HISTOIRE DES PERSES

LIVRE QUATRIÈME. — LES ACHÉMÉNIDES.

CHAPITRE VI. — RÉVOLTE DE BABYLONE. - EXPÉDITION CONTRE LES SCYTHES.

 

 

Darius, pour se fortifier davantage et assurer l'avenir de sa dynastie, s'était rattaché le plus possible à la famille de Cyrus. Il avait épousé successivement Atossa et Artystone, filles du conquérant, la première veuve de Cambyse ; ensuite Parmys, fille de Smerdis. Il avait également reçu dans son harem Phédime, fille d'Otanès, un des principaux auteurs de la défaite des mages chaldéens.

Ainsi occupé à réunir, à confirmer, à sonder ce qui jusqu'alors avait été trop désuni, le Grand Roi fut moins un prince guerrier, tel que les Iraniens en avaient eu jusqu'alors, qu'un marchand, comme ils le disaient avec quelque amertume, c'est-à-dire un calculateur prudent et précautionneux. L'impression qu'on avait de son caractère fut connue chez les Grecs et partagée par eux à une certaine époque, puisque Eschyle rend justice à la sagesse de ce roi qui fit de si grandes choses, et des choses militaires, sans avoir jamais passé la frontière de l'Halys, autrement dit sans avoir commandé aucune expédition par lui-même. Il y aura lieu de revenir sur cette assertion d'Eschyle, contredite par Hérodote, mais à laquelle il semble qu'on doive reconnaître une grande autorité, d'abord parce qu'Eschyle avait été en situation de savoir personnellement beaucoup de choses concernant Darius, et surtout parce que le tempérament exclusivement politique accordé par le poète au premier des Achéménides s'explique et est pour ainsi dire imposé par la nature de l'œuvre organisatrice entreprise et incitée à bonne fin par ce prince.

Cependant ni alors ni maintenant un grand État ne saurait vivre absolument sans guerre. Les Grecs prétendent que le premier emploi que Darius fit de sa puissance fut dirigé contre Samos. Il est difficile de savoir jusqu'à quel point cette assertion est fondée ; mais comme dans tous les cas ce qui arriva pour cette île ne constitue qu'une action assez indifférente dans l'ensemble des affaires iraniennes, je le rapporterai immédiatement, afin de n'avoir plus à y revenir.

Autrefois, du temps où Cambyse était en Égypte, raconte Hérodote, et que Darius servait parmi les gardes du roi, suivant l'usage des jeunes nobles iraniens, il avait rencontré sur la place de Memphis un homme qui s'y promenait, étalant sur ses épaules un large manteau d'écarlate. Le jeune soldat avait eu envie de ce manteau ; il s'était approché de l'étranger, et lui avait demandé s'il voulait le céder et combien il en prétendait avoir. Le promeneur était un Samien exilé, Syloson, frère de Polycrate, tyran de Samos. Il répondit avec politesse que pour rien au monde il ne consentirait à vendre son manteau, mais que puisque ce vêtement plaisait si fort au soldat, il serait heureux de le lui voir accepter. Darius prit le manteau avec joie, et le jetant sur ses épaules, eu eut le plaisir qu'il s'en promettait, et célébra la générosité et la courtoisie du Samien.

Quand il fut devenu roi, Syloson l'apprit, et accourut à Suse. Il se présenta à la porte royale, et demanda à parler au souverain, disant à ceux qui se trouvaient là que lui, Syloson, avait autrefois obligé le prince. Ce propos, rapporté à Darius, l'étonna. Il avait oublié l'histoire du manteau ; cependant il ordonna de faire entrer le suppliant étranger.

On s'expliqua. La mémoire revint au Grand loi, qui, charmé de retrouver un homme dont il avait reçu un plaisir, le traita fort bien, et lui offrit de le rendre riche. Mais ce n'était pas là ce que voulait Syloson. Il pria le roi d'intervenir dans les affaires de sa patrie, Samos, et de renverser Mæandrius, qui y exerçait l'autorité depuis la mort de Polycrate.

Darius trouva la réclamation juste et sans conséquence. Il donna l'ordre à Otanès de satisfaire au désir de Syloson. Aucune difficulté ne se présenta d'abord. Les partisans de Mæandrius, Mæandrius lui-même, se déclarèrent prêts à obéir. Otanès, qui n'y mettait aucune passion, leur accorda ce qu'ils demandèrent, et pendant qu'on négociait d'une façon si amicale, les chefs perses se firent apporter des sièges sur l'esplanade de la forteresse, et s'y assirent en toute confiance.

Mais Mæandrius avait un frère, nommé Charilæus, homme violent et sans scrupules, moins fort que méchant, et voulant à toute force faire du bruit. Il se jeta à l'improviste, avec quelque uns des mercenaires que Mæandrius avait à sa solde, sur les chefs iraniens occupés à deviser paisiblement sur leurs sièges ; il en massacra une partie, et il aurait achevé le reste, si les soldats qui se trouvaient dans le voisinage n'eussent promptement contraint Charilæus et ses bandits à se retirer dans la citadelle.

