HISTOIRE DES PERSES

LIVRE QUATRIÈME. — LES ACHÉMÉNIDES.

CHAPITRE IV. - LES DOGMES ZOROASTRIENS.

 

 

Au temps de Darius et même pendant toute la durée de sa dynastie, les Iraniens n'ont pas connu ce dualisme resté pour nous le trait capital de leur religion. ils avaient pensé jusqu'alors et ils continuèrent à croire que la nature, essentiellement bonne, était tourmentée par des influences malfaisantes ; mais ils n'admettaient pas l'égalité entre les puissances contendantes. Ce ne fut que vers l'époque des Séleucides qu'ils changèrent d'avis, et adoptèrent le système chaldéen des ezdads[1].

La grande innovation du réformateur, ce fut d'organiser le monde céleste. Ormuzd ou Ahoura-Mazda, qui personnifiait l'idée divine, devint plus réellement qu'autrefois le chef des amshaspands, amesha-çpentas, les saints immortels, âmes véritables des parties pures de l'univers. Van-Humano ou Bahman était la pensée qui éclaire les intelligences ; Asha-Vahista ou Ardi-Behescht fut la pureté, l'antagoniste du mal ; Khshatra-Vairya ou Shahryver, était l'eau, véhicule de la vie ; Çpenta-Armaïti, la terre, nourrice universelle ; Haurvatat, la richesse, et non pas telle que les Grecs et les Bo mains se la figuraient sous le nom de Plutus ; mais la richesse représentée par le travail agricole, généreux et toujours ennoblissant pour les populations qui l'exercent. Les Parsys, dans leur dialecte actuel, nomment cet amshaspand Khourdad. Le dernier de ces grands dieux qui ne se partageaient pas la création, mais qui en animaient chacun une des forces principales, était Ameretat, et celui-là donnait l'immortalité à l'ensemble, ou plutôt il était lui-même l'immortalité de l'ensemble ; on le définissait comme constituant la joie intime existant clans le cœur de tout être attaché à son devoir. Ce qui était sémitique dans cette conception, c'était la définition isolée de chaque force ; ceci n'aurait pas eu lieu autrefois. Le naturalisme, iranien n'avait jamais su l'imaginer. Ce qui l'était encore plus, c'était le lien établi entre les sept amshaspands et les sept planètes ; par cette voie, l'astrologie, comme science théologique, s'introduisait dans la conscience des peuples qui n'en avaient rien connu jusqu'alors, et l'aspect visible des corps célestes, considérés de plus en plus comme les corps mêmes des amshaspands, conception tout à fait occidentale, jeta l'idéalisme mazdéen sur la voie du symbolisme ; il ne répugna plus autant que par le passé aux formes d'un culte régulier : érection de temples, inauguration d'objets matériels considérés comme sacrés, et ensuite, un peut plus tard, statues véritables, résultats abhorrents à l'ancienne notion religieuse. Les preuves de ces changements clans L'esprit national se montrent déjà sous Darius, lorsque ce prince, voulant témoigner de sa reconnaissance après le passage heureux du Bosphore, érigea un autel, dit Ctésias, deux colonnes, assure Hérodote, et dédia le monument à Ormuzd. C'est encore ainsi qu'allant gagnant dans cet ordre d'idées, les Perses construisirent en Cappadoce un temple à Anaïtis et à Omanos. Ces divinités, bien étrangères assurément à la piété iranienne des anciens temps, et filles l'une et l'antre de l'imagination sémitique, furent représentées clans ce sanctuaire sous la forme humaine. Je n'insiste pas sur cet excès, qui ne vint, je le répète, que tardivement, mais qui devait nécessairement résulter des principes posés par Zoroastre.

Puisque ce prophète classifiait, suivant le goût araméen, les forces de la nature, il ne pouvait pas s'arrêter au nombre sept, et cela d'autant moins que le rapport des amshaspands avec les planètes étaient admis. L'armée céleste, tout entière étendue sous les yeux du croyant, demanda des âmes qu'on ne lui refusa pas. On proclama la diffusion des yazatas, izeds, essences de tout ce qui se conçoit individuellement dans la nature et qui a nécessairement sa brillante représentation dans les cieux. Les pays divers, les contrées, les peuples, eurent leurs izeds. C'étaient avant Zoroastre les impressions divines produites par l'aspect de toute région sur rame réfléchissante, et le Grand Cyrus peut-être l'avait compris ainsi, car il faut se délier beaucoup de tout ce que rapporte à son sujet Xénophon dans son roman pédantesque, la Cyropédie. Mais Xerxès, sous l'influence du mazdéisme nouveau, voyait certainement quelque chose de plus et de différent dans ce qu'Hérodote appelle les héros, abstractions topiques auxquelles il fit faire des libations par ses mages sur le territoire d'Ilion, afin de se concilier leur faveur. Dans cette nouvelle direction, les izeds n'eurent pas tous une majesté égale. Ceux des provinces iraniennes furent les plus augustes, et singulièrement parmi eux, les izeds de la Perside et de la Susiane reçurent le titre de royaux, tandis que les autres, fort considérables toutefois, n'étaient pourtant que les izeds, les dieux locaux ou paternels.

