HISTOIRE DES PERSES

LIVRE QUATRIÈME. — LES ACHÉMÉNIDES.

CHAPITRE XI. — RÈGNE D'ARTAKERXÈS Ier (LONGUE-MAIN).

 

 

On a vu en son lieu que les historiens orientaux ont conservé le nom d'Ardeshyr-Dyraz-Dest ou Longue-Main, et qu'ils le placent avec honneur dans leurs annales. Seulement ils l'accolent au nom de Bahman, et en décorent un seul et unique personnage qui se trouve être Xerxès. A ce personnage ils attribuent la somme des actions réparties par les Grecs entre Xerxès et son successeur, en tant qu'ils en ont tenu compte, et ils séparent le règne de leur Bahman-Ardeshyr-Dyraz-Dest et celui de Darab ou Darius Ochus par un autre règne de trente-deux ans de durée, celui d'une femme, Homaï.

Il faut examiner cette légende ; elle contient des fragments de la vérité. Exposons-la d'abord telle que les annalistes la donnent, en commençant par la version de Ferdousy.

Homaï monta sur le trône enceinte de Darab ; mais elle dissimula une grossesse dont elle n'éprouvait que de la honte. Elle fit de grandes libéralités, et développa de son mieux le commerce et l'agriculture dans tout l'empire. Lorsque son fils fut venu au monde, elle n'en avertit personne, enferma l'enfant dans une cassette close et calfeutrée de bitume, et l'envoya exposer sur les eaux de l'Euphrate, dont le courant l'emporta si loin que, sur le rapport qu'elle en eut, elle se crut débarrassée à jamais de ce rejeton incestueux.

Appliquée à l'administration de ses États, elle éleva la prospérité publique à un haut degré de splendeur. Elle fit aussi la guerre aux Grecs ; le commandement de ses troupes était confié à un général nommé Reshnewad. Mais tandis qu'elle oubliait ainsi le fils du défunt, il était arrivé que le coffre avait été tiré de l'eau par la femme d'un blanchisseur occupée à laver du linge sur le bord du fleuve. Cette femme et son mari n'avaient pas douté, en voyant la richesse des langes dont l'enfant était enveloppé et les bijoux semés sur sa personne, qu'il ne fût d'une hante origine ; pris de pitié et de tendresse, ils l'avaient élevé, en cachant son aventure extraordinaire.

Le jeune homme devenu grand, et les instincts de sa race s'éveillant, avait refusé de prendre part aux travaux de sa famille d'adoption ; il avait appris à tirer de l'arc et à se servir de l'épée, et aussitôt qu'il s'était senti assez de forces pour se lancer dans le monde, il avait quitté ses nourriciers pour s'enrôler dans l'armée de Reshnewad. Quand les troupes défilèrent pour la première lois devant le trône de la reine, les yeux de celle-ci tombèrent sur le jeune Darab passant au milieu des autres chevaliers, et il s'opéra un prodige qui troubla singulièrement Homaï. Comme elle regardait ce soldat inconnu avec une attention et un intérêt qu'elle ne s'expliquait pas, elle sentit que ses seins gonflaient sous sa robe et qu'il en sortait du lait. Effrayée, elle demanda avec inquiétude qui était ce guerrier auquel elle ne pouvait s'empêcher de rattacher la cause d'un phénomène si étrange ; mais quelques recherches qu'on pût faire, on ne réussit à lui rien apprendre sur ce que Darab) ignorait lui-même.

La guerre eut lieu, et ce fils de roi s'y montra sans que rien de particulier le signalât, bien qu'on lui reconnût une valeur peu ordinaire ; mais Un jour, ana violent orage s'abattit sur l'armée iranienne. Tous les éléments en combustion se mêlaient, s'entrechoquaient et semblaient menacer d'un cataclysme. Les tentes étaient renversées, les piquets arrachés ; les chevaux effrayés s'enfuyaient ; les soldats erraient dispersés, cherchant en vain des abris. Darab, an milieu de l'épouvante générale, se trouva comme ses compagnons errant dans la campagne ; il arriva à une vieille et forte tour dont les débris démantelés tenaient cependant encore ensemble et bravaient les coups de la tourmente. Il chercha lit un refuge, et épuisé de fatigue, s'endormit. Cependant Reshnewad vint à passer, et ayant entendu les éclats d'une grande voix qui s'adressait à lui, il vit avec une profonde terreur un féroush, un ange gigantesque, armé de toutes pièces, qui lui révéla que Darab n'était autre que le fils de Balunan et l'héritier légitime du trône. Reshnewad entra dans la tour, réveilla le jeune homme, l'interrogea, et, sur ses réponses, le reconnut pour son maitre. La guerre étant finie après une suite de victoires, Reshnewad courut informer la reine de ce qu'était Darab. Celle-ci le reconnut aussitôt, abdiqua le pouvoir entre ses mains, lui remit la couronne, et le règne de Darab commença.

Homaï-Amestris parait ici dans tout l'éclat de son énergie peu scrupuleuse. Son fils enfermé dans une cassette et condamné à périr sous les eaux rappelle assez bien le sacrifice offert, ainsi que le raconte Hérodote, par cette reine farouche, et dans lequel, pour se maintenir en prospérité, elle 'fit enterrer vivants neuf fils et neuf filles de familles distinguées. On se rappelle également que le fils aîné d'Amestris et de Xerxès s'appelait Dariæus, Darab, d'après Ctésias, c'est-à-dire Darab, et que ce Dariæus fut mis à mort par Artapan au moment du changement de règne, comme ayant assassiné Xerxès, ce qui, toujours au dire de Ctésias, était faux. De ces différentes actions combinées, l'enterrement hiératique des enfants vivants, la mort prématurée et violente de Dariæus, l'identité de nom avec Darius Ochus, la confusion introduite entre les règnes de Xerxès et d'Artaxerxès, fondée sur la ressemblance des noms et la similitude approximative des actions, tout cela justifie ou du moins explique la façon dont la légende conçoit les faits. Quant au règne particulier d'Homaï, il a de même son interprétation naturelle dans la haute influence de cette reine, dans l'orgueil de son caractère, dans le crédit qu'elle maintint sens le gouvernement de son mari et sous celui de 'son fils, dans la terreur générale qu'elle inspira, et cela ressort d'autant mieux de la tradition persane qu'on la voit abdiquer le pouvoir, mais non pas mourir. Elle figurera longtemps encore en effet dans les affaires de la Perse.

Pour Reshnewad, on peut l'identifier avec Artapan ; car celui-ci, favori de Xerxès et meurtrier de son maitre, tue également Dariæus, et c'est lui qui met Artaxerxès sur le trône après avoir trompé ce prince sur la culpabilité de son frère. Dans le récit de Ferdousy, Reshnewad force Homaï à reconnaître Darab, après qu'il a lui-même admis le bon droit du jeune prince. En fait, c'est lui qui met ce dernier sur le trône et lui assure à concours et le soutien de l'armée.

Il n'est pas jusqu'à la violente tempête, jusqu'à la tour ruinée où apparaît le messager céleste, qui ne semblent rentrer dans les données de l'histoire d'une manière très-digne de remarque. On a vu dans Hérodote le respect des l'erse polir les thaumaturges, leur empressement à écouler les oracles, à consulter les devins, à subir l'influence des rêves. Xerxès, quand il marche contre l'Europe, a besoin d'une répétition de visions, et c'est encore Artaban, son oncle, qui décide de sa crédulité en déclarant qu'il a contemplé lui-même l'être surnaturel qui ordonne ce qu'on doit faire, absolument comme c'est Reshnewad qui aperçoit le férottsh et entend sa voix dans la vieille tour. Rien n'empêche que le véritable nom de Reshnewad ait été Artaban, Artapan, ou tout à fait exactement Artapani, le grand protecteur, nom propre bien connu comme tel parmi les Perses de tous les figes ; car Reshnewad est un titre d'honneur qui, dans sa forme zende, était Raçnou-Paty, le seigneur gouvernant, c'est-à-dire le régent de l'empire. On se souvient que Xerxès avait investi de ces fonctions son oncle Artaban ; nous trouvons donc ici le titre officiel dit grand personnage chargé de suppléer le roi pendant la durée de la campagne tentée en Europe.

La tempête joue un rôle considérable dans les récits des Grecs relativement aux Perses. C'est une tempête qui met la flotte du Grand Roi dans un tel état de désordre lors des guerres de Darius, que Xerxès prend le parti de percer l'Athos pour éviter le retour de pareils désastres ; c'est encore une tempête qui nuit aux Perses d'une manière terrible avant la bataille d'Artémisium ; c'est une nouvelle tempête qui empêche la prise de Potidée. L'ouragan raconté dans le Shah-nameh n'est pas autre chose que le souvenir de la part prise par les convulsions de la nature dans les guerres des Perses contre les Grecs.

Mais puisque, par un concours de confusions qui viennent d'être expliquées, Ferdousy (et en ce point il est le représentant le plus accompli de la légende persane) ne tient pas un compte particulier du règne d'Artaxerxès Ier ; qu'il ignore bien plus profondément encore l'existence très-éphémère des deux successeurs immédiats de ce prince, et qu'il passe de suite au règne de Darab, c'est-à-dire de Darius Ochus ; que par conséquent il ajoute au règne de Xerxès la durée de quarante années partagée par les chronographes entre Artaxerxès Ier, Xerxès II et Sogdien, nous n'aurions rien à ajouter aux renseignements orientaux ici analysés, si le Bahman-nameh d'Azéry, histoire de Bahman ou de Xerxès, n'apportait ses variantes. Azéry a travaillé comme Ferdousy sur les traditions des dehkans ou seigneurs de villages guèbres, et son autorité est, pour ce motif, égale à celle du poète de Nishapour. Ce n'est pas d'ailleurs la première fois qu'il nous fournit des renseignements d'une valeur véritable. Il importe donc d'utiliser ce qu'il présente.

Bahman-Xerxès, suivant Azéry, eut un songe qui le remplit de crainte. Il vit, au milieu de son sommeil, passer au-dessus de sa tête un nuage noir et épais qui tout à coup s'abattit sur lui et le brûla cruellement jusque dans la moelle de ses os. De douleur et d'effroi, il se jeta au bas de son lit en poussant des cris si aigus que le commandant de ses gardes entra dans la chambre, et le voyant renversé sur le sol, le releva en s'efforçant de le calmer. Sur la demande pressante de Bahman, on envoya chercher Djamasp, le chef des prêtres mazdéens, qui s'empressa d'accourir, et quand il eut entendu le récit que le roi lui fit de sa vision, il s'éloigna en promettant d'en apporter l'explication le lendemain.

Il reparut au moment fixé par lui. Il avait fait les calculs et des observations nécessaires, consulte les livres et examine les astres, et il annonça au prince que la durée de son règne serait en tout de quatre-vingt-dix neuf ans. Ce ternie arrivé, Bahman périrait sous les coups d'un redoutable adversaire. Tout serait mystérieux dans cette fin, et on ne retrouverait pas le cadavre royal, privé ainsi de la sépulture ordinaire. Il fallait que le roi mit en ordre dès ce moment les affaires de l'empire, et, puisqu'il n'avait pas de fils, qu'il fit reconnaître la reine Homaï comme son héritière et l'associa à la couronne.