Otanès, irrité d'une pareille trahison, oublia les ordres du roi, qui lui enjoignaient de ménager les habitants de l'île, et il fit main basse sur tout ce qu'il trouva dans la ville et dans la forteresse. Cependant il parait avoir regretté cet emportement, car il s'occupa lui-même de repeupler le pays après qu'il l'eût donné à Syloson, comme il en était chargé[1].

Samos se trouva ainsi annexée à l'empire ou du moins placée sous son protectorat, avec un tyran indigène à sa tête. Ce ne fut qu'une échauffourée, et encore arrivée par accident. Il n'en fut pas de même de ce qui se passa vers le même temps à Babylone.

La population de cette grande ville et probablement celle de tout le pays avaient été fort avant dans toutes les menées de l'usurpation du mage. Pendant les huit mois que cette intrigue avait duré, tandis que le gouvernement prenait les mesures nécessaires pour énerver la puissance perse et relever les forces de la population araméenne, les gens de Babylone s'étaient préparés de leur mieux à soutenir ce qui s'était fait, et à opposer à leurs dominateurs une résistance énergique dans le cas où ceux-ci voudraient réagir contre le gouvernement révolutionnaire de Smerdis. Malheureusement pour eux, l'explosion violente qui avait porté Darius sur le trône et rétabli l'autorité iranienne dans toute son étendue les avait pris de court. Ils n'avaient pas en le temps de se mettre en défense, et le joug était retombé pesant sur leurs têtes. Ils prétendirent le secouer encore.

Leurs préparatifs furent atroces. Chaque homme garda dans sa maison sa mère et sa femme favorite. Toutes les autres femmes furent réunies dans une grande place de la ville et étranglées. On voulait ainsi ménager les provisions. afin de soutenir indéfiniment le siège qu'on prévoyait. Les Perses accoururent. Les Babyloniens, se moquant d'eux, leur prédirent du haut des murailles qu'ils ne prendraient leur cité que quand les mules engendreraient.

Au bout d'un an et sept mois, ce prodige eut lien dans les étables d'un seigneur perse, Zopyre, fils du Mégabyze qui avait assisté Darius dans la grande conjuration. Zopyre, étonné et se rappelant les vanteries des Babyloniens, jugea qu'il était destiné par les dieux à opérer la prise de la ville. Possédé du désir d'en avoir l'honneur et ne reculant devant aucun moyen, il se coupa le nez et les oreilles, se mutila et se déchira le corps d'une manière horrible, et dans cet état vint se rendre aux Babyloniens.

Ceux-ci apprenant qu'il était Zopyre et que le roi, disait-il, l'avait fait traiter de la sorte parce qu'il avait voulu démontrer l'inutilité d'assiéger la ville, fuirent ravis d'avoir parmi eux un transfuge aussi illustre, et lui confièrent les commandements qu'il désira. Il commença par servir les insurgés avec zèle, afin de leur inspirer de la confiance, et il repoussa un corps de Perses envoyé contre les murailles. Il en battit un second, il en tailla en pièces un troisième ; puis, devenu seul maître dans la Ville par l'enthousiasme qu'il y excitait, il livra les portes Cissiène et Bélide aux assiégeants, qu'il introduisit dans la place.

Darius jugea qu'un châtiment était nécessaire pour mater une population malveillante et que ses richesses rendaient dangereuse. Les murs furent détruits et les portes enlevées ; trois mille hommes des plus compromis furent mis en croix. On s'en tint là, et si l'on compare cette répression à l'importance dont il était pour les Perses d'être maîtres paisibles dans Babylone, et aux vengeances exercées dans de pareilles occasions par les Grecs et les Romains, on donnera l'avantage moral aux Iraniens. Le gouvernement de Suse s'occupa alors de repeupler la cité que les rebelles avaient rendue déserte. Cinquante mille femmes y furent envoyées des pays circonvoisins au moyen d'une conscription proportionnelle.

Quant à Zopyre, considéré comme un héros par toute sa nation, il donna au Grand Roi l'occasion de dire qu'il eût préféré ne pas voir Zopyre mutilé, à la possession de vingt villes telles que Babylone. Le héros recevait tous les ans de la part de son souverain les présents considérés comme les plus honorables ; il fut nommé satrape de Babylone pour toute sa vie, et toutes les faveurs qu'il put souhaiter lui furent accordées. Il eut un fils appelé Mégabyze, comme son grand-père, et qui commanda plus tard l'armée perse en Égypte, et un petit-fils, qui, de son aïeul, prit le nom de Zopyre. Hérodote termine son récit en disant que ce dernier quitta l'Asie, et alla vivre en simple particulier à Athènes, de sorte que ce qui vient d'être raconté ici est une tradition de ramille.