On appelait encore izeds certaines vertus de valeur divine, particulières à certaines personnes. Ainsi Ammien Marcellin nous apprend que sous les Sassanides on ne communiquait les projets militaires et les plans de campagne qu'a des chefs d'un rang élevé, chez lesquels la discrétion la phis absolue était assurée comme prérogative inhérente à leur sang. Je cite volontiers ce renseignement, bien que provenant d'une source relativement moderne, parce qu'il présente d'ailleurs un caractère incontestable d'antiquité.

Les jours avaient aussi leurs izeds qui les animaient à produire le bien ; un troupeau de chevaux avait son ized, en tant que composé de bêtes bien portantes, jeunes, florissantes ; en un mot, l'ized représentait partout la vie et la santé morale et physique, avec corrélation a un corps céleste quelconque dont l'action dominait sur la partie terrestre de l'être ou de la chose observée, et maintenait le lieu universel à travers l'ensemble de la création d'Ormuzd.

Ce qu'on pourrait appeler la substance idéale du monde s'étendait plus loin encore, et multipliait bien au delà son individualité. Avec les amshaspands, avec les izeds, il y avait les férouers ou fraourvas, c'est-a-dire les types de tous les êtres créés, sans exception, pourvu qu'ils fussent purs, c'est-à-dire qu'ils appartinssent a la vie : férouers des hommes et des femmes de l'Iran, férouers des chiens, des chevaux, des troupeaux ; férouers enfin de ce qui existe. Ces types, issus de la force agissante de la nature, étaient vénérés dans leur état premier et alors qu'ils ne s'étaient pas manifestés encore ; mais on leur accordait le même respect lorsqu'ils venaient à se produire sous la forme plastique, et encore après quand ils avaient abandonné cette forme. On ne peut s'empêcher de remarquer ici combien cette doctrine était profonde et en même temps combien elle s'oppose aux systèmes de rémunérations et de châtiments éternels. Le férouer de l'homme iranien était pur ; le corps dans lequel il entrait l'était également, par cela seul qu'il était iranien, et pour la même cause, lorsque la mort arrivait, le férouer restait pur a jamais. Les erreurs, les fautes, les crimes dont la carrière humaine pouvait être marquée ne constituaient que des accidents transitoires, et ne requéraient pas une peine. Le fait seul de cesser d'être Iranien, c'est-à-dire d'avoir commis de tels manquements que cette qualité était en quelque sorte effacée, livrait le coupable au destin qui attendait sûrement les créatures étrangères a la Bonne Création, et dans lesquelles les vertus ne se supposaient même pas[2].

En réalité, les férouers, les izeds, les amshaspands et le chef suprême Ormuzd avaient été connus jusqu'à Zoroastre, mais vaguement distingués de l'ensemble de la nature ; le prophète ne les en sépara pas positivement, seulement il les superposa, les classa dans un ordre hiérarchique, et de cette manière, comme je l'ai dit, non moins que par l'adoption des sciences astrologiques et de tout ce qui s'y rattachait, il inclina vers les religions de l'Assyrie comme on ne l'avait pas encore fait, tout en s'efforçant de maintenir un point capital fort étranger à leurs doctrines, en refusant de reconnaître pour divin tout ce qui était mauvais. Zoroastre ne parait pas avoir autrement dogmatisé sur l'existence d'Ahriman, de ses anges, au nombre de six, de ses démons, opposés aux izeds, et de ses l'écoliers, opposés à ceux de la Création pure. Ce supplément de croyances ne fut pas formulé sous les Achéménides. Le mal était encore considéré comme tin fait de désordre dans lequel on n'eût pas trouvé logique d'introduire tin enchaînement quelconque. Agra-Maynyous, Ahriman, le mauvais esprit, n'était pas un dieu. On ne le respectait pas, on ne lui vouait aucun culte, on attaquait ses œuvres partout où on les rencontrait, en tuant ses créatures, en détruisant ses ouvrages ; on ne lui accordait qu'une existence heureusement transitoire, bornée autant pie possible.