Bahman, frappé de ce qu'il apprenait, manda le héros Barzyn. Celui-ci était un personnage indispensable aux projets du souverain, comme membre de la famille des Çamides. Il approuva la résolution dictée par Djamasp, et promit fidélité à la princesse. Ce point fixé, l'armée entière et les prêtres furent convoqués. Bahman, au milieu de cette puissante assemblée, mit Homaï sur son propre trône et se plaça debout. à côté d'elle, tandis qu'assise elle recevait les hommes. Il en donna l'exemple en lui offrant le premier un bouquet de fleurs. Puis il détacha son ceinturon royal et à passa à la taille de la reine, et posa sur cette tête féminine la couronne de l'Iran. Les grands, les cavaliers, les prêtres se prosternèrent ; la prière fut dite à hante voix ; le serment d'allégeance fut prêté. Plusieurs des héros répandirent de l'or et des pierreries aux pieds de la souveraine, qui avait à ses côtés les deux filles du héros çamide Tehmétem-Roustem ; l'une, dit le poète, était pour le conseil, l'autre pour l'action.

Cette cérémonie terminée, Homaï partit pour Ispahan. Ayant observé sur la route une plaine fertile, bien arrosée, bien située, elle y fonda une ville immense, pourvue de bazars magnifiques, et où la population ne tarda pas à affluer. Elle lui donna le nom de Kewwar.

Deux ans et demi se passèrent, et Homaï exerçait dans toute sa plénitude le pouvoir suprême ; le roi et Barzyn s'étonnèrent de ne plus entendre parler de Djamasp, et s'informèrent de ce qu'il était devenu. Ayant appris qu'il était malade et que sa fin approchait, ils accoururent auprès de lui et lui demandèrent ses derniers conseils. Le sage mit la main du roi dans celle de Barzyn en suppliant le Çamide d'être l'appui de son souverain et surtout l'appui de sa fille ; il expira, regretté de l'armée et des prêtres. On lui fit des funérailles somptueuses, et lorsque le deuil fût terminé, les héros, les grands, les nobles, allèrent à la suite du roi chasser le lion, la panthère, le loup et le sanglier. Ces sortes de grandes chasses royales, auxquelles participent des milliers d'hommes et qui durent pendant plusieurs semaines, ont toujours été le plaisir favori des rois de Perse, aujourd'hui comme au temps des Achéménides. J'ai vu le roi Nasr-Eddyn-Shah chasser à la tête de sept à huit mille hommes, à quelques lieues au nord-est de Téhéran, dans les environs de Véramyn, sur les bords du Djadjeroud.

Tandis que Bahman était ainsi occupé, les habitants de la ville neuve de Kewwar, fondée par Homaï, se présentèrent à lui, se plaignant qu'un dragon monstrueux ravageait leurs campagnes, tuait les hommes, détruisait les moissons. Ils déclarèrent que si cette situation continuait, le pays ne tarderait pas à être dépeuplé. Le roi leur promit son secours, et partit immédiatement pour Kewwar avec tout son monde.

Le monstre avait établi sa retraite dans un étroit ravin, au milieu des aloès et des ronces. Aussitôt que l'armée parut, il bondit au-devant d'elle, et son aspect était si hideux, si terrible, sa force si manifeste, l'impossibilité de lui résister si évidente, qu'il n'y eut pas un de ces héros et de ces cavaliers aventureux qui voulût consentir a l'attaquer, excepté Roustem. Celui-ci se chargea de l'entreprise. Barzyn, honteux de se laisser ainsi primer, ne put cependant venir à bout de vaincre son épouvante secrète. Le roi et les siens accompagnèrent le chef ca-ide vers le ravin on était tapi le dragon, et assistèrent de loin au combat. Mais quand Roustem lui-même aperçut de plus près l'horrible bête accroupie sur un rocher et se battant les flancs de sa queue, il éprouva, lui qui avait mis à fin tant d'entreprises désespérées, une si invincible terreur, qu'il tourna bride et s'enfuit. Il perdit la tête à tel point qu'il abandonna son cheval et grimpa sur les branches d'un arbre. Les héros, les archers fuyaient de toutes parts, et aux quatre coins de la plaine on ne voyait que des tourbillons de gens éperdus cherchant à s'échapper. Le roi poussait des cris de détresse, et soudain il aperçut le monstre, qui se précipita sur lui. Barzyn était à ses côtés.

Allons, dit Bahman se retrouvant tout à coup lui-même, allons au-devant du dragon ! C'est un combat digne d'un roi ; il v tant les vertus d'un roi. Se nie dis pas qu'on ne peut lutter contre de tels êtres ! Feramorz n'en a-t-il pas tué un semblable ? Kershasep n'en a-t-il pas affronté un autre ? Toi-même, n'en as-tu pas exterminé plusieurs au temps de ton séjour dans le Fars ?

Mais Barzyn répondit : Celui-ci est le plus affreux de tous ! Il ne sera pas possible de lui abattre la tête. D'ailleurs, dans les exemples que tu cites, ne sais-tu pas que Kershasep, si vaillant et, si expérimenté dans les armes, fut forcé de s'enfuir ?

Le roi, troublé de nouveau à ces paroles, ne recula pas cependant ; il resserra les hou de son armure. En cet instant la bête venait droit à lui lançant un jet de venin qui l'asphyxia. Le roi tomba de cheval, et le dragon se précipitant sur lui, le foula aux pieds. Bahman cria à l'aide. Roustem ayant repris courage, aurait voulu lui donner du secours ; mais il le vit saisi par une gueule inexorable qui déjà le déchirait. Le roi cria à Barzyn et à Roustem de veiller sur Homaï, de lui rester fidèles, de ne pas cacher son mariage avec elle, de faire couronner l'enfant dont elle était enceinte, soit que cet enfant fin un garçon, soit que cc Int une fille. Ils n'en entendirent pas davantage, car bientôt Bahman expira entre les dents du dragon, qui le mit en pièces et laissa seulement dans les ronces et les épines quelques lambeaux méconnaissables de sa chair et de ses os.

Après que la prédiction de Djamasp eut ainsi reçu son accomplissement, Tour, c'est-à-dire Roustem, et Barzyn, firent confirmer de nouveau par l'armée la royauté d'Homaï ; on répéta une seconde fois les cérémonies de l'investiture ; les troupes défilèrent devant la reine, revêtue d'une robe de pourpre, et les choses rentrèrent dans leur état accoutumé.

Ce récit prend pour base, comme celui de Ferdousy, le prétendu mariage de Bahman-Xerxès avec sa fille, qui n'est autre chose, comme on l'a vu déjà, qu'une version de l'histoire de la passion de Xerxès pour sa belle-sœur, femme de Masistès, et ensuite pour sa nièce Artaynte, femme de son propre fils Darius et par conséquent sa belle-fille. C'est du moins ainsi qu'Hérodote raconte les choses Au milieu de ces intrigues Amestris garde cependant une situation dominante ; la légende persane a absorbé en elle toutes ses rivales, et on peut considérer Homaï comme un être complexe qui, à la séduction et aux grinces de la femme de Masistès et de sa fille Artaynte, unit la grandeur de caractère de la première épouse de Xerxès. Azéry nous apprend un fait que Ferdousy ne dit pas : c'est que le règne d'Homaï ne commence pas à la mort de Bahman, mais bien trois ans auparavant. En conséquence il nous montre, et cela est dans le sens du récit grec, la puissante princesse non lias  d'abord reine en son propre nom, mais associée à l'empire, et quand Bahman est mort, elle est reine encore, plus pleinement peut-être en théorie ; cependant c'est toujours comme tutrice de l'enfant qu'elle porte dans son sein. Il est clone de plus en plus évident que le prétendu règne d'Homaï n'est qu'une interprétation exagérée, mais exacte an fond, de la grande autorité exercée par Amestris sous le règne de son mari et sous celui de son fils.

En ce qui touche l'histoire du dragon, dans laquelle on retrouve d'une manière si frappante les éléments de combinaison, la couleur exacte des sagas scandinaves et des légendes germaniques, on y voit bien des traits appartenant à la conspiration dont Bahman-Xerxès fut victime, suivant Hérodote et Ctésias. Il est tout à fait contraire à l'esprit de la légende iranienne de présenter un Roustem intimidé, aussi n'est-ce pas du grand Roustem qu'il s'agit ici. Roustem a disparu depuis longtemps de la face monde ; évidemment la légende se trompe en l'évoquant de nouveau, et elle se trompe doublement en l'évoquant pour le montrer faible et lâche. Mais elle indique elle-même que ses idées sont fort peu précises et qu'elle hésite dans la confusion de ses souvenirs ; car, en même temps qu'elle donne au Çamide ses deux noms de Roustem et Tehméten, elle lui applique aussi un troisième nom qui ne lui est pas ordinaire ; elle l'appelle Tour, c'est-à-dire le Scythe.

Il est Scythe en effet, comme descendant de Kershasep ; mais jamais pareille dénomination n'avait été donnée au héros iranien par excellence. Il est donc manifeste qu'il s'agit ici d'un Çamide qui n'est pas le vrai Roustem et qui, d'accord avec Barzyn, dans lequel je ne fais pas difficulté de reconnaître Artaban, assiste sans l'empêcher au meurtre de Xerxès-Bahman. Au dire de la légende, ce prince tombe victime non-seulement d'une intrigue de palais, mais aussi de l'abandon des Çamides et de cette manière les préventions de cette famille contre les princes achéménides se maintiennent. Les Çamides avaient résisté tant qu'ils avaient pu à Darius : ils prennent part à l'assassinat de Xerxès. Au fond des affaires persanes on aperçoit une double cause de perturbations : les intrigues de palais et la persistance des haines et des griefs féodaux, et plus l'histoire va s'avancer, plus ces deux périls grandiront. Le Bahman-nameh, qui, rapproché des récits d'Hérodote et de Ctésias, fait bien comprendre cette situation, est ainsi d'une valeur considérable, et son récit de la mort de Bahman sous la dent d'un dragon se trouve, tout fabuleux qu'il est, contenir plus d'éléments historiques que celui du Shah-nameh, qui termine simplement sa vie de Bahman par une maladie. Pour Azéry, Rahman règne quatre-vingt-dix-neuf ans, et pour Ferdousy, cent dix.

L'influence de la cour et l'éclat des scandales qui s'y passaient furent encore plus marqués sous Artaxerxès qu'ils ne l'avaient été sous son prédécesseur. Amytis, sœur du roi, mariée à Mégabyze, avait donné lieu à des soupçons sur la pureté de sa conduite ; Xerxès, excité par le mari, avait été forcé d'intervenir et d'ordonner une sorte de paix entre les époux ; mais quand le souverain eut changé, les difficultés se ravivèrent, et en vinrent à un tel point que Mégabyze, ardent à se venger de sa femme, enveloppa dans ses rancunes le nouveau souverain. De son côté, le meurtrier de Xerxès, le protecteur d'Artaxerxès, Artapan, ou le Çamide Barzyn de la Chronique persane, n'était pas resté longtemps satisfait du nouvel Achéménide, et trouvant dans Mégabyze des sentiments et des intérêts analogues aux siens, il s'était rapproché de lui, et ils avaient ourdi en commun un nouveau régicide. Des serments solennels les unissaient ; le secret le plus inviolable avait été juré des deux parts. Mais Mégabyze, par faiblesse, par imprudence, par lâcheté, par perfidie, peut-être par tous ces sentiments à la fois, trahit son complice, et Artapan fut arrêté. On revint alors sur l'assassinat de Xerxès. Ou en rechercha les détails. L'eunuque Aspamitrès fut enveloppé dans les accusations. On lui reprocha d'être l'auteur non-seulement du meurtre de Xerxès, ainsi qu'Artapan, mais aussi de celui du jeune frère du roi, Dariæus, et il périt par le supplice des auges. On eut cependant de la peine à se débarrasser d'Artapan, qui, en sa qualité de prince çamide, avait il sa disposition beaucoup de vassaux, beaucoup de sujets et des clients nombreux. On le tua pourtant, mais après un combat acharné où périrent trois de ses fils, Mégabyze fut blessé dangereusement dans la mêlée, probablement au milieu des troupes royales. Amestris-Homaï, sa fille Rhodogune et son autre fille Amytis, femme de Mégabyse, réconciliée avec lui, éprouvèrent une grande douleur et beaucoup d'inquiétude de cette catastrophe. Mégabyze fut guéri par le médecin grec Apollonidès de Cos, employé dans la maison des princesses.