A la modération montrée par Darius l'égard des Babyloniens, on reconnaît cette politique calme et amie des concessions qui distingua d'une façon sensible l'œuvre entière de ce monarque. Il cherchait surtout à apaiser les passions, ayant assez à faire de coordonner les difficultés déjà existantes, et contraint comme ses devanciers de surveiller les mouvements des nations scythiques. Il fit la guerre à celles-ci, et cette partie de son règne, mise également en saillie par les auteurs grecs et les annalistes orientaux, n'est cependant pas traitée par eux de la même manière ni placée dans le même jour. Examinons d'abord comment les Grecs la représentent.

Hérodote raconte qu'après avoir réduit les révoltés de Babylone, Darius marcha eu personne contre les Scythes avec l'intention de les punir de l'invasion exécutée au temps de Cyaxares. Ce récit est inadmissible pour deux motifs. D'abord tout ce que nous avons observé jusqu'ici du caractère de Darius et des nécessités de sa situation nous porte à donner pleine raison à l'affirmation d'Eschyle que ce souverain ne fit jamais la guerre en personne, et en laissa le soin à ses généraux ; ensuite il n'est pas possible de supposer que la très-ancienne expédition qui troubla Cyaxares-Menoutjehr dans ses conquêtes fût restée bien présente à l'esprit des hommes d'État iraniens ; depuis ce temps-là, des injures bien plus graves et des périls bien plus pressants avaient accablé l'empire du côté des Scythes. Cyrus s'était, à la vérité, largement vengé des unes, et il avait conjuré la plupart des autres. Cependant la position occupée par les Scythes sur toutes les frontières de l'empire du côté du nord, et depuis l'extrémité la plus orientale jusqu'aux confins de l'Occident, nécessitait une attention constante, et donnait lieu à des hostilités perpétuelles qui s'expliquaient assez d'elles-mêmes pour qu'on n'eût pas besoin d'en chercher le motif dans la rancune d'anciens outrages. Les Grecs ont beaucoup aimé à représenter les Perses comme des barbares d'abord, et ensuite comme des barbares remuants, convoiteux du bien d'autrui, disposés à abuser de leurs forces. Les Scythes au contraire leur paraissent volontiers des peuples philosophes, contents de peu, ne troublant jamais leurs voisins, et toujours prêts à repousser avec une énergie heureuse d'injustes agressions. Ils ne modifient ce jugement favorable que lorsqu'il s'agit de leurs propres relations avec ces mêmes Scythes, qui, dans ce cas, perdant tout à coup le rôle de héros, deviennent simplement des pillards brutaux et effrontés.

Quoi qu'il en soit, Darius avait affaire aux héros, et plein de ses idées de vengeance, il donna l'ordre de rassembler des troupes et d'équiper une flotte dont les cités grecques tributaires eurent surtout à faire les frais et à organiser l'armement. Ce fut en vain qu'Artaban, frère du monarque, chercha à le détourner d'une entreprise dangereuse en elle-même et dont la pauvreté des Scythes ne pouvait permettre, en cas de succès, d'attendre aucun résultat utile ; ses sages conseils furent méprisés, et Darius ayant achevé ses préparatifs, quitta Suse et se mit à la tête de son armée.

Il se rendit à Chalcédoine, sur le Bosphore de Thrace, et monta sur un navire pour aller considérer l'Euxin du haut du temple érigé dans une des îles Cyanées. Quand sa curiosité fut satisfaite, il revint l'endroit où Mandroclès, de Samos, agissant par ses ordres, avait établi un pont de bateaux. Je ne comprends pas trop bien comment cet ingénieur avait obvié aux difficultés du courant. Quoi qu'il en soit, l'armée passa en Europe. Elle était de sept cent mille hommes et convoyée par six cents navires. Darius dressa sur le rivage asiatique deux colonnes, l'une couverte d'inscriptions Grecques, l'antre d'inscriptions assyriennes, en mémoire de son expédition. Au temps d'Hérodote, les deux colonnes avaient été détruites pour être employées par les Byzantins il construire l'autel de Diane Orthosienne, sauf une seule pierre laissée auprès du temple de Bacchus, et sur laquelle on voyait des lettres assyriennes. Ainsi Hérodote n'a pas contemplé le monument dont il parle ; on lui a raconté qu'il avait existé et que les lettres qu'il a vues avaient fait partie d'une inscription qu'il n'a pas lue et dont le texte grec manquait.

Darius passa. Tandis qu'il cheminait sur la rive occidentale de l'Euxin, les Galères grecques, montées par des Ioniens, des Éoliens et des colons de l'Hellespont, tous tributaires, suivaient le long de la côte. Elles s'avancèrent jusqu'à l'embouchure de l'Ister. Là elles pénétrèrent dans le fleuve, le remontant pendant deux jours jusqu'au lieu où ses différentes branches se réunissent. S'arrêtant à ce point, elles mirent à terre leurs équipages qui firent mi nouveau pont, tandis que l'année marchait à travers la Thrace, campait trois jours.aux sources du Téare, y laissait une nouvelle colonne commémorative avec une inscription, élevait un tumulus dans le pays des Odryses, battait les Gètes, et enfin rejoignait la flotte et traversait l'Ister au moyen du pont construit par les marins grecs.

