils de Pharnace, satrape de Daskylion, et un troisième gouverneur, Grec de naissance, Hiéromènes, dont le territoire n'est pas connu. Pour ce qui est de la flotte royale mentionnée dans cet acte, on entendait désigner par là une prétendue flotte phénicienne dont Tissaphernes évoquait l'image, afin de donner courage aux Lacédémoniens, en leur persuadant qu'il les aiderait autrement que par des subsides. Mais cette flotte n'existait pas, et on ne se gênait guère avec des gens dont on avait corrompu tous les chefs.

Cependant les intrigues aristocratiques d'Alcibiade avaient porté fruit ; la révolution s'était accomplie à Athènes, où régnait désormais un gouvernement de quatre cents élus très-portés à conclure la paix avec Sparte, afin d'écraser leurs ennemis intérieurs. Mais Alcibiade était en dehors de cette affaire. Les oligarques lui en voulaient, parce qu'il n'avait pu leur donner l'appui de la Perse ; alors il fit des ouvertures aux démocrates, leur promettant la même chose. Thrasylle et Thrasybule s'empressèrent d'accepter. Tout ceci est curieux quand on songe que, sur la foi des historiens, nous sommes généralement convaincus que tout Grec détestait sans rémission le nom persan, et voilà néanmoins qu'après Hippias et l'aristocrate Pi-sandre, le démocrate Thrasybule ne dédaigne pas le moins du monde de solliciter la bienveillance, l'argent et le secours armé d'un satrape. Thrasybule, le grand Thrasybule, le conspirateur classique, l'amant idéal de la liberté, croyait que sans les Perses il n'y avait rien à faire pour le bonheur d'Athènes. Il était sûr qu'il entraînerait le peuple dans sa cause s'il pouvait le frapper de respect et lui inspirer du courage en lui montrant le Grand Roi fronçant à sourcil eu sa faveur. Afin de témoigner à Tissaphernes toute la déférence convenable, on rappela Alcibiade, que l'on croyait favori du protecteur désiré. Thrasybule alla lui-même le chercher dans une trirème, et le conduisit à Samos, où la démocratie se maintenait. Entasser les promesses n'était pas difficile pour le fils du Clinias ; il jura que Tissaphernes ne voyait que par ses yeux ; que, malgré le traité renouvelé avec Lacédémone, la flotte phonicienne déjà arrivée à Aspendos serait mise à la disposition des démocrates athéniens et que l'on aurait une solde ; que culte solde serait payée régulièrement, et qu'une seule condition était mise à l'explosion de tant du bienfaits, c'était son rétablissement à lui, Alcibiade, dans ses droits du citoyen. Ce point réglé, Tissaphernes prodiguerait tous les biens.

On fut charmé. Alcibiade savourait un détail particulier : il pensait mettre Tissaphernes dans l'embarras en suscitant la défiance des Spartiates. Les démocrates le nommèrent général avec Thrasybule et les autres ; mais comme dans tout ce qui venait d'être promis il n'y avait pas la moindre réalité, le négociateur fastueux ne se soucia pas d'attendre les événements à Samos. Il se hâta de retourner à Magnésie, afin, dit-il, de prendre avec Tissaphernes les dernières mesures nécessaires ; mais comme il était gêné partout, puisqu'il trahissait partout, il ne resta pas longtemps auprès du satrape, aminci il vanta sa toute-puissance à Samos, et il repartit dans cette fie, pour y préparer de nouveaux mensonges. Le terrain bridait sons ses pieds. Il ne pouvait les poser longtemps nulle part. Ce qu'il craignait davantage, c'était que la flotte athénienne, mettant à profit l'alliance persane qu'il avait déclarée conclue, ne voulût retourner chez elle, afin d'y rétablir de force la démocratie. La vérité se fût alors montrée dans toute sa laideur, car le démenti de Tissaphernes eût été immédiat et éclatant. Alcibiade réussit à persuader à ses associés qu'il ne fallait pas abandonner la côte d'Asie aux Lacédémoniens, et l'on resta.