Cette conjuration, découverte et terminée par le massacre d' Artapan-Barzyn et de plusieurs princes de sa maison, détermina la révolte d'une province que Ctésias appelle la Bactriane. Il faut entendre sons ce nom les parties de cette province et des provinces voisines où les grands fiefs des Çamides étaient constitués, ce que les Orientaux appellent tantôt Seystan, tantôt Zawold où Zawoulistan, Kaboul, et tantôt Nymrouz. Après deux combats, dont le premier fut douteux, les Çamides se virent contraints à la soumission, et le Grand Roi rétablit son autorité, c'est-à-dire sa suprématie sur cette famille.

Diodore présente autrement que Ctésias, auquel je viens d'emprunter ce qui précède, le tableau de la conjuration d'Artapan. Il fait de celui-ci un Hyrcanien ambitieux de s'asseoir sur le trône au lieu et place des Achéménides. Il le montre associé d'un eunuque nommé Mithridate, chambellan da roi et pénétrant avec son aide dans la chambre où dormait Xerxès. Il tue le roi, puis il passe chez les trois fils de sa victime, afin de les assassiner de la même manière ; seulement il veut auparavant les employer à lent propre perte. Il ignorait que l'un d'entre eux, le plus jeune, Hystaspes, ;dors satrape de la Bactriane, était absent de la cour et résidait dans son gouvernement. Cependant il réussit à persuader à Artaxerxès que Darius, son frère, est l'auteur de la mort de leur père commun ; Artaxerxès convaincu fait décapiter l'innocent. Aussitôt Artapan l'attaque lui-même avec ses fils et le frappe d'un coup d'épée. Mais le jeune prince se défend vaillamment, presse Artaban et le tue. Xerxès avait régné vingt ans, et son successeur se trouva désormais le chef incontesté de l'État. Le récit de Ctésias a une allure assez naturelle et vraie, et d'ailleurs, je le répète, il s'accorde bien avec la tradition indigène. Il est donc à préférer à celui de Diodore.

En arrivant à la couronne, Artaxerxès, inquiet de tant d'intrigues entrecroisées autour de lui, n'étant sur ni de ses amis ni de ses ennemis, peu convaincu sans doute de l'excellence du système suivi par son prédécesseur, changea les satrapes des provinces et les remplaça par des hommes plus propres à appliquer sa politique. Il parait, d'après Diodore, qu'il se préoccupa de donner satisfaction aux vœux des différents peuples de l'empire et qu'il appliqua son attention à l'ordre administratif.

Cependant les Égyptiens, informés de l'assassinat de Xerxès, des troubles qui s'en étaient suivis, de l'état des partis à la cour, du désordre amené par les innovations du roi, crurent le moment favorable pour se soulever, et ne manquèrent pas de le saisir. Soumis par Cambyse, insurgés sous Darius, encore insurgés sons Xerxès, ils continuaient sous son fils à se montrer rebelles à une domination qu'ils détestaient. Leur civilisation était d'un ordre trop particulier pour se plier aisément aux exigences, même aux formes d'un gouvernement étranger. Religion, mœurs, littérature, organisation civile, tout était, dans leur pays, si spécialement destina à eux et à eux seuls, ils s'étaient trouvés si bien de leur isolement, que rien ne pouvait les porter à l'oublier, et à la moindre occasion les charmes de l'indépendance leur apparaissaient sous l'aspect le plus attirant. Cette fois, ils devaient titre d'autant plus enclins à profiter des circonstances qu'ils se voyaient des alliés naturels auxquels, dans les années précédentes, ils n'avaient même pas lieu de songer. C'étaient les Grecs ; ceux-ci font, à la faveur de cette sédition égyptienne, leur première apparition sur la scène de l'histoire générale. Aux yeux des Perse, les Grecs n'avaient été jusqu'alors que des sujets rebelles et des sujets d'une importance assurément bien intérieure à celle des Égyptiens.

Depuis le retrait des troupes perses, après la bataille de Platée, et l'abandon définitif des plans de conquête de l'Europe, la situation de l'Hellade avait beaucoup changé, et dans ce coin du monde, à peine aperçu des gouvernants Suse à cause de sa petitesse et du peu d'estime ou on le tenait, se préparait l'avènement d'une des phases les plus glorieuses de l'esprit humain. Jusqu'alors les cités grecques, y compris Athènes, n'avaient été que des bourgades sans gloire et sans importance. Argos vivait sur la réputation d'une ancienne légende qui n'appartenait même pas en propre à la population de la ville actuelle ; Corinthe s'enrichissait obscurément par son commerce avec l'Italie ; Sparte, violente, hautaine, servie par l'intrépidité froide et dévouée de ses citoyens, vrais sicaires de leur loi, effrayait de son égoïsme féroce et de sa perfidie fanatique les petites peuplades ses voisines. Athènes, à l'aide de mensonges et interpolations qui ne respectaient pas plus le texte d'Homère que les oreilles de toutes les classes d'auditeurs, cherchait à se créer une légende il laquelle sa population de laboureurs grossiers et de désœuvrés sans conscience n'avait jamais prétendu. Le peu d'arts qui avaient existé jusque-là n'était qu'une imitation des produits de Sardes et de l'Asie Mineure inspirés par l'Assyrie ; le peu de philosophie qu'on avait su, le peu de science que les philosophes ambulants avaient répandu provenaient de hi meule source ; la vie s'était passée dans des querelles sanglantes de nation à nation, où non-seulement mn ne respectait nullement l'hellénisme commun, brûlant les villes prises, massacrant les hommes valides, vendant les femmes et les enfants comme esclaves, mais bien plus encore, de citoyen à citoyen, on se traitait comme de Grec à Grec, et il y avait toujours attaché au flanc de chaque État un chancre politique représenté par un parti vaincu auquel on appliquait avec emportement l'expulsion en masse, la confiscation et le meurtre. Les opprimés y répondaient en s'efforçant à leur tour d'appeler la ruine sur leur patrie, soit de la main des rivaux du même sang, soit de celle des étrangers. C'est ce qui avait principalement et presque uniquement déterminé les Perses à la conquête de l'Europe, puisque Démarate de Sparte, les Pisistratides d'Athènes, les Thébains, les Amiens, les Thessaliens et tant d'autres Grecs s'étaient offerts d'eux-mêmes à être les fidèles sujets du Grand [loi et s'étaient dits maltraités par des factieux faciles à réduire.

Un mensonge monstrueux rehaussé d'autres mensonges forme la trame de l'histoire grecque, qui n'est dans toute sa durée que mensonge. La population, donnée pour homogène, ne l'était pas ; c'est pourquoi elle se montrait si aisément cruelle à l'égard d'elle-même, ne se reconnaissant au fond aucun lieu que celui de la langue, témoignage infiniment moins probant en fait de communauté d'origine qu'on ne l'admet d'ordinaire. Encore cette communauté de langue n'était-elle qu'approximative, car les dialectes différaient beaucoup. Des familles doriennes, ioniennes, éoliennes, venues à différentes époques, toutes séparément et sans lien aucun qui les réunit, s'étaient établies au milieu de populations fort diverses et sans rapports connus avec les arrivants. Ceux-ci s'étaient présentés sur un point en conquérants, sur un autre en suppliants, sur un troisième en auxiliaires. Plus intelligents que les possesseurs du sol, ils avaient fini soit par les dominer, soit par se fondre avec eux ; ces possesseurs du sol, agriculteurs grossiers comme les Minyens d'Orchomène, pirates brutaux comme les Pélasges de Tempos, montraient, au temps même d'Hérodote, des mœurs sauvages et des institutions bien rapprochées de la plus complète barbarie. Tandis que l'Asie persane étincelait de luxe, de beauté, de grandeur, et commençait à souffrir de son exubérante prospérité, les Péoniens du Strymon habitaient au fond des marécages des demeures construites sur pilotis. c'était le modèle de ces buttes et de ces plates-formes découvertes récemment par les investigations modernes sur les bords des lacs de la Suisse ; elles ne révèlent, par les ustensiles qu'on y trouve, que l'état le plus grossier auquel l'homme puisse descendre. Ces étaient des Slaves, des Illyriens, des Celtes peut-être, dérivés de rares blanches inférieures, mêlés de sang jaune dans des proportions assez fortes et qui n'ont jamais rien produit. Les émigrants hellènes relevèrent un peu ces mélanges infimes. On comprend toutefois dans quelle forte proportion les aborigènes agissaient vis-à-vis des immixtions plus nobles, quand on retrouve actuellement en Grèce, et avec une grande abondance, le signe certain de leur diffusion : ce sont des outils et des tètes de flèche en obsidienne. Le tumulus élevé aux morts athéniens sur le champ de Marathon renferme beaucoup de ces armes ; j'en ai ramassé moi-meule, et j'adopte pleinement l'idée du savant M. l'inlay, que des flèches armées de cette façon ne fuirent pas employées par les Perses ni par les Athéniens dans leur rencontre célèbre, puisque l'on a trouvé et que l'on trouve encore dans les mêmes lieux un nombre considérable de tètes de tiédie et d'armes de bronze. Les pointes d'obsidienne étaient les outils de guerre et de chasse des gens dn pays, des l'opimes du dème de Marathon, aborigènes attiques, et qui n'avaient rien on fort peu de chose d'ionien.

A Sparte, on se piqua de garder le plus longtemps possible le sang dorien à l'abri des pollutions du sang indigène. A Athènes, les Ioniens, placés dans des circonstances différentes, curent envie de suivre le même système ; mais ils furent contraints de l'abandonner assez vite, de sorte que ce qui était de valeur inférieure y pénétra dans le sein des familles nobles. Sur la côte d'Asie, les colonies helléniques n'eurent pas le choix, et de bonne heure démocratisées, s'allièrent de toutes mains aux Asiatiques, et aussitôt après les guerres persiques, le mouvement, qui jusqu'alors avait porté les Grecs dans l'empire perse comme soldats mercenaires, artisans, savants, voyageurs, marchands, médecins et surtout comme esclaves, étant venu à se compliquer, un tourbillonnement eut lieu ainsi en sens contraire, et les Asiatiques vinrent s'établir en Grèce, principalement à Athènes et à Corinthe. Ils abondèrent et apportèrent avec eux leurs mœurs et leurs richesses. Les Milésiens, les Cyméens, les gens des îles de la mer Égée, sémitisés de longue main, guidaient l'action et l'accéléraient, et il arriva que dans toute la Grèce le sang hellène tendit à disparaître, et disparut bientôt par l'extinction des familles ; le substrat aborigène resta mil. Ce fut le sort de Sparte.

Ce sang hellène, d'ailleurs, il ne faut pas non plus le surfaire ni se tromper sur son mérite. Entre l'époque héroïque à laquelle les races dorienne et éolienne prétendaient se rattacher et que les Ioniens recherchaient avec plus de désir que de vérité, et l'époque historique, on observe une immense lacune que des généalogies visiblement fausses ne comblent pas. A en juger sur les types physionomiques, les Hellènes historiques tenaient à ces anciennes races, mais peut-être seulement à titre de collatéraux, et rien ne répond que des mésalliances n'eussent pas déjà alors flétri leur sang. Quelques-unes des institutions antiques de la race blanche. se montraient encore parmi eux, mais dégénérées. L'organisation féodale, ce trait essentiel de la famille ariane, avait certainement existé aux temps héroïques ; mais il est fort douteux que la plaine athénienne l'ait jamais connue, pas plus que les Spartiates ne s'en sont douté.