Ce fut encore une institution importante que celle d'un clergé. L'effet s'en est fait sentir jusque dans le scia de l'Islam persan. Là, l'imitation des mœurs de Babylone est flagrante. La complaisance avec laquelle la Généalogie de Zoroastre est rapportée et sa descendance indiquée porte à faire admettre qu'il y eut dès ce commencement une hiérarchie présidée par des pontifes, à l'exemple tic ce qui avait lieu dans les religions araméennes et chez les Juifs. Cependant rien ne démontre que cette hiérarchie ait été solidement établie ni clairement définie. On n'en trouve aucune preuve, et il semblerait que l'édifice s'est élevé graduellement sur des bases assez faibles, et n'est parvenu qu'avec peine aux développements hardis et vigoureux dont des Sassanides présenta le spectacle. Peut-être aussi faut-il renvoyer à ces époques relativement basses l'établissement de catégories sacerdotales différentes, vouées chacune aux emplois spéciaux du sanctuaire. Le germe de ces subdivisions se trouvait dans le système dogmatique de Zoroastre et dans les conséquences qui en découlaient ; mais je ne vois pas d'une manière claire que le prophète lui-même ait déterminé l'action de ses représentants dans des sphères exactement délimitées. Il est plus conforme aux renseignements que l'on possède sur cette matière de supposer le clergé mage très-élémentairement formé, s'occupant tout à la fois du dogme et du culte, et pendant la période entière de la dynastie achéménide, progressant avec lenteur dans sa discipline à mesure qu'il perfectionnait ses croyances et donnait à sa théologie de l'étendue et de la cohésion. Son principal effort se portait à acquérir sur les consciences de ses fidèles une autorité que l'ancienne foi ne lui donnait pas ; cette concentration de la puissance spirituelle était devenue indispensable pour l'application des idées dont ce sacerdoce était l'arbitre. Les rites avaient été multipliés par lui, les devoirs également ; la morale était soumise à des règles plus strictes ; les manquements, plus définis, exigeaient des purifications nombreuses, difficiles à exécuter, et qui ne le pouvaient être régulièrement sans l'assistance d'un prêtre ; l'intervention des influences magiques sur les actions humaines requérait l'interprétation savante d'un homme de l'art ; pour toutes ces causes, le prêtre devenait un personnage plus considérable qu'il ne l'avait été jusqu'alors. C'était beaucoup déjà que d'inaugurer des principes si nouveaux au milieu de populations fières, indépendantes, peu souples en général, et très-attachées à leurs droits traditionnels ; une œuvre si scabreuse ne pouvait être que le produit du temps ; ou n'eût eu guère de chances de succès en entreprenant dès le début de la réaliser dans son entier.

Le titre de mages donné par les nations occidentales aux prêtres zoroastriens, et qu'ensuite les Arabes de l'époque musulmane ont reproduit sous la forme de madjous, ne parait nulle part dans l'Avesta, où l'ancienne dénomination d'athrava, c'est-à-dire de pontife du feu, est la seule qui soit employée comme qualification générique du prêtre. Les historiens ont pensé, ainsi que je l'ai dit plus haut, que le nom de mages provenait de la tribu médique qui le porte, et sur cette base on a cherche a édifier l'hypothèse d'une tribu sacrée vouée exclusivement aux fonctions sacerdotales, à l'exemple des lévites d'Israël. Mais aucun fait ne démontre, il s'en faut, qu'il aucune époque les Perses aient consulté la naissance pour consacrer un prêtre. Il a dû arriver qu'une famille devenue ecclésiastique a élevé ses enfants dans la même vocation, et cela se fait ainsi au Guzerate ; mais ce n'est là qu'une affaire de convenances, et sous les Sassanides mêmes, où le parsisme atteignit à sa maturité, on n'a jamais considéré comme nécessaire qu'un candidat à la prêtrise fia fils de prêtre. En même temps, il est hors de doute que les pontifes de la Chaldée s'intitulaient mages aussi bien que ceux de l'Iran. Jérémie, antérieurement à la fondation de l'empire de Cyrus[3], fait mention d'un personnage revêtu du titre de rab-mag ou chef-mage, qui était un des principaux agents du culte babylonien. En se plaçant à ce point de vue, il semblerait pie le mot mage pourrait dériver non pas de l'iranien maga, grand, mais de l'arabe madjdjadj, ce qui revient au madjous dont il a déjà été question, et qui signifie superbe, fier, orgueilleux. Quoi qu'il en soit, le point important à relever ici, c'est que les mages n'étaient pas seulement des prêtres mazdéens, mais aussi tous les prêtres desservant les religions de l'Asie araméenne, et on comprend mieux désormais ce que j'ai eu l'occasion d'expliquer plus haut sur le véritable caractère de la tête de la magophonie ou massacre des mages.