Vers ce temps, ces derniers s'étant enfin mis en nier, avec le consentement de Tissaphernes, conduisirent à bien quelques opérations. Leur présence détermina Abydos à se révolter contre Athènes et à passer aux Spartiates ; Lampsaque fit de même ; c'était devenir persan. Mais Tissaphernes se souciant peu de ces petites conquêtes, se fatigua de l'activité de ses alliés et recommença à ne plus leur donner ni vivres ni solde. Pharnabaze fut d'un autre avis ; il appela à lui les victimes de son collègue, qui accoururent. Un de leurs divisionnaires, Hélénos, décida Byzance à secouer le joug d'Athènes, et toute la Chersonèse de Thrace tomba au pouvoir des alliés. Malheureusement les équipages épuisés par la faim et n'ayant plus de solde depuis longtemps, s'insurgèrent contre leurs chefs à Milet. Plusieurs des commandants, gagnés et trouvant plus de profit à se rejoindre au mouvement qu'à le calmer, parlèrent comme leurs hommes ; peu s'en fallut que l'amiral, Astyochus, ne fût massacré. Il réussit à gagner l'autel d'un dieu quelconque et parvint à sauver sa vie.

Les Milésiens crurent l'occasion belle pour se mutiner aussi. Ils surprirent leur citadelle et auraient peut-être fait quelque chose si le commissaire spartiate Lichas ne s'était élevé violemment contre l'émeute, et n'avait ramené la population à ses devoirs envers le Grand Roi. Tissaphernes ne s'en plaignit pas moins à Sparte de ce qui était arrivé, par l'entremise d'un Carien appelé Ganlitès ; il annonça que la flotte phénicienne allait décidément arriver, et il promit de nouveau d'être exact à faire distribuer la solde et les vivres.

En effet, on sut qu'une flotte phénicienne était positivement à l'ancre à Aspendos. Elle comptait cent quarante-sept voiles. Les Spartiates, charmés, demandèrent qu'on la fît marcher ; mais Tissaphernes la déclara insuffisante, indigne de la majesté du Roi, et affirma qu'elle ne bougerait pas jusqu'à ce qu'elle comptât trois cents trirèmes ; ce qui d'ailleurs, ajouta-t-il, n'allait pas tarder. Il se tenait de sa personne à Aspendos pour activer les mouvements. Il y fut rejoint par Alcibiade, qui, devenu général athénien, servant la cause démocratique, par conséquent allié des Perses, avec treize trirèmes pour appuyer son ami. Lui aussi parlait à ses partisans de la flotte phénicienne et la montrait prête à partir, non pour se joindre aux Lacédémoniens, mais pour rester disponible dans les intérêts de la faction. A la fin, les navires phéniciens furent renvoyés chez eux sans avoir rien fait, et l'on supposa que Tissaphernes avait tiré de bonnes sommes des commandants syriens pour leur donner congé, ce qui n'est pas sans vraisemblance. On n'avait rien a regretter, puisqu'on avait trompé les Lacédémoniens et les Athéniens.

Un nouvel amiral, Mindare, envoyé par les éphores à la place d'Astyochus, s'irrita, et résolu à quitter Tissaphernes, accepta les propositions de Pharnabaze. Son emportement lui tourna à mal ; il se fit battre par les Athéniens à Kynosséma. La joie du vainqueur fut immodérée. La victoire était à la vérité douteuse, mais bien précieuse pourtant, car c'était la première fois depuis longtemps que les armes attiques n'étaient pas décidément humiliées. Cet avantage fut plus que compensé par l'impression produite sur l'esprit de Pharnabaze. Soit que ce satrape fût naturellement plus actif et. plus porté aux décisions tranchantes que son cauteleux collègue Tissaphernes, soit que la seule perspective de voir les Athéniens se relever lui parût valoir la peine de les abattre tout à fait, la politique perse changea brusquement. On ne laissa plus les Lacédémoniens s'épuiser dans des espérances toujours déçues, les secours devinrent effectifs, et en argent et en hommes ; on les soutint avec une vivacité dont Athènes éprouva cruellement la pesanteur. A dater de ce moment, les Lacédémoniens se virent payés et nourris convenablement, et Pharnabaze fut un grand homme pour ses soudoyés, préférablement au trompeur Tissaphernes. Ce n'est pas que ce dernier n'eût fait quelques efforts pour apaiser les mécontents. Il chercha à se les ramener. Mais ces malheureux avaient été joués tant de fois et craignaient tant de l'être encore, qu'ils n'écoutèrent rien. Ils firent même à leur tentateur la malice de chasser un de ses officiers, Arsace, de l'île d'Antandros, puis ils allèrent décidément rejoindre Pharnabaze. Ce fut pour se faire battre par les Athéniens aidés d'Alcibiade, qui, en sa qualité de créature de Tissaphernes, faisait la cour à son patron en attaquant les stipendiés de Pharnabaze. Celui-ci évita aux Lacédémoniens une défaite trop complète. Il les fit soutenir par ses propres troupes, lorsque, entraînés à la côte, ils vinrent s'échouer sur le rivage. Il repoussa les Athéniens, en payant de sa personne, au point de s'avancer dans la nier en combattant, aussi loin que son cheval put tenir pied, et ayant ainsi contraint le vainqueur à reculer, il sauva le gros de la flotte. Ce fut ce qu'on appelle la bataille d'Abydos.