Quand, après les guerres médiques, le sang se mêla de plus en plus à Athènes principalement, un fait se produisit qui a fait illusion au monde. Des artistes excellents apparurent. Cet fige d'or ne régna pas longtemps, puisqu'il atteignit à peine la durée d'un siècle ; il ne fut pas non plus très-fécond, puisqu'il inventa très-peu de types et les reproduisit incessamment ; mais il atteignit au suprême de la perfection dans ce qu'il sut faire, et jamais dans le monde aucun effort n'a pu le dépasser. On dira sans doute et avec vérité l'art égyptien est plus profond et plus fort, l'art assyrien plus majestueux ; que les temples de la Grèce ont emprunté leurs éléments constitutifs, leurs peintures, leurs arabesques, leurs dispositions principales, aux édifices égyptiens et assyriens ; que l'art du moyen-âge, que celui de la renaissance, par son incroyable curiosité, sa mobilité d'aspect, sa vivacité de recherches, l'immense chaîne d'idées qu'il a parcourue et dont il n'a jamais fixé le terme, donne une conception plus haute du génie humain, et personne n'hésitera à placer Dante, Michel-Ange, Shakespeare et Gœthe, sur des trônes dont Phidias et Pindare ne touchent pas le marchepied ; mais néanmoins on ne méconnaîtra jamais, on ne pourra jamais nier que les Athéniens siècle de Périclès ont atteint dans leurs sphères les hommes les plus complets. Encore une fois, cette gloire ne vécut pas longtemps ; mais elle fut, et c'est tout pour l'honneur d'une nation. Les Grecs n'ont leurs triomphes que dans les domaines de l'imagination. C'en est assez pour faire illusion à l'univers entier et lui faire croire qu'ils avaient possédé bien davantage. Leurs historiens, leurs philosophes, excepté Aristote né dans une ville barbare, leurs politiques, ont tous été des artistes et seulement des artistes. Leur moralité privée et publique est constamment restée au-dessous du mépris. Toujours vendus, toujours prêts à se vendre, toujours payés et ne servant pas pour l'argent qu'ils recevaient, trahissant leurs bienfaiteurs avec la même sécurité de mauvaise foi qu'ils mettaient à servir leurs tyrans, même sans y être contraints, sinon par des intérêts personnels et transitoires, il est impossible d'imaginer mie nation plus vile, et elle a amplement mérité le mal qu'en ont pensé et dit les Romains. Mais, encore une fois, elle a eu un siècle de génie, elle a écrit de belles pages, et il s'est trouvé des gens pour lui tout pardonner, et, ce qui est plus extraordinaire, pour la croire. Il eût dû suffire de l'admirer comme on admire un grand acteur.

Les événements militaires arrivés en Grèce entre les Hellènes et les Perses n'avaient pas de portée véritable, et ne témoignaient pas plus du talent des chefs que des vertus martiales de l'un ou de l'autre parti. Dans la première expédition, celle de Xerxès, une tentative de débarquement suivie d'une victoire de la part des Perses constitue ce que l'on appelle la bataille de Marathon. Dans la seconde, la Grèce entière, facilement envahie, sauf le Péloponnèse, qui ne fut pas attaqué, et où les Argiens et d'autres peuples appelaient la conquête, offre un spectacle en lui-même peu flatteur pour la vertu des indigènes ; à Salamine, trois cent quatre-vingts vaisseaux occupant les passes et le fond de la haie réussirent à se défendre contre une flotte supérieure en nombre, disent les Grecs, mais qui avait déjà été, de leur propre aveu, singulièrement diminuée par la tempête et par le combat d'Artémisium. Les alliés ne furent pas forcés ; là s'arrêta leur succès. Ils n'osèrent ni débarquer ni attaquer les troupes de terre de Xerxès ; ils ne suivirent la flotte perse en retraite que jusqu'à Andros, mais de loin, et uniquement pour savoir où elle allait. Enfin à Platée, les armées se retirant des cieux parts, le hasard amena la rencontre, et la trahison décida du résultat. Il n'y a là rien de glorieux pour personne. Miltiade, espèce de condottiere, transfuge du service perse ; Thémistocle, qui entretenait des intelligences avec les envahisseurs et finit par se donner à eux ; Pausanias, acheté ce qu'on voulut le payer, ressemblent aussi peu que possible à d'honnêtes gens et encore moins à des héros.

Mais si tel est le jugement que l'on doit porter de la valeur morale et absolue des guerres médiques, la valeur relative en fut immense. Elle eut des conséquences que la cour de Perse ne pouvait prévoir. Après la mort de Xerxès, les faits prouvent que le gouvernement de Suse revint à l'opinion d'Artaban, et considéra désormais la conquête de l'Europe comme une folie. Mais en renonçant pour toujours, on continua à regarder les petites nations grecques, du même œil que les Anglais jugent les principautés limitrophes de l'Inde ; on les traita comme des annexes plus ou moins directes, plus ou moins maniables de la politique de l'empire, dans tous les cas comme des subalternes peu dangereux. On se garda d'entrer dans leurs querelles au point d'y prendre part, mais ou y porta cet intérêt qu'on ne pouvait guère refuser aux importunités constantes de voisins turbulents avec lesquels les provinces maritimes de l'empire se trouvaient en rapports étroits, les unes de parenté, les autres de civilisation, toutes d'intérêts commerciaux qui devinrent de plus en plus étendus. Les affaires grecques constituèrent une des affaires de l'empire, comme les affaires scythiques, les affaires indiennes, les affaires arabes et les affaires africaines. Mais personne ne prévoyait, au temps d'Artaxerxès, à quel avenir on marchait. Les guerres médiques n'avaient pas ému ; leur principal résultat fut d'enrichir les Athéniens.

Au point de vue des acquisitions territoriales, les alliés ne gagnèrent presque rien ; la nature très-modeste de leurs succès ne pouvait rien leur produire en ce genre. Samos, Chios, Lesbos et les autres des révoltées contre les Perses entrèrent dans la confédération hellène, qui n'essaya pas, malgré la surprise de Mycale, d'y joindre les villes de terre ferme, tant on était certain de ne pouvoir conserver un si gros butin. Abydos fut pris, Sestos assiégé. Mais cette place était défendue par un certain Artayktès, fils d'Artembarès, seigneur de la Persifle, aidé d'un autre chef nommé Œbase. Ces chefs n'avaient avec eux que peu d'Iraniens, des Éoliens indigènes et des alliés grecs. Ils se défendirent pourtant avec vigueur, et, réduits aux dernières extrémités de la famine, ils mangèrent jusqu'aux courroies de leurs lits. Enfin n'ayant plus rien, ils s'esquivèrent pendant la nuit. On les poursuivit. Œbase tomba entre les mains des Thraces Apsinthiens qui le sacrifièrent à leur dieu Plistore. Ses compagnons furent massacrés. Artayktès, placé à l'arrière-garde, fut atteint au delà d'Ægos-Potamos, et, après une longue défense, fait prisonnier avec ce qui lui restait d'hommes. On ramena les captifs enchaînés à Sestos ; Artayktès fut mis en croix à l'endroit du rivage où Xerxès avait fait construire le pont, et son fils fut lapidé. Comme il fallait colorer un peu cette façon de faire la guerre dont les Perses n'avaient jamais donné l'exemple, on raconta qu'Artayktès ayant vu un de ses gardes qui faisait cuire des poissons salés, les poissons sautèrent et palpitèrent comme s'ils eussent été vivants. Il déclara que c'était le présage de sa mort, et que Protésilas d'Éléonte, dont il avait pris l'argent, lui annonçait qu'il allait être vengé : or Protésilas étant un héros topique honoré d'une chapelle, c'était bien le moins que les Athéniens missent en croix son offenseur. Les Grecs ont été les premiers peuples du monde pour payer les gens de raisons de cette force.

En somme, le succès des armes helléniques s'arrêta à quelques îles grecques, à quelques cités d'Europe rattachées à la confédération. Mais on pilla beaucoup. Les Perses étaient trop riches pour que l'imagination nécessiteuse des Athéniens n'ait pas exagéré ce que ces dominateurs laissaient traîner. D'autre part, la moindre prise était d'un admirable secours et d'une extrême valeur pour tous ces gens. Dans l'enthousiasme qui les transportait d'avoir échappé aux Perses et bien plus encore aux Pisistratides, ils se persuadaient que ce n'avait été que par les plus grandes actions, et aussitôt libres de leurs craintes exagérées, ils portèrent toute leur pensée sur la résolution de s'agrandir non pas aux dépens de l'ennemi national, mais aux dépens de leurs compatriotes et de leurs alliés. Il faut avouer que ceux-ci, les Lacédémoniens surtout, étaient dans le même ordre d'idées. Ils cherchèrent d'abord à empêcher les Athéniens de rebâtir leur ville et de la fortifier. Ils n'y réussirent pas ; les compétitions ardentes commencèrent, les trahisons, les menées perfides s'entremêlèrent. Athènes, tout en se relevant belle, brillante et même somptueuse, réussit à enlever à ses rivaux la présidence de l'Hellade, et s'empressa d'employer à ses besoins tout ce que, sous prétexte de contributions de guerre, elle put, de gré ou de force, arracher à ses alliés. Désormais maitresse des mines d'argent du Laurium, enlevées aux Éginètes, elle y trouva de nouveaux moyens d'attirer chez elle des artistes et de les payer ; c'est ainsi qu'elle lit orner ses rues de temples et de statues, enceindre son Acropole d'une muraille de marbre, et rattacher par des remparts magnifiques le Pirée, Munychie et Phalère ; elle entretint une flotte nombreuse et bien équipée, instrument principal de ses rapines, et en même temps habitua ses citoyens à la joie de toucher à différents titres des gratifications fréquentes, sans lesquelles l'existence oisive, débraillée et suffisamment dépravée qui fut l'idéal de ce peuple spirituel, n'aurait pu durer un seul jour. Il ne faut pas oublier que la terreur d'une nouvelle invasion persane, le besoin de préparer des agressions contre les Perses, la découverte de menées philomédiques étaient sans cesse le prétexte de tout cc que les cités grecques se permettaient entre elles au détriment de leurs co-États.

En face des succès obtenus par les Athéniens, il fallait que les Spartiates essayassent quelque chose. Ils allèrent attaquer la petite place de Byzance, et la prirent. Elle était sans secours, et comme Abydos et Sestos appartenaient aux Athéniens, les Spartiates tenaient à se rendre maitres de cette ville de Byzance. Il parait cependant, d'après Thucydide, que ce fut avec peine qu'ils y parvinrent. Ils allèrent ensuite avec leurs alliés à File de Chypre, et en ravagèrent les côtes. Plusieurs cités helléniques de cette île, qui n'avait jamais été bien sérieusement annexée à l'empire iranien, se déclarèrent pour le moment indépendantes.