Cette solennité revenait tous les ans à l'anniversaire de la mort du faux Smerdis. Non-seulement on ne saurait accepter que le profond respect porté par les fidèles aux interprètes de la foi mazdéenne eût jamais permis un outrage aussi violent, tuais il faut considérer surtout combien il eût été peu mérité, puisque le crime qu'il s'agissait de venger avait été complètement étranger aux sectateurs de Zoroastre. C'est donc bien aux mages chaldéens que s'adressait le châtiment, puisqu'ils étaient les coreligionnaires et les complices du faux Smerdis. Ils appartenaient à cette nationalité serve des Perses qui avait cherché à réagir contre ses vainqueurs au moyen d'une substitution de personne et d'une usurpation de puissance. Il était donc en quelque sorte légitime que les Iraniens voulussent perpétuer le souvenir de leur triomphe sur une population refoulée dans son devoir, en le rappelant aux ministres d'un culte qui n'était pas le leur. Ainsi les mages, forcés pendant les fêtes de la magophonie de se dérober à la vue des Iraniens, n'étaient pas des mazdéens, c'étaient des prêtres d'idoles araméennes, et les injures dont la population dominante les poursuivait pendant un temps consacré n'étaient que l'expression d'un mépris toujours vivace, mais contenu pendant le reste de l'année.

Le gouvernement des Achéménides devait se montrer favorable aux progrès du mazdéisme. Les pouvoirs qui ont à régir des populations diverses aiment les transactions et surtout en matière religieuse. Ils y trouvent des moyens d'action qui leur plaisent et semblent rendre leur tâche plus facile. Ils se figurent aisément y rencontrer des ressources pour pacifier, apaiser, conduire les esprits dans un sens uniforme, et qui par cela même leur convient. Toutefois les résultats atteints ne sauraient nulle part être absolus, et en ce qui concerne les nations iraniennes, ils ne le furent jamais. Le mazdéisme, de quelque protection qu'il ait été entouré par les Grands-Rois, ne constitua en définitive qu'un élément de discussion ajoute à ceux qui existaient déjà. Il fut la religion de l'État ; il n'absorba pas les autres cultes. A côté de lui, les idées araméennes pures continuèrent à subsister ; les temples polythéistes de l'Asie Mineure ne se fermèrent pas, et dans la partie orientale de l'empire, la façon ancienne de concevoir et de pratiquer les dogmes nationaux ne fut nullement abrogée, et opposa aux novateurs des résistances invincibles et que nous verrons se produire dans toute leur turbulence sous le règne des Arsacides. Les populations scythiques, principalement au dehors et au dedans de l'empire, n'acceptèrent pas tin système contraire à leurs principes d'indépendance, et refusèrent surtout de se plier à l'obéissance vis-à-vis de ce clergé puissant dont l'institution était peut-être ce qui nattait le plus le gouvernement de Suse et lui paraissait le mieux répondre à ses vues. Il en résulta que la religion nouvelle maniée par la politique ne fut pas toujours tolérante, et traita les manquements de foi en crimes politiques. Mais d'autre part, ces résistances mentes rencontrées partout et les motifs assez mondains de la conversion des Grands-Rois produisirent ce singulier phénomène que, bien qu'élevé à la dignité de culte national, qu'il devait conserver toujours, le mazdéisme ne put empêcher ses augustes promoteurs de s'abandonner à de nombreuses infidélités. Placés sous des influences de nature contrastante, les Achéménides se laissèrent souvent aller à accepter et à recommander des doctrines fort étrangères à ce qu'avait précité Zoroastre. Le culte d'Anaïtis leur dut de l'éclat, et on verra encore d'autres marques de leurs hésitations. Quoi qu'il en soit, la religion nationale, plus ou moins victorieuse, plus on moins discutée, était fondée désormais, et elle n'avait plus qu'à suivre des destinées qui devaient être jusqu'à la fin celles de la race iranienne elle-même.

 

 

 



[1] Traité des écritures cunéiformes, t. II, p. 125.

[2] Essai sur l'inégalité des races humaines, t. II, p. 348.

[3] JÉRÉMIE, XXXIX, 3.