Tissaphernes se montra fâché d'avoir poussé la perfidie trop loin avec Mindare. Il s'empressa de courir après lui, et il arriva dans l'Hellespont peu après l'événement qui vient d'être rapporté. Pour donner aux Lacédémoniens une marque évidente de son repentir, il fit arrêter Alcibiade, qui étourdiment le visitait dans toute la pompe d'un général en chef victorieux, et l'envoya prisonnier à Sarcles, en déclarant publiquement que l'ordre du Grand Roi lui prescrivait de déclarer la guerre aux Athéniens.

Ainsi jusqu'alors la Perse n'avait pas été en hostilité régulière avec telle ou telle cité de l'Hellade. Elle avait défendu ses côtes contre des incursions hostiles, mais uniquement par des moyens locaux jugés suffisants. Là où elle trouvait du bon vouloir, comme chez les Spartiates et les Béotiens, elle distribuait des faveurs, protégeait, encourageait ; en droit, elle n'avait pas daigné s'apercevoir qu'Athènes fût une puissance dans le monde ni même qu'elle existât. C'était l'affaire des autorités de la frontière, comme Tissaphernes et Pharnabaze. Pour le Grand Roi et ses conseillers, ils n'en savaient rien et ne s'en occupaient pas, jusqu'au moment où Tissaphernes crut devoir déclarer, pour expliquer l'arrestation d'Alcibiade, que la guerre lui était prescrite contre Athènes. Il parait que personne ne le crut. D'autre part, Alcibiade s'aperçut enfin que Tissaphernes n'avait jamais été sa dupe, cependant il réussit à s'échapper de Sardes, où probablement on ne tenait pas beaucoup à le garder, et il revint prendre part aux hostilités contre les Lacédémoniens.

Mindare et Pharnabaze, remis de leur échec, enlevèrent Cyzique. Alcibiade reprit la place et battit les navires de Mindare, qui lui-même fut tué. Pharnabaze dut se mettre en retraite ; mais tandis qu'il Sparte on perdait courage point de faire des propositions de paix il Athènes, le satrape ne s'occupait qu'il rallier et il recruter les troupes, ranimer le courage des marins en leur payant deux mois de solde à l'avance, et à faire construire de nouveaux navires au moyen de coupes de bois exécutées dans les forêts de l'Ida.

Lorsqu'il eut ainsi renouvelé l'armement de ses alliés, il courut délivrer Chalcédoine des attaques d'Alcibiade, qui se retira à Chrysopolis, où il établit un péage sur les marchandises provenant de l'Euxin, et particulièrement sur les blés. La situation d'Athènes se relevait sensiblement ; elle était ruinée, il est vrai ; elle lie se procurait plus d'argent qu'eu faisant la piraterie et en frappant des contributions sur tous les points des îles et de la terre ferme où elle réussissait à mettre le pied ; mais, on ne doit pas l'oublier, sa prospérité n'avait eu pour raison d'être que la spoliation légale des îles et des cités de la ligue, dont elle avait attiré à elle et dispersé à son profit toutes les ressources. Dans la mauvaise fortune, elle avait substitué la course de mer et le vol armé à la déprédation régulière, et s'il y avait une différence entre les deux procédés, c'est que celui-ci rapportait plus que n'avait fait celui-là. On ne pourrait dire qu'il offrit moins de dangers, puisqu'au contraire il avait déterminé, au bout d'un temps assez court, l'indignation et la révolte des confédérés.