Pausanias commandait dans les deux expéditions de Byzance et de Chypre. On prétend que ce fut pendant son séjour dans la première de ces villes qu'il commença la série de manœuvres dont le terme fut sa trahison formelle. Il écrivit de là à un exilé érétrien, Gongylos, entré au service persan, et gouvernant pour le Roi un district mysien ; Pausanias le fit inviter à se rendre auprès de lui. Quand il fut arrivé, le roi spartiate lui remit le commandement de la place et la garde de ses prisonniers Quelques jours après ces derniers s'échappèrent, et allèrent porter au Grand Roi une lettre dans laquelle Pausanias exprimait le désir de réduire Sparte et la Grèce sons l'obéissance du monarque. Il ne demandait pour récompense que la main d'une des filles de l'Achéménide ; mais la conséquence nécessaire d'une telle union eût été son élévation à la dignité de gouverneur général du pays conquis par ses soins, ce qui avait déjà tenté Mardonius. Ici Pausanias voulait continuer Démarate et les Pisistratides, mais sur une plus grande échelle.

Le gouverneur de Suse fit partir Artabaze,     celui-là même qui avait abandonné Mardonius sur le champ de bataille de Platée, pour s'entendre avec le Lacédémonien. On donna à cet envoyé le titre de satrape de Daskylion, porté jusqu'alors par Mégabate, afin de fournir un prétexte à sa présence dans l'Asie Mineure, et on le chargea d'assurer Pausanias que ses propositions étaient acceptées et qu'il était avoué de tous. On ne voit pas néanmoins qu'on lui ait répondu positivement au sujet de la demande de mariage, prétention un peu haute. Il était Héraclide sans doute, mais une telle qualité ne pouvait guère éblouir le Grand Roi.

Se voyant ainsi excité, le traître perdit la tête. Les instincts sensuels de son tempérament grec et sa vanité étouffèrent en lui toute prudence. Cet homme, qu'on avait porté aux nues comme vainqueur de Platée, prit le costume perse ; il s'entoura de gardes mèdes et égyptiens, imita la vie fastueuse des chefs asiatiques autant que le pouvait un soudard de son espèce, et s'amusa à enlever dans les lieux où il passait les jeunes filles de condition libre. Ses écarts, ses emportements, ses grossièretés, devinrent tels qu'on le mit en accusation. Il fut acquitté., mais remplacé. Il semblerait que les Spartiates n'avaient pas les moyens d'arrêter les extravagances de. leurs chefs, car dans ce même temps le collègue de Pausanias en royauté, Léotychides, se vendait publiquement aux Aleuades de Thessalie, serviteurs dévoués des Perses. Pausanias, avec l'expérience de l'impunité, continua ses entreprises. Revenu à Byzance soi-disant à titre de volontaire, il s'entendit de plus près avec Artabaze. Les Grecs dominaient si peu ces contrées et leur situation y restait si précaire, que les places d'Éion sur le Strymon, de Doriskos en Thrace, et plusieurs autres, se maintenaient sous la sujétion des Perses, ce qui facilitait les affaires de Pausanias ; malheureusement il porta ombrage aux Athéniens, et ceux-ci le chassèrent violemment de Byzance, d'où il se retira à Colone en Troade pour continuer ses trames, qui devinrent si nombreuses que les Lacédémoniens, mal Gré leur désir de fermer les yeux, furent contraints de le rappeler. A Sparte, il mit tout en désordre ; revenu avec les mains pleines, il acheta tout le monde, et ne fut pas même accusé. Sa correspondance avec Artabaze continua. Se voyant l'arbitre universel, il imagina de pousser les ilotes à la révolte et de les armer contre la caste régnante. On le sut ; trais on n'osait se plaindre, et il est impossible de prévoir ce qui serait arrivé, si un esclave thrace, qui lui était dévoué et qu'il venait de charger d'une lettre pour Artabaze, n'avait fait la réflexion que jamais aucun des messagers envoyés par son maitre à cette destination n'avait reparu. Sur ce soupçon, il eut la curiosité de savoir ce que contenaient les mystérieuses missives. Il les ouvrit, et y trouvant au début une invitation de le mettre à mort pour s'assurer de sa discrétion, il porta cette lettre aux éphores, et on y lut le plan de la conspiration contre Sparte au moyen des ilotes.

Les éphores hésitaient pourtant. Il fallut que Pausanias se dénonçât lui-même en tombant dans un piège qui lui fut tendu ; il parla, s'accusa, et enleva tout prétexte à ses partisans secrets. Cependant on lui laissa apercevoir qu'il allait être arrêté. Il s'enfuit dans le sanctuaire de Neptune, au cap Ténare. Là, séparé de ses complices, entouré d'adversaires qui étaient ses amis, mais qui ne voyaient plus de sécurité à le paraître, on mura la porte du temple, dans, lequel il resta sans nourriture. Il allait expirer, quand on pensa que c'était souiller l'asile ; on le retira alors, et il mourut en plein air. Cet homme, perfide de tant de manières, aurait dû inspirer mie horreur profonde à ses compatriotes, si le sentiment de l'amour du pays chez les peuples grecs eût été aussi vrai qu'on nous l'assure. Ceux-ci en étaient si peu pénétrés que Pausanias passa pour une victime. Au lien de jeter son corps à la voirie, ce que voulait la loi, on l'avait enterré à peu de distance du temple. L'oracle de Delphes décida que c'était une injustice, et on l'exhuma pour le mettre au lien même où il était mort. Cette réparation ne fut pas encore jugée suffisante. Le dieu tutélaire des suppliants, Hikésios, était irrité et réclamait deux victimes humaines ; on le força de se contenter de deux statues de bronze ; l'opinion publique s'émut, et Thucydide assure que les amis de Pausanias voulaient qu'on offrit les deux victimes.

En réalité, ce que l'on appelait le parti médique, c'est-à-dire celui des hommes qui souhaitaient la réunion des petites cités grecques au grand empire iranien, était devenu peut-être plus fort après la guerre qu'il ne l'avait été auparavant. La raison en est que ce n'étaient plus des meneurs odieux aux factions dominantes, tels que les Pisistratides et Démarate, qui conduisaient les affaires de ce parti, mais bien ceux-là même auxquels on devait d'être débarrassé de ces fantômes. La grande différence entre les deux époques, c'était que l'annexion de la Crève, toujours considérée par les politiques sagaces de Suse comme constituant une extension à tout le moins inutile et peut-être dangereuse pour l'empire, était désormais envisagée sous le même jour par tout le monde asiatique, et fine si l'on consentait à ce que les Grecs s'épuisassent dans leurs intrigues, on n'était plus disposé désormais à y prendre une part active.

C'est là ce qu'aucun Hellène ne put jamais s'imaginer. Les plus intelligents partirent toujours de cette idée que la conquête de leur pays était le suprême désir d'un État qui, d'un côté, touchait à l'Afrique, et de l'autre au monde inconnu de l'Inde et du Nord. On voulut croire que posséder l'Hellade était l'unique préoccupation d'un pareil géant. La vanité Grecque ne s'éclaira jamais sur ce point.

En même temps que Pausanias arrangeait ses trames, Thémistocle continuait les siennes et les étendait. Commandant la flotte athénienne dans les îles alliées, il y avait exploité sans scrupule un métier consistant à expulser et à ruiner, sous l'accusation de médisme, tels ou tels citoyens qui refusaient de se racheter à prix d'argent. Il recevait aussi très-bien de riches cadeaux de tout homme qui voulait, à la faveur du même prétexte, en faire exiler un autre. Le poète Timokréon d'Ialysos, dans l'île de Rhodes, avait été victime d'un présent de trois talents offert par ses ennemis à l'amiral athénien, et il en fut d'autant plus irrité que celui-ci était son ami et son hôte. Il le dénonça, et les adversaires de Thémistocle à Athènes firent valoir la cause Ils rappelèrent que, pendant la campagne même de Salamine, Thémistocle avait trouvé des occasions de rendre service à Xerxès. On découvrit ou on soupçonna qu'il avait pris part aux combinaisons de Pausanias ; traduit en justice, il fut acquitté ; mais l'ostracisme l'atteignit et le chassa de la ville. Il s'en alla à Argos en emportant des richesses considérables provenant de ses vols et de ses trafics avec le Grand Roi. La découverte des papiers de Pausanias le compromit plus encore, et il se trouva tellement en danger que, peu rassuré dans sa retraite, où pourtant l'opinion médique dominait, il s'enfuit à Corcyre ; de là chez Admète, roi des Molosses ; puis chez les Macédoniens, non moins dévoués aux Perses que les Argiens, et enfin à Pydna, sur le golfe Thermaïque, d'où il gagna Éphèse.

Son procès, qui eut lieu à Athènes, le déclara traître, et ce qu'on put saisir de ses biens fut confisqué. Cependant il parait avoir sauvé une fortune de quatre-vingts à cent talents. Sa vie politique avait commencé avec trois.

Une fois sur le sol persan, l'homme de Salamine, se trouvant en pays civilisé, chemina paisiblement. Il voyagea sous son nom ; se présentant partout comme un transfuge, il fut bien accueilli, quoiqu'il faille beaucoup douter de ces fanfaronnades grecques suivant lesquelles Artaxerxès aurait éprouvé une joie folle en apprenant l'arrivée d'un aussi grand homme que l'Athénien Thémistocle ; les Grecs se vantent même de ce qui se tairait ailleurs. Ce Thémistocle se posa comme un personnage de première importance ; il publia les immenses services qu'il avait rendus, et s'offrit à en rendre encore davantage, pourvu qu'on entrât dans ses vues. Il s'empressa d'apprendre le perse pour pouvoir conférer directement avec le Grand Roi et ses ministres, et prenant les allures de ces nombreux solliciteurs grecs qui se succédaient en foule à la suite de la cour depuis le temps de Cyrus, il se fit Asiatique et courtisan de la tête aux pieds. Il proposait un nouveau plan pour l'asservissement de la Grèce.

Évidemment on ne l'écouta pas. Mais on fut débonnaire, et, au rebours des Grecs assassins des garnisons persanes, on le laissa épouser une fille du pays ; on lui assigna même les revenus de trois villes : Myonte, Lampsaque et Magnésie. Il vécut ainsi dans une fortune opulente, parlant beaucoup, faisant des plans, se vantant sans mesure, tenu dans l'inaction, et il mourut de maladie a soixante-cinq ans, au milieu de sa famille syrienne, car un Iranien de sang noble n'eût jamais donné sa fille à un tel aventurier.

Cependant les Athéniens, pour colorer leur système d'extorsions dans les îles, avaient besoin de faire au moins quelques démonstrations contre les points les plus faibles de la frontière persane. Ils n'étaient pas encore si assurés dans leur prépondérance qu'ils osassent réclamer l'argent de la confédération pour n'enrichir que leur paresse. Cimon se mit donc en mer et alla attaquer la petite place sur le continent d'Europe, assez loin des pays perses, puisque le Strymon en baignait les murs. Ce poste avancé fut défendu avec énergie par le gouverneur Bogès. Quand toute résistance fut reconnue impossible, ce brave officier se brida vivant avec ses femmes, ses enfants et son bien. Après ce coup de main, Cimon se retira, et ne tenta pins rien contre les possessions de l'empire jusqu'à la bataille de l'Eurymédon, livrée sur la côte de Carie. Avec trois cents trirèmes, il se jeta sur une division composée de deux cents vaisseaux, phéniciens pour la plupart, commandés par Tithraustès et par Phérendates, parents du roi. Ce fut la première action de guerre véritablement bien conduite et réellement méritante que les Grecs aient essayée contre les Perses. Ceux-ci furent enfoncés et jetés fi la côte, et Cimon poussant ce premier succès, mit il terre ses hampes de débarquement, et attaqua les ennemis rangés sur le rivage. Ceux-ci firent plus de résistance que les marins de Phénicie. Pourtant ils furent battus, et l'amiral athénien leur arracha les débris de la flotte royale. Ce qui est surtout à admirer en cette circonstance, c'est que, contrairement à l'usage du temps et un peu de tous les temps, l'Athénien, vainqueur dans deux combats successifs, ne s'arrêta pas, ne se reposa pas. Il fit voile immédiatement pour aller chercher une autre division phénicienne de quatre-vingts voiles qui n'avait pas pris part à la bataille et qui manœuvrait dans le voisinage. Il l'atteignit et la détruisit. Ces beaux triomphes élevèrent très-haut la gloire des armes athéniennes parmi les alliés ; à la vérité, ils ne produisirent rien d'effectif, n'ayant pas réellement entamé, encore moins ébranlé la puissance des Perses ; mais ils servirent à donner à la ville de Minerve augmentation de crédit, augmentation d'autorité, et finalement augmentation de revenus aux dépens de la confédération, dont les membres, comme toujours fort peu unis, cherchaient plutôt à s'entre-nuire qu'à faire du mal aux Perses. Athènes soumit ces associés récalcitrants à un joug de fer, et, pour être moins contrôlée, elle expulsa Lacédémone de la ligue et lui suscita partout des haines.