Le roi avait envie de le faire rompre immédiatement et d'emmener tout ce qui-montait sur les vaisseaux. Mais Coès, fils d'Erxandre, chef du contingent de Mitylène, objecta que les Scythes ne seraient peut-être pas disposés à se laisser atteindre ; que si leur plan de défense était de reculer toujours, il y aurait impossibilité à les poursuivre indéfiniment dans un pays sans limites et ou ne se rencontrerait nulle ressource, et que dès lors on serait fort heureux de rebrousser chemin et de trouver le pont pour s'en retourner.

Cette idée parut juste à Darius ; il changea donc de projet, et renonçant à emmener avec lui les auxiliaires grecs et à rompre le pont, il prit une courroie à laquelle il fit soixante nœuds. Il la remit aux chefs des Ioniens en leur ordonnant de défaire chaque jour un des nœuds, et de s'en aller dans leurs villes s'ils ne l'avaient pas revu avant que le dernier eût été dénoué. Ces mesures prises, Darius, à la tête de ses troupes, entra en Scythie.

Les habitants du pays, appartenant à des nations assez diverses, n'avaient pas réussi à se mettre d'accord pour la résistance. Les Agathyrses, les Neures, les Androphages, les Mélanchlænes et les Taures, alléguant leur innocence à l'égard des Perses, auxquels ils n'avaient jamais fait aucun tort et dont ils ne pensaient avoir rien à craindre, se déclarèrent pour la neutralité ; au contraire, les Gélons, les Budins et les Sauromates s'unirent aux Scythes, qui adoptèrent précisément le système de défense prévu par Coès, fils d'Erxandre. Ils se retirèrent devant les envahisseurs, comblant partout les puits et les fontaines, et détruisant toute culture. Ils s'étaient partagés en trois corps : l'un, sous les ordres de Scopasis, suivait le long du Palus-Méotide dans la direction du Don ; les deux autres, commandés par Idanthyrse et par Taxacis, réunis aux Gélons et aux Budins, remontaient vers le nord en maintenant toujours entre eux et l'ennemi un intervalle d'un jour de marche, ce que faisait également le premier corps, en poussant à l'avant-garde les convois de chariots, habitations de leurs familles, et les troupeaux dont se composait leur richesse.

Cependant les Perses s'avançaient. Ayant atteint les bords du Don, à l'est, ils les franchirent à la suite de la première division des Scythes, qui, toujours fuyant, traversa le pays des Sauromates, et entraîna sur ses pas l'armée d'invasion jusqu'au pays des Budins, dont la ville de bois, appelée Gélonus, fut abandonnée et brûlée par ses propres habitants, mêlés à la retraite générale.

Toujours poursuivant, Darius parvint à un désert de sept journées de marche. Ayant campé sur les bords d'une rivière appelée l'Oarus, on il construisit huit châteaux, il s'aperçut qu'il avait tout à tait perdu les traces de l'ennemi, et il jugea que celui-ci s'était dirigé vers l'ouest. Il prit donc sa route de ce côté. Mais les fuyards s'étaient unis aux deux autres corps de leur nation en faisant le tour par le haut du pays, de sorte que le roi avait devant lui tous les confédérés.

Ceux-ci essayèrent de se jeter sur les tribus qui avaient refusé de se joindre a eux. Mais les Agathyrses tinrent ferme ; les Mélanchlænes, les Androphages et les Neures abandonnèrent leurs territoires et s'enfuirent vers le nord, de sorte que les Scythes n'avant rien à faire de ce côté, prirent le parti de repasser à l'est.

Darius commençait à se fatiguer de cette course incessante et sans résultat. Il envoya un message à Idanthyrse pour faire honte à ce chef de sa lâcheté. Celui-ci, sans s'émouvoir, défia le conquérant de toucher aux tombeaux de ses pères, se vanta de ne reconnaitre d'autre maitre que le Dieu dit ciel et le feu, et menaça Darius de l'avenir[2].

Cependant il changea de tactique. Ainsi que ses alliés, Scopasis chercha à séduire les Ioniens commis à la garde du pont de l'Ister. Il leur remontra que les soixante jours pendant lesquels le roi leur avait prescrit de l'attendre étaient écoulés, et que, sans manquer à leur foi, ils étaient libres de partir. Qu'ainsi l'Ionie recouvrerait sa liberté, car ni Darius ni ses soldats ne reverraient jamais l'Asie ; les dieux et les Scythes allaient en délivrer le monde.

Cette proposition parut séduisante ; on en délibéra, et ce que rapporte ici Hérodote est tout à fait conforme au tempérament grec. Miltiade l'Athénien, celui-là même qui commanda plus tard à Marathon et qui était alors tyran de la Chersonèse de Thrace, trouva que la proposition des Scythes était bonne et qu'on devait l'accueillir. Histiée, tyran de Milet, objecta que détruire les Perses, c'était détruire du même coup le régime autocratique existant dans les cités tributaires ; que, pour lui, il ne se faisait pas d'illusion, et que si Darius succombait, son propre pouvoir périrait du même coup avec celui des antres chefs d'États helléniques. Cette observation parut si concluante que tous ceux qui avaient d'abord penché vers l'avis de Miltiade l'abandonnèrent et revinrent à celui d'Histiée Il y avait là Daphnis, d'Abydos ; Hippochus, de Lampsaque ; Hérophante, de Parium ; Métrodore, de Proconnèse ; Aristagoras, de Cyzique ; Ariston, de Byzance, tous Doriens ; puis les Ioniens Strattis, de Chios ; Æaque, de Samos ; Léodamas, de Phocée, et l'Éolien Aristagoras, de Cymé.