Athènes se voyant donc en meilleure veine, expédia un armement, commandé par Thrasylle, pour attaquer Éphèse. Mais le satrape n'eut qu'à en appeler aux populations grecques de la côte, et leur ayant remontré qu'il convenait de secourir la Grande Déesse, il les enflamma si bien que Thrasylle, battu, fut obligé de s'enfuir. Ce chef remporta cependant près de Méthymne un avantage marqué sur vingt-cinq trirèmes syracusaines au service de Sparte, et alla rejoindre Alcibiade à Sestos, où les troupes pillèrent les terres relevant de la satrapie de Pharnabaze. Celui-ci chercha en vain à s'y opposer ; il fut repoussé ; néanmoins les Athéniens ne réussirent pas à lui enlever Abydos. Tontes ces guerres n'étaient que des expéditions de maraude, et les hostilités s'y poursuivaient perpétuellement sans plan défini, surtout sans combinaisons à grande portée. C'était beaucoup quand un général enlevait en une saison une ou deux petites places, assez souvent reprises dans la saison suivante.

En 408, Alcibiade médita de s'emparer de Chalcédoine et de Byzance. Pharnabaze voulut s'y opposer, et attaqua sans succès les lignes athéniennes. Cet échec le détermina à traiter. Il fut convenu que la ville de Chalcédoine serait rendue aux Athéniens pour leur payer le même tribut qu'avant sa révolte, avec rappel des arrérages. En outre, Pharnabaze consentit à donner vingt talents au nom de la ville épuisée, et ce qui, sans nul doute, était particulièrement intéressant pour la république, il accorda encore que des députés prissent la route de Suse pour aller eux-mêmes porter des propositions au Grand Roi et tricher d'obtenir de lui ce qu'ils souhaitaient. Cette circonstance montre d'une manière évidente que le gouvernement perse n'avait pas l'habitude de s'occuper directement des affaires de l'Hellade, et en laissait le soin, comme je l'ai dit, aux satrapes de la frontière. De son côté, tout Grec était désireux d'aller à Suse, dans l'espoir d'y tromper quelqu'un, de se donner de l'importance, de faire agréer des projets, de prendre de l'argent, et, an retour chez ses concitoyens, de se faire passer, dans les bavardages des agoras, pour un ami personnel et intime du Grand Roi.

La convention conclue avec Pharnabaze entraînait la conséquence obligée que les terres relevant du Gouvernement de ce satrape ne seraient pas attaquées. Byzance n'en était pas ; c'était une ville grecque alliée de Sparte depuis sa rupture avec Athènes. Elle fia assiégée et prise par famine, puis soumise aulx mêmes conditions pécuniaires que Chalcédoine.

Mais les Lacédémoniens avaient été instruits de la danse principale du traité qui permettait a des mandataires athéniens d'aller à Suse. Ils voulurent s'y rendre aussi pour se défendre contre les allégations de leurs adversaires, et Pharnabaze n'y mettant pas opposition, cinq Athéniens, deux Argiens, plusieurs Spartiates, un Syracusain, partirent de compagnie. Comme l'hiver les retint quelque temps a Gordes, eu Phrygie, ils rencontrèrent sur la rente une suite brillante de cavaliers et de bagages accompagnant un des fils du Grand Roi, à jeune Cyrus, nommé récemment au gouvernement général de l'Asie Mineure. Ce prince, encore adolescent, emmenait parmi les gens dé sa cour quelques Lacédémoniens précédemment venus à Suse et qu'on renvoyait chez eux.

Nous n'avons aucun moyen de rechercher les causes premières de la nomination de Cyrus le jeune à un commandement qui embrassait la Lydie, la Grande Phrygie, la Cappadoce, tous ces territoires militaires, et ne s'arrêtait qu'à la limite des villes grecques de la cote où fut bornée l'administration de Tissaphernes et de Pharnabaze. Dans une cour, les motifs qui déterminent l'élévation d'un prince du sang à des fonctions actives n'ont jamais rien de commun avec ce qui pourrait s'appeler un intérêt publie ; ce sont des résultats de faits spéciaux et intérieurs. Quelquefois on cherche à grandir le nouveau titulaire ; d'autres fois on désire lui fournir une occasion de se diminuer, ou bien ou veut qu'à tout prix il s'éloigne, ou encore on ne peut refuser aux influences agissant pour lui une grâce dont il se réserve de faire sortir des conséquences que ses adversaires ne peuvent entrevoir. Pour apprécier les raisons qui firent sortir de Suse le jeune Cyrus et l'envoyèrent sur la frontière occidentale de l'empire, il faudrait connaître ce qu'en pensa le roi Darius, ce qu'en espéra la reine Parysatis, et Artaxerxès, frère aine du prince, et, plus que tout cela encore, peut-être serait-il utile de posséder sur ce sujet les confidences des principaux eunuques et favoris du moment. Ce qui ne saurait être douteux un instant, c'est que les faits et gestes des Athéniens et des Spartiates, les débats des iles et des villes prises et reprises sur la côte européenne de l'Hellespont, ce qu'on faisait à Samos, ce qu'on disait à Lesbos, ne furent absolument pour rien dans la mesure prise par le gouvernement de Suse. On est convaincu par ce qui précède et par ce qui va suivre du peu d'importance que l'empire attachait à ces détails. Rien n'est plus semblable aux incursions actuelles des Gourkhas et des Népalais sur les limites nord de l'Inde britannique, aux attaques de telle bande d'Arabes insoumis sur des tribus algériennes du Sahara français. Sans doute, vers les régions de l'Himalaya et dans quelques douars africains, on parle de pareils exploits avec exaltation ; mais Londres et Paris les ignorent.