Les choses en étaient là quand l'empire perse fut inquiété par un fait bien autrement grave que tous les mouvements intérieurs et même les égratignures imposées à son flanc par l'Hellade. Ce fut la révolte de l'Égypte, dont j'ai déjà- parlé, et à laquelle je reviens après une digression un peu longue sans doute, mais nécessaire pour bien faire comprendre dans quelles conditions générales ce Mouvement se produisait.

Les Égyptiens avaient pris les armes sous la direction d'un certain Inaros, dont le non, d'apparence sémitique, parait indiquer un aventurier syrien ou arabe. Ils avaient demandé secours aux Athéniens, et ceux-ci, qui depuis la bataille de l'Eurymédon tenaient librement la mer, virent dans cette sollicitation une occasion merveilleuse de pillage et d'accroissement d'influence. Ils envoyèrent donc une flotte ; les navires remontèrent le Nil jusqu'à Memphis, et se mirent en devoir d'appuyer la révolte.

Peu s'en fallut que les Lacédémoniens ne leur fissent sentir l'inconvénient de pousser des opérations si loin de leur base ; ils entrèrent en relations avec des Perses, et travaillèrent à établir une action commune contre Athènes. Mégabaze vint même à Sparte pour cette affaire. Mais des embarras ayant surgi dans le Péloponnèse même, rien ne fut conclu.

Les premiers temps de la révolte se passèrent heureusement pour ses auteurs et pour ses fauteurs. La garnison royale, chassée de la ville de Memphis, s'était enfermée dans la citadelle, quartier fortifié appelé le Château-Blanc. Ce premier moment de surprise passé, les rebelles ne réussirent pas à pousser plus loin leurs avantages, et une armée considérable étant venue des autres provinces, sous le commandement de Mégabyze, fils de Zopyre, les Égyptiens et les Athéniens mêlés furent rejetés hors de Memphis et bloqués dans un îlot du Nil, le Prosopitis. Ils restèrent là dix-h-à mois, très-désireux de s'échapper. An bout de ce temps, Mégabyze détourna un bras du fleuve et donna l'assaut. Tous les rebelles fuirent tués, sauf quelques Athéniens assez heureux pour s'échapper et pour gagner Cyrène. Inaros fut crucifié. Cinquante trirèmes d'Athènes, accourues pour donner du renfort, s'engagèrent mal à propos dans hi bouche mendésienne du Nil, et furent enlevées. L'Égypte demeura soumise, et il ne resta de la tentative d'insurrection que quelques bandes de brigands errants qui, sous un ou plusieurs chefs, assumant le titre de Prince du désert, Émir-Tay, A-yrtée, réussirent pendant quelque temps à se soustraire aux poursuites en se cachant dans des marais inaccessibles.

Ctésias ne raconte pas tout il fait les choses comme Hérodote. Il assure qu'Inaros se saliva à Byblos et qu'une partie des Grecs, sous le commandement de Charitimidès, réussit à l'y rejoindre. Diodore prétend que les Athéniens capitulèrent à des conditions favorables et que les généraux perses se montrèrent faciles à leur égard. Thucydide veut que nul d'entre eux, pour ainsi dire, n'ait échappé. Quoi qu'il en soit de tontes ces versions, l'Égypte fut domptée. Je reprends ici le récit de Ctésias, qui me semble faire assez d'honneur au sentiment moral des Perses.

Après l'apaisement de la sédition, Sarsamas, nommé satrape de l'Égypte, s'empressa de poser le siège devant Byblos, et obtint la place par capitulation. Il y trouva six mille Grecs, et les emmena à Suse avec Inaros. Artaxerxès, extrêmement irrité de l'assassinat de son neveu Achéménidès, un des premiers exploits de l'insurrection, voulait mettre à mort tons ces captifs. Cependant la capitulation de Byblos leur assurait la vie sauve ; malgré sa colère, le roi résolut de ne pas la violer, malgré les instances d'Amytis, mère du jeune prince assassiné. Elle ne renonça pas à sa vengeance, et à force d'obsessions et en faisant mouvoir tous les ressorts de son crédit, elle parvint, au bout de cinq ans, à obtenir une sorte de satisfaction. On lui abandonna Inaros et cinquante prisonniers grecs. Le reste avait été renvoyé dans l'intervalle.

Cependant Mégabyze, pensant qu'on s'était joué de sa parole, témoigna la plus violente indignation. Il demanda à quitter la cour, et se retira dans son gouvernement de Syrie, où il retrouva beaucoup de ces Hellènes que la colère d'Amytis n'avait pu atteindre. Soit qu'il eût cherché une occasion de se mettre en révolte, soit qu'il ait été excité à une pareille démarche par les instigations, les insinuations, les conseils de ses protégés, car il faut se souvenir que le sang iranien était chaud et vif, il s'insurgea, et il fallut envoyer contre lui un certain Ousiris, probablement Égyptien, enchanté d'une pareille occasion de combattre le vainqueur de son pays. La victoire se décida cependant pour Mégabyze, admirablement secondé par ses deux fils, Zopyre et Artyphius. Ousiris, blessé par Mégabyze lui-même d'un coup de javeline à la cuisse et d'un autre à l'épaule, tomba de cheval et resta prisonnier. On le traita bien, et Artaxerxès l'ayant réclamé, on à lui rendit.

Une nouvelle armée marcha contre le prince rebelle. Ménostanès, fils d'Artarius, satrape de Babylone, frère du roi, la commandait. Elle fut battue comme la première, et Ménostanès blessé par Mégabyze comme l'avait été Ousiris. La guerre cependant n'avait d'autre but que d'obtenir des avantages personnels. Il ne s'agissait pas de nuire à l'empire.

Des négociations furent entamées par Artarius. Mégabyse se montra disposé à traiter, il la condition qu'on n'exigerait pas de lui de quitter son gouvernement. Ces propositions furent soutenues avec beaucoup de partialité par Amestris-Homaï, favorable à son gendre ; et par l'eunuque paphlagonien Artoxarès, affidé de la reine mère. Vaincu par de telles influences, Artaxerxès s'adoucit enfin, et traita avec Mégabyze sans le contraindre à se rendre. Les négociateurs étaient Amytis, femme de Mégabyze, Artarius, l'eunuque paphlagonien, Pétisas, fils d'Ousiris, père de Spitannas ; en un mot des personnes favorablement disposées pour l'insurgé. Elles le convainquirent de la nécessité d'un raccommodement, et après lui avoir donné des garanties pour sa sûreté, elles l'emmenèrent avec elles il Suse, où il reçut immédiatement son pardon.

Mais, comme je l'ai déjà observé, Mégabyze avait l'humeur prompte et audacieuse d'un seigneur iranien de la vieille roche. Peu après son rétablissement auprès du roi et étant à la chasse avec lui, un lion se précipita sur le souverain. Mégabyze frappa l'animal de son épieu et le tua sur le coup. Artaxerxès, extrêmement offensé que quelqu'un se fut permis de toucher à sa proie, fit arrêter Mégabyze et ordonna de lui abattre la tête. Amestris, sa fille Amytis, leurs partisans, intervinrent de nouveau, et après des efforts soutenus, la peine de mort fut commuée en exil. Mégabyze alla à Cyrta, sur la mer Rouge, et comme le roi voulait en même temps effrayer son parti, l'eunuque Artoxarès reçut l'ordre de se retirer en Arménie.

Au bout de cinq ans, Mégabyze, trouvant son séjour intolérable au milieu des sables et d'une chaleur toujours dévorante, joua le tout pour le tout, et s'étant déguisé en pisag, c'est-à-dire en lépreux, arriva tout à coup chez sa femme. Amestris prévenue recommença ses démarches auprès du roi, qui se laissa toucher encore, et reçut de nouveau Mégabyze dans sa plus intime familiarité. Ce personnage si remuant mourut quelque temps après, à plus de soixante-seize ans, et sa perte affligea beaucoup son souverain. Telles étaient les occupations, les efforts et les soucis de la cour de Suse.

Les Athéniens ne pouvaient se persuader qu'il n'y eût rien d'utile à essayer pour eux du côté de l'Égypte, parce que l'intérêt de Périclès réclamait l'éloignement de Cimon. Le dictateur ne se souciait pas de l'avoir pour opposant dans sa politique intérieure. On l'envoya donc avec deux cents navires appuyer le rebelle, encore caché dans les marais du Delta, et qui prétendait représenter un gouvernement égyptien. Cimon, arrêté à Chypre, voulut attaquer la ville de Kition. Mais il mourut subitement devant les murs, et l'entreprise s'arrêta dans le plus grand désordre. Anaxicratès, chargé du commandement, leva le siège ; il alla chercher des vaisseaux phéniciens et ciliciens à Salamine de Chypre, les battit, puis ramena l'expédition au Pirée.

A dater de ce moment, aucune entreprise ne fut plus tentée par Athènes et ses alliés contre le territoire de l'empire. On a vu que parmi les confédérés grecs il ne fallait pas compter Lacédémone, déjà presque alliée à la puissance persane. Or, depuis la bataille de Platée, qu'avaient fait les Grecs ? Quels succès effectifs avaient-ils obtenus ? Ils avaient enlevé un petit nombre de postes avancés abandonnés dans la Thrace. Ces postes étaient inutiles aux Perses du moment que le plan de conquérir l'Europe n'existait plus à Suse. Les îles de l'Archipel s'étaient révoltées contre les satrapes ; mais ces îles, naguère empressées de se rendre d'elles-mêmes à l'autorité persane, n'avaient jamais eu de valeur pour cette autorité qu'au point de vue du projet abandonné. On y avait envoyé quelquefois et momentanément des gouverneurs militaires ; elles ne faisaient partie d'aucune satrapie, et ne valant pas la peine d'être conservées, elles ne valaient pas non plus celle d'être reprises. Chypre, à certains égards, faisait exception. D'abord c'était un territoire réellement vaste et important ; ensuite la population en était en grande partie sémitique ; la situation de l'île la rattachait assez étroitement à la Phénicie et à l'Égypte, et au cas où des ennemis y eussent dominé, il pouvait en résulter des inconvénients. Les Athéniens s'étaient attachés dans les premiers moments à insurger quelques-unes des cités grecques de l'île, et y avaient réussi ; mais ce fut un succès médiocre et qu'on abandonna bientôt. Chypre rentra donc tout entière sous le pouvoir du Grand Roi. De sorte que, à tout Dieu considérer, la situation générale en Occident était plus favorable pour les Perses qu'avant la Guerre : mieux éclairés, ils avaient renoncé pour toujours à des conquêtes folles. Les Macédoniens, les Thessaliens, les Thébains, les Argiens, leur restaient dévoilés. Les Lacédémoniens ne demandaient qu'il entrer dans leur alliance. Athènes renonçait à Chypre. Il n'était pas une ville grecque qui ne contint un parti médique. On prétend meule qu'alors il y eut un traité conclu entre le Grand Roi et Athènes. Thucydide n'en dit rien, et le fait n'est avancé que par des orateurs du siècle suivant, qui en font un thème à vanteries. Hérodote parle, à la vérité, de l'envoi de Callias à Suse par la république d'Athènes, mais il ne sait rien d'un contrat qui aurait été si important et qui fut plus tard, quand on l'eut inventé, considéré comme si flatteur pour de la ville de -Minerve.