Le parti étant donc arrêté de rester fidèle au roi, que l'on savait d'ailleurs être arrivé dans le voisinage, on trouva non moins nécessaire d'entretenir les Scythes dans la pensée qu'on s'était laissé gagner. On loua leurs conseils ; on les engagea à se mettre sans retard à l'œuvre pour exterminer les Perses, et on s'engagea à rompre le pont tandis qu'ils battraient Darius.

Les Scythes virent en effet les Grecs détacher de leur rivage les poutres qui s'y appuyaient. Ils furent convaincus que c'était là le commencement de ce qu'ils désiraient. Pleins de confiance, ils s'empressèrent de s'éloigner, et allèrent chercher leurs adversaires. Quant aux Grecs, ils se gardèrent bien d'en faire plus que ce qui avait été nécessaire pour tromper les Scythes, et ils attendirent les événements.

Pendant que Scopasis avait parlementé avec les Ioniens, Idanthyrse et Taxacis cessant de fuir, s'étaient mis à harceler les Perses par d'incessantes attaques de cavalerie ; ils obtinrent l'avantage dans toutes les occasions ; pourtant l'infanterie les repoussait, et se rendait si redoutable qu'ils n'osaient guère l'affronter. Ils ne cessaient pas pour cela de manœuvrer sur les flancs, en tête, en queue de l'armée ; on les croyait partout la fois. Les surprises nocturnes se multipliaient. Ils fatiguaient extrêmement leurs adversaires, déjà épuisés par les marches et les privations de toute sorte. Afin de retenir leur proie, les Scythes abandonnaient de temps en temps aux Perses des troupeaux de gros bétail, et leur en montraient d'autres pour les attirer à leur poursuite. A la fin, la disette devint extrême dans le camp de Darius, et il fallut reconnaître la gravité de la situation.

On en était là quand un messager arriva de la part des Scythes. Il déposa un présent adressé au roi : un oiseau, un rat, une grenouille et cinq flèches. Puis il s'en retourna sans rien dire. On tint conseil, afin de se mettre d'accord sur le sens de cet envoi énigmatique. Darius voulait y voir la remise de la terre et de l'eau, c'est-à-dire la soumission du pays ; mais Cobryas l'interpréta tout autrement et d'une manière plus véritable. Il montra qu'on devait entendre par là que si les Perses ne pouvaient fuir dans l'air comme les oiseaux, percer la terre comme les rats, se cacher dans les marais comme les grenouilles, ils n'avaient qu'à s'attendre à périr sous les flèches.

Bientôt les Perses se virent assaillis par toutes les forces des Scythes rangés en bataille. Un lièvre qui passa amusa les hommes d'Idanthyrse, et empêcha pour cette journée qu'on en vînt aux mains. Mais Darius voyant dans cet incident une marque de la parfaite conviction où étaient ses adversaires de leur victoire finale, perdit courage, et avoua que Gobryas avait raison, ce à quoi il s'était refusé jusque-là. Le conseiller perspicace eut donc peu de peine à faire adopter le seul parti qui pût saliver l'armée.

Le soir, les feux des bivouacs furent allumés comme à l'ordinaire ; tous les ânes qui accompagnaient les troupes et dont les cris épouvantaient les chevaux des Scythes furent attachés à des piquets et laissés à leurs braiments ordinaires ; puis abandonnant les malades et les infirmes, Darius partit brusquement, et tandis que les bandes de Scopasis, retournant des rives de l'Ister, le cherchaient où il n'était pas, il arriva à l'improviste à l'endroit où était le pont. Il faisait nuit. Le roi fit approcher du bord de l'eau un Égyptien connu pour l'étendue de sa voix, et lui ordonna d'appeler le plus fort possible Histiée de Milet. Pendant ce temps, la foule rassemblée sur la grève et troublée de ne pas retrouver le passage ouvert, attendait avec anxiété qu'on s'expliquât.

Histiée répondit sur-le-champ. En peu de temps les Ioniens rétablirent les poutrelles et les planches enlevées ; les navires embarquèrent les hommes à la bâte ; l'armée passa et fut sauvée, à la grande indignation des Scythes, qui depuis lors disaient des Ioniens, qu'à les considérer comme des hommes, il n'y en avait pas de plus ladies ; mais qu'à les juger comme des esclaves, ils étaient fidèles et incapables de s'enfuir.

Les troupes perses arrivèrent à Sestos. Mégabyze fut promu à leur commandement, et eut sous ses ordres quatre-vingt mille hommes chargés de maintenir l'autorité du roi en Europe. Quant à celui-ci, il retourna à Suse.

Pour contrôler le récit de l'expédition contre les Scythes que je viens d'exposer, il faut remarquer sommairement que Mégabyze, avec ses quatre-vingt mille hommes, entreprit et conduisit à bonne fin de grandes affaires dont je donnerai le détail en son lieu ; mais il faut remarquer surtout ici que quatre-vingt mille hommes qui auraient été les tristes restes d'une armée de sept cent mille, quatre-vingt mille fugitifs manquant de tout, démoralisés, n'auraient été bons qu'à ramener promptement en Asie et à disperser dans des corps nouveaux. Après un désastre aussi complet que l'aurait été celui de Darius, on ne comprend pas que tout le pays situé au sud de l'Ister et habité par la population belliqueuse des Thraces ne se fut pas immédiatement soulevé, n'eut d'abord rendu impossible le passage du roi à travers les Balkans, et dans tous les cas n'eût refusé absolument de rester soumis plus longtemps, et cela avec d'autant plus d'enthousiasme que ces nations venaient seulement d'être conquises.

Or rien de pareil n'arriva. Les Perses se trouvèrent avoir gagné à cette expédition sinon la domination directe, du moins la suzeraineté des territoires situés au nord de Byzance jusqu'au Danube, et immédiatement après la campagne de Scythie, Hérodote lui-même nous apprend que Mégabyze opéra la soumission de tous les peuples Habitant les rives de l'Hellespont, qui jusqu'alors avaient échappé à la souveraineté de l'Iran. Il semblerait que les Périnthiens seuls essayèrent de résister, ce qui prouve encore que les Perses ne passaient pas pour être sous le coup d'une défaite, car le moral de ceux qu'ils auraient voulu assaillir n'eût pas été, aussi déprimé. Les Périnthiens d'ailleurs furent battus et forcés de se rendre. Les Thraces, placés hors de la ligue de marche suivie par l'armée perse, eurent le même sort, et Hérodote entretient une si haute idée de l'étendue de cette conquête, qu'il la montre prolongée jusqu'au pays des Venètes, sur l'Adriatique[3]. Enfin, lorsque plus tard l'historien raconte l'impression produite en Grèce par la bataille de Marathon, il fait encore remarquer que le triomphe des Athéniens fut d'autant plus grand et impressionna d'autant plus les peuples de l'Hellade, que c'était la première fois qu'un échec atteignait les armes du Grand Roi, considéré et se considérant lui-même, depuis le temps de Cyrus, comme absolument invincible. Or, si le héros de Marathon, si Miltiade lui-même avait vu de ses propres veux une armée perse de sept cent mille hommes bafouée, promenée, puis anéantie par les Scythes, il n'est pas probable qu'il se fût fait une pareille image du bonheur militaire d'une nation si mal conduite, si mal inspirée, si horriblement maltraitée.

L'expédition de Scythie ne peut pas être acceptée sous le jour où nous venons de la voir. Mais en conservant l'essentiel des faits rapportés par Hérodote, on arrive à la rendre vraisemblable. Je ne dis pas qu'on trouve le vrai absolu, mais on en approche, et le récit oriental que je placerai ensuite fera voir que ce vrai ne doit pas être bien loin.

Darius ne quitta pas Suse, et ne prit aucune part personnelle à l'expédition. Dès le commencement, c'est un de ses généraux qui la commande, Artaban, son frère, si l'on veut, plus probablement Mégabyze. Elle n'a nullement pour but d'aller conquérir ni même d'attaquer les Scythes ; elle s'adresse à ces territoires helléniques de l'Hellespont et aux Thraces, qu'il était nécessaire de soumettre et de contenir si l'on voulait assurer le repos des provinces iraniennes placées en face sur la côte d'Asie. Pour les grands empires, s'étendre est une nécessité incessante et une malédiction ; tous la subissent, beaucoup y trouvent la mort. Les Perses étaient tombés sous cette loi ; bon gré mal gré ils devaient reculer leurs frontières jusqu'à ce que de leur extension même sortissent les causes principales de leur ruine.

L'armée perse traverse le Bosphore de Thrace, et marelle en côtoyant la mer vers les sources du Téare, c'est-à-dire de la rivière Ktuntjik, située au sud de Varna ; de là, continuant vers le nord, elle traverse l'Artésius, le Tasban, et vient rencontrer le Danube vers la ville actuelle d'Isadji. C'est là que les tributaires ioniens ont jeté le pont et qu'ils stationnent avec leur flotte de six cents voiles. Force est d'admettre que les troupes perses ont vécu jusqu'alors des ressources du pays, ce qui est impossible si l'on tient au chiffre de sept cent mille hommes, attendu qu'une pareille multitude ne saurait avoir été nourrie par une contrée peu cultivée et peu fertile, presque tout à fait sauvage. C'est une objection qui se dresse devant le chiffre énorme présenté par Hérodote, et elle est insurmontable. En mettant à l'écart sans scrupule ce nombre extravagant, et en réduisant l'armée perse à un corps de vingt-cinq à trente mille hommes, les difficultés seront encore bien grandes ; car Hérodote dit positivement que les Perses après avoir traversé le Danube se trouvèrent dans une région empiétement ravagée, où il ne restait aucune ressource. Évidemment ils n'ont pu vivre pendant le temps qu'ils sont restés en Scythie de ce que pouvait leur fournir la flotte. Six cents navires de guerre n'étaient pas suffisants pour assurer l'approvisionnement d'une grande armée, quelque tonnage qu'on leur suppose dans les limites de la capacité des bâtiments anciens. De nos jours, sept cent mille hommes ne pourraient titre nourris pendant plusieurs semaines par quelque escadre que ce soit, si elle était stationnaire et ne renouvelait les vides occasionnés par la consommation. Or c'est ce qui est arrivé pour l'escadre grecque de Darius : elle n'a pas bougé d'auprès du pont. Il est donc difficile qu'elle ait pu subvenir aux besoins même d'un corps de vingt-cinq à trente mille hommes.

Au delà du Danube, Hérodote nous assure que jusqu'au pays des Mélanchlænes il y a vingt journées. Il fixe la journée à deux cents stades, ce qui fait, en donnant à peu près douze stades par kilomètre, quatre heures de marche par jour. Ce sont là de petites étapes. Nous les augmenterons, tout en faisant observer combien les mouvements d'une armée sont lents, surtout quand cette armée mène avec elle des bêtes de somme marchant pesamment, comme les ânes ; nous admettrons que les vingt journées de marche, calculées non pas depuis le Danube, mais quelque peu au-dessus, depuis Odessa, nous conduisent cependant tout au plus jusqu'à la hauteur de Kiew ou de Charkow, si nous supposons une direction absolument droite, ce qui n'est pas vraisemblable. En somme, nous arrivons à tout ce que peuvent réaliser quatre-vingts heures de marche, et pas davantage ; c'est là pourtant tout ce qu'ont fait les Perses vers le nord. Voyons maintenant ce qu'ils ont atteint dans l'est.

Ils rencontrèrent d'abord le Borysthène après dix journées. Comme ils n'avaient rien qui ressemblât à un équipage de pont, tout grand cours d'eau devait leur présenter des obstacles considérables. Or, le premier fleuve placé sur leur parcours, c'est le Dniester. Hérodote dit qu'ils y parvinrent après dix journées ; cette évaluation est d'autant plus admissible que dix autres journées conduisaient au Palus-Méotide ; par conséquent, le Bon-sthène étant à moitié chemin du Danube à cette mer, le Dniester convient bien mieux pour représenter le Borysthène, puisqu'il est à peu près à égale distance du Danube et de l'isthme de Pérécop. Remarquons encore que s'il n'est pas tout à fait incroyable qu'un corps de troupes ne dépassant pas vingt-cinq à trente mille hommes ait pu être entretenu par les provisions qu'il trairait avec lui sur des ânes, c'est à la condition que l'expédition dans laquelle il était engagé n'aura pas été longue. Il faut donc se rabattre à une simple opération de reconnaissance sommaire et rapide ; il faut réduire considérablement le théâtre des opérations, et surtout ne pas songer à mener les Perses jusqu'à là ligne du Wolga, où quelques savants, peu soucieux des réalités, ont prétendu faire voyager Darius avec ses sept cent mille hommes.

En se modérant ainsi, on parvient à comprendre un fait qui parait déconcerter la sagacité des critiques. Hérodote raconte que les Perses essayèrent de construire huit grandes forteresses sur les bords de l'Oarus. Ces forteresses étaient situées à soixante stades de distance l'une de l'autre. Ainsi elles gardaient un développement de quinze lieues tout au plus. C'était modeste pour les opérations d'une armée de sept cent mille hommes, et on s'est demandé à quoi ces châteaux pouvaient avoir servi dans l'éloignement fabuleux où l'on se plait a les placer. La question désormais devient simple.

Hérodote dit que les Perses poursuivirent les Scythes jusqu'à un désert long de sept journées de chemin et d'où sortent quatre grandes rivières, affluents du Palus-Méotide. Il indique par la évidemment le Boug, qui tombe dans la mer Noire près de Kherson ; l'Ingouletz, qui se verse dans le Dniéper ; le Dniéper lui-même, dont l'embouchure se confond presque avec celle du Boug, et enfin plus loin, a l'est, le Don, qui en effet se jette dans le Méotide. C'est sur le second des fleuves rencontrés après le Danube que Darius plaça ses châteaux. Ce second fleuve est donc le Boug, et pas un mot n'indique que, du côté de l'est, Darius se soit avancé plus loin que ce fleuve. Il a confondu les détails donnés par l'historien sur les pays d'alentour avec la marche même du corps persan. Pour aller plus, il eût fallu traverser de grands cours d'eau, et, comme on l'a vu, Darius n'en avait pas les moyens ; au contraire, en marchant vers le nord, où d'ailleurs s'étaient d'abord retirés les Scythes, le terrain ne présentait pets de difficultés particulières. C'est précisément pourquoi Darius pensa et dut penser a le couvrir par un ouvrage analogue a ces longs murs qui ont toujours joué un rôle si important dans la défense des empires anciens : le mur de Derbend pour la Perse elle-même, le mur de Thrace pour Constantinople au temps du Bas-Empire, le mur des Scots pour la Bretagne romaine, et tant d'autres. En établissant cette barrière, formée de huit camps retranchés entre le Dniester et le Boug vers Olgopol ou Bratslaw, à l'endroit où les deux fleuves se rapprochent davantage, on était fondé à croire qu'on fermait le passage aux invasions scythiques et qu'on couvrait doublement le Danube par ces postes avancés, puis par le Dniester, plus difficile à franchir que le Boug. Le projet des Perses n'avait donc rien de chimérique ni d'incompréhensible, et il suffit de jeter les yeux sur la carte pour s'en assurer. Mais ces raisonnements si simples ne se soutiennent pas si l'on s'obstine à considérer l'expédition de Scythie au milieu de chiffres absurdes et avec une étendue non moins insensée.

Bien n'est moins conforme à l'esprit asiatique en général, en y comprenant l'esprit grec en particulier, que de s'attacher à des calculs raisonnables. Hérodote n'est ni plus ni moins coupable sous ce rapport que les auteurs, que le public habitant aujourd'hui les pays où il a vécu. Une longue pratique m'a rendu absolument indifférent toute allégation numérique émanée d'un Persan, d'un Arabe, d'un Turc ou d'un Hellène. Je crois souvent à leur bonne foi, jamais à leur exactitude, la nature leur ayant refusé tout instinct du vrai en ce genre ; et sans trop insister sur les exemples qui se présentent en foule à nia mémoire, je me bornerai à dire que j'ai vu se former à Athènes un corps de volontaires destiné à Candie, saris que personne ait jamais pu savoir si ce corps, qui paradait sous les yeux de tout le inonde, était fort de six cents hommes ou de quatre-vingts. Les témoignages officiels pas plus que les récits des particuliers ne sont parvenus à donner sur ce sujet, en apparence si facile, un résultat positif. C'est donc sans scrupule que je ne compte pas avec Hérodote.

En résumé, l'expédition des Perses en Scythie se réduit aux proportions que voici : un général, probablement Mégabyze, franchit le Bosphore de Thrace, et opère aisément la soumission des provinces situées au-dessus de l'Hellade. Il pousse jusqu'au Danube, sur lequel les marins grecs auxiliaires jettent mi pont de bateaux. Pour effrayer les Scythes et les empêcher de troubler à l'avenir, comme ils eu avaient sans doute l'habitude, des populations désormais sujettes du Grand Roi et ayant. droit à sa protection, une expédition est dirigée au delà du fleuve. Elle conduit des reconnaissances jusqu'au Boug, dans l'est, et peut-être jusque vers le indien de la Podolie actuelle, dans le nord ; cela fait, elle redescend, après avoir éprouvé la difficulté de maintenir une chaîne de postes dont elle avait d'abord voulu couvrir le pays qu'elle venait de traverser, et qu'elle abandonne sans en terminer les fortifications. Elle rentre alors sur le territoire cisdanubien, en avec les Scythes que quelques engagements de cavalerie insignifiants, n'ayant pas livré une seule bataille, n'ayant pas vu une seule fois son infanterie entamée, n'ayant pas perdu une barque, et restée tellement maitresse de tous ses moyens et de son moral, qu'après ce voyage de découverte elle continue et achève paisiblement la conquête de la Thrace et des pays circonvoisins. Voilà à quoi se réduit, serrée de près, la malveillance empreinte dans le récit d'Hérodote, et ce qui peut cependant lui permettre de dire plus tard, comme je l'ai déjà remarqué à l'occasion de la bataille de Marathon, que jusqu'à cette dernière affaire les armes perses n'avaient jamais subi le moindre échec.

On aura l'occasion de voir que le gouvernement de Suse appréciait les découvertes géographiques. Il les recherchait, et ceci peut faire supposer qu'outre l'intérêt politique et militaire qui fit franchir le Danube à une expédition persane, le général commandant l'année avait aussi des instructions dont la portée était à peu près scientifique. Ce fait résulte d'abord de ce que les plus anciennes connaissances sur les pays du nord se rattachent à l'expédition que nous venons d'analyser, qui en recueillit les éléments principaux ; ensuite de ce qu'on observe un grand luxe de détails géographiques dans les chroniques orientales, détails qui remontent incontestablement à l'époque perse ; enfin certaines anecdotes conservées par les auteurs grecs eux-mêmes contribuent à inspirer cette opinion. Je reviendrai sur ce point lorsqu'il en sera temps. Pour le moment, il s'agit de compléter le tableau des guerres scythiques de Darius en demandant aux documents asiatiques ce qu'ils en savent.

 

 

 



[1] HÉRODOTE, III, 139-149.

[2] HÉRODOTE, IV, 127.

[3] Liv. V et suiv.