Cyrus le jeune faisait revivre le noble iranien dans toute l'ancienne acception du mot. C'était un homme de volonté, de grandes vues, et, ce qui ne se trouvait alors dans le monde entier que chez les Scythes et chez les Perses, c'était un homme qui avait de l'honneur, et c'est ce qui le rend admirable, et non pas d'avoir été sobre et de passions contenues, comme les Spartiates, et Xénophon l'en ont tant loué. Nombre de soi-disant héros grecs ont eu ces dernières qualités et n'en ont pas valu mieux ; mais Cyrus avait de l'honneur, un vif et puissant sentiment du grand et du beau moral, et un besoin impérieux de faire quelque chose tirât son nom de la parité. Il semble que parmi les Hellènes il méprisait plus particulièrement les Athéniens, et on le conçoit sans peine : le rudesse soldatesque des Spartiates, leurs grandes prétentions nobiliaires, leur gravité, leur silence, laissaient des illusions plus avantageuses leur âme que la hâblerie, les allusions démocratiques et l'étalage d'immoralité ordinaires aux Athéniens. En arrivant, Cyrus dut trouver que Tissaphernes avait trop rusé avec les lins comme avec les antres, que le brave et énergique Pharnabaze avait renfermé son action dans une limite trop étroite, probablement commandée ainsi par la cour ; il était jeune, il voulait l'absolu. Il ne se contentait pas d'estimer les Grecs pour ce qu'ils étaient ; il prétendit faire taire leurs bourdonnements et les réduire a l'immobilité et au silence de la soumission, ce qui était assurément fort difficile.

Il débuta, en rencontrant les députés athéniens, par leur défendre de continuer leur voyage. Il avait, leur dit -il, tous les pleins pouvoirs nécessaires, et c'était à lui seul qu'ils devaient s'adresser au cas où ils auraient quelque réclamation à faire entendre. Il ne cacha pas son intention d'accorder plus d'appui que jamais aux Lacédémoniens, et, pour le prouver, il défendit qu'on laissât aux députés aucun moyen de correspondre avec Athènes. Il voulait même ail premier moment les mettre en arrestation ; mais Pharnabaze objecta qu'ayant engagé sa parole envers eux, il ne pouvait laisser compromettre leur sûreté, ce que Cyrus comprit aussitôt ; seulement le satrape se chargea de les surveiller, et il les fit internez en Cappadoce, où il les garda trois ans, jusqu'à la prise d'Athènes, arrivée en 405, époque où il leur rendit la liberté d'aller où ils voudraient, et prit soin de les faire conduire sur la côte.

Cyrus se mit de suite en relations suivies avec l'amiral lacédémonien Lysandre, et crut trouver en lui un homme suivant son cœur. Lysandre était un Héraclide, et comme tel fort estimé de ses compatriotes ; mais il était pauvre, et, par une exception presque inouïe parmi les siens, son désintéressement était complet et incontesté. Sa froideur à l'endroit de tout plaisir surprenait ; il n'avait d'autre passion que sa grandeur personnelle et la réussite des affaires confiées à ses soins. Excellent officier, militaire plein d'expérience et de résolution, sans scrupules, remuant, actif, vigilant, cruel au besoin, il ne voulait que la domination.

En réponse aux plaintes que Lysandre lui fit entendre sur la conduite cauteleuse de Tissaphernes, Cyrus déclara que pour les premières dépenses il avait sons la main cinq cents talents ; que cette somme épuisée, il mettrait en avant d'autres revenus dont il avait la libre disposition, et qu'a la fin il n'hésiterait pas à faire monnaie du trône d'or sur lequel il était assis, et qu'il lui fallait la ruine d'Athènes.

Lysandre et ses collègues, charmés d'un tel langage tenu avec l'impétuosité qui caractérisait Cyrus, demandèrent que le taux de la solde fût rétabli à une drachme par tète. Cyrus refusa en disant que la demi-drachme était stipulée par traité et qu'on devait s'y tenir. Mais, dans le repas qui suivit la négociation, Cyrus, en buvant à la santé de l'amiral, l'engagea à solliciter la faveur qui pourrait lui être agréable. Une obole de plus par jour pour chaque marin, répondit Lysandre.

Cette fermeté de prétention plut à Cyrus ; se jugeant engagé par sa parole, il céda de suite. Il fit satisfait d'être l'allié d'un homme qui songeait a ses soldats et non à lui-même, et il attendit de grandes choses d'un tel compagnon.

Les arrérages dus à la flotte lacédémonienne furent payés sur le pied qui venait d'être établi ; on avança en outre un mois de solde, et l'on refit les armements. Les partisans doriens des villes de la côte furent réunis à Éphèse et constitués en sociétés actives avant pour but la destruction d'Athènes. Lysandre leur promit, avec l'assentiment de Cyrus, qu'aussitôt le succès obtenu on les rendrait maîtres exclusifs de l'administration de leurs cités, qu'on les laisserait libres de tyranniser, d'expulser et de dépouiller une partie de leurs concitoyens ; c'était le premier besoin de toute faction grecque. Il fallait s'y accommoder. Telles furent les mesures prises par Lysandre et consenties par Cyrus.

Pendant ce temps, Alcibiade avait réussi à se réconcilier avec la démocratie, qui, de son côté, s'était débarrassée violemment de la domination oligarchique des Quatre-Cents. L'exilé était en paix avec sa patrie ; puis, dans toute la fleur d'une popularité restaurée, devenu l'ennemi non pas des Perses, mais de Tissaphernes, il avait débarqué sur la côte de Carie, et il y avait enlevé pour cent talents de contribution. Il pilla encore çà et là, puis alla à Athènes, on il repartit pour lit première fois depuis qu'il en avait été chassé, maudit, mis hors la loi. D'après Xénophon, il Int pauvrement tout vainqueur qu'il était. Cependant on en espérait beaucoup. Il promettait, dans un avenir très-rapproché, que la Perse cesserait de se montrer hostile, si toutefois les députés athéniens envoyés à Suse avec le consentement Pharnabaze ne réussissaient pas à gagner la faveur du Grand Roi. Il ignorait ce qui s'était passé sur le chemin de Cordes et l'arrivée de Cyrus a sardes. Il l'apprit quand, ayant quitté le Pirée avec la flotte, il se trouva à Samos, et il parait qu'il ne se fit illusion ni pour lui-même ni pour Athènes sur les conséquences de ce qui se plissait.

Il chercha néanmoins à mettre Tissaphernes dans ses desseins et à faire connaître à Cyrus, par l'intermédiaire de ce satrape, ses idées personnelles sur le véritable intérêt de l'empire. C'était, suivant lui, de ne trop favoriser aucun des deux paris et de les aider l'un et l'autre à s'entre-dévorer. Le système plaisait de longue main à Tissaphernes, qui l'avait pratiqué ; mais Cyrus en jugeait avec mépris et colère, et il ne voulut pas même recevoir les envoyés d'Alcibiade, ce qui causa à Samos un découragement et un chagrin profonds. Les choses allèrent au point que la désertion se mit parmi les marins[1].

Pour les occuper, Alcibiade, suivant l'usage athénien, fit la course aux environs de sa station. C'était l'unique moyen qu'il possédât de faire la solde de son monde, et se trouvant sans doute très à court, il voulut piller Cumes, dépendance d'Athènes, fidèle à la métropole, mais riche. Il y réussit d'abord, et enleva un grand butin et beaucoup de prisonniers qu'il s'agissait, suivant l'usage, de mettre à rançon ou de vendre comme esclaves. Pourtant, comme il se retirait, satisfait de sa prise, les Cuméens, revenus de leur premier étonnement, l'attaquèrent, ressaisirent ce qui était à eux, l'emportèrent dans leur ville et fermèrent les portes, que vint de nouveau assaillir Alcibiade, mais sans succès. Miltiade, à Paros, avait eu une aventure semblable. C'était dans les mœurs grecques.

Tandis que le général se livrait à ce genre d'exploits, son lieutenant Antiochus était battu par Lysandre à l'entrée du port d'Éphèse et perdait quinze trirèmes et la vie. Téos et Delphinion furent enlevées par les Spartiates, et Alcibiade fut de nouveau brouillé avec le peuple athénien. Ses soldats l'accusèrent de négliger le service pour passer son temps en parties de débauche avec des parasites et des filles ioniennes. Enfin, par une connaissance très-vraie sinon de ses actes, du moins de son caractère, on le soupçonna d'être en négociations pour livrer sa flotte à Pharnabaze. Il fut destitué, et se sentant suspect à tout le monde, il ne s'adressa à personne, mais courut se cacher dans trois postes fortifiés qu'il s'était construits sur les côtes de la Chersonèse et où il tenait des garnisons de mercenaires. ceci se passait en 408. Il resta dans ses forts jusqu'à la bataille d'Ægos-Potamos, en septembre et n'essaya pas de faire parler de lui, sentant que son temps était passé. Après la ruine maritime des Athéniens, il ne se trouva plus en sûreté, et d'autant moins qu'il avait amassé d'énormes richesses acquises par toutes sortes de violences et de rapines. Il en emporta une partie et alla chercher un asile dans la satrapie de Pharnabaze. En route, les Thraces de Bithynie le dépouillèrent. Il parvint cependant, auprès du fonctionnaire perse, et se réclama des relations qu'ils avaient eues ensemble quatre ans auparavant à l'occasion de l'envoi des députés athéniens arrêtés par Cyrus sur la route de Suse. Mais tandis qu'il cherchait à persuader Pharnabaze, Lysandre, sur un ordre venu de Sparte, communiqué à Cyrus et approuvé par celui-ci, exigea l'extradition du transfuge. Pharnabaze, dont le tempérament loyal ne se prêtait pas facilement à de tels actes, résista tant qu'il put. Mais son protégé était, si évidemment dangereux et capable de tout, si décrié, si méprisé, si méprisable, les ordres mais étaient si impératifs et si pressants, qu'il faillit se rendre. Le satrape chargea son frère Magée et son oncle Sisamithrès de cette répugnante commission, et, on cerna Alcibiade dans une petite maison d'un village phrygien. On y mit le feu pour en finir plus vite. Le proscrit sortit l'épée à la main, un manteau roulé autour du bras gauche. Percé de flèches et de javelots, il tomba pour expirer ensuite sur les genoux d'une certaine courtisane, Timandra, à laquelle il était associé, et qui l'ensevelit dans ses robes, linceul convenable au genre de vie qu'il avait mené. Tout ceci arriva plus tard.

Je reviens maintenant aux détails dit conflit grec. Les Spartiates commirent la faute énorme de rappeler Lysandre et de le remplacer par Callicratidas, ce qui mécontenta à l'excès et Cyrus et tous les officiers lacédémoniens. L'Achéménide refusa de recevoir le nouvel amiral et cessa de payer la solde, malgré les plus pressantes réclamations. Callicratidas eut la gloire très-rare de se procurer de l'argent sans violences et sans pillages, uniquement par la fermeté de ses allocutions aux Milésiens et aux habitants des iles. Il put ainsi se mettre en état de combattre, et prit la mer avec une escadre formée de dix trirèmes lacédémoniennes, et d'une proportion beaucoup plus forte de navires eubéens et béotiens. Il enleva en passant Phocée, Cumes et Méthymne, puis se trouva devant l'amiral athénien Conon avec cent quarante trirèmes, ce dernier n'en ayant que soixante-dix. Conon s'enfuit ; mais atteint dans le port de Mitylène et complètement écrasé, trente de ses vaisseaux furent pris et le reste bloqué dans un arrière-port.

Pourtant il tenait la terre. Il réussit à faire parvenir à Athènes la nouvelle de ce qui se passait. Par un effort qui fait comprendre l'énergie haineuse des villes grecques s'affrontant de faction à faction ou de cité à cité, on envoya sur-le-champ à Conon cent cinquante trirèmes. Callicratidas perdit la bataille des Arginuses et y fût tué. Il fallut alors renvoyer Lysandre, Cyrus ne voulant pas consentir à une autre nomination.

Il reparut ; avec lui la solde, avec lui les vivres, avec lui la faveur des oligarques ioniens, et tous les secours que le fils du Grand pouvait fournir à mains pleines, abondèrent pour réparer le désastre tics Arginuses. Cyrus portait si loin sa confiance dans le chef spartiate, qu'à peine celui-ci était-il arrivé, qu'il le manda à Sardes pour lui donner un emploi auquel Lysandre ne devait sans doute pas s'attendre. Darius Nothus était vieux et atteint de la maladie dont il allait mourir. Résidant en Médie, il demandait à voir encore une fois son plus jeune fils, et Cyrus, au moment de partir, ne voulut confier l'administration de son gouvernement, les caisses publiques et son trésor particulier, qu'à Lysandre. Il l'autorisa à faire pendant son absence toutes les dépenses que les nécessités de la guerre justifieraient, et l'éleva au rang de mandataire de l'empire contre Athènes. C'était une situation matériellement irrésistible et moralement si grande qu'aucun Grec n'avait jamais rien rêvé de pareil.

Dans les premiers temps qui suivirent la bataille des Arginuses, les deux partis ne s'occupèrent qu'à rançonner et à piller mutuellement les villes assez faibles pour ne pouvoir se défendre. Mais en croisant, Conon et ses collègues vinrent affronter Lysandre à un endroit situé un peu plus haut que Sestos et que l'on nommait Ægos-Potamos, ou la rivière de la Chèvre., non-seulement le souvenir des Arginuses fut effacé, mais Athènes reçut le coup mortel. Les équipages de ses navires furent surpris pendant le repas du matin, et sur cent quatre-vingts trirèmes, Lysandre n'en laissa échapper que douze. Tous les généraux furent pris, à l'exception de Conon, qui s'était réfugié eu Chypre.

L'amiral lacédémonien se saisit immédiatement des places on il y avait athénienne ; partout, sauf à Samos, il rétablit tilt gouvernement oligarchique ; sin' de la partie, il délivra tous ses prisonniers et les contraignit de se réfugier à Athènes. Comme cette ville ne tirait sa subsistance que des arrivages du Pont-Euxin et que désormais cette ressource lui était entièrement enlevée, Lysandre envoyait le plus de monde possible dans des murs où il avait Inde de développer la famine. Quoi de pins misérable que cette organisation politique des cités grecques, n'avant ni commerce ni agriculture suffisante, passant la vie à faire et à défaire leurs constitutions, et réduites aux abois quand elles ne vivaient pas, par ne procédé quelconque, aux dépens les unes des antres ?

Athènes était muette d'épouvanté. Chaque jour lui amenait un flot nouveau de soldats vaincus demandant à manger. Toute sa puissance se retirait au cœur et, là, l'étouffait. Enserrée dans un cercle de bailles et de haines méritées, elle pouvait du haut de son Acropole contempler les Vengeances souriantes se dressant sur les montagnes du Péloponnèse, de la Béotie et de l'Eubée, et flottant, dans un éloignement qui diminuait à chaque minute, le spectre cuirassé de ce Lysandre qui brandissait contre elle des armes trempées, aiguisées, acérées, données par la Perse.

Athènes se rendit. Lysandre entra dans la ville exténuée de faim, remplie de morts et de mourants, à des conditions qui tuaient pour toujours une grandeur devenue un souvenir. De nombreux exilés reparurent avec lui, foulant aux pieds la misère de leurs concitoyens, et quand on détruisit de fond en comble les arsenaux, lorsqu'on brida les navires en construction, qu'on emmena les galères et qu'on ruina les longs murs, des troupes de femmes et de jeunes gens couronnés de fleurs eurent ordre de danser au son des flûtes, et ils dansèrent.

Darius Nothus venait de mourir. Il n'y avait que soixante-quatorze ans qu'avait été livrée cette bataille de Platée dont les Grecs étaient si vains. On a vu comment ils avaient employé le temps depuis lors pour les intérêts de leur liberté, et à quel point les Perses avaient cessé de dominer chez eux.

 

 

 



[1] XÉNOPHON, Helléniques, I, 5, 5, 9.— PLUTARQUE, Lysandre, ch. IV.