On ne saurait donc affirmer que l'assertion dont je parle ait été fondée ; seulement les Athéniens, comprenant la parfaite inutilité de leurs efforts coutre un Titan que leurs piqures n'affectaient pas, ne sachant où l'entamer, ne trouvant partout dans l'Hellade que des hommes ardents à se vendre aux Perses, en comptant parmi eux du même genre en aussi grand nombre au moins qu'ailleurs, ayant réussi, par la fiction d'une prétendue guerre médique, à opprimer leurs alliés, se crurent désormais assez forts pour n'avoir plus besoin de masque dans la tyrannie éhontée qu'ils exerçaient sur ceux-ci. Les Athéniens ne s'occupèrent plus des Perses, en suppliant tous leurs dieux que les Perses voulussent bien leur rendre la pareille. Mais cela ne pouvait être, et si l'Asie ne chercha pas, pendant la période hellénique, à attirer la Grèce dans ses limites, elle ne put cesser d'imposer à ce petit pays l'action magnétique de ses mœurs, de son luxe, de ses connaissances, qui, au moyen du mélange des races, devait irrésistiblement le lui gagner un jour.

Du reste, on ne saurait trop insister, trop revenir sur ce point, car c'est là le nœud des relations de la Perse avec l'Hellade. Tout ce qui était grec, sans exception aucune, continua, comme avant les guerres, à assiéger la cour de Suse de demandes d'intervention dans les affaires des cités, et promit toujours, comme prix certain d'une intercession facile, l'ancienne suprématie offerte à Darius. Cette façon d'agir ne changea jamais, et le dédain systématique de ceux qu'on invoquait, et qui, connaissant mieux leur intérêt véritable et le caractère des suppliants, se bornèrent à entretenir le trouble, ne parvint pas à décourager les solliciteurs. Les Lacédémoniens auraient attaqué Athènes d'accord avec les Perses si la guerre d'Ithome n'avait absorbé leurs ressources. Un peu plus tard, ils reprirent et étendirent cette idée, et ils envoyèrent Anériste et deux autres d'entre eux auprès du Grand Roi pour obtenir de l'argent et des troupes, affirmant qu'avec ce secours ils rendraient à la Perse son ancienne autorité sur les îles de la mer Égée. Un Tégéate, un Argien et un Corinthien accompagnaient, les ambassadeurs spartiates. Par accident, tous furent pris en route par les Athéniens, qui les massacrèrent sous prétexte de représailles[1].

Un envoyé perse, Artaphernes, porteur de lettres pour Sparte, tomba de même au pouvoir des Athéniens à Eion, sur le Strymon. Ses dépêches, lues publiquement, disaient qu'Artaxerxès ne comprenait rien à ce que les Lacédémoniens lui mandaient ni à ce qu'ils désiraient, attendu que de tous leurs envoyés, assez fréquents, à ce qu'il parait, il n'y en avait pas deux qui tinssent le même langage ni qui sollicitassent la même chose. On les priait de s'expliquer.

Les Athéniens trouvèrent l'occasion bonne pour nouer à leur tour quelques relations avec le gouvernement perse. Ils ramenèrent très-humainement Artaphernes à Éphèse dans une de leurs trirèmes, et le firent accompagner d'ambassadeurs chargés de plusieurs propositions. Cc projet n'eut pas de suite pour le moment, parce qu'en arrivant à Suse, les envoyés apprirent qu'Artaxerxès venait de mourir, et, dans les embarras d'un changement de règne, personne n'avait le temps de les écouter.

Les derniers moments de la vie et du gouvernement d'Artaxerxès ne fournissent à Ctésias que des intrigues de cour. Amytis, après avoir perdu son mari Mégabyze, mena une vie assez désordonnée, comme d'ailleurs sa mère Amestris lui en donnait l'exemple. En Orient, les clôtures du harem, loin de rien empêcher, servent quelquefois beaucoup aux intrigues de ce genre. Amytis eut une aventure avec Apollonides de Cos, empirique qui prétendait par ses seuls empressements la guérir d'une maladie de langueur. Se voyant trompée et sur le point de mourir, elle demanda vengeance à sa mère, et celle-ci, fort experte en pareille matière, lit torturer le misérable pendant deux mois, et on l'enterra vif au moment où Amytis rendit le dernier soupir. Cette princesse laissait de Mégabyze un fils aussi turbulent que son père et qui portait le nom fameux de son aient Zopyre, le conquérant de Babylone. Il se révolta contre le roi et se sauva à Athènes. Là on lui donna des troupes, et il se présenta devant la ville de Caune, dont les habitants, pleins de respect pour le sang dont il était issu et ne voyant en lui que le prince perse, consentirent à le recevoir, mais à la condition que ses alliés athéniens n'entreraient pas dans la ville. Zopyre rejeta ces conditions, et tandis qu'il cherchait à surprendre la place, il fut tué par un Caunien grec nommé Alcides, qui lui cassa la tête avec une pierre. A cette nouvelle, Amestris, grand'mère du jeune prince, insensible à la fidélité des Cauniens, fit crucifier Alcides. Elle était alors fort âgée et mourut peu après, suivie à quelque temps d'intervalle par Artaxerxès lui-même. Suivant Ctésias, ce prince avait régné quarante-deux ans.

Avant de passer à son successeur, il me reste à parler d'un incident arrivé dans la vingtième année, c'est-à-dire vers la moitié de ce règne à peu près, et qui n'eut alors dans la vie de l'empire aucune importance, moins sans doute que les petits mouvements des États grecs ; cependant, plus tard, cette affaire, minime d'apparence, devait exercer une grande action sur l'histoire religieuse du monde. Je veux parler des entreprises conduites successivement par Ezra et Néhémie, deux officiers juifs de la maison royale, pour améliorer le sort de leurs compatriotes de Judée et surtout pour relever le prestige du culte mosaïque.

On se rappelle qu'au temps de Cyrus les communautés juives de l'empire avaient mis d'immenses espérances dans l'avènement du gouvernement iranien, qui de leurs vainqueurs araméens faisait des vaincus tels qu'ils étaient eux-mêmes. Cyrus n'avait été rien moins que le Christ ; il s'était montré favorable aux désirs de sectaires qui l'accueillaient si bien. Des difficultés d'exécution empêchaient le succès d'une restauration ; l'œuvre d'ailleurs était probablement mal conduite par des intéressés qui voulaient un temple et une ville de Jérusalem, mais qui, pour la plupart aussi, et surtout les plus riches, les plus intelligents, les plus éminents, n'avaient aucun désir réel de retourner de leurs personnes habiter la terre promise, et préféraient continuer à vivre dans ces grands centres de civilisation qu'ils méprisaient si fort en théorie. De sorte que la bonne volonté de Cyrus avait porté peu de fruits. Quelques émigrants assez misérables étaient retournés dans les environs et sur l'emplacement de la ville sainte ; rien d'essentiel n'avait été fait ; les Juifs passaient leur temps en procès et en revendications contre les colons araméens, contre les autorités iraniennes, contre tout ce qui n'avait aucun motif de les favoriser et de  comprendre que, pour avoir été les anciens possesseurs du sol, il était nécessaire de les laisser troubler des rapports établis depuis très-longtemps déjà.

Néanmoins, comme le trésor royal de Suse leur avait rendu les vases sacrés enlevés jadis par les Assyriens et qu'ils s'étaient engagés à rétablir le temple, ils avaient entrepris avec Zorobabel d'en poser les fondements. L'ouvrage en était là. Le relâchement avait bientôt suivi ce faible commencement d'action. On avait bientôt négligé les cérémonies saintes ; on s'était marié avec des filles du pays, et Israël, à demi restauré, s'abimait sur lui-même, quand une société de dévots bien en cour s'avisa, sous Artaxerxès, de reprendre lus anciens projets. Elle eût à lutter contre des efforts en sens contraire ; cependant elle l'emporta, et Réhum, secrétaire des commandements de la maison royale, et Semsaï, scribe du roi, avant obtenu des lettres patentes leur donnant tout pouvoir, se transportèrent sur les lieux et reprirent les travaux interrompus. Ezra, un des docteurs les plus accrédités de ce temps-là, devint le chef effectif de l'entreprise, comme il en était sans doute l'instigateur. Il trouva arec raison que les premiers émigrants n'étaient 'nus assez nombreux et peut-être aussi qu'ils n'étaient pas assez zélés, et il recruta une nouvelle bande de fidèles. Il releva le temple ; mais sa tâche ne fut pas facile, quoiqu'il fût bien vu par les populations indigènes ; des difficultés capitales lui vinrent du peuple saint lui-même, qui ne voulait pas renoncer à la société intime et à l'alliance abominable des Chananéens, des Héthéens, des Phéréséens, des Jébuséens, des Ammonites, des Moabites, des Égyptiens et des Amorrhéens, compagnons méprisés mais habituels. Ezra voulut énergiquement le succès ; il ne ménagea rien et trancha dans le vif. Il fit renvoyer beaucoup de femmes par leurs maris ; elles étaient étrangères ; les magistrats et les principaux de la nation qui s'étaient mis dans ce cas, tout aussi bien que le plus bas peuple, furent difficiles à convaincre. Mais à force d'efforts, Ezra crut avoir réussi.

Grâce à lui, une petite colonie juive se remit en possession de Jérusalem ; il y eut de nouveau un temple ; il y eut des sacrificateurs et des lévites. En apprenant plus tard ces nouvelles dans leurs belles maisons de Suse, qu'ils ne quittèrent pas pour cela, Réhum, le secrétaire des commandements royaux, son ami Semsaï et leurs pieuses connaissances furent extrêmement satisfaits, et par tout l'empire les Juifs se réjouirent, à leur exemple, de posséder une patrie, de l'avoir à leur disposition si par hasard il leur prenait l'envie de la visiter.

A la vérité, cette envie ne devait jamais leur venir, et c'est pourquoi la condition des colons juifs resta longtemps fort précaire. La tache qui leur était assignée était de représenter une nation résolue à ne pas se joindre à eux, mais attachant une valeur idéale très-grande au fait de tenir un certain nombre de ses proches dans un ancien héritage. Ce fut vers ce temps que dut s'établir la coutume juive d'envoyer des aumônes au peuple de Jérusalem ; on jugeait qu'on lui devait ce dédommagement pour la tache qui lui était imposée et qu'on refusait de partager.

Quoi qu'il en soit, Ezra avait fait beaucoup dans cet ordre d'idées, mais il se trouva bientôt qu'il n'avait pas fait assez ; car un autre Juif du grand monde, Néhémie, fils de Hachalja, qui n'était rien moins qu'échanson ordinaire d'Artaxerxès et tout à fait dans l'intimité du monarque, vit arriver un jour un certain Hanani venant de la Judée ; cet homme lui fit le tableau le plus lamentable de l'état des choses dans la ville sainte. Le temple était reconstruit, il est vrai, mais les murailles de la cité ne l'étaient pas. Il n'y avait pas de portes ; on n'avait pas d'argent pour continuer l'œuvre commencée, enfin, ce qui était pis, à peine Ezra était-il parti, que les Juifs avaient repris leurs femmes asdodiennes, ammonites, moabites ; les enfants nés de ces unions ne parlaient plus l'hébreu, et le comble du scandale était atteint, puisqu'on ne respectait pas même le jour du sabbat. C'en était assez pour se faire moquer par tous les hétérodoxes et, considération qui, ce me semble, devait être dominante pour des gens discuteurs, savants et zélés comme les Juifs bien élevés de ce temps-là, c'était de quoi succomber dans toutes les controverses devant des adversaires avertis et capables de faire ressortir la ridicule vision d'une ville sainte qui s'écartait si pleinement de ses conditions d'existence.

Néhémie, très-contrarié, se présenta un jour à la table royale, pour faire son service, la préoccupation peinte sur le visage. Le monarque était sans doute seul avec la reine. Qu'as-tu ? dit le roi à son serviteur en le regardant avec bonté. Tu n'es pas malade ; c'est quelque chagrin ?

Le courtisan se troubla ; il touchait à l'instant critique. Il répondit qu'il ne pouvait être gai lorsque la ville où dormaient ses pères était désolée, sans murailles et sans portes.

Artaxerxès comprit qu'on allait lui demander quelque chose, et il s'y prêta de bonne grâce. Il insista pour savoir ce dont il s'agissait, et Néhémie le supplia de l'envoyer à Jérusalem avec mission d'y mettre tout en ordre.

Ici la reine se mêla de l'entretien. Les princes n'aiment pas et certainement n'ont jamais aimé que leurs serviteurs immédiats songent à s'éloigner d'eux. Il leur est plus difficile qu'à tous les autres hommes de se composer un cercle intime et d'arriver à un degré suffisant de confiance à l'égard de ceux qui les approchent. Outre qu'une demande comme celle de Néhémie les prive d'une ressource précieuse et fait un vide dans leurs habitudes, ils y voient encore un motif de doute et se trouvent moins assurés d'un dévouement toujours suspect du moment qu'il cesse de se donner pour absolu. Il y eut donc quelque résistance de la part des deux augustes personnes ; mais enfin, en se couvrant du pur intérêt du ciel, Néhémie finit par les persuader, garder la faveur, et obtenir ce qu'il souhaitait en ressources et en autorisations.

Il fit comme Zorobabel et comme Ezra ; il recruta une nouvelle colonie afin d'augmenter la pauvre population de la ville factice, et s'efforça surtout d'emmener des gens dont le zèle tout neuf pût l'aider à réchauffer la tiédeur des anciens colons. Il parait qu'il fut assez mal accueilli. Le grand prêtre, Éliasib, s'était allié par mariage au chef ammonite Tobiya, et pour mieux vivre eu famille avec lui, avait accommodé à l'usage de cet infidèle un des magasins du temple destiné à recevoir les provisions des lévites. Il fallut que Néhémie jetât dehors les meubles de Tobiya, fit purifier l'enceinte et interdit à Éliasib de recommencer. Comme les Tyriens domiciliés avaient l'habitude de vendre et d'acheter et de porter au marché le poisson et les autres denrées aussi bien le jour du sabbat que les autres jours de la semaine, Néhémie fit fermer les portes de la ville et menaça les marchands de les emprisonner s'il les prenait à offenser la loi mosaïque ; quant à ses compatriotes, poussé à bout par leurs transgressions, il recourut à leur égard aux moyens violents : J'en battis quelques-uns, dit-il, et leur arrachai les cheveux, et je leur fis jurer qu'ils ne donneraient point leurs filles aux fils des étrangers et qu'ils ne prendraient point de leurs filles pour leurs fils ou pour eux[2].

Ce qui irritait surtout le pieux échanson royal, c'est que Tobiya, la beau-père de son grand prêtre Éliasib, se moquait de ses efforts et de ceux de ses amis. Encore qu'ils bâtissent, disait le chef ammonite, si un renard monte, il fera crouler leur muraille.

Il n'y avait pas moyen d'affronter ouvertement le railleur, car il était, comme Néhémie, service du roi. Il y avait encore Samballat, Horonite, commandant de la garnison de Samarie, et Djesem, l'Arabe ; tous trois se permettaient des plaisanteries dont Néhémie était exaspéré. Il eut voulu être attaqué : il nous apprend qu'il déploya un grand luxe de surveillance, mettant tout son monde sur pied et sous les armes. Mais on se garda de lui donner l'occasion, le plaisir de crier au meurtre, et son appareil de guerre fut en pure perte, personne ne le dérangea. Il ne devint pas un héros. Ainsi Jérusalem acheva sa reconstruction et commença la période du second temple.

La valeur intrinsèque de ce rétablissement au point de vue historique mérite d'être pesée. Lorsqu'une nation, agissant dans la plénitude de sa vie et cherchant à déterminer son individualité, se choisit un territoire, se construit des villes, se crée une capitale, s'institue un sanctuaire, se promulgue des lois, les principes d'après lesquels elle agit méritent, quels qu'ils soient, la plus profonde attention et la plus entière sympathie. C'est le Génie d'une race qui parle et qui opère, c'est une existence collective qui se réalise, et, que le tableau présenté soit ou non de notre g-ont, il est humain, et rien ici-bas n'en dépasse l'intérêt.

Mais qu'un groupe de théoriciens, s'inspirant non de ce qui est, mais de ce qui a été, s'armant non de forces vives, mais de théorèmes, prétende au moyen de la faveur des rois ou de celle des peuples, avec les ressources d'une conspiration ou celles d'une souscription, fonder un État, établir un corps politique, rien n'est plus méprisable. Ou bien un échec rapide en résulte, ou bien il en sort quelqu'un de ces monstres comparables à ceux que les sorciers du moyen âge trouvaient au fond de leurs alambics. Les sociétés puissantes et très-avancées produisent de pareils avortements. Leur esprit s'est trop raffiné ; on y discute, on y compare de longues séries de faits dont on veut faire dévier ou surgir les conséquences ; on y cherche à deviner l'avenir, on y vante, on y dénigre le présent ; généralement, le parti y a suffisamment d'admirateurs pour créer un goût d'archaïsme, principalement parmi les classes qui se supposent maltraitées et ne le sont plus assez pour se taire. La seconde Jérusalem fut une de ces inventions de la fantaisie ; nome essaya de même de refaire une Athènes ; nous avons imaginé les républiques du sud 'de l'Amérique et la renaissance du peuple hellène ; nous avons voulu faire sortir une Hellade de fantaisie du détritus des Paléologues.

Si la seconde Jérusalem n'avait pas existé, il n'y aurait eu rien de moins dans le monde, sinon une de ces excroissances maladives dont il parait, pourtant, que la nullité pratique a son genre d'utilité, par cela seul qu'elle est. La nation des Juifs aurait continué à vivre, comme le fit sa partie la plus nombreuse, la plus riche, la plus savante, dans les douceurs d'un exil qu'elle chérissait ; l'amas de pédants, de prêtres hypocrites et ignorants, et la longue queue de mendiants qui les entourait ne fût pas venue se donner pour centre au monde futur ; mais les longs massacres des guerres des Macchabées, le gouvernement honteux des Hérodes, les guerres civiles, les émeutes de populace, les sottises qui se terminèrent par la nécessité d'y mettre fin, avec l'épouvantable siège de Titus, n'auraient pas troublé les échos de l'histoire de leurs explosions sinistres et répétées. La nouvelle Jérusalem n'eut jamais de sentiment national ; elle crut en avoir un parce qu'elle souffla le fanatisme et l'antipathie. L'orgueil est, à l'occasion, un véhicule pour les peuples comme pour les individus, mais il faut devant lui quelques qualités pour qu'il les mette en branle, et les Juifs manquaient des plus essentielles en matière politique. De là la complète nullité pratique du second temple, qui ne fut pour les Juifs de l'univers qu'un lien idéal de ralliement auquel ils ne se rattachaient pas, non plus que les Arméniens actuels au monastère d'Etj-Miadzin, ni les Hindous à Bénarès. On se laisse aller volontiers de nos jours de prendre des phrases pour des faits ; les résultats effectifs restent cependant les mêmes.

Le règne d'Artaxerxès parait avoir été très-actif au point de vue du progrès des populations dans les travaux de l'esprit, et il en résulta des conséquences considérables dans l'ordre des événements. Ce fut alors que l'on perfectionna la mécanique militaire, et l'on trouva des moyens inconnus jusque-là pour attaquer les places fortes. J'ai déjà noté que sous le règne de Darius on avait employé des inities pour réduire Barca ; c'était la première fois qu'on avait su faire autre chose, en pareille circonstance, que de tenter des surprises ou enfermer une place dans des circonvallations pour réduire les assiégés par famine. Sous Artaxerxès, l'évidés avant assiégé les Sauriens, employa contre eux le bélier, la tortue, d'autres instruments du même genre[3]. Artémon de Clazomène passait pour l'inventeur de ces engins : cependant il est possible qu'il n'en ait été que l'applicateur en Grèce, et que la découverte proprement dite ait eu lieu en Asie, où tout se faisait alors. Ces perfectionnements dans l'art de la guerre marquent l'avènement d'une époque nouvelle, et je le remarque ici expressément, pour montrer une fois de plus combien est vaine et manifestement fausse toute l'interprétation des textes cunéiformes, telle que les savants paraissent vouloir l'adopter encore en ce moment. Sur les murs des palais dont ils font remonter l'érection aux rois assyriens antérieurs Cyrus, on voit des béliers, des tortues de différentes formes et d'autres équipages de siège. C'est en vain qu'ils prétendraient que ces instruments auraient été connus par la plus haute antiquité et oublies ensuite pour ne reparaître qu'a l'époque d'Artaxerxès. Une pareille manière d'argumenter ne supporterait pas l'examen. D'abord, parce que les dominations assyriennes n'ont été renversées par aucun de ces cataclysmes sociaux qui changent le moral des nations comme les conditions politiques de leur existence et leur font oublier ce qu'elles savaient ; ensuite, parce que la présence des mercenaires cariens et grecs dans les armées assyriennes à des époques très-reculées est un fait patent, et que pour cette cause l'art des sièges, si par hasard il s'était perdu en Asie, ne se serait certainement pas perdu partout et absolument ; enfin, parce que l'expérience a prouvé que les révolutions diminuent sans doute la somme des connaissances humaines sur tous les points, sauf pourtant en ce qui a trait aux ressources militaires, et chacun des peuples germains qui ont brûlé des villes romaines en a si bien appris les moyens d'en bruler d'autres, que toute la poliorcétique ancienne a passé intacte dans les mains du moyen âge. Elle n'a disparu que devant la supériorité du canon. Ainsi, il est incontestable que les prétendus palais assyriens où l'on voit la représentation de sièges exécutés au moyen de béliers, de tortues et d'autres machines analogues, appartiennent non pas à la période des rois indigènes avec les textes cunéiformes qui accompagnent les sculptures, mais à celle des princes contemporains ou successeurs d'Artaxerxès Longue-Main, c'est-à-dire postérieurs au cinquième siècle avant notre ère, ce que j'ai d'ailleurs démontré par d'autres raisons dans un précédent ouvrage[4].

 

 

 



[1] THUCYDIDE, II, 67.

[2] NÉHÉMIE, XIII, 23.

[3] DIODORE, XII, 28.

[4] Traité des écritures cunéiformes, 2 vol., Didot, 